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Partie
1 des troubadours
aux slameurs
Chapitre
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45 •
Chapitre
4 Écritures contemporaines,
de Michel Deguy aux slameurs
❯ MANUEL, PAGES 110-127
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L ’homme
Partie
2 en questions,
du XVIe au XXIe siècle
Chapitre
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Chapitre
◗ Document d’ouverture contre la misère, l’évolution a été lente et trente ans ont
Katharina Fritsch (née en 1956), passé. C’est ici le député qui prend la parole, l’homme
Toschgesellschaft [La tablée] (1988), politique engagé que les élèves peuvent connaître par ses
sculpture, AG, Frankfurt am Main. prises de position contre la peine de mort dans Le Dernier
jour d’un condamné ou Claude Gueux, ou encore contre
1. Connais-toi toi même (question 1) le travail des enfants dans le poème « Melancholia »,
La sculpture de Katharina Fritsch évoque l’image que textes souvent étudiés au collège.
l’homme moderne se fait de lui-même. Ce questionne-
ment hante les œuvres littéraires et artistiques à partir de 2. Unité et diversité (questions 1 et 2)
la révolution industrielle. Dès les années 1890, les travaux C’est la voix de Hugo orateur qui sert de cadre au dis-
de Freud ont mis en évidence la distinction à établir entre cours et que nous trouvons aux lignes 3 à 6, puis 26 et
conscience et inconscient, et l’origine des névroses et 27, et enfin 31 et 32. À l’intérieur de ce cadre, il met en
autres défaillances du psychisme. La psychanalyse aide scène la parole d’un homme qui aurait pu annoncer, il y
ainsi à comprendre la nature des forces qui pèsent sur l’être a quatre siècles, aux peuples qui se battaient sans cesse
humain : on ne peut plus, dès lors, se contenter d’incriminer à l’intérieur même de la France, entre villes ou entre
le hasard ou des dieux qui n’existent plus. La sculpture offre provinces, que ces guerres intestines cesseraient et que le
donc une représentation de l’introspection, premier modèle pays connaîtrait l’unité. Mais cet orateur lui-même rap-
de l’étude du Moi, tentative de rechercher un moi pur, porte d’autres paroles (l. 8-9), contemporaines de l’état
séparé de l’extérieur qui l’abîme. C’est ainsi une réécriture de division et le constatant. Ensuite cet orateur, dans une
du précepte socratique : « connais-toi toi-même », éclairé prosopopée, donne la parole à un « concile souverain »
par la démarche psychanalytique du monde contemporain. – métaphore désignant l’Assemblée nationale – qui
En même temps, on a une représentation des résultats de s’adresse au peuple (l. 18-19) en légiférant sur la paix. On
cette introspection : tous les hommes sont, à un certain observe donc un emboîtement complexe de discours
niveau, identiques ; l’individu a disparu des conceptions du directs, Victor Hugo incarnant tour à tour ces différents
monde. Enfin, le titre de l’œuvre suggère que l’homme est tribuns du passé porteurs d’un message de paix qui se
avant tout un être matériel, avant tout soumis à ses fonctions prolonge dans le présent.
biologiques, comme, ici, la quête de la nourriture. Dans une visée de persuasion, l’orateur procède par
2. Une intériorité abyssale (question 2) accumulations qui amplifient la portée du discours, dont
Les progrès scientifiques et techniques se sont accom- il faut rappeler qu’il est effectivement prononcé en public,
pagnés d’une désaffection pour la métaphysique ; malgré et renforcent l’expression des idées. C’est tout d’abord
l’accroissement des connaissances, ou à cause de lui, les une énumération (l. 5-6) des différentes provinces fran-
limites du monde physique semblent sans cesse repoussées çaises qui se sont souvent affrontées au cours des siècles
dans un infini toujours plus vaste. Il en est de même pour passés. Hugo évoque ainsi l’époque de la diversité
l’intériorité de l’homme, forme demeurée ouverte avec la provinciale, préparant l’antithèse avec l’entité unifiée
découverte de l’inconscient. Et dans la mesure où « chaque qu’est à présent la France. Aux lignes 12 et 13, c’est une
homme porte la forme entière de l’humaine condition », énumération des armes utilisées qui montre à la fois la
(Montaigne, voir chapitre 5, manuel, p. 142-161), la pers- diversité des moyens utilisés et leur inutilité, puisque
pective s’élargit en une exploration infinie des énigmes de cette panoplie destructrice sera remplacée par une simple
notre état. La disparition de la surface colorée de la table urne en bois, « l’urne du scrutin » (l. 14). L’accumulation,
peut symboliser celle des assises certaines de la connais- là encore, prépare l’antithèse et met alors en valeur le
sance, des bases mêmes de la conscience de soi. contraste entre la lourdeur des moyens de faire la guerre
et la simplicité de la paix.
Texte 1
3. Un orateur visionnaire (questions 3 et 4)
Hugo, Discours d’ouverture
Hugo construit une opposition radicale entre la vision
du congrès de la Paix à Paris ❯ p. 210
d’un passé lointain où les hommes étaient divisés, enra-
1. Situation du texte cinés dans des régions belliqueuses, et celle d’une unité
Hugo a eu un parcours politique complexe. Du fonda- à venir. C’est ce qu’indique, aux lignes 23-24, l’anti-
teur du Conservateur littéraire à l’engagement républicain thèse entre les attributs du sujet qui sont les noms des
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provinces d’antan : « Vous ne serez plus la Bourgogne, c’est surtout le bouleversement intellectuel qu’a provoqué
la Normandie… » et le dernier attribut « vous serez la guerre dont il rend compte ici.
la France ». La même antithèse joue entre le pluriel
2. La civilisation en danger (question 1)
« des peuplades ennemies » et le singulier, où le déter-
La particularité de la première phrase apparaît net-
minant indéfini a également sa valeur numérale « un
tement : l’emploi réitéré (quatre occurrences) de nous
peuple ».
pour désigner les civilisations signale une prosopopée.
Le texte fonctionne sur le mode d’une extrapolation Ce sont elles qui prennent la parole. Elles annoncent une
implicite : le procédé vise en fait à montrer, en prenant prise de conscience : après la Première Guerre Mondiale,
l’unité nationale comme exemple du possible, que la elles ont fait l’expérience de leur vulnérabilité. Cette
réunion pacifique de peuples qui se sont combattus est annonce initiale dramatise la situation et souligne le
aussi envisageable sur un plan plus large, à l’intérieur danger encouru, celui d’un retour à une forme de chaos,
de l’Europe, parce qu’elle correspond à ce que Hugo de barbarie.
nomme « les desseins de Dieu » (l. 32) et qui est en fait
le sens de l’Histoire. Si l’orateur fait référence au passé, 3. Fragilité des civilisations (questions 2, 3 et 6)
c’est pour proposer une vision optimiste de l’avenir, Une civilisation, d’après les éléments contenus dans le
tourné vers l’espoir d’un avènement des « États-unis premier paragraphe, se définit par un ensemble de savoirs,
d’Europe », pour des peuples qui se sont tant combat- de croyances, de productions de l’esprit humain qui se
tus, il y a peu, au cours des guerres de la Révolution sont accumulées au fil des siècles ; elles ont jeté leur
puis de l’Empire. L’avenir lui donnera raison, mais il éclat comme un brasier ; comme l’indique la métaphore
faudra attendre encore plusieurs guerres très meurtrières, de la ligne 7 : « la terre apparente est faite de cendres »,
et plus d’un siècle de déchirements. Ainsi, il fait naître il en reste des éléments résiduels, qui forment un socle
cette espérance que l’homme puisse dépasser les conflits commun. Les cultures antiques, objet d’études séculaires,
liés aux nationalismes, même si cela paraît utopique. Le sont assimilées à « d’immenses navires » (l. 9) qui ont fini
raisonnement induit chez les auditeurs est le suivant : par couler, malgré l’impression de puissance qu’ils déga-
puisque les hommes ont déjà accompli dans d’autres geaient. Dans le deuxième paragraphe, l’emploi réitéré
circonstances, pour constituer des états, ce qui paraissait du substantif « nom », qui apparaît aux lignes 12, 14 et
inimaginable (« Oh ! le songeur ! », l. 27), ils peuvent 15, indique que ce qui nous semble solide, permanent,
aussi, à plus grande échelle, dans l’avenir, surmonter voire éternel, peut un jour n’être plus qu’un nom, c’est-
leurs divergences pour atteindre la paix universelle. à-dire la trace d’un objet disparu. Ainsi, des nations
puissantes (« France, Angleterre, Russie ») pourrait un
Le discours du Dalaï-lama apporte certaines nuances à jour ne subsister que le souvenir, comme celui des cités
la thèse optimiste de Hugo : il ne nie pas l’importance de enfouies depuis longtemps dans les sables : « Élam,
la paix, mais précise qu’à elle seule, celle-ci ne suffit pas Ninive, Babylone ».
à assurer le bonheur de l’homme. En effet, la paix qui ne
Le tableau de F. Flameng, qui montre Verdun en
s’accompagne pas de liberté (« les souffrances d’un pri-
juillet 1916, place au premier plan les destructions de la
sonnier politique », l. 3), de respect des droits de l’homme
ville, les murs effondrés, ce qui représente la violence de la
(« un déboisement incontrôlé », l. 5) ou de démocratie
guerre mais aussi les ruines d’une civilisation. La cathé-
reste un vain mot. La situation du Tibet, envahi par la
drale qui apparaît à l’arrière-plan est un signe ambigu :
Chine et pacifié, certes, mais réduit au silence, est évi-
symbolise-t-elle la permanence des valeurs religieuses et
demment celle que le prix Nobel de la paix évoque ici :
spirituelles de la civilisation européenne malgré la guerre,
c’est pour cela qu’il oppose une paix apparente et illusoire
ou peut-elle être vue comme une survivance impuissante
à la seule qui compte vraiment (« la paix de l’esprit »,
du passé, un vague souvenir qui se perd dans le lointain
l. 8), qui ne peut être atteinte par le seul « développement
de valeurs que la guerre a anéanties ?
matériel » (l. 12). C’est bien le chef spirituel d’une nation
qui s’exprime alors, et réclame une synthèse entre les 4. Le paradoxe des valeurs (questions 4 et 5)
satisfactions matérielles de l’homme et ses idéaux de vie. Le paradoxe est exprimé de manière précise à la ligne 30 :
« Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de
Texte 2 vertus ». En effet, Valéry se fonde sur l’expérience de la
Première Guerre mondiale vue du côté français. Le peuple
Valéry, La Crise de l’esprit ❯ p. 212
allemand, qui représente l’aboutissement d’une certaine
1. Situation du texte civilisation dont l’auteur semble faire l’éloge, et qui est
L’essai dont est tiré ce texte fait partie d’un ensemble associé à des valeurs éminentes comme « le travail »,
plus vaste, Variété, publié en 1924. Lui succéderont diffé- « l’instruction » et « la discipline », a engendré des com-
rents ouvrages, de Variété II à Variété V en 1944, qui sont portements destructeurs et a été responsable de la mort
des recueils d’essais et de commentaires sur des sujets d’un grand nombre d’hommes. Le paradoxe est là : ce sont
divers, littéraires et philosophiques. En 1922, Valéry a déjà ces vertus qui ont rendu possibles ces manifestations des
donné une conférence en Suisse sur la crise de l’esprit et, pires horreurs. Le choc créé par ce paradoxe est souligné
en avril 1924, il a vu défiler les fascistes à Rome. Mais aussi par l’hyperbole des lignes 26-27 : « les grandes vertus
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des peuples allemands ont engendré plus de maux que dans des conditions aussi terribles que celles des camps.
l’oisiveté n’a créé de vices ». Dans cette formule, Valéry Les valeurs humaines reconnues sont inopérantes : ainsi,
retourne en quelque sorte la sentence : « l’oisiveté est mère l’amitié et même la simple considération de ceux qui n’ont
de tous les vices » pour l’invalider. aucune chance de survie est inutile (« ne valent même pas
Les deux piliers de la civilisation : « Savoir et Devoir » la peine qu’on leur adresse la parole », l. 30-31). La force
sont par conséquent affaiblis, objet de crainte ou de doute, d’adaptation (« la lutte pour la vie », l. 25) sans aucune
qui se traduit dans l’interrogation : « vous êtes donc considération morale, devient la règle absolue, comme
suspects ? ». Les valeurs jusqu’alors les plus solides en l’indique l’expression : « la loi inique est ouvertement en
apparence semblent remises en cause. En effet, l’His- vigueur » (l. 26). L’oxymore « loi inique » indique bien
toire récente l’a confirmé, le développement de l’esprit qu’il s’agit d’un univers à part où la règle existe mais ne
humain, de l’organisation rationnelle et des techniques, saurait être juste, où la férocité et le crime sont la loi.
qui peut être la preuve de progrès de la civilisation, a failli 3. En contrepoint : la civilisation (question 2)
entraîner l’anéantissement des civilisations, voire de Les marques d’un pays civilisé, où l’homme échappe
l’humanité. au classement immédiat entre élus et damnés, sont totale-
ACTIVITÉS Lecture comparée Le texte de Théodore ment opposées à ce qui caractérise le Lager. L’évolution
Monod reprend l’opposition traditionnelle entre la violence des civilisations lui a fait quitter l’état initial de barbarie :
qui relève de la nature, celle des animaux, qui tuent pour dans le tissu social peu à peu créé, « l’homme n’est pas
se nourrir, et ne tuent que des espèces différentes, et celle seul » (l. 9). La société joue un rôle modérateur, tempé-
qui est l’œuvre de l’homme, violence inutile parce que rant les forces brutales et les énergies (« qu’un individu
consacrée à la seule destruction, entre êtres de la même grandisse indéfiniment en puissance », l. 11) et inverse-
espèce. Monod souligne ironiquement que l’un des acquis ment, venant à l’aide des malheureux (« qu’il s’enfonce
majeurs de l’esprit humain – l’éducation – est dévoyé et inexorablement […] jusqu’à la ruine totale », l. 12) et
mis au service de cette violence anti-naturelle, dans le incluant des « ressources » (l. 13) dans lesquelles puiser
cadre des écoles de guerre. en cas de difficulté. Une société développe à la fois une
loi, c’est-à-dire une contrainte extérieure, et une morale
(qui est une loi intériorisée), qui modèrent la loi du plus
Texte 3
fort. Le paragraphe esquisse ainsi l’antithèse complète du
Primo Levi, Si c’est un homme ❯ p. 214 fonctionnement à l’intérieur du camp.
1. Situation du texte 4. La disparition (question 4)
Primo Levi, docteur en chimie italien entré dans la À plusieurs reprises, Primo Levi fait référence à la
Résistance italienne, a été déporté à Auschwitz en 1944. transformation de l’homme, quand il est dans un camp
Profondément traumatisé, survivant à des épreuves ter- de concentration, en une bête sauvage : c’est le sens de
rifiantes avant d’être libéré par l’Armée rouge, il choisit l’adverbe « férocement » (l. 21) et l’adjectif « féroce »
d’évoquer son expérience dans Si c’est un homme. (l. 22). Le mot « désintégration » est aussi significatif,
Ce livre est un récit autobiographique, mais aussi une surtout dans l’expression : « en voie de […] » : le latin
analyse sans complaisance du fonctionnement des camps. integer signifie « intact, sans blessure ». L’homme au
L’auteur veut témoigner contre l’oubli et la banalisation, camp est à l’inverse vu comme atteint dans son corps,
et montrer de manière très précise et lucide la déshuma- considéré comme déjà mort. Cette forme de déshuma-
nisation dont les déportés étaient victimes et acteurs. nisation est confirmée par des expressions minimisant
L’univers du camp est disséqué jusque dans ses règles les les restes de présence : « poignée de cendres » (l. 37)
plus inhumaines. et « numéro matricule » (l. 38). Ils ne sont plus que des
2. Un monde binaire (questions 1 et 3) hommes en sursis, déjà privés de leur statut d’humains et
L’auteur précise lui-même qu’il s’agit ici d’une méta- réduits, non pas même à un nom comme les civilisations
phore. Les mots sont empruntés au lexique religieux, en mortes qu’évoque Valéry (voir manuel, p. 212) mais à un
particulier chrétien, selon lequel certains hommes sont simple numéro. Enfin, ce simple souvenir est lui-même
choisis (« élus », l. 3) par Dieu pour être sauvés de la condamné à disparaître, comme le montre la dernière
mort et promis à la vie éternelle, et d’autres destinés à phrase de l’extrait (l. 40).
la damnation, c’est-à-dire condamnés aux flammes de VERS L’ORAL DU BAC Le tragique peut se définir
l’Enfer. Ces notions s’appliquent à la vie dans le camp de aujourd’hui comme l’inscription de l’inévitable dans le
concentration, puisque la vie y est d’une dureté telle que quotidien, et sa forme moderne est l’absurde, c’est-à-dire
le destin des hommes y est scellé brutalement, certains la situation de l’homme dans un univers que le sens a
étant condamnés d’avance, d’autres qui « ont su s’adap- quitté, et où la vie, inéluctablement conclue par la mort,
ter » y devenant très forts ; ils sont ainsi assimilés à des n’est en lien avec aucune transcendance. Ainsi le Lager
élus : ils pourront survivre. réunit des êtres dont le destin est d’avance scellé, et qui
Aussi celui qui résiste au Lager est un homme revenu vivent, sans espoir ni but, avant de mourir d’une mort
aux instincts les plus primaires, qui réussit à s’imposer sans signification.
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Cette tonalité tragique est destinée à faire impression bassesse par-dessus cinquante années et nous disent au
sur le lecteur, en le plaçant dans la situation d’un spec- contraire qu’il y a une justice morte et une justice vivante.
tateur contemplant des victimes impuissantes – c’est le Et que la justice meurt dès l’instant où elle devient un
principe du témoignage construit par Primo Levi. confort, où elle cesse d’être une brûlure, et un effort sur
ACTIVITÉS Recherches documentaires On signalera soi-même. » (repris dans Actuelles II)
l’existence de camps de concentration, d’extermination, On pourra proposer les captations disponibles sur
et d’autres plus « spécialisés » destinés à des détenus par- Internet sur les sites http://www.dailymotion.com ou
ticuliers (politiques…). On pensera à Nuit et brouillard, http://culturebox.france3.fr
de Resnais (1955), à Shoah de Lanzmann (1985) et, dans Dans cette scène située à l’acte II, Kaliayev, le person-
un registre fort différent, à La vie est belle de Benigni nage qui a renoncé à l’attentat contre le grand duc Serge,
(1998). n’intervient pas ; ce sont les réactions que son refus a
provoquées qui nourrissent le dialogue.
Texte 4 2. Systèmes et valeurs (questions 1, 2 et 3)
Camus, Les Justes ❯ p. 216 Deux thèses s’opposent nettement dans ce dialogue, à
1. Situation du texte travers d’un côté le personnage de Stepan qui considère
Dans la « prière d’insérer », Camus précise son projet : que la révolution est un but ultime qui justifie tous les
« En février 1905, à Moscou, un groupe de terroristes, actes, même les plus violents et destructeurs (l. 2, 37-38,
appartenant au Parti socialiste-révolutionnaire, organisait 40 ; de l’autre, Dora et Annenkov, qui affirment qu’il
un attentat à la bombe contre le grand-duc Serge, oncle du existe des limites, que tout ne peut être fait au nom d’un
tsar. Cet attentat et les circonstances singulières qui l’ont idéal, en particulier lorsqu’il s’agit de tuer, et des enfants
précédé et suivi font le sujet des Justes. Si extraordinaires de surcroît (l.4-5 ; 30).
que puissent paraître, en effet, certaines des situations de Stepan accuse certains membres du groupe de révolu-
cette pièce, elles sont pourtant historiques. Ceci ne veut tionnaires d’être velléitaires et faibles dans leurs actions.
pas dire, on le verra d’ailleurs, que Les Justes soient une En particulier, il leur reproche de ne pas prendre en
pièce historique. Mais tous les personnages ont réellement compte suffisamment la misère et la faim des enfants
existé et se sont conduits comme je le dis. J’ai seulement russes, qui selon lui pèse davantage que la mort de deux
tâché de rendre vraisemblable ce qui était déjà vrai. » enfants privilégiés comme le sont ceux du grand-duc.
Camus a procédé dans son œuvre par cycles succes- Dora préfère la vie humaine à l’idéologie, parce qu’un
sifs, constitués d’un roman, d’un essai et d’une pièce acte terroriste ne résoudra en rien les problèmes
de théâtre. Après le cycle de l’Absurde vient celui de la sociaux de la Russie de 1905 : « la mort des enfants du
Révolte, qui se compose de La Peste, de L’Homme révolté grand-duc n’empêchera aucun enfant de mourir de faim »
et de la pièce Les Justes. Ici se trouve posée la question (l. 30) ; la destruction ne suffit pas. Si elle évoque à la
du meurtre politique, commise par un terroriste qui, ligne 31 « un ordre » et « des limites », c’est pour réaf-
pour défendre une cause, est prêt à tuer indistinctement. firmer la valeur de la vie humaine, et dénoncer un idéal
La mort est chez Camus l’objet d’une interrogation, en révolutionnaire capable de justifier un meurtre ; à cette
particulier la mort des enfants, mort absurde et incompré- thèse s’oppose l’idée optimiste de Stepan (l. 27), que la
hensible par excellence (voir manuel, p. 218) révolution mène à « guérir tous maux ».
La pièce est aussi un écho des Mains sales (1948), de
Sartre, qui met en scène un jeune militant, engagé chez un 3. La fin et les moyens (question 4)
politicien qu’il doit tuer, parce que le parti le juge traître Face aux membres du groupe qui semblent douter,
à la cause. Sartre traite lui aussi des paradoxes de l’enga- Stepan, par l’expression « vous vous reconnaîtriez tous
gement politique. Comment demeurer fidèle à ses idéaux les droits », proclame que la foi révolutionnaire néglige
tout en respectant la nature humaine ; doit-on « se salir les les obstacles de la morale commune. L’optimisme de
mains » pour un idéal ? cette foi justifie toute action, qui ne peut qu’aboutir à
une fin heureuse : « une Russie libérée du despotisme ».
Les Justes fut créée en 1949 dans une mise en scène de
Sa position n’est pas sans rappeler celle que préconise
Paul Oettly, principal collaborateur de Camus au théâtre,
Machiavel (Le Prince, 1513), et que résume le proverbe
avec Serge Reggiani, Maria Casarès (voir manuel,
« la fin justifie les moyens ». La violence de son ton
page 217) et Michel Bouquet. Elle fut assez bien reçue,
(indiquée par la didascalie) souligne celle des propos,
mais Camus jugeait : « chaleureusement accueilli par les
mais laisse aussi entendre que les motifs politiques et
uns […] froidement exécuté par les autres. Match nul par
idéologiques ne sont pas toujours purs et peuvent se com-
conséquent ». Attaqué par Jean Daniel, il répondit ainsi :
biner à des déterminismes psychologiques beaucoup plus
« Le raisonnement “moderne”, comme on dit, consiste
individuels.
à trancher : “Puisque vous ne voulez pas être des bour-
reaux, vous êtes des enfants de chœur” et inversement. 4. De la théorie au théâtre (question 5)
Ce raisonnement ne figure rien d’autre qu’une bassesse. On trouve dans la position extrême de Stepan des
Kaliayev, Dora Brilliant et leurs camarades réfutent cette échos du Catéchisme révolutionnaire de Netchaïev.
• 94
La révolution violente devient l’unique but du révo- se traduit par les efforts constamment répétés de l’ouvrier
lutionnaire, ce qui exclut toute autre pensée et « toute ou « prolétaire » (l. 40), efforts essentiellement physiques.
sensibilité » (l. 14-15). Cette posture s’exprime dans la Le texte prend alors une dimension politique autant que
détermination de Stepan, qui refuse d’être attendri par la symbolique : les dieux sont comparés au patronat qui, sur
mort des enfants et oppose à l’humanisme et à la com- terre, épuise la force des hommes.
passion de Dora une attitude passionnée, déterminée Mais c’est aussi tout homme qui est concerné, dans la
et dénuée de « tout sentiment tendre et amollissant ». mesure où chacun aime la vie, fuit la mort et y est malgré
(l.6-7) tout condamné. La phrase « c’est le prix qu’il faut payer
La structure dialogique de l’œuvre théâtrale permet pour les passions de cette terre » (l. 19) est au présent,
d’exposer, et simultanément de mettre en question, la expression d’une vérité gnomique. Dans les trois occur-
thèse du primat de la révolution. rences du mot « passion », la première renvoie à la fois au
sens de « souffrance » et à celui, plus général, de « senti-
ments exclusifs et violents ».
TEXTE 5
Camus, Le Mythe de Sisyphe ❯ p. 219 Ainsi, l’expression « Sisyphe est le héros absurde »
(l. 16) résume la pensée de Camus : l’homme est héroïque
1. Situation du texte dans la mesure où il lutte pour jouir de la vie, mais l’issue
Le cycle de l’Absurde est le premier où différents de ses efforts étant nécessairement rendue vaine par la
genres sont représentés, avant celui de la Révolte. À côté mort, toutes ses actions et même son triomphe momen-
du roman L’Étranger et de la pièce de théâtre Caligula, tané perdent leur sens.
Le Mythe de Sisyphe a le statut d’un essai.
4. La grandeur tragique de la condition humaine
Les parutions de L’Étranger et du Mythe de Sisyphe en (question 4)
1942 ne sont distantes que de quelques mois, les deux Ce qui fait le tragique de notre condition, c’est l’issue
textes se nourrissent vraisemblablement l’un de l’autre. fatale de la vie. Or, face à ce destin, la lucidité est évidem-
Le sujet en est l’homme, qui tire sa grandeur du goût qu’il ment douloureuse (« tourment », l. 42). Mais elle confère
a pour les sensations premières dans un contact heureux à l’homme sa grandeur dans la mesure où elle lui permet
avec le monde, mais surtout de la conscience, qui met la de connaître sa misère. L’inspiration de Camus rejoint la
société à distance et permet de porter un regard critique vision de Pascal chez qui le même renversement carac-
sur sa condition. téristique établit la faiblesse de la condition humaine,
2. Les plaisirs et les jours (question 1) pour fonder la grandeur de l’homme sur la conscience
Sisyphe refuse de regagner les Enfers après avoir qu’il en a (voir manuel, p. 174-175).
obtenu la permission des dieux de retourner sur la terre. 5. Le tableau d’André Masson (question 5)
Il retrouve à nouveau la vie et les sensations heureuses André Masson est un peintre surréaliste qui a connu et
qui l’accompagnent. Son bonheur réside dans les joies fréquenté Breton, Aragon et Eluard, et illustré des œuvres
simples et naturelles, à échelle humaine ; il prend une de Sade et de Georges Bataille. Il ne croit pas que la pein-
dimension sensuelle et hédoniste (« revu le visage de ce ture puisse rester abstraite et se passer totalement de la
monde », « goûté l’eau et le soleil », l. 9-10, « ses joies », figuration. L’acte de peindre est pour lui un jaillissement
l. 14) : il est en quelque sorte sous le charme de ses retrou- de formes qui s’imposent. On voit, dans son illustration
vailles avec les éléments (l.11-12). On pourra évoquer des de l’œuvre de Camus, Sisyphe aux prises avec la matière
scènes de L’Étranger dans lesquelles Meursault semble même du rocher. Le personnage, figuré par la ligne tour-
ne vivre vraiment qu’à travers un contact physique avec le mentée d’un contour, s’oppose aux masses grises du bloc
monde (cf. les épisodes de la baignade avec Marie, ou les de pierre ; par leur tension, les lignes rendent compte de
derniers moments heureux sur la plage, avant le meurtre, l’effort, et par leur concavité, elles représentent l’insertion
partie I). du rocher dans le corps de Sisyphe. Ainsi Masson semble
3. Images du travail (questions 2 et 3) suggérer que cette masse informe fait désormais partie
Dans les lignes 21 à 28, Camus décrit le labeur tita- de l’homme et figure en quelque sorte le destin dont il ne
nesque que constitue le châtiment imposé à Sisyphe. peut se départir.
Tout signale la rudesse de la tâche : « l’effort d’un corps EXPRESSION ÉCRITE Réflexion
tendu » (l. 21), « le visage crispé » (l. 23) et le « long « Les mythes sont faits pour que l’imagination les
effort » (l. 26). C’est aussi l’idée de répétition qui est anime » : cette citation suggère la permanence des
soulignée par l’expression : « cent fois recommencée » grandes questions humaines transmises par la fiction
(l. 22). Ce travail est donc une torture, puisque tous simple que sont les mythes. Chaque époque les préserve,
les efforts ne conduisent qu’à voir « la pierre dévaler en mais les présente aussi avec un cadre et des personnages
quelques instants », le complément de temps marquant qui varient parfois des originaux. Les transformations et
la vanité de l’action. Ce tableau n’est pas sans évoquer réécritures que leur fait subir l’imagination leur appor-
le contexte historique dans lequel s’inscrit l’œuvre : le tent un éclairage renouvelé qui témoigne d’un contexte
travail mécanique instauré par la révolution industrielle particulier.
95 •
TICE Les destinées de Prométhée, Tantale ou Atlas sens moderne (ouvrage esthétique), signifiant ainsi que
offrent des symboles aisément compréhensibles de la l’homme a besoin aussi de la vie de l’esprit.
destinée humaine : le progrès et ses dangers, les désirs
3. Un humanisme inhumain (questions 3 et 4)
inassouvis, les rêves et les remords.
Aveuglés par l’attente du progrès matériel, d’un bien-
être immédiat lié aux techniques, les contemporains ne
texte 6 voient pas qu’une libération authentique fait sa place à
Camus, L’Été ❯ p. 221 l’art, à l’intelligence et à l’esprit. Pis, ils considèrent ces
activités comme « un obstacle et un signe de servitude »
1. Situation du texte
(l. 15). En effet, les révolutions du XXe siècle, quelle que
Lorsqu’en 1954 paraît L’Été, éclate la guerre d’indé-
soit l’idéologie dont elles se sont réclamées, ont eu une
pendance algérienne, qui va profondément bouleverser
forte tendance à brimer les intellectuels, et à étouffer les
Camus. Sa terre natale est restée pour lui un lieu sym-
productions artistiques qui ne se mettaient pas au service
bolique et réel auquel l’unit un lien charnel très fort. En
du régime. Ainsi, symboliquement, non contents alors de
1952, il a fait un voyage en Algérie où il puise l’inspiration
différer de Prométhée, les hommes modernes en devien-
pour « Retour à Tipasa », qui trouvera place dans L’Été.
nent les ennemis, prêts à renouveler son supplice (« ils
Cette œuvre se présente comme un essai, genre souple
le cloueraient au rocher », l. 20-21) s’il revenait en leur
où l’écriture se calque sur les inflexions de la pensée, et
apportant la liberté. La conclusion de l’apologue porte
donne à voir une réflexion en phase d’élaboration. De
condamnation contre les persécutions et les violences
1952 en effet date la rupture avec Jean-Paul Sartre, qui
qu’exercent les régimes dictatoriaux qui prétendent
avait critiqué le précédent essai de Camus, L’Homme
assurer le bonheur matériel de l’homme.
révolté (1951). Ce passage, qui reprend le grand mythe
grec de Prométhée, s’inscrit aussi dans le prolongement On reconnaît là une idée qui traverse l’œuvre et la pensée
de l’essai de 1942, Le Mythe de Sisyphe (voir manuel, de Camus, et qui a été à l’origine de sa rupture avec Sartre.
p. 219) : à l’écoute de la révolte humaine, l’écrivain, Si celui-ci intitule sa conférence de 1945 L’existentialisme
comme le Titan, ne peut qu’offrir sa protestation. est un humanisme (voir manuel, p. 222), Camus récuse
une formule qui ne rend pas compte des camps staliniens
2. Un homme mal libéré (questions 1 et 2) ni de l’oppression totalitaire. Ainsi, dans Les Justes, (voir
Les figures de Prométhée et de l’homme moderne manuel, p. 216), il met en scène des hommes comme Stepan
s’opposent et se complètent. Comme celui qu’a connu qui, pour la révolution, sont prêts à tuer et abandonne
Prométhée, l’homme d’aujourd’hui figure une humanité tout humanisme au nom d’une idéologie. En un sens, ils
écrasée : « privé de feu et de nourriture » (l. 5), il « souffre mettent en avant le corps plutôt que l’esprit en privilégiant
par masses prodigieuses » (l. 8). Cependant la conces- une forme de libération matérielle des hommes, qui échap-
sion initiale (« On pourrait dire sans doute […] », l. 1) peraient ainsi à la misère, alors que précisément leur action
reconnaît dans l’histoire du XXe siècle un début de révolte, s’oppose à l’humanité. Dans Le Mythe de Sisyphe (voir
« une convulsion historique qui n’a pas son égale » (l. 4), manuel, p. 219) l’homme, à l’image de Sisyphe, se trouve
allusion transparente à la Révolution soviétique qui elle confronté à la matière et à une tâche absurde. Cependant,
aussi a pris naissance dans « les déserts de la Scythie » (l. c’est par la conscience qu’il a de son destin absurde, et en
3). En cela, il est proche de Prométhée, « ce révolté dressé somme par l’exercice de l’esprit, qu’il dépasse sa condition
contre les dieux » (l. 2) et « ce persécuté » (l. 5). misérable et atteint à une certaine grandeur. Les deux textes
Et pourtant, Camus note une différence importante avec précédents illustrent donc assez clairement ce reproche
le mythe : ce contemporain n’a pas acquis le bonheur ni formulé par Camus à l’encontre de l’homme moderne, prêt
la liberté, et demeure englué dans un destin misérable : à anéantir l’homme au nom de l’homme lui-même.
« il n’est encore question pour cet homme que de souffrir
TICE Les grandes figures de la révolte convoquées ont,
un peu plus » (l. 10), dans l’attente d’un mieux encore à
à des degrés divers, incarné le nécessaire conflit entre
venir.
l’action violente nécessitée par une situation, et la vision
En effet, Prométhée représente celui qui est intervenu en de l’homme qui l’inspire et la motive. On éclairera à
faveur de l’homme, certes pour lui donner « le feu » c’est- partir de ces recherches les réponses diverses apportées
à-dire les moyens matériels de pourvoir à son existence par les héros de l’histoire et on les mettra en rapport avec
en dominant la nature, mais essentiellement pour le faire les images qu’en ont données les récits et les mythes.
accéder à « la liberté ». La dénonciation de Camus porte
sur le fait que l’homme moderne s’en tient aux choses Texte 7
matérielles : il « n’a besoin et ne se soucie que de tech-
Sartre, L’existentialisme est un humanisme ❯ p. 222
niques » (l. 14). Alors que Prométhée voulait libérer « les
corps et les âmes » (l. 17), l’homme contemporain ne voit 1. Situation du texte
qu’une priorité : « libérer le corps » (l. 18) ; son désir ne Dans l’œuvre de Sartre, le cheminement intellectuel
vise que les techniques et l’amélioration des conditions passe à la fois par la création romanesque et l’élaboration
d’existence. Camus associe au sens classique du mot d’une pensée qui trouve sa forme dans le genre de l’essai.
« arts » (l. 13), qui désigne les pratiques des métiers, son L’écrivain et philosophe a déjà publié La Nausée en 1938,
• 96
Les Mouches et L’Être et le Néant en 1943 et Huis clos et politique.
en 1945 : il s’est donc déjà illustré de façon magistrale L’autre exemple (l. 17 à 20) envisage « un fait plus indi-
aussi bien dans les écrits de fiction que dans les œuvres viduel » (l. 17), celui du mariage, qui signifie l’adhésion
de réflexion, non sans éveiller oppositions et polémiques. aux conceptions sociales occidentales, marquées par la
Il prononce en 1945 la conférence L’existentialisme est monogamie et le primat de la procréation. On a donc ici
un humanisme, qui sera publiée en 1946 : en réponse aux affaire à un raisonnement a fortiori, dans la mesure où la
critiques et objections des communistes, des humanistes proposition, si elle est vraie dans ce cas extrême d’indi-
et des chrétiens, il y expose sa conception de l’homme et vidualisme qu’est le mariage, l’est à plus forte raison
définit l’existentialisme. pour tous les actes qui ont déjà, en eux, une dimension
2. Choisir (question 1) collective.
Selon le philosophe, l’homme est « responsable » : ce 4. Responsabilité de l’individu (question 4)
mot-clé de l’existentialisme signifie que chaque action Que Sartre prête à l’ouvrier la pensée suivante : « je
humaine engage l’ensemble de l’humanité. Les premières veux être résigné pour tous » (l. 16), ne signifie nulle-
phrases explicitent cette proposition en analysant l’acte ment que l’ouvrier – pas plus que l’homme en général
de choisir, qui définit, en quelque sorte, tous les instants – soit conscient, sur le moment, de la signification de son
de l’existence. Agir, c’est faire un choix, et ce choix, choix. Le sens est simplement que l’ouvrier qui accepte
qui concerne l’individu, a des répercussions – au niveau sa condition sans révolte trouve ainsi normal que les
symbolique – sur tous les hommes : en effet, ce choix autres ne se révoltent pas, et que par conséquent il les
correspond à une certaine conception de l’homme, qui engage, même s’il ne s’en rend pas compte, sur la voie
est ainsi affirmée même si l’on n’en a pas conscience. On de l’acceptation résignée du statut de dominé. Ainsi il ne
remarquera la récurrence du verbe « choisir » qui est au faut pas lire l’expression « je veux » au sens propre, mais
cœur de l’argumentation, et l’abondance des connecteurs la comprendre comme l’indication d’un mécanisme qui
logiques (« mais », « en effet », « si » et « ainsi » dans engage la responsabilité de l’individu : son choix, avec
les dix premières lignes) signalant une forte articulation ses conséquences, est l’effet non d’une détermination
caractéristique de l’essai. extérieure, mais de sa volonté.
3. Individu et humanité (questions 2 et 3) On retrouve la même idée aux lignes 19-20, dans
Il n’est pas clair d’emblée pour chacun que les choix l’exemple relevant des choix faits dans la vie privée,
faits par un homme soient lourds de conséquences pour puisque Sartre affirme dans une formule qui peut sur-
tous. Sartre développe l’idée en l’étayant d’exemples, prendre qu’en me mariant, « j’engage non seulement
et la répète sous des formes différentes, ce qui confère moi-même, mais l’humanité tout entière sur la voie de la
à son propos une allure didactique prononcée et au rai- monogamie ». Ainsi le raisonnement général est appliqué
sonnement celle d’une démonstration. Le destinataire parallèlement aux deux exemples, qui illustrent le reten-
est impliqué par l’emploi constant du pronom pluriel tissement universel des actes individuels.
« nous », les abstractions sont représentées par des EXPRESSION ÉCRITE Écriture d’invention Sans
pronoms neutres (« ceci ou cela », l. 5) ou soulignées par prétendre développer chez les élèves une pensée philo-
des tournures clivées (« ce que nous choisissons, c’est sophique, on les initiera à dégager des cas concrets de la
[…] », l. 7). L’idée centrale sur laquelle repose le dis- vie quotidienne un sens, une portée signifiante ; on les
cours est que l’attitude humaine choisie est posée comme aidera ainsi à effectuer une lecture du réel et à accéder à
bonne (l. 7-8), non seulement pour l’individu, mais pour son interprétation.
l’ensemble des hommes – c’est dire en somme qu’elle
est fondamentalement morale. Le second membre du ◗ Analyse d’image
syllogisme, est que l’attitude choisie à un moment donné
fait l’individu, le crée en quelque sorte – et c’est là le sens Photographie de presse ❯ p. 223
même de la doctrine existentialiste (l. 8-9). La conclu- 1. Composition et cadrage (questions 1 et 2)
sion est alors qu’un choix individuel élit une image de Le cliché montre un enfant suivi de deux autres plus
l’homme qui se trouve avoir une valeur universelle, grands, et précédé d’un adulte ; il est armé d’un fusil-
comme l’indique la formule « cette image est valable mitrailleur et coiffé d’un béret de couleur kaki, accréditant
pour tous et pour notre époque toute entière » (l. 10), son identité militaire. Cette image, en plan américain, se
idée reprise encore aux lignes 17 et 19 (« l’humanité tout compose de trois parties délimitées par les trois lignes
entière »). verticales des corps en marche, à gauche et à droite avec,
Les exemples viennent illustrer les notions : celui de en position centrale, le jeune garçon armé.
l’engagement dans une ligne syndicale (l. 12 à 17) répond Le triangle dessiné par son corps et ses membres, dont
en même temps à la critique que les communistes adres- la pointe est signifiée par sa tête, marque la position
saient à Sartre, accusant l’existentialisme de conduire à affirmée et stable de sa démarche. La diagonale de son
la résignation ; Sartre renvoie le reproche sur le christia- fusil, ainsi que son regard, entraînent le lecteur vers
nisme. L’exemple a donc une portée à la fois polémique le hors-champ et contribuent aussi au dynamisme du
97 •
cliché. En opposition avec cet aspect décidé, plusieurs la ligne 5. En se lançant dans l’action humanitaire, ils
éléments soulignent le statut enfantin du combattant : le sont prêts à suivre « l’émotion qui retrouve ses droits »
cadrage resserré, les hautes herbes du premier plan qui (l. 5), ainsi que leur sensibilité (l. 22) : ainsi, utilisant
le dépassent, la taille du garçon habillé d’un tee-shirt une terminologie et une formule qui fait écho aux
bleu, la plongée, provoquent l’étonnement et le malaise Maximes de La Rochefoucauld, l’auteur affirme qu’ils
du spectateur. écoutent davantage leur « cœur » que leur « raison ».
Dans une antithèse qui laisse imaginer qu’il n’est pas
2. La visée du cliché (questions 3 et 4)
dupe, Finkielkraut oppose « l’homme humanitaire [qui]
Le choix du personnage vise à créer une réaction à
cède à la pitié » (l. 30) à celui qui était sous « l’emprise
une situation d’opposition, à la limite du paradoxe : la
du philosophe », c’est-à-dire convaincu que l’individu
présence d’un enfant dans une œuvre artistique connote n’est rien, et que seule la société mérite d’être défen-
le plus souvent la jeunesse, l’innocence et la naïveté, les due. Attentif au contraire à la douleur du prochain,
jeux, en somme, la paix. Ici, l’image dénonce la guerre l’homme de l’âge humanitaire est décrit comme
qui ôte toute innocence à l’enfance, la responsabilité d’un un « sauveteur sans frontière » (l. 19) qui agit dans
monde adulte qui entraîne les enfants dans un combat l’urgence pour soulager la « détresse » de tout homme.
dont ils ignorent tout et les engage à jouer avec de vraies L’humanitaire est donc valorisé par opposition à la
armes comme ils le feraient avec un déguisement de cruauté induite par l’idéologie, mais l’éloge comporte
Zorro ou de Rambo, mettant en jeu leur « vraie » vie dont une part de nuance ironique.
ils ne savent pas qu’elle est unique.
3. Des idéologies dévastatrices (questions 2 et 3)
TICE On pourra souligner la considérable multiplication Marx et Hegel renvoient à l’idéologie marxiste, qui a
des reportages de guerre depuis la Première Guerre conduit à la doctrine politique communiste, dont Trotski
mondiale, favorisée et poursuivie grâce aux progrès a été un acteur marquant. Selon l’auteur, ces idées ont
techniques, à la miniaturisation et à la généralisation du engendré des régimes criminels. Nombreux sont les
format 24 × 36. termes qui appartiennent au lexique de la violence des-
On insistera sur le rôle de Life, revue de l’agence tructrice : « victimes » (l. 4), « violence » (l. 8), « féroces »
Magnum fondée en 1936 et disparue en 1972, du fait (l. 11), ou l’expression imagée : « vies écrasées par l’His-
du développement de la télévision (voir le site : http:// toire » (l. 16). « L’écrasement » (l. 17) des hommes pour
etudesphotographiques.revues.org/index396.html). des raisons idéologiques aboutit à la métaphore ironique :
Parmi les grands photographes de la Seconde Guerre « omelette humaine » (l. 26) ; fondée sur l’expression cou-
mondiale, on citera Robert Capa ou Henri Cartier- rante, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, elle
Bresson. On pourra donner à lire un extrait du chapitre désigne le consentement aux idéologies meurtrières, et
« Photos-chocs » (Mythologies [1957], p. 105 sq., Seuil) suggère l’idée de destruction massive et de déshumani-
dans lequel Roland Barthes montre déjà les limites des sation des victimes dont le corps est broyé et les droits
représentations du monde offertes par la presse. sont niés dans un même élan idéologique. C’est en effet
au nom de l’idéologie issue de l’œuvre de Marx que des
Texte 8 politiques liberticides et criminelles, que ce soit le goulag
de l’ère soviétique ou les procès politiques sous le régime
Finkielkraut, L’Humanité perdue ❯ p. 224
de Mao, ont été conduites, provoquant des millions de
1. Situation du texte morts. L’expression : « destin culinaire » (l. 26) file la
Le livre d’Alain Finkielkraut ne propose pas une métaphore d’une humanité devenue proie de grands ogres
histoire du XXe siècle, mais une réflexion et un ques- nés de ces idéologies ; une réaction salutaire a eu lieu.
tionnement : avons-nous su tirer les leçons de ce siècle
4. Le scandale moderne du Mal (question 4)
terrible ? La génération humanitaire, qui est au centre de
La thèse adverse est formulée explicitement aux
ce passage, est définie en opposition aux idéologies des-
lignes 8-12. Certains hommes, aveuglés par l’idéologie,
tructrices et est donc valorisée, mais l’auteur montre par
ont pu penser que « l’avènement de l’égalité » ou « la
la suite les limites d’une pensée qui ne prend en compte
moralisation définitive et universelle » pouvaient justi-
que la souffrance des victimes. On trouve sur Internet
fier les actes les plus atroces. On ne peut plus, d’après
des éléments utiles avec l’enregistrement de l’émission
Finkielkraut, justifier le « Mal » par « les intérêts supé-
« Apostrophes » de Bernard Pivot, en 1996, lors de la
rieurs de l’humanité » (l. 9). Il considère que les idéaux
parution du livre : l’auteur explique précisément quelle
politiques, même les plus séduisants en apparence, ne
analyse il propose dans son ouvrage.
doivent pas amener l’homme à fermer les yeux sur les
2. L’éloge de l’humanitaire (question 1) crimes commis en leur nom. Ainsi, la violence faite à
Finkielkraut valorise ceux qui privilégient le secours l’homme est injustifiable ; l’idée s’appuie sur un argu-
aux victimes face à l’idéologie, qui veulent aider avant ment d’autorité tiré de l’œuvre de Lévinas (l. 13-14),
tout les hommes quels qu’ils soient, « dans quelque selon qui la tentative de justifier la souffrance d’autrui
camp que les ait situés l’Histoire et quel que soit le signe est, à l’opposé de toute morale, à l’origine du Mal
idéologique de leur oppresseur », comme il l’indique à absolu.
• 98
5. Réagir contre l’inhumain (question 5) chimères » (l. 6). L’exemple du tremblement de terre (l. 9)
Pour parvenir à l’indépendance de l’Inde, Gandhi a illustre cette démesure inévitable entre les prétentions de
proposé une désobéissance non-violente, s’interdisant, l’écrivain et l’efficacité de son discours.
comme il l’écrit dans Tous les hommes sont frères, de tuer
3. La solitude féconde (questions 2 et 3)
son prochain (l. 4), même si on est menacé. Pour lui, toute
L’écrivain se veut un être voué à la solitude : en effet,
« atteinte à la personne est un crime contre l’humanité »
d’une part, l’image traditionnelle du créateur le peint à
(l. 5-6). Seul le respect de l’absolue justice peut construire
l’écart des hommes sinon du monde, d’autre part, on peut
un monde sans violence (l. 7).
lire dans cet enfant « fragile, inquiet, réceptif excessive-
On réfléchira aux deux attitudes : l’intervention huma- ment » (l. 11-12) un autoportrait où Le Clézio esquisse
nitaire ou la non-violence, sachant que les contextes ou une biographie ambiguë, choisissant comme comparai-
les motifs peuvent être bien différents. Dans le cas de son un être féminin venu sous la plume d’un écrivain
Gandhi, celui qui est non-violent est impliqué dans le également ambivalent (l. 12).
conflit et il choisit de ne pas répondre à la violence qui
La solitude aimée et voulue se ressent dès lors de cette
lui est faite, à lui personnellement. Dans le cas de l’aide
humanitaire, celui qui intervient est extérieur au conflit, il dualité foncière : par une généralisation qui s’ancre
fait aussi le choix de pas intervenir militairement – encore dans la valeur topique de l’image, et par une personni-
que les deux puissent être associés – mais il apporte un fication tout aussi topique, elle devient la compagne et
soutien à celui qui est victime de la violence. Il soulage la maîtresse, le substitut de l’amour impossible. D’où
sa faim ou soigne ses blessures. Les deux attitudes ne les antithèses multipliées, qui infusent de souffrance ce
sont pas contradictoires, mais l’intervention humanitaire « bonheur contradictoire » (l. 15) : « douleur et délec-
requiert dans certains cas de faire cesser les combats, tation » (l. 16) opposent le plaisir et la douleur (« un
donc d’intervenir aussi militairement pour faire taire les mal sourd et omniprésent », l. 17) ; l’oxymore « triomphe
armes et laisser une chance de survie aux hommes. dérisoire » rend compte de l’insatisfaction essentielle qui
détermine l’écrivain à écrire, et peut-être d’un sentiment
humaniste de vanité. La métaphore de la ligne 18 illustre
Texte 9 cette antithèse : la « plante […] nécessaire » représente
Le Clézio, Discours lors de la remise l’élément favorable, source de fécondité ; mais son
du prix Nobel ❯ p. 226 caractère vénéneux évoque une corrosion intérieure, une
1. Situation du texte douleur permanente (qui reprend une autre métaphore,
Le Clézio a, dès son premier roman, Le Procès verbal « une petite musique obsédante », l. 17) et qui ne peut
(1963), obtenu succès et reconnaissance de la critique. être que létale.
Avec des personnages qui vivent pour certains au plus 4. Naissance du texte (questions 4 et 5)
près de leurs sensations, à travers le thème de la ville fas- Le Clézio propose un portrait de l’écrivain en train
cinante et effrayante, mais avec aussi un goût manifeste d’écrire, il fait entrer le lecteur dans le processus d’une
pour l’ailleurs, il a su donner vie à un univers particulier. création essentiellement solitaire. Après avoir évoqué la
Passionné par la mythologie maya, il crée chez Gallimard chambre et l’écran de l’ordinateur, il élabore une méta-
une collection de textes sur les mythes du monde entier, et phore filée, où l’écriture est associée à l’espace naturel
son intérêt pour les cultures éloignées de la nôtre l’amène de la forêt. Chaque piste suivie par l’écrivain, chaque mot
aussi à considérer les œuvres francophones comme une ou idée débusquée au hasard lui apparaît neuve, encore
part légitime de la littérature française. inconnue et méconnaissable, c’est dans ce sens qu’il
2. Impuissance des mots (question 1) faut entendre l’emploi de l’indéfini « quelque chose ».
L’écrivain tend vers l’action ; l’image qu’il a de lui- Ce gibier qui s’échappe a jailli devant ses yeux et ne
même est celle d’un homme engagé, qui ne peut se lui appartient pas vraiment, il est l’objet d’une quête.
contenter d’être un simple témoin ; ses moyens d’agir L’expression désigne en définitive l’œuvre littéraire, en
sont les mots et les rêves qu’ils suscitent chez ses lec- ce qu’elle naît le plus souvent d’un hasard heureux, d’une
teurs (l. 2). L’évidence de ce mécanisme n’en assure rencontre verbale (« c’était au hasard », l. 25), et non
cependant pas l’efficacité : la réception de l’œuvre, toute d’une idée préconçue. Le texte acquiert ainsi progressive-
favorable qu’elle soit, ne la transforme pas en outil de ment le statut d’un art poétique, et la citation masquée de
changement. En un mot, l’écrivain sait, dès l’abord, la Bérénice (« malgré lui, malgré elle », l. 25) réaffirme la
vanité de ses efforts (« une voix lui souffle que cela ne dimension intertextuelle qui nourrit toute création.
se pourra pas », l. 4-5) et finit par douter même de leur Ainsi est rompue l’initiale solitude, puisque l’écrivain
légitimité (« Est-ce vraiment à l’écrivain de chercher est associé à ceux qui l’ont précédé. Loin de s’enfermer
des issues ? », l. 7). Ainsi Le Clézio résume-t-il l’oppo- dans « une attitude négative » (l. 26), il réaffirme la
sition entre l’engagement et l’esthétique, renouvelant permanence du pouvoir des mots, malgré (ou en raison
la question parnassienne d’un art fermé sur lui-même. de) leur statut « complexe, difficile » (l. 29). En effet, si
De fait, l’écriture s’inscrit davantage dans l’imaginaire « les arts de l’audiovisuel » (l. 28) représentent une voie
et reste en dehors du réel : « les rêves ne sont que des immédiate pour l’expression d’une vision du monde, la
99 •
littérature impose un effort de décryptage, demande un propagande américaine (voir question 4) et en parodiant
travail, suppose un lecteur toujours actif. C’est à ce prix l’héroïsme.
qu’elle donne à lire des représentations de l’homme, aussi
2. Une destruction négative ou positive (question 2)
instables et fluctuantes que l’est l’homme lui-même (voir
Comme mentionné dans la question 1, il s’agit, d’une
manuel, p. 144).
part, d’une représentation négative de la destruction et,
En définitive, la conception que Le Clézio livre de la d’autre part, d’une héroïsation de celle-ci.
littérature, même s’il n’écrit jamais le mot homme, est
Dans l’image du film, les deux hommes sont menacés
profondément humaniste. Légitimement, elle se réclame
par l’explosion, ils paraissent petits et impuissants. Le
des grands ancêtres, Byron et Victor Hugo (l. 30), avec
côté arbitraire est suggéré par l’obus tombé juste à côté
lequel l’extrait entretient des rapports lisibles. Outre le
d’eux : quelques centimètres de plus et les deux hommes
recours à la métaphore de la forêt (« c’est cela sa forêt »,
auraient été déchiquetés.
l. 23, et « L’arbre, commencement de la forêt… », texte
écho, l. 1), qu’on trouve dans la Préface de La Légende L’affiche de propagande évite, justement, la figure
des Siècles, les deux extraits posent l’écrivain comme humaine. L’action se passe dans un monde inanimé et
solitaire mais également uni à l’humanité (« solitairement presque abstrait, peuplé de machines et de bâtiments
[…] solidairement », l. 5-6). Certes, Hugo énonce avec industriels. La légende suggère que la destruction de la
plus de confiance sa foi dans la mission de l’écrivain, puissante industrie allemande, qui nourrit l’armée du
mais il ne prétend pas ici changer directement le monde ; Reich, est une réussite pour l’armée britannique. On sous-
l’œuvre littéraire, miroir offert au lecteur, est pour celui- entend que par la destruction de cette centrale allemande,
ci l’occasion de réfléchir. les soldats anglais protègent leur peuple. Le dessin laisse
imaginer le danger que représenterait cet ensemble indus-
ACTIVITÉS Préparer un débat Le débat propose, sur un triel tentaculaire qui s’étale à perte de vue.
autre mode, une réflexion sur l’efficacité, les vertus et les
modalités d’action comparées de l’image et du texte. Il 3. Plonger le spectateur dans l’action (question 3)
prépare ainsi à un ensemble de sujets de dissertation qui L’affiche Back Them Up ! est constituée essentiel-
posent ce problème. lement de lignes oblique qui suggèrent le dynamisme
La technique du débat est exposée pages 234-235, celle et l’action. Les cheminées d’usine, en bas à gauche, et
de la dissertation pages 240-241. l’avion britannique, en haut à droite, sont les obliques les
plus prononcées.
Les premières forment des « obliques descendantes ».
◗ Histoire des arts En effet, ces lignes « descendent », car le regard occiden-
Représenter la guerre ❯ p. 230-231 tal se déplace de gauche à droite (comme pour la lecture).
1. La guerre comme sujet (question 1) Ce type de lignes suggère la défaite, l’effondrement,
Les œuvres se réfèrent à la guerre de trois manières selon les codes des images en Occident. En revanche,
différentes. l’avion va vers le haut, suivant une « oblique ascendante
» (ici, on peut parler de diagonale, car la ligne coïncide
Le film de Milestone est une narration qui fait renaître a
avec la diagonale du quadrangle). Traditionnellement, les
posteriori les événements de la Grande Guerre. Il se fonde
obliques ascendantes suggèrent la victoire, la réussite, un
sur le récit d’un témoin, l’écrivain allemand Remarque
avenir meilleur.
qui a participé aux combats. Comme le sous-entendent
les corps crispés et vulnérables dans cette image, le film Le point de vue choisi par Gardner est une « plongée »
(comme le livre de Remarque) prend une position très vertigineuse, cela veut dire que le spectateur se trouve
critique face à la Grande Guerre. Il dénonce la dévalori- au-dessus de la scène, qu’il domine. Notons que le
sation de la vie humaine que le conflit entraîne. point de vue contraire s’appelle « contre-plongée » et
induit un spectateur en contrebas, dominé. La plongée
L’affiche de Gardner est une affiche de propagande
et les obliques déstabilisent l’espace et suggèrent que le
produite pendant la guerre. Son but est de promulguer
spectateur se trouve également dans un avion, immergé
l’idée que la guerre est nécessaire et d’en persuader la
dans l’action. Ainsi, le public s’identifie au pilote, se sent
majeure partie de la population. Pour atteindre ses buts,
impliqué dans les combats. Ce procédé d’entraînement,
la propagande peut dévoyer la réalité, montrant sous un
d’empathie émotionnelle, est souvent utilisé dans les
jour héroïque des actes de destruction. Pendant les deux
images de propagande.
guerres mondiales en Europe, tous les pays belligérants
utilisent des images de propagande pour maintenir le 4. Un mémorial anti-héros (question 4)
moral de la population civile et l’inciter à souscrire à des On peut diviser le mémorial de Kienholz en trois
emprunts de guerre. parties. La dalle noire marque clairement le centre par sa
L’installation de Kienholz est une œuvre faite en saillie et par sa couleur noire.
pleine guerre du Vietnam. Comme le film À l’Ouest rien À gauche, l’artiste détourne des éléments de la
de nouveau, Kienholz critique âprement la guerre, sans propagande américaine. On y voit une affiche utilisée
raconter les événements, en détournant des éléments de la pour la mobilisation de la Première Guerre mondiale,
• 100
représentant Uncle Sam (symbole de l’État américain), 4. Cette nouvelle met en cause l’usage du pathos pour
pointant le spectateur de manière agressive avec la vendre, même au prix d’un mensonge, une réalité qu’on
légende I Want You [« Je te veux »]. Devant, Kienholz va jusqu’à fabriquer pour la photographier. Le danger de
a parodié la chanteuse Kate Smith devenue célèbre en tels procédés est l’intensification du pathétique au risque
chantant de manière émouvante l’hymne américain, de le banaliser. On peut penser que Daeninckx met aussi en
incitant les citoyens à adhérer à la guerre, sans réflé- cause le lecteur qui recherche et achète ce type d’émotions.
chir aux causes et aux conséquences du conflit. À côté, 5. La connaissance du contexte permet de tisser des liens
Kienholz a fait une réplique du monument d’Iwo Jima entre les événements de la fiction et ceux du monde, dans
situé à Rosslyn en Virginie, qui s’inspire d’une photo la mesure où ces derniers servent de source d’inspiration ;
du reporter Joe Rosenthal montrant les marines plan- à travers l’œuvre imaginaire, il est alors possible de
tant le drapeau sur l’île japonaise d’Iwo Jima pendant dégager la portée du référent, c’est-à-dire le sens ou du
la Seconde Guerre mondiale. Cette image est devenue moins l’un des sens du texte.
l’icône de la puissance militaire américaine. 3 1. Le nom « principes » accompagné de l’adjectif
Kienholz a couvert tous les éléments de poussière antéposé « grands » désigne les idées morales
grisâtre, atténuant les couleurs de l’affiche, diminuant fondamentales selon lesquelles s’organise l’action
ainsi l’exaltation. Il a mis par ailleurs Kate Smith dans humaine : recherche du Bien, fuite du Mal. Mais
une poubelle et a fait monter les marines sur une chaise l’expression a toujours une connotation critique : les
de café. Tous ces éléments indiquent qu’il s’agit d’une principes du Bien, que la pratique ne met jamais en
parodie de la propagande et traduisent l’attitude critique œuvre, restent toujours de « belles idées » sans aucune
de l’artiste face au nationalisme conquérant qui domine concrétisation bénéfique à l’homme.
son pays. 2 et 3. Par « combattants de la Révolution », Finkielkraut
Au milieu, on trouve une dalle de granit noir avec une désigne toutes les forces qui se sont elles-mêmes ainsi
croix blanche qui rappelle une tombe. Kienholz a inscrit à désignées. Il y a eu d’abord les révolutionnaires russes
la craie les noms de tous les pays, y compris des empires qui ont lutté contre le tsarisme et ses partisans, puis
très civilisés et puissants, qui ont disparu à cause des tous les mouvements de libération et d’indépendance
guerres. Il a laissé exprès des parties vierges, suggérant au cours du XXe siècle, de la Chine à Cuba, de l’Algérie
que l’on peut encore en « enterrer » d’autres. au Vietnam. Mais Finkielkraut vise aussi les auteurs
de violence moins politiques, qui s’abritent derrière la
Enfin, à droite, l’artiste a collé une photo grandeur
notion de Révolution pour excuser leurs exactions. Ainsi,
nature d’un diner, un wagon-restaurant rapide typique
les « moujiks », anciens paysans du régime tsariste,
des villes américaines. Les deux personnages tournent le
devinrent les premières victimes de la machine soviétique
dos à la scène et au monde dont ils semblent totalement
qui se proposait initialement de les libérer.
désintéressés. Kienholz suggère que la consommation les
Pendant la guerre d’indépendance qui opposa le Biafra au
pousse à être passifs et repus, laissant passer des choses
Nigéria, de 1968 à 1970, d’innombrables enfants Biafrais
inadmissibles. La propagande leur fait « avaler » les
moururent de faim.
informations comme ils mangent de hamburgers.
Ce dernier exemple est doublement intéressant puisqu’il
renvoie à la création de Médecins sans frontières, à l’insti-
◗ Analyse littéraire gation de Bernard Kouchner et de Max Récamier : jeunes
La notion de contexte ❯ p. 232-233 médecins, ceux-ci avaient d’abord répondu à l’appel de la
Croix-Rouge pour servir dans les hôpitaux de fortune des
Le contexte d’un mot
insurgés biafrais. Refusant de quitter le lieu des combats,
1 a. « Image » : photographie, instantané de vie.
comme la Croix Rouge le voulait devant l’impossibilité
b. « Vivre » : profiter de l’instant présent. de remplir la mission, ils témoignèrent des atrocités qu’ils
avaient vues et décidèrent de créer, en 1971, M.S.F. ;
Le contexte d’une œuvre désormais, cette organisation humanitaire revendiquerait
2 1. TICE Didier Daeninckx insère dans des fictions un le droit à l’ingérence et à la communication, contraire-
état du monde contemporain : il y combat particulièrement ment aux idées d’Henri Dunant, le fondateur de la Croix
pour la vérité et contre l’injustice, l’illégalité, la raison Rouge (1863).
d’état, s’intéresse aux marginaux et plus généralement 3. TICE On envisagera l’importance du mouvement des
aux victimes de l’Histoire et de la société. « nouveaux philosophes » caractérisé par la prise de
2. En 1998, on faisait état de divers foyers de guerres conscience de l’inhumanité concrète du marxisme, et le
ethniques et civiles : combats au Kosovo ; état d’urgence développement d’un nouvel humanisme qui prétend agir
au Sri Lanka ; intervention du Sénégal et de la Guinée en pour l’homme en ignorant délibérément les idéologies.
Guinée Bissau ; sans parler du Tadjikistan, du Congo, du 4. Est mise en cause ici l’attitude qui consiste à ne s’engager
Chili et de l’Angola… qu’en fonction de l’idéologie de ceux que l’on se propose de
3. Le slogan de Paris Match était : « Le poids des mots, le sauver, et à considérer que seuls les révolutionnaires victimes
choc des photos ». des forces contre-révolutionnaires méritent l’intérêt.
101 •
Au contraire, Finkielkraut préconise d’en revenir à 4 1. TICE On pourra se rapporter au site personnel du
« l’universalisme naïf » qui présida à la création de la caricaturiste.
Croix Rouge : il s’agit de préserver toutes les vies 2. La chute du mur de Berlin fut accueillie dans le
humaines, quelle que soit leur idéologie. monde avec une euphorie qu’il est difficile aux élèves
Le titre de l’ouvrage signifie clairement que la prédomi- d’aujourd’hui d’imaginer. Le dessin de Plantu s’en fait
nance des idéologies révolutionnaires a fait perdre de vue l’écho et donne à l’événement historique une dimension
le fondement moral de toute action humaine, qui est de affective, de fête populaire, de liesse générale, qui le
faire concrètement du bien à l’homme. « L’humanité », dépasse ; le dessin tient parfaitement compte, à travers
avec son double sens, fait référence aussi bien à l’en- l’exagération de la caricature, du contexte historique.
semble des hommes (d’où l’universalisme) qu’au Ainsi le violoncelliste à gauche rappelle le geste de
sentiment d’humanité envers les hommes, d’où l’expres- Rostropovitch, les colonnes de la porte de Brandebourg
sion du texte étudié dans le manuel, p. 224 : « L’homme dansent, le char qui la couronne s’anime et le soleil brille
humanitaire cède à la pitié ». (l. 30) sur le drapeau allemand.
• 102
L e texte théâtral
Partie
3 et ses représentations
du XVIIe siècle à nos jours
Chapitre
113 •
Chapitre
• 120
Chapitre
129 •
Chapitre
• 134
L e roman
Partie
4 et ses personnages
de l’illusion au soupçon
Chapitre
13 La naissance du personnage,
des bergers de L’Astrée aux libertins de Laclos
❯ MANUEL, PAGES 358-381
151 •
Chapitre
163 •
Chapitre
15 Le personnage à l’épreuve,
de Proust au Nouveau Roman
❯ MANUEL, PAGES 406-431
• 178
Chapitre
1. Situation du tableau
Kirchner fut en 1905 l’un des fondateurs du mouve- Texte 1
ment Die Brücke [« Le Pont »] qui voulait rompre avec Marguerite Yourcenar,
l’art académique et jeter un pont entre passé et modernité. L’Œuvre au noir ❯ p. 434-435
Il fut l’un des grands représentants de l’expressionnisme 1. Situation du texte
allemand. Son art fut qualifié de dégénéré par les nazis. L’extrait est situé dans le premier chapitre, « Le grand
Kirchner se suicida en 1938. chemin », de la première partie intitulée « La vie errante »
2. Les personnages et leur représentation qui rapporte les voyages de Zénon. Le roman en compor-
(questions 1 et 2) tera deux autres : « La vie immobile » et « La prison ».
Kirchner, comme tous les expressionnistes, fut le Zénon est le fils naturel d’un prélat italien et D’Hilzonde,
peintre du monde moderne, notamment de la ville et la sœur d’Henri-Juste Ligre, le père d’Henri-Maximilien,
du spectacle inépuisable de la rue, comme en témoigne banquier et drapier flamand, tous deux sont donc cousins.
ce tableau. Il peindra de très nombreuses scènes de la vie Le titre du roman renvoie à l’alchimie et à la première des
berlinoise. Nous sommes au crépuscule, moment de pré- trois phases du magnum opus, réputée la plus délicate,
dilection d’un peintre épris d’ambiances nocturnes, mais celle de la séparation et de la dissolution de la matière,
rien ne le laisse supposer tant les couleurs et la lumière préalable à sa transmutation. Le récit démarre en 1530,
semblent indiquer un autre moment de la journée. Huit quand Zénon a vingt ans, dans une période de troubles et
personnages, cinq femmes et trois hommes, et deux de déchirements religieux.
animaux sont représentés. Rien ne permet de les iden- 2. Deux choix de vie opposés (questions 1 et 2)
tifier, le visage est à peine esquissé, hormis celui de la La disposition dialoguée souligne l’opposition entre
femme installée au centre de la toile. Il s’agit d’individus les personnages : répliques tranchantes, du tac au tac,
anonymes qui peuplent la rue : un couple, un passant qui chacun reprenant en écho les mêmes mots ou à peu près
s’apprête à sortir de la toile, son pendant de l’autre côté de son interlocuteur : « j’ai seize ans » (l. 1)/ « j’ai vingt
du tableau, une femme accoudée à un comptoir, deux ans » (l. 5), « dans quinze ans, on verra » (l. 1)/ « j’ai
femmes à la table d’un café, toutes trois aperçues à travers devant moi » (l. 5), « il s’agit d’être homme »/ « il s’agit
la vitrine d’un café – haut lieu de la vie berlinoise – reliée d’être plus qu’un homme », opposition du « je » et de la
au passant de droite par le trait de couleur, un femme dont forme accentuée de la première personne (l. 9-10), « le
on ne perçoit que le visage et le buste. Une roue suggère monde est grand » (l. 29) repris par Zénon en conclusion.
la circulation automobile, le mouvement, la modernité. Le choix de la destination, les Alpes/les Pyrénées, sou-
Un aplat mauve relie le passant au portrait de la jeune ligne encore la divergence de vue d’Henri-Maximilien et
femme et se poursuit enserrant la silhouette de la femme Zénon. Le narrateur résume l’opposition dans la formule
au comptoir. Le mauve se retrouve à gauche de la toile qui les rapproche et les sépare « l’aventurier de la puis-
sur la robe de la femme attablée et sur les vêtements du sance et l’aventurier du savoir » (l. 11).
couple. Le trait est appuyé, la composition géométrique, Chacun incarne une attitude universelle face à la
les couleurs juxtaposées, tranchées et stridentes, autant vie. Ce sont des hommes jeunes, résolus qui partent à
de caractéristiques de l’expressionnisme. Aucune volonté
la découverte du monde et rejettent la voie qui leur est
de reproduction réaliste ici. Le principe de composition
offerte : Henri-Maximilien refuse d’hériter du commerce
est celui de la juxtaposition, du collage, qui font penser
prospère de son père et de s’enfermer dans le confort et le
au cubisme. Pas de profondeur ici, pas de perspective,
conformisme d’une tâche routinière, le choix de Zénon,
Kirchner peint par grands aplats colorés. Les person-
porte-parole de Yourcenar, est davantage développé au
nages sont traités de façon stylisés, réduits à de simples
cours d’une longue tirade (l. 14-26). Il rejette d’abord
silhouettes.
(l. 5-8) le choix d’Henri-Maximilien en le tournant en
3. Deux animaux insolites (questions 3) dérision (emploi de « fumées », l. 6), Zénon se vouera à
Deux animaux figurent sur la toile, un chien dans la rue l’étude. Mais il délaissera la clôture d’un cabinet de travail
et un cheval (?) placé là de façon incongrue. Tous deux pour parcourir le monde. Il s’agit pour lui de « faire au
179 •
moins le tour de sa prison » (l. 25), de refuser l’enferme- irrévérencieuse « Celui qui Est peut-être » souligne
ment géographique (celui des villages, des abbayes, des l’indépendance d’esprit du héros. Personnage fictif,
forteresses, des frontières mentionnées dans sa tirade) et comme le rappelle l’auteur dans sa Note à la fin du
mental car à cet enfermement matériel s’ajoute un autre livre (voir manuel, p. 435), Zénon est une synthèse de
enfermement, plus grave encore, dans « ces châteaux plusieurs grands esprits de la Renaissance : Léonard de
d’idées, ces masures d’opinions » (l. 17) c’est-à-dire Vinci, Ambroise Paré, Érasme, Étienne Dolet, Paracelse,
les préjugés, les croyances établies qui « emmure[nt] » Giordano Bruno entre autres.
(l. 17) les esprits.
3. Zénon, incarnation de l’humanisme renaissant Texte 2
(questions 3 et 4) Pierre Michon, Vies minuscules ❯ p. 436-437
La tirade enflammée de Zénon est faite d’une accu- Premier ouvrage d’un inconnu originaire de la Creuse,
mulation d’adverbes de lieu qui procède selon une Vies minuscules évoque huit vies « obscures et désas-
gradation du plus proche (démonstratifs « ce », « cette », treuses » de petites gens côtoyés par le narrateur. Tous ont
l. 14-15) au plus lointain (« par-delà », « plus loin », réellement existé et l’on peut lire leurs noms sur les dalles
« partout »). L’adverbe « par-delà » est répété six fois des cimetières du Limousin, rappelle Michon. À travers
comme pour signifier la curiosité sans limites de Zénon, elles, ce dernier parle de lui. Jean-Pierre Richard qualifie
son désir de franchir les frontières, d’abolir l’espace. l’ouvrage d’« autobiographie oblique ».
À compter de la ligne 18, les lieux sont nommés selon
un élargissement progressif qui conduit aux extrémités 1. Une biographie recomposée (questions 1 et 2)
du monde connu. L’accumulation de noms de pays et Le narrateur est omniprésent dans ce double portrait,
les nombreuses répétitions traduisent l’enthousiasme ponctuant celui-ci de remarques et de commentaires. On
de Zénon. On notera l’éloge de l’Italie au passage, relèvera les nombreux modalisateurs qui jalonnent les
« pays d’Avicenne », le grand savant arabe et de l’Italie deux premières phrases (« bien », « sans doute », « bien
de Pic de la Mirandole, auteur du fameux traité De la davantage », « profondément »). La formule « qui m’im-
dignité de l’homme qui affirme la liberté humaine et porte peu » (l. 2) révèle que l’écrivain ne cherche pas
dont une longue citation est placée au début du roman. l’exactitude biographique. Il s’agit pour lui de restituer
Une phrase de l’œuvre résume Zénon. C’est Dieu qui l’impression durable laissé en lui par les deux frères.
s’adresse à Adam : « Toi que ne limite aucune borne, par L’emploi du verbe « tirer » (« ma mémoire les tire vers le
ton propre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, nord », l. 5-6) souligne le travail et l’effort de la mémoire
tu te définis toi-même. » en même temps que la déformation de la réalité à laquelle
elle procède volontairement.
Zénon incarne ici les valeurs de l’humanisme.
D’abord la curiosité sans limite qui le pousse à voyager, Dès le début, le portrait s’affranchit du cadre biogra-
à sortir ainsi des prisons mentales qui enferment les phique pour s’adonner à la rêverie : tout part du nom
hommes. Il se définit comme « un pèlerin », c’est-à- propre des deux frères qui évoque irrésistiblement pour
dire un homme qui cherche. Le désir de savoir ensuite : lui l’hiver et la Flandre. Il est qualifié dès la première
Zénon consacrera sa vie à l’étude (l. 6). La connaissance ligne par un double hypallage, « boueux et têtu ». C’est
est érigée en valeur essentielle, il y a quelque chose de lui qui enclenche le souvenir (« ma mémoire les tire
faustien en lui lorsqu’il rétorque à Henri-Maximilien, vers ce nord » l. 5-6), puis la rêverie avec le passage au
« il s’agit pour moi d’être plus qu’un homme ». Le rêve présent à la ligne 6, « ils y cheminent indéfiniment », qui
alchimique évoqué aux lignes 22-23 reflète ce désir associe les frères Bakroot à un paysage flamand, puis à
d’émancipation humaine. La quête de savoir se fait de des tableaux de Van Gogh et Bruegel dont ils deviennent
plus en plus audacieuse et transgressive au travers d’un des personnages. Dans les entretiens réunis sous le
mouvement qui la conduit à vouloir arracher à la terre titre Le Roi vient quand il veut, Pierre Michon éclaire
ses secrets : « la récolte des simples », « les rochers ce rôle de support de l’imaginaire que constitue le nom
où se cachent les métaux », « les grimoires déposés propre : « Leur vrai nom s’écrivait “-rodt”. Je ne sais
entre les dents des morts » (l. 24). Mais le chemin de pourquoi j’ai mis deux “o”, ça sonne plus flamand, mais
la connaissance est ardu : « la route est longue » (l. 26), j’avais bien à l’oreille ce son de “crotte” quand j’ai écrit
déclare Zénon. La métaphore filée de l’enfermement le cette histoire, cette pesanteur et cette disgrâce de ces
traduit : « la vie emmure les fous et ouvre un pertuis deux malheureux ploucs. Ils ont existé. J’ai appris bien
aux sages ». Le terme ancien de « pertuis » désignant après que leur nom en flamand veut dire “face rouge,
un trou, une ouverture étroite. Il faut trouver l’ouverture rougeaud” »
qui libérera l’esprit du conformisme collectif et de la Le glissement dans l’espace s’accompagne d’un dépla-
soumission. Le personnage refuse l’anthropocentrisme cement dans le temps qui les situe à la Renaissance, au
des foules humaines au profit d’une ouverture au monde temps de l’occupation espagnole en Flandre, comme le
et d’un relativisme que l’on retrouve chez Montaigne. montrent les détails vestimentaires dont l’imagination
Relativisme qui concerne aussi les religions : « les de Michon les pare : l’un métamorphosé en « vilain aux
dieux dont chacun a sa promesse » (l. 24). La formule braies brunes » (Roland Bakroot, l’aîné), l’autre en noble
• 180
vêtu à l’espagnole avec sa « collerette » et son « épée Greco, figés dans un éternel présent : « ma mémoire les
tolédane » (Rémi, le cadet qui fera Saint-Cyr). tire vers ce nord ; ils y cheminent indéfiniment ». Ces
On est loin des deux humbles lycéens de Guéret côtoyés deux existences obscures, gâchées, oubliées échappent
par l’écrivain. Le conditionnel passé de la ligne 14 semble ainsi à l’oubli. Rémi, le lycéen bagarreur du lycée de
confirmer cette liberté prise avec les modèles. La dernière Guéret, acquiert une noblesse nouvelle avec sa colle-
phrase, avec la reprise de l’impératif, double injonction rette, même si elle est de « deuxième main », et son
que l’auteur s’adresse à lui-même, comme un appel « épée tolédane » (l. 12) tandis que son frère est décrit
à se ressaisir, marque le retour à la réalité du souvenir, sous les traits fidèles du paysan qui est au premier plan
congédiant la rêverie en soulignant son caractère factice de La Chute d’Icare.
(« Brabant de légende »). Dans ses Études sur huit écri- 3. Des destinées tragiques (question 4)
vains d’aujourd’hui (1990), Jean-Pierre Richard parle, à Le tragique affleure à plusieurs reprises. Les deux
propos de Michon, de « brouillage subjectif [qui…] est frères sont qualifiés de « rejetons égarés d’une sorte
l’une des caractéristiques les plus séduisantes de l’effet de folie médiévale » (l. 4-5), le terme « égarés » étant
Michon » et ailleurs d’une « rhétorique de l’indécision », pris dans son double sens propre et figuré. La haine
observations qui résument bien la démarche de Michon qui les oppose se laisse deviner à travers la formule
dans ses Vies minuscules. Tous ces signes de la présence « ils y cheminent indéfiniment à la rencontre l’un de
du narrateur montrent l’empathie de ce dernier pour ces l’autre » (l. 6), le paysage flamand servant de décor à
êtres qui sont devenus ses personnages et auxquels il leur duel fratricide. La démesure du paysage « colos-
s’identifie en partie. Il écrit d’ailleurs un peu plus loin salement gris », son aspect tourmenté, sa violence (on
à propos de Roland Bakroot : « je le sais pour être lui. » notera le verbe « étreindre », l. 7) accentuent le tragique.
2. « Ces pauvres, au contraire, je me devais de La dureté des deux frères est connotée par le « menton
les enrichir, les ennoblir, de hisser leur humanité de pierre » (l. 13). La « pâleur puritaine » (l. 14) connote
minimale vers le légendaire, le mythologique, le fanatisme et l’adjectif « patibulaire » (l. 14) confère
l’exemplaire, en cela la peinture m’a beaucoup une dimension inquiétante aux personnages. Ces der-
aidé. » (Pierre Michon, Le Roi vient quand il veut) niers sont en proie à une forme de démence évoquée par
(question 3) « la morne déraison » qui se lit dans leur regard (l. 15),
Le texte procède par glissements successifs (reprise l’hypallage « mauvais » qui qualifie les sourcils indique
de l’adverbe « aussi ») et confirmations qui posent les une méchanceté sourde. Le portrait physique s’achève
rapprochements du narrateur comme autant de certitudes sur un dernier trait qui dénote la souffrance retenue et
(« leur nom […] ne mentait pas », « bien davantage », donne aux deux frères une dimension pathétique. Leur
« profondément ») tirées du nom qui évoque la terre affrontement inexpiable a quelque chose de sacré et de
(« boueux », « terreuse »), puis un lieu, la Flandre, biblique qui évoque Abel et Caïn.
évoquée à travers une hypotypose (l. 6-9) qui va asso- 4. La Chute d’Icare, un traitement démystificateur et
cier le paysage aux deux frères ennemis et conduire à ironique (question 5)
une première référence picturale, « dans la manière du La toile est inspirée d’un passage des Métamorphoses
premier Van Gogh » (l. 8-9) dont on rappellera qu’avant d’Ovide (Livre VIII) dans lequel on retrouve le labou-
d’être le peintre de la lumière il a été le peintre sombre reur, le berger et le pêcheur figurant sur la toile. La
de la Flandre. La description se déploie à la faveur d’une composition rend l’ironie bruegélienne palpable : le
longue phrase au cours de laquelle on passe du paysage sujet de celle-ci, qui devrait en constituer le centre, est
« colossalement gris » à l’évocation des deux frères, décalé et rejeté sur la gauche. La posture d’Icare est ridi-
chacun associés à un univers pictural : celui flamand de cule, deux jambes en l’air dépassent à peine de l’eau. Le
Bruegel pour Roland, celui espagnol du Greco, le peintre point de vue plongeant adopté rabaisse encore le person-
tolédan, pour Rémi. L’évocation des deux frères se fait nage. L’attitude des personnages est emblématique de
plus précise dans la phrase suivante avec le gros plan ce traitement ironique : un paysan indifférent au drame
sur le visage, sa pâleur frappante qui donne lieu à une laboure au premier plan, au centre de la toile, toujours
série d’associations sémantiques (« chaux », « menton sur la terre, un berger observe le ciel et tourne ostensi-
de pierre ») qui ramènent le narrateur à l’univers de la blement le dos, un pêcheur lance ses filets. Sur la mer,
Hollande et de la Réforme, association guidée par le jeu le grand vaisseau situé à droite continue à pleines voiles
des allitérations en « p » et « pa » : « pâleur puritaine », sa route comme si rien ne s’était passé. Bruegel confère
« chapeau patibulaire », « parpaillots ». la couleur des une double visée morale et religieuse au tableau, il
yeux rappelle à son tour la faïence de Delft, la ville de dénonce l’orgueil d’Icare dont la prétention est ramenée
Vermeer (l. 13-15). à sa juste mesure, sa tentative est vaine et importe moins
Les références picturales concourent à grandir et que le travail et le commerce. L’homme n’a pas de temps
immortaliser les frères Bakroot. Ceux-ci étaient de à perdre avec des rêves insensés. La chute du héros grec
« malheureux ploucs » aux dires du narrateur, et voilà est un écho à la chute d’Adam. Le paysan, le berger, le
que par le biais de l’ekphrasis, ils sont replacés dans pêcheur rappellent que le travail est la rançon de celle-ci
l’univers de la peinture de Bruegel, Van Gogh et El et le moyen d’y remédier.
181 •
Texte 3 du passé au sein du présent, l’énigme de l’identité. Le
Patrick Modiano, personnage modianesque est en crise, mal assuré de son
Rue des boutiques obscures ❯ p. 438 identité, hanté par un passé refoulé qui revient.
1. Situation du texte 3. Le temps dans la narration modianesque (question 2)
Couronné par le Goncourt, le roman de Modiano Les héros de Modiano sont hantés par le passé. Cet
raconte l’enquête inachevée que le narrateur mène sur extrait en témoigne qui mélange les époques. Tout com-
son propre passé. Affublé d’une identité d’emprunt (Guy mence par le moment de la séparation entre le narrateur et
Roland), il connaîtra au cours du récit trois autres identi- Von Hutte à la terrasse d’un café. Le temps utilisé par le
tés successives, Freddie Howard de Luz, Pedro Mac Evoy narrateur pour rapporter la scène est le passé composé qui
et Jimmy Pedro Stern, sans jamais être sûr que l’une de renvoie à un passé proche du moment de l’énonciation et
ces identités soit la bonne. « Je ne suis rien. Rien qu’une permet de situer approximativement l’époque du récit. À
silhouette claire, ce soir-là à la terrasse d’un café » sont compter de la ligne 19, le plus que parfait, « cet homme
les premiers mots du livre. Le titre, qui annonce déjà le avait beaucoup compté pour moi » introduit un retour en
climat nocturne et inquiétant du récit, renvoie à un recueil arrière, dix ans auparavant (précision apportée à la ligne
de poèmes de Perec paru en 1973, La Boutique obscure. suivante). Une succession de plus-que-parfaits rappelle
Le roman s’achève sur une nouvelle adresse qui relance les faits. La ligne 30 opère une remontée vers le présent.
l’enquête interminable du narrateur : « rue des boutiques Plus tard, le narrateur a cru comprendre l’intérêt que lui
obscures, 2 », une rue de Rome. a manifesté Von Hutte. L’époque reste incertaine comme
souvent chez le romancier. Avec la dernière phrase qui
2. Un roman policier ? (questions 1 et 4) évoque la silhouette de Von Hutte, on revient au moment
Voilà un incipit minimaliste, dans l’esprit des romans initial de la séparation. L’extrait offre un exemple carac-
de Modiano. Deux personnages sont présentés au lecteur. téristique de la narration chez Modiano, faite d’une série
Tous deux ne sont pas ce qu’ils paraissent et leur iden- d’aller et retour entre présent et passé, entre des époques
tité est incertaine : le narrateur a une identité d’emprunt souvent floues, chronologie bouleversée.
volontairement banale et symbolique ; deux prénoms, un
nom propre aux connotations théâtrales ; son interlocu- 3. Une écriture qui entretient le mystère (question 3)
teur n’est plus que l’ombre de ce qu’il a été, lui aussi a On retrouve ici l’une des constantes du style de
« perdu ses propres traces » (l. 31). Les personnages sont Modiano : brièveté de la phrase, des répliques échan-
à peine esquissés, nous ne savons rien logiquement de gées notamment, absence de développement, une
l’apparence du narrateur. Constantin von Hutte se résume syntaxe volontairement dépouillée. Le caractère évasif
à une silhouette fantomatique, « un vieil homme fourbu des répliques est souligné par les nombreux points de
[…] avec son manteau râpé et sa grosse serviette noire », suspension qui laissent place au silence, au non-dit, au
qui se confond avec la nuit. sous-entendu. Les silences sont marqués par la disposi-
L’extrait remplit néanmoins sa fonction narrative en tion typographique qui multiplie les blancs à travers les
mettant en place une enquête qui s’avère être une quête, nombreux retours à la ligne. On notera les nombreuses
avec un destinateur, un destinataire, un sujet – le narrateur tournures interrogatives – pas moins de sept – qui contri-
– et un objet de la quête – l’identité de ce dernier. L’incipit buent à créer l’atmosphère de mystère qui enveloppe les
modianesque est aux antipodes de celui du roman réa- personnages : « À quoi rêvait-il ? À son passé à lui ? »
liste ou naturaliste en soulevant plus de questions qu’il (l. 10)
n’apporte de réponses : personnages sans état civil fiable,
sans passé, discontinus. Le lecteur est laissé dans l’igno- ◗ Analyse d’image
rance, le flou, celui-là même des personnages ; comme le Edward Hopper (1882-1967), Les Noctambules
narrateur, il « tâtonne dans le brouillard » (l. 21), réduit à [Nighthawks] (1942), huile sur toile
des « pistes », des « traces », des hypothèses. En ce sens, (84,1 x 152,4 cm), Chicago, Art Institute ❯ p. 439
l’incipit est habile et ne peut que susciter la curiosité du
lecteur. 1. Origine du titre (question 1)
Le titre est inspiré d’un récit d’Hemingway (The
Ce début reprend au passage les codes du « polar »
Killers). Il est l’équivalent de l’expression française
popularisés par le roman noir américain : personnages
« oiseau de nuit » qui désigne des habitués de la nuit qui
du « privé » à la Chandler ou Hammett, dégaine lasse,
se couchent tard. Globalement fidèle à l’esprit du tableau,
vêtements usés du détective toujours à court d’argent,
le titre français atténue ce que le terme anglais comporte
décor urbain et nocturne avec ses lieux codés (rues, cafés,
de farouche, de solitaire.
officine de détective), couple alliant le néophyte et l’an-
cien. Le lexique renvoie à l’univers policier : « pistes » 2. La construction du tableau (questions 2 et 3)
repris trois fois, « traces » deux fois. Mais ici le détec- Comme toujours chez Hopper, ce qui frappe c’est la
tive enquête sur son propre passé, à la fois enquêteur et construction géométrique rigoureuse de la toile, toute
objet de l’enquête. Le schéma conventionnel du polar est en lignes droites et en angles que ne vient rompre aucune
détourné au profit de ce qui hante Modiano, la présence courbe, en dehors du coin de rue. On soulignera la taille
• 182
(1,52 m de longueur) et le format rectangulaire de la toile par un pluriel, « ils ». la scène, jusqu’ici muette et immo-
qui étire la vitrine du café. Le rectangle est d’ailleurs la bilisée dans le présent du récit, s’anime : mouvement des
forme qui structure le tableau : rectangle des fenêtres, de personnages, propos rapportés au style direct. On rappel-
la porte de l’immeuble, des vitrines. Formant le centre de lera que Marguerite Duras est l’auteur de plusieurs films
la composition, un homme le dos tourné au spectateur. (India song, Le Camion) et la scénariste d’Hiroshima
L’angle formé par la vitrine ferme toute impression de mon amour de Resnais.
profondeur et ramène le regard vers la droite, enfermant On notera la disposition fragmentée des paragraphes,
les personnages dans une espèce d’aquarium. La scène isolant des segments très courts (l. 1, 5, 27), les blancs
semble vue par un passant qui se tient dans la rue et scandant la narration, choix typographique qui met en
observe. L’aspect rectiligne de la composition confère évidence le décor (le fleuve si présent dans le roman), et
une certaine froideur à l’ensemble. la singularité de la jeune fille.
L’étrangeté de la scène pourtant quotidienne et La narratrice se désigne sous le terme « enfant » répété
banale provient de l’éclairage. C’est une scène noc- à quatre reprises. Le mot insiste sur la fragilité, la vulné-
turne fondée sur un violent contraste ombre/lumière. À la rabilité de l’héroïne et la différence d’âge qui la sépare du
pénombre de la rue déserte s’oppose la blancheur froide chinois : « Elle est très jeune. » (l. 28)
de l’intérieur du café renforcée par la tenue du serveur. Il
ne se passe rien mais l’atmosphère est mystérieuse. Duras avait quinze ans et demi lors de sa rencontre de
Thanh, « l’amant de la Chine du Nord » auquel est dédié
3. Les personnages (questions 4, 5) le roman, âge qui justifie l’emploi de « jeune fille » (l.
Quatre personnages, un couple, le serveur, l’homme de 8). La précision « elle est très jeune » (l. 28), accentue
dos. Hopper peint la middle class (cf. les vêtements des le caractère transgressif de la scène et l’éloigne encore
personnages), l’homme anonyme, interchangeable de la davantage du monde des adultes, rendant d’autant plus
ville contemporaine. Le spectateur est exclu de la scène, choquante sa relation avec le jeune chinois. D’ailleurs,
placé en position de passant et de témoin. Les clients la nature sexuelle de celle-ci est rappelée dès le début
semblent absorbés dans leurs pensées, juxtaposition de (« les amants de la Chine du Nord », l. 4). Ligne 21,
solitudes au milieu de la ville. La rue déserte accentue ce « inconsolable du pays natal et d’enfance » (on notera la
sentiment de solitude. richesse polysémique entraînée par l’élision de l’article
La toile rappelle le climat des romans de Modiano : défini devant « enfance ») souligne ce lien à l’enfance, à
même cadre urbain, avec ses rues désertes et ses cafés laquelle la rencontre sur le bac va mettre fin.
solitaires, même ambiance nocturne, rares passants
2. Réécriture et autofiction (questions 3 et 4)
solitaires, sans identité, comme perdus dans la ville,
L’extrait multiplie les références au roman L’Amant,
anonymes. Comme le lecteur chez Modiano, on sait peu
publié sept ans auparavant, lequel est désigné par le mot
de choses : le spectateur n’a pas accès à l’intériorité des
« livre » au singulier employé trois fois (l. 13, 14 18),
personnages et ne connaît que des bribes. Que font les
qu’il ne faut pas confondre avec le mot « livres » employé
personnages ? Qu’attendent-ils, réfugiés dans ce café,
au pluriel (l. 2, 8) et qui renvoie à l’univers livresque de
s’attardant, différant le moment de rentrer chez eux ?
la jeune fille. La scène reprend en une fois la scène de
L’Amant (dont nous proposons un court extrait ci-contre)
Texte 4 entrecoupée de commentaires, de retours en arrière :
Marguerite Duras, L’Amant même lieu, mêmes circonstances, même automobile et
de la Chine du nord ❯ p. 440-441 reprend fidèlement certains détails clés de la première
1. Entre roman et autobiographie (questions 1 et 2) version : notamment la tenue insolite de la jeune fille avec
Duras a fait le choix d’une narration à la troisième son chapeau, ici résumé par une série de tirets, l. 10 ou
personne pour rapporter une scène vécue où le « je » les « souliers de bal » évoqués selon le même procédé
est logiquement attendu. On rappellera que L’Amant est de tirets qui en allonge démesurément l’identité non sans
rédigé à la première personne. C’est ici une façon distan- une pointe d’ironie.
ciée de revenir sur une scène fondatrice de sa vie. Mais Duras met en parallèle les deux versions comme le
ce qui pourrait apparaître comme une volonté de mettre à montrent les tournures comparatives des lignes 13 à 18,
distance l’événement permet au contraire de revivre avec revenant inlassablement sur la scène, l’approfondissant,
plus d’émotion encore la rencontre. La composition du la rectifiant : « un autre homme que celui du livre », un
passage fait alterner deux regards, celui posé sur la jeune autre chinois de la Mandchourie », « il est un peu dif-
fille, celui posé sur le jeune homme comme le montre férent », (l. 12,13), il est « plus pour le cinéma ». Les
l’alternance des pronoms personnels « il »/« elle ». Le indications gagent en précision réaliste, comme s’il
découpage est cinématographique, alternant les plans. s’agissait de ne pas embellir la scène : les « chaussures
Ceux-ci sont au nombre de six : plan d’ensemble sur le d’or » du roman sont devenues des « chaussures anglaises
bac, puis sur la jeune fille (l. 6), le jeune chinois (l. 13), couleur acajou », la cigarette devient une « 555 », nota-
retour à la jeune fille, puis à lui (« lui, c’est un chinois », tion qui souligne combien le souvenir est resté précis. Si
l. 24), enfin, ligne 28, les deux protagonistes sont réunis la jeune fille est « restée celle du livre », les lignes 18 à 23
183 •
apportent un éclairage cru sur sa personnalité. Au style accentue encore l’effet de surprise, puisque ce dernier
indirect et indirect libre de L’Amant se substitue, à la fin ignore l’existence de la jeune fille. On relèvera les indices
du récit, le style direct. de ce point de vue interne : verbes et lexique de la per-
Comme dans L’Amant, la scène est écrite au présent, ception (« aperçut », l. 1, « il eut l’impression que ses
immobilisée dans un éternel présent et non congédiée dans narines », « l’odeur des roses », l. 3, reprise du terme
le lointain d’un banal passé simple. L’auteur évoque dans le « odeur » à la ligne suivante, « le chaud parfum », l. 8).
court préambule de L’Amant de la Chine du Nord, l’événe- Une série de termes marquent le caractère incertain de
ment qui a déclenché la réécriture : la nouvelle de la mort de la perception : c’est d’abord « une impression olfactive »,
Thanh. En revenant une nouvelle fois sur cet épisode, Duras puis quelque chose (« ce qui apparut ») d’indéterminé,
souligne le caractère décisif qu’il a joué dans son existence et donnant lieu à un sorte d’illusion optique soulignée par la
prouve ainsi que toute démarche autobiographique ne peut comparaison de la ligne 7. Le modalisateur « crut » (l. 8)
en aucun cas être considérée comme définitive. Comme elle accentue encore l’incertitude. Lagrand découvre progres-
l’écrivait déjà dans L’Amant : « L’histoire de ma vie n’existe sivement qu’il s’agit d’une jeune fille. Il faudra attendre
pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. » la ligne 13 (« c’était une jeune fille ») pour que le lecteur
découvre ce que voit Lagrand. C’est à travers les propos
3. Un topos littéraire, la scène de première rencontre rapportés au style direct de Rosie qu’il apprend succes-
(question 5) sivement son identité (« c’est Rose-Marie Carpe »), puis
Duras renouvelle la scène en inversant les rôles tradi- celle de ses parents.
tionnellement dévolus aux personnages (cf. son allusion
On notera l’abondance du lexique des sensations
« aux livres », dont les deux personnages semblent sortir).
visuelles, tactiles (« tiédeur », « air »), olfactives surtout.
C’est ici la jeune fille, une « enfant » de surcroît, qui prend
Sensations concrètes qui confèrent à l’écriture de
l’initiative. Elle « sort du car » et « regarde » le Chinois
Marie N’Diaye sa dimension charnelle et à la scène son
« élégant », témoigne d’une audace inhabituelle. Il y a
intensité dramatique : exubérance sensorielle ampli-
en elle une part de folie comme le souligne Duras, qui
fiée par les hyperboles (« pléthoriques », « envahit »),
s’en étonne encore des années après, « folle de lire, voir,
violence des sensations qui prennent un caractère quasi
insolente, libre » (l. 23), folie suggérée par l’anacoluthe
hallucinatoire par le jeu des comparaisons. Ces notations
tout comme par l’incorrection de la ligne 18 (« difficile
sensorielles soulignent la sensualité rayonnante de la
à attraper le sens ») ; sa tenue est incongrue sur ce bac,
jeune fille et l’effet qu’elle engendre sur Lagrand, surpris
son chapeau d’homme transgresse le code vestimentaire,
et envoûté.
signalant son non-conformisme. Ses « souliers de bal »
(l. 11) usés jusqu’à la corde dénotent la pauvreté de sa 3. La place de la nature (question 3)
famille et connotent l’univers du conte (c’est Cendrillon La scène se déroule comme la majeure partie du roman
en Indochine). En s’éprenant d’un chinois, elle brise les en Guadeloupe, mais la Guadeloupe de Marie NDiaye
conventions de la société coloniale et provoque d’ailleurs ne correspond pas aux clichés exotiques. C’est une
la gêne du jeune homme et même un peu de « peur » Guadeloupe rêvée, onirique. La nature y est luxuriante
(l. 29). La traversée du fleuve souligne symboliquement mais en même temps souvent mystérieuse et inquiétante.
cette transgression des règles coloniales. La composi- La nature, dans ce passage, enveloppe le personnage.
tion cinématographique de la scène, l’écriture disloquée Son apparition est annoncée par l’odeur puissante des
qui rend la scène plus intense ajoutent à l’originalité de roses, un colibri précède la jeune fille, c’est ensuite « une
celle-ci. Telle qu’elle est rapportée, elle apparaît comme longue flamme échappée du jardin » (l. 6-7) qui entre
une réécriture du film que Jean-Jacques Annaud avait dans la pièce. Avec Rose-Marie, c’est la nature sauvage
consacré à L’Amant. et libre qui fait son entrée dans le monde clos, étouffant
et lourd de secrets de famille inavouables (Titi retient en
Texte 5 réalité sa mère Rosie enfermée chez lui). La jeune fille
apparaît comme une sorte d’incarnation de la terre gua-
Marie NDiaye, Rosie Carpe ❯ p. 442
deloupéenne, perçue d’abord à travers l’odeur des roses
1. Situation du texte qui émane d’elle (elle s’appelle d’ailleurs Rose-Marie).
L’extrait se situe à la fin du roman, vingt ans après Elle s’identifie par le biais d’une sensation tactile à la
les événements rapportés dans les chapitres précédents. « tiédeur profonde de terre ou de sable ». Elle participe
Vieillie, enlaidie, diminuée mentalement, Rosie a été des éléments : c’est une fille du feu (« longue flamme »,
recueillie par Titi, le fils qu’elle n’a su ni aimer ni élever. « incandescence en mouvement »), de l’air et de la terre.
Lagrand, son soupirant de toujours, se rend chez Titi
4. Une apparition surnaturelle (question 4)
pour la revoir. L’entretien est interrompu par une arrivée
Les romans de Marie NDiaye mêlent avec le plus grand
inopinée.
naturel réalisme et surnaturel comme en témoigne ce
2. Un récit sensoriel (questions 1 et 2) passage. L’entrée de Rose-Marie est traitée comme une
L’arrivée inopinée de Rosie est décrite en point de apparition (cf. « ce qui apparut », l. 6) extraordinaire,
vue interne à travers le personnage de Lagrand, ce qui féérique. Son caractère mystérieux est mis en évidence
• 184
par la construction du récit qui ménage la surprise. Ce parents mais ceux-ci lui témoignent leur indifférence.
n’est qu’au bout de treize lignes qu’on découvre la nature Miraculeusement rajeunis, les deux retraités vont avoir
de cette apparition et un peu après son identité. Le point à nouveau une descendance. La paradis guadeloupéen
de vue interne renforce cette impression de surnaturel s’avère un enfer.
en montrant l’émerveillement de Lagrand. L’arrivée de
Rose-Marie met en mouvement la nature, les roses « sem- Texte 6
blaient vouloir fuir le jardin » comme pour se porter à
Muriel Barbery, L’Élégance du hérisson ❯p. 443
sa rencontre. L’oiseau est « frémissant », tout se passe
comme si la jeune fille réveillait la nature ; les images Le succès inattendu de ce roman, dû essentiellement
(« longue flamme », « incandescence en mouvement ») au bouche à oreille, s’explique en partie par l’originalité
installent un climat surnaturel renforcé par l’emploi de la narratrice principale du récit (il y a une seconde
du terme « forme » (l. 7) pour désigner ce que perçoit narratrice, Paloma, une adolescente à la Zazie qui tient
Lagrand. La mention incongrue du colibri accentue son journal), une concierge mal embouchée, répondant
encore cette irréalité. au patronyme popularisé par la culture populaire, de
Madame Michel, propriétaire bien sûr aussi d’un chat.
La jeune fille semble disposer d’un pouvoir magique.
Laquelle s’avère être dès le début du roman une concierge
Sa vitalité, résumée par les trois adjectifs clôturant la
atypique, cultivée, éprise de musique classique et de
description « vigoureuse, allègre, féconde » (l. 12),
cinéma et fascinée par la culture japonaise – rappelons au
en font une sorte de divinité naturelle dont l’énergie
passage que Muriel Barbery vit au Japon.
est communicative : sa venue ranime la famille, brise
le silence oppressant, ramène la joie (l. 14-15). Rosie 1. Un titre insolite (question 1)
reprend vie auprès d’elle (« elle parut réchauffer sa peau Le titre frappe par son originalité fondée sur le rappro-
et ses os », l. 17-18). La formule inattendue « au contact chement oxymorique des mots « élégance et hérisson ».
de ce qu’elle voyait » (l. 18) souligne l’effet miraculeux Il résonne comme une affirmation paradoxale allant à l’en-
de Rose-Marie qui agit à distance. Plus encore, comme contre du sens commun. Il s’éclaire à la lecture à mesure
le montrent les propos de Rosie, Rose-Marie est une que le lecteur comprend qu’il désigne la concierge et narra-
véritable réincarnation de Rosie, plus jeune, plus belle, trice. Elle présente en effet de nombreux points communs
« toute fraîche » (l. 20). La dimension mythologique avec l’animal perceptibles dès cet extrait : comme lui, elle
s’inscrit dans le huis clos familial des Carpe. Rose- se « met en boule » facilement, au sens propre comme au
Marie est la demi-sœur de Rosie, son double aimé et figuré ; la concierge est un personnage solitaire qui vit à
non rejeté par sa mère. l’écart dans sa loge, piquante comme le hérisson car peu
aimable. Le Robert note le sens figuré du mot hérisson
5. Une famille décomposée (question 5)
« personne d’un caractère, d’un abord difficile ». Or notre
La réplique de Rosie jette un jour étrange sur la famille
concierge se hérisse au moindre mot de travers. On notera
Carpe : Diane, la mère de Rosie, est aussi celle de Rose-
que le mot est masculin et désigne pourtant un personnage
Marie, enfant qu’elle a eu tardivement avec Foret ;
féminin, mais « hérissonne » est rare, note le Robert.
symétriquement son mari a eu une fille avec la femme de
L’héroïne en outre présente plutôt des traits masculins. Il
Foret. Adultère, trahisons ponctuent la généalogie fami-
n’est pas d’éléments jusqu’à sa mort – elle est écrasée par
liale. Marie NDiaye n’hésite pas à prendre des libertés
une voiture – qui ne rappelle le destin du hérisson évoqué
avec la vraisemblance chronologique, la mère de Rosie
par Giraudoux cité dans Le Robert.
est enceinte alors qu’elle a largement dépassé l’âge d’être
féconde. Chronologie bousculée comme la généalogie 2. Autoportrait d’une concierge (questions 2 et 3)
familiale des Carpe : Rosie, Lisbeth et Rose-Marie sont Le roman s’ouvre sur un procédé stéréotypé du récit
demi-frère et sœurs mais la différence d’âge qui sépare réaliste, le portrait du héros, de pied en cap, physique et
Rosie de ces derniers est davantage celle qui sépare une moral. À la manière de Balzac, le personnage est replacé
mère de ses enfants. dans sa condition sociale (l. 1-2), sa localisation géo-
La famille, sa violence latente, ses généalogies aber- graphique (« 7 rue de Grenelle ») et son cadre matériel
rantes sont au cœur du roman. Rosie est la fille mal d’existence (« moi, calfeutrée dans mon antre »). Comme
aimée de ses parents. Montée à Paris pour poursuivre pour accentuer l’effet de réalité, il s’agit d’un autoportrait
ses études, abandonnée par ces derniers après avoir rédigé au présent.
échoué à ses examens, elle devient femme de ménage Muriel Barbery reprend donc tous les artifices du
dans un hôtel de la banlieue parisienne. Enceinte de récit réaliste en s’emparant notamment d’un personnage
son patron, elle a un fils, Titi, chétif, maladif qu’elle caractéristique du roman du XIXe siècle et de la culture
n’aime pas. Elle part pour la Guadeloupe dans l’espoir populaire, la concierge. Elle en reprend les traits les plus
de retrouver son frère Lazare auquel l’unit un lien quasi stéréotypés : la laideur (« je suis petite, laide, grassouil-
incestueux, mais celui-ci est devenu une fripouille lette… »), l’odeur sui generis, la difformité (les « oignons
compromis dans le meurtre d’un touriste. Lagrand rem- aux pieds »), le mauvais goût (« les coussins recouverts
placera ce frère indifférent, la protègera et l’aimera d’un de taies au crochet », l. 17) et l’inévitable chat pour com-
amour sans retour. En Guadeloupe, elle retrouve ses pléter la panoplie. On pense au portrait de Mme Vauquer,
185 •
la tenancière de la pension du même nom dans Le Père Texte 7
Goriot. J.-M. G. le Clézio, Ritournelle de la faim ❯ p. 444
Mais d’emblée, l’autoportrait prend ses distances 1. Situation du texte
avec le code de la représentation réaliste. Celle-ci est Le Clézio s’est inspiré de sa mère Simone pour brosser
contestée de l’intérieur par Renée elle-même. Déjà par
le portrait de son héroïne Ethel Brun. Elle est la vraie
le fait que celle-ci prend la parole et assume le récit,
destinataire de la dernière phrase du roman rédigée en
avouant avec une franchise crue qu’elle a une « haleine
forme de dédicace : « J’ai écrit cette histoire en mémoire
de mammouth » et correspond en tous points à l’image
d’une jeune fille qui fut malgré elle une héroïne à vingt
de la concierge « vieille, laide et revêche » (l. 14-15). Au
ans. » Le roman s’ouvre sur l’exposition coloniale de
passage, elle manifeste son mauvais esprit en épinglant
1931 alors qu’Ethel a dix ans, et s’achève aujourd’hui, au
le manque d’imagination des résidents de l’immeuble
moment où le narrateur Le Clézio revient sur les lieux où
(l. 23), le préjugé commun qui veut qu’une concierge soit
vécut Ethel. Commencé dans le quartier Montparnasse,
conforme à un certain nombre de clichés (l. 11-17). La
le roman s’achève sur l’emplacement du Vel d’hiv de
critique se fait virulente avec l’expression « firmament
sinistre mémoire.
imbécile » (l. 15-16). C’est une concierge sociologue
qui se dévoile ainsi dès le début du livre. Elle analyse sa 2. Le jeu des temps (question 1)
situation – « on me tolère parce que » (l. 11) –, recourt L’extrait s’ouvre sur un futur antérieur qui insiste sur le
à des termes de sociologie sortis tout droit de l’œuvre caractère accompli des événements, le narrateur évoque
de Bourdieu (« croyance sociale », « paradigme »), un monde définitivement disparu. Deux futurs histo-
d’autant plus surprenants qu’ils sont employés par une riques vont se succéder (« essaiera », « fera ressortir »,
concierge et contrastent avec le registre familier, voire l. 1-3) utilisés par un narrateur omniscient qui raconte
cru, du langage de Renée. Enfin, ses goûts esthétiques longtemps après. On proposera à l’élève de transposer au
vont à l’encontre de l’opinion reçue : René écoute de plus-que-parfait et imparfait les temps employés par le
la musique classique, regarde des films d’art et d’essai, romancier et de justifier l’intérêt du choix effectué par ce
autant de pratiques culturelles caractéristiques des dernier : d’une part, souligner le contraste entre le présent
classes intellectuelles et supérieures. Bref, le portrait devenu silencieux et mort, et le passé bruyant et vivant
amusant d’une anti-concierge, esthète et « élégante », des après-midi dominicaux ; d’autre part, insister sur les
comme le souligne son intérêt pour le très esthétisant efforts d’Ethel et sa capacité à faire revivre ces moments
film de Visconti Mort à Venise. heureux.
3. Une concierge subversive (question 4) Le verbe « sombrer » est central, il est employé trois
Le regard de René sur l’humanité est sans complai- fois (l. 1, 13, 26). Il met en place dès la première ligne
sance : elle endure le mépris de ses semblables et le leur l’image récurrente du naufrage, de l’engloutissement.
rend bien. Elle se montre « revêche », s’avoue « rarement Sans doute faut-il y entendre aussi « ombre » et par là une
aimable » (l. 9). Elle préfère la compagnie de son chat, la connotation crépusculaire.
solitude de « la pièce du fond » « où [elle] passe le plus
3. D’une époque l’autre (question 2)
clair de [s]es heures de loisir », la musique et le cinéma.
On peut distinguer plusieurs époques dans l’extrait :
« Nous ne faisons guère d’efforts pour nous intégrer à la
l’époque où Ethel se souvient, les après-midis heureux
ronde de nos semblables », confie-t-elle (l. 9).
d’autrefois. Au cours de cette plongée dans le passé,
Barbery campe un personnage solitaire, misanthrope, on glisse d’une époque à une autre par l’intermédiaire
un Alceste moderne doté des lunettes du sociologue. d’Ethel. On passe ainsi des efforts de la jeune fille pour
Ressentant avec amertume sa condition sociale, l’infé- se souvenir (l. 1) à l’évocation, au moyen des imparfaits
riorité à laquelle elle est cantonnée, elle cherche à s’en d’habitude, des après-midis dominicaux, « Ethel atten-
émanciper en jouant un double jeu. Elle a aménagé dait » (l. 7) puis Ethel remonte encore plus avant dans
dans sa loge une pièce secrète, son « antre » (l. 24), sa le passé, comme le montre le plus-que-parfait, et se sou-
« cachette » (l. 32), qui lui sert de refuge où, comme elle vient des rares apparitions de « la belle Maude » (l. 16).
l’écrit, elle est « protégée des bruits et des odeurs que sa Enfin, toujours par le truchement de la conscience d’Ethel
condition (lui) impose » (l. 19). Elle a deux télévisions, (« Ethel avait compris très tôt », l. 22-23), on remonte
l’une toujours allumée pour duper les résidents, l’autre
jusqu’avant la naissance de celle-ci. Le récit épouse donc
sur laquelle elle regarde les chefs-d’œuvre du cinéma.
les oscillations de la mémoire, mêlant les époques, réalité
Personnage double donc qui joue, voire surjoue, le
retrouvée et rêverie introduite par la formule « et elle
rôle que la comédie sociale lui assigne, celle de « La
pouvait imaginer » (l. 11-15).
Concierge », dont elle incarne jusqu’au bout des ongles
l’essence, l’archétype, et qui, en même temps, connaît 3. « La belle Maude » (question 3)
une autre vie, une « félicité » que lui procure l’art. L’apparition de « la belle Maude » est préparée par
Dénonciation de préjugés sociaux qui naturalisent la une rêverie d’Ethel engendrée par la musique qui fait
condition sociale, ce portrait corrosif est en même temps surgir le paysage paradisiaque et baudelairien de l’île
une exaltation de l’art. Maurice (cf. Les Fleurs du mal, « Parfum exotique »).
• 186
L’adjectif « fantôme » annonce l’entrée en scène théâ- le temps et la mer : même puissance, même violence
trale de Maude : celle-ci se fait rare, « une ou deux fois » destructrice, même pouvoir d’oubli.
(l. 16). Son entrée est une « apparition » lui conférant L’image s’inscrit dans le pessimisme de Le Clézio
une dimension fantomatique et magique, sa tenue est qui raconte dans son roman la disparition d’un monde
étudiée : éclat, mystère (pléonasme expressif « noir de à travers les épreuves d’une famille déchirée par ses
nuit »), préciosité, richesse mise en valeur par la récur- conflits internes et broyée par une histoire tragique, qui
rence sonore (« or »/« ol »), sensualité de « l’opulente va de l’entre-deux-guerres, et la montée des fascismes
chevelure rousse », exotisme (« créoles d’or »). Mais et de l’antisémitisme, jusqu’au lendemain de la Seconde
une réserve vient discréditer le personnage : les « petites Guerre mondiale.
pinces » destinées à tirer la peau du visage et qui viennent
rappeler que « la belle Maude » n’est qu’une apparition »
factice, illusoire, soumise au vieillissement. Le person- Texte 8
nage est associé à l’exotisme, à l’île Maurice, d’où le Houellebecq, La Carte et le Territoire ❯ p. 445
père d’Ethel est originaire (comme d’ailleurs la famille 1. Situation du texte
de l’auteur). Maude est une incarnation de ce paradis Prix Goncourt 2010, La Carte et le Territoire est une
perdu. œuvre beaucoup moins polémique et crue que les pré-
4. Le rôle de la musique (question 4) cédentes qui avaient fait scandale. Rédigé à la troisième
Les après-midis sont placés sous le signe de la musique. personne, le roman a pour personnage principal Jed
Celle-ci rassemble une famille éprouvée par les disputes Martin, photographe et peintre à succès. Houellebecq se
et la mésentente conjugale. Alexandre, le père d’Ethel, met ouvertement en scène sous sa propre identité. Son
a instauré un rite « les instants musicaux ». Ethel les vit personnage vit en effet comme lui, retiré en Irlande à
comme des « parenthèses », moments hors du temps l’écart du milieu littéraire. Dans cet extrait dont il est le
au cours desquels le père et la fille communient dans la personnage central, il se lance, sous l’effet de l’alcool,
musique. La voix du père enclenche la rêverie, le chant dans une longue tirade qui constitue un éloge inattendu de
est l’occasion d’un voyage dans l’espace et le temps : trois marques de consommation. Comme toujours chez
par l’imagination, l’adolescente effectue un retour à Houellebecq, les propos du personnage ont plusieurs
« l’île des origines » dans une synesthésie toute baude- lectures et l’éloge tient ici par moments de l’éloge para-
lairienne. Le passage des lignes 9 à 13 apparaît comme doxal. On veillera à ce que l’élève ne prenne pas au pied
une réécriture de « Parfum exotique ». On pense aussi de la lettre l’hommage rendu aux marques citées.
à ce vers de Baudelaire dans « La Musique » et inspirée 2. Houellebecq tel qu’en lui-même (question 1)
par l’opéra de Wagner : « La musique souvent me prend Houellebecq joue de l’effet de surprise sur son lecteur
comme une mer ». Sensations tactiles du « balancement » par l’emploi insolite de son nom pour désigner son
et du vent (« alizés »), sensations auditives (« bruit de la personnage, brouillant ainsi les frontières ordinaires du
mer », « chant » des oiseaux, « cloche » du vaisseau) : la romanesque et de l’autobiographie. Le nom propre non
musique ici abolit le temps et l’espace et réconcilie. Grâce accompagné du prénom installe ici une distance dans
à elle, la famille retrouve pour un temps son harmonie. laquelle se glisse l’ironie. Le narrateur distille les indi-
À l’inverse, le silence est synonyme de mort. Ce dont cateurs de jugement qui mêlent moquerie (comparaison
se souvient d’abord Ethel, ce sont des bruits (« le bruit de la ligne 1, adjectif « naïve » de la ligne 4), mais
de ces réunions », « les exclamations », « leurs rires », aussi sympathie : la voix de Houellebecq est « douce »,
« le tintement », l. 3-4, etc.). La mémoire auditive fait « profonde » (l. 4). L’évocation vire au burlesque. Le
resurgir le passé au sein du « silence du présent » (l. 2). personnage est « probablement ivre ». Il a du mal à se
5. Naufrage et histoire (questions 5 et 6) tenir en équilibre, il se met à « pleurer […] à grosses
La métaphore filée de la mer se met en place dès la gouttes » (l. 18) au souvenir des produits qui ont fait
première ligne avec le verbe « sombrer », le terme est son bonheur ; l’exagération de l’éloge de ces derniers
associé à l’indéfini « tout », « quand tout aura sombré » accentue le ridicule. On relèvera les nombreuses hyper-
(l. 1). D’emblée, l’image du naufrage est associée au boles : « produits parfaits » (l. 5), « relation parfaite et
temps. Le narrateur évoque la fin d’une époque, le nau- fidèle » (l. 9), « c’est peu mais c’est beaucoup » (l. 12),
frage d’un monde. Il ranime une métaphore lexicalisée « la plus belle parka jamais fabriquée » (l. 16). Auto-
devenue banale en plaçant l’extrait sous la menace et la ironie donc, mais dans les limites du raisonnable : d’une
hantise de l’engloutissement qui est une image concrète part, Houellebecq-écrivain donne longuement la parole
et dramatique de l’oubli. L’allusion au prélude de à Houellebecq-personnage – le texte est constitué d’une
Debussy orchestre le leitmotiv du naufrage et la fin du longue tirade au style direct précédée d’une brève intro-
texte reprend l’image de façon un peu appuyée : cette fois, duction de récit et à peine entrecoupée par un nouveau et
c’est le « navire du mariage » qui risque de « sombrer », bref fragment narratif (l. 17-18) ; d’autre part, il en fait
les infidélités d’Alexandre ayant fait « des vagues » au le porte-parole de ses propres thèses, mais la lourdeur
sein du couple. La phrase « puis le temps avait tout recou- du message didactique est évitée par la mise en scène
vert d’huile » (l. 26-27) vient rappeler l’analogie entre burlesque.
187 •
Que dire de cette mise en scène de soi ? Narcissime, imparfait) qui évoquent un monde disparu. L’antithèse
haine de soi, simple jeu ? Houellebecq se dédouble au espèces animales/produits (l. 19-22) vient souligner le
cours du roman. Il est à la fois le peintre Jed Martin et sort périssable fait aux objets et l’opposition entre la
Houellebecq lui-même. Poussant le procédé jusqu’à nature soumise à une temporalité lente et un monde social
mettre en scène sa propre mort, assassiné et démembré ! fondé sur la rapidité et l’éphémère. La satire sonne
Indépendamment de la mise en scène de soi placée sous juste, dénonçant la dictature du nouveau et illustrant
le signe de l’auto-dérision, la scène est une illustration le pessimisme de l’auteur.
du procédé du name dropping abondamment utilisé par On lira avec plaisir une savoureuse parodie des tics
Houellebecq. Rappelons que le procédé consiste à citer houellebecquiens, La Tarte et le Suppositoire, de Michel
des noms propres de personnalités ou de marques comme Ouellebeure (édition De Fallois).
ici, au sein de la fiction. À ce titre, le roman est un festi-
val qui fait défiler écrivains et personnalités médiatiques
◗ Histoire des arts
comme Frédéric Beigbeder, Claire Chazal, Julien Lepers
ou Jean-Pierre Pernaut. Retours à l’ordre ❯ p. 449-450
191 •
H éritages et dialogues :
Partie
5 Renaissance et humanisme/
réécritures et recréations
Chapitre
◗ Document d’ouverture « Moïse et les Prophètes, les apôtres et les autres messa-
Raphaël (1483-1520), L’École d’Athènes gers, vrais et authentiques [c’est nous qui soulignons],
(1509-1510), Rome, Palais du Vatican, de l’Évangile » (l. 14-15). Il s’agit de montrer ici le retour
Chambre des signatures. aux textes sacrés eux-mêmes et non aux commenta-
teurs, comme le souligne aussi l’expression « et même
Antiquité et Renaissance (questions 1 et 2) dans toutes les langues » (l. 15) : allusion probable aux
Il sera facile d’identifier les nombreux personnages de traductions d’Érasme et de Lefebvre d’Étaples pour la
la fresque en se référant aux multiples sites qui l’étudient. France, entre autres. On se référera pour plus de détails à
L’essentiel est de noter : l’Évangélisme, ce mouvement propre au premier huma-
– la coexistence et l’amalgame, parfois, de personnages nisme, qui voulait un retour aux sources de la foi, donc
anciens et modernes : Platon sous les traits de Vinci aux textes, débarrassée de toutes les croyances jugées
(hypothèse controversée), Héraclite sous ceux de Michel- obscurantistes. Il ne devait pas survivre aux épisodes de
Ange… La référence, par conséquent à l’Antiquité la Réforme, et surtout de ses conséquences, les guerres
retrouvée ; de Religion.
– le caractère synthétique et symbolique de l’œuvre, qui
rassemble tous les savoirs et leurs représentants majeurs 3. Un bouleversement du savoir (questions 2, 3 et 4)
en une seule représentation ; La thèse soutenue par l’auteur est évidemment celle
– la scène centrale entre Platon et Aristote, tenant chacun d’un accroissement extraordinaire, tant quantita-
un de leurs ouvrages, l’un montrant la terre, l’autre le tif que qualitatif, des connaissances (passage des
ciel : harmonie/confrontation entre deux philosophies sur « ténèbres » à la « lumière », l. 9-10).
la connaissance du monde, du terrestre et du divin ; Il commence par souligner les progrès accomplis dans
– le décor qui fait référence à l’architecture renaissante. la compréhension des langues anciennes : en premier lieu
le latin jusque-là mal maîtrisé et à présent devenu langue
Texte 1 courante, puis le grec, quasi inconnu jadis et maintenant
Pierre de la Ramée, De l’étude bien étudié par les « maîtres ».
de la philosophie ❯ p. 468 Il évoque ensuite les différents domaines du savoir
1. Situation du texte concernés par ces évolutions : la grammaire, la philo-
Écrit à la fin du premier humanisme « militant » en sophie, la médecine, la théologie (« union des lettres et
France, au milieu du XVIe siècle, ce texte dresse un bilan de la science », l. 4). Le relevé des auteurs grecs et latins
de la période écoulée. Il embrasse d’un vaste coup d’œil permet de montrer qu’ils ne sont pas énumérés au hasard,
les progrès accomplis depuis un siècle en Europe dans le mais en suivant les catégories précédemment évoquées
domaine du savoir et permet de constater que les contem- pour les auteurs médiévaux.
porains étaient parfaitement conscients de la rupture Dans les deux cas, l’Antiquité joue un rôle décisif :
qu’ils pensaient avoir accomplie depuis un siècle, en c’est la redécouverte des langues et des penseurs anciens
des termes qui annoncent déjà les « Lumières ». qui a permis ce changement.
2. Changement des références et retour aux sources 4. Une rhétorique au service de l’enthousiasme
(questions 1 et 4) L’extrait use largement des procédés de l’art ora-
Le relevé des noms cités permet tout d’abord de toire hérités de l’Antiquité. Il débute par une invitation,
montrer que l’auteur oppose les autorités intellectuelles « Évoquons… », qui rappelle la captatio benevolentiae
de la scolastique médiévale (Villedieu, Scot, les Arabes) des Latins et, en même temps, concrétise pour le lecteur
aux références gréco-latines, plus nombreuses, qui vien- l’hypothèse de l’auteur. Il expose ensuite ses arguments
nent les supplanter. Pour ce qui concerne les questions en périodes de plus en plus amples, commandées par une
religieuses, on remarquera l’opposition entre l’expression même antithèse répétée, « il comprenait/il comprendra »,
méprisante « des gens sortis je ne sais d’où » (l. 12) et qui oppose passé et présent.
201 •
Au plan lexical, l’opposition est reprise par le couple 4. Le rôle des femmes (question 3)
ténèbres/lumière, déjà mentionnée (l. 9-10) et amplifiée Le rôle des femmes est évoqué rapidement aux lignes 8
par la grande comparaison finale entre les « entrailles » à 10. On voit que Gargantua leur attribue un rôle d’inci-
de la terre et « le ciel, le soleil, la lune et les étoiles » tation. C’est à elles qu’il doit d’avoir appris le grec et
(l. 16-17). De multiples connotations l’accompagnent : le progressé dans ses connaissances. On pourra souligner ici
haut et le bas, le terrestre et le divin… avec peut-être une le rôle des Cours, d’abord en Italie, puis en France (celle de
allusion à la nouvelle cosmologie copernicienne. Marguerite de Navarre, par exemple) où règnent les femmes.
Cet arsenal rhétorique est mis au service d’un enthou- Le Livre du courtisan de Balthazar Castiglione (1529), qui
siasme qui se traduit notamment par l’emploi de termes à fut le livre de référence en ce domaine, permet de mesurer
forte intensité sémantique, « stupéfait et foudroyé » (l. 5), cette influence dans l’éducation du parfait gentilhomme :
« étonnant » (l. 16) et le recours à des tournures excla- il n’est pas, ou plus, seulement un guerrier, il doit être aussi
matives (l. 2) et faussement interrogatives à des endroits un homme cultivé et raffiné, capable de briller par les quali-
charnières dans la progression de la démonstration (l. 4-5, tés de son esprit dans l’art de la conversation.
l. 9-10) 5. Critique de l’Antiquité classique (question 5)
Le texte de Gracq s’en prend plus particulièrement à la
Texte 2 période romaine de l’art antique (cf. les dates qu’il fournit
François Rabelais, Pantagruel ❯ p. 469 aux lignes 13-14), dans laquelle il ne voit que « récidives
mécaniques » et absence d’imagination. On pourra donc
1. Situation du texte souligner qu’il rejette avant tout les « copies » antiques et
Le passage se situe au chapitre VIII du livre. Pantagruel, non l’ensemble des œuvres de l’Antiquité. Néanmoins,
dont ont été précisées les origines et la généalogie, vient la critique de l’imitation servile qu’il contient et la dis-
d’arriver à Paris, après un voyage à travers la France. tinction implicite entre les originaux et les reproductions
Son père lui écrit pour l’inciter à l’étude dans cette ville montrent un rapport distancié, bien éloigné de l’enthou-
devenue un haut lieu de la culture humaniste. siasme des humanistes et des artistes du XVIe siècle pour
2. L’extension du savoir (question 1) l’Antiquité en général.
Le premier paragraphe met l’accent sur la facilité L’itinéraire de Gracq, en particulier ses liens avec le
d’accès à l’étude et la prolifération des connais- romantisme et le surréalisme, permettra de mieux com-
sances. Non seulement, comme La Ramée (voir texte prendre ses réticences à l’égard d’une esthétique éloignée
précédent), il mesure la distance entre l’époque pré- de la sienne.
sente et celle de sa jeunesse, mais il n’hésite pas non
plus à affirmer sa supériorité sur l’Antiquité (l. 2-3).
Texte 3
Il souligne également l’élargissement du savoir à des
catégories sociales populaires : « bourreaux » (l. 5), Jean de Léry, Histoire d’un voyage
« palefreniers » (l. 6), voire marginales ou hors-la-loi : en terre de Brésil ❯ p. 471
« brigands », « mercenaires » (l. 5-6). On comparera 1. Situation du texte
avec Brecht, qui place des observations similaires dans Dans son récit, l’auteur alterne les chapitres relatant
la bouche de Galilée (voir manuel, page 480, l. 12-15). la chronologie des événements et ceux qui présentent de
Le même optimisme résonne dans ces différents textes, manière synthétique les mœurs des Indiens ou la descrip-
exprimant une espérance en un progrès par la connais- tion du pays. Le chapitre XV est entièrement consacré
sance et la science. à la question de l’anthropophagie. Il se présente comme
3. De nouveaux domaines de connaissance une suite de cas observés par l’auteur ou qui lui ont été
(questions 2 et 4) relatés. Il s’attache avant tout à décrire avec minutie la
Le début de la lettre montre que Gargantua a appris le manière de procéder des peuples autochtones, comme le
grec, encore peu pratiqué, dans sa jeunesse et qu’il prend ferait un ethnographe, ce qui explique l’admiration de
plaisir à lire les auteurs ayant écrit dans cette langue. On Lévi-Strauss pour ce livre.
retrouve ici une information déjà donnée par La Ramée : Fasciné par cette pratique, il s’efforce aussi d’en pénétrer
l’importance du grec dans la culture humaniste. la signification, avec d’autant plus d’intérêt que, au moment
Le programme d’étude qu’il trace ensuite pour son où il écrit son livre, il a eu connaissance de cas d’anthro-
fils (fin du texte) montre l’appétit de savoir de l’époque, pophagie en France, pendant les guerres de Religion. Cette
puisqu’il se veut quasi exhaustif au moins dans le domaine question renvoie en outre à un débat purement théologique
des langues. Le gigantisme que Rabelais prête à ses héros entre catholiques et protestants sur la présence réelle ou
prend évidemment ici une dimension symbolique : la symbolique du corps du Christ dans la communion. On
boulimie de connaissances est à l’échelle de leur taille. rappellera que Léry était protestant et pasteur.
L’Antiquité y joue un rôle essentiel : elle fournit le 2. Les Indiens au combat (questions 1 et 2)
socle culturel, et ses œuvres servent de modèles à étudier La description du combat fait apparaître l’opiniâtreté
et imiter (l. 20-21). et l’obstination des Indiens, prêts à mourir plutôt qu’à
• 202
s’avouer vaincus (l. 8). La résistance opposée par les peut se concilier avec l’idée de lutte à mort que nous
Portugais, qui leur causent de lourdes pertes, ne les avons dégagée du texte de Léry : à combat sans merci,
dissuade pas de renoncer au combat, bien au contraire. victoire totale, sans limites. En revanche, elle s’écarte de
Ce trait est à mettre en rapport avec la fin de l’extrait : celle de Rufin : pas trace ici de rapport au jeu des forces
il révèle leur absence de toute crainte à l’égard de la de la nature.
mort et leur sens propre de l’honneur et du courage.
2. Qui sont les barbares ? (questions 2, 3 et 4)
La cruauté apparaît dans le traitement qu’ils infligent Montaigne, après avoir décrit les pratiques anthropo-
à leurs adversaires une fois qu’ils les ont capturés. Mais phagiques, introduit un parallèle avec la manière de faire
elle paraît relever pour eux d’un traitement normal, d’un des Portugais. Cela lui permet une de ces comparaisons
code tacite qu’ils acceptent et dont ils s’étonnent qu’il qu’il affectionne, entre mœurs de différentes époques
soit ignoré des Portugais (l. 17 à 19). On en trouvera des et de différents lieux, afin d’en souligner la relativité.
explicitations plus précises dans les textes de Montaigne Habituellement, Montaigne se réfère pour cela à des
et de Rufin, avec les points de vue respectifs des auteurs. exemples empruntés à l’Antiquité, mais le cas des peuples
3. L’anthropophagie (questions 3 et 4) nouvellement découverts lui donne l’occasion d’aller
L’étonnement des Indiens, face aux plaintes de leurs plus loin dans sa réflexion. C’est en effet à une véritable
prisonniers, semble bien relever de leur conception dif- analyse des notions de culture (le mot est évidemment
férente du courage. C’est l’absence totale de crainte face anachronique) et de barbarie qu’il se livre ici. En amor-
à la douleur et à la mort qui la caractérise et non la seule çant le parallèle avec les comportements des Européens,
capacité à se battre avec bravoure. C’est la dissociation il va pouvoir remettre en question leur légitimité.
des deux attitudes qui les choque dans le comportement Montaigne souligne que les Indiens vont progressi-
de leurs prisonniers européens. vement adopter les châtiments utilisés par les Portugais
Le texte de J.-C Rufin explicite ce point en montrant parce qu’ils voient en ces derniers des « plus grands
qu’une fois vaincus, les Indiens doivent accepter la mort maîtres qu’eux en toute sorte de malice » (l. 15-16). Il
et, en l’attendant, continuer à défier leurs adversaires pour conduit sa comparaison à partir du postulat que la supé-
montrer leur courage (l. 12 à 23). Il s’agit bien d’un défi riorité des occidentaux sur les Indiens tient à leur plus
face à la mort, et pas seulement face à un adversaire. Le grand vice. C’est une thèse qu’il défendra longuement
combat est bien une lutte « à mort » entre deux puissances, dans son autre grand essai sur les Indiens (Des Coches,
sans médiation ni négociation possibles. livre III) au nom de notre plus grand éloignement de la
nature. Il suffit dès lors de montrer en quoi les façons de
Même si le texte de Léry ne le dit pas explicitement, procéder des Portugais sont plus cruelles que celles des
contrairement à celui de Rufin, l’anthropophagie peut Indiens en les comparant point par point (l. 20-26).
se comprendre comme une volonté de s’approprier la
puissance de l’adversaire. Elle renvoie à une conception La conclusion s’impose rapidement : la barbarie n’est
du monde où tout est régi par le jeu de forces naturelles pas là où l’on pense, et Montaigne reprend ici l’un de ses
qui s’échangent dans un incessant mouvement (l. 7-8 du thèmes favoris : on appelle « barbarie » ce qui n’appar-
texte de Rufin, manuel p. 474). tient pas à nos mœurs, celle-ci résulte d’un aveuglement
à l’égard de nos propres pratiques.
EXPRESSION ÉCRITE. Écriture d’invention Le raisonnement s’achève par une extension du pro-
Le développement pourra précisément expliciter blème au cas de la France avec la circonstance aggravante
l’étonnement des Indiens en s’appuyant sur ces deux du prétexte religieux donné à ces agissements.
conceptions différentes du courage. On pourra aussi lire
d’autres passages du chapitre XV, ce qui permettra de 3. Deux regards différents (question 5)
prendre une vue plus large de la manière dont il comprend La comparaison entre Léry et Montaigne fait apparaître
l’anthropophagie. des divergences sensibles. Le regard de Léry est celui
d’un témoin oculaire, ou du moins proche des faits qu’il
relate. Il est surtout soucieux de décrire ce qu’il voit, et il
Texte 4 s’intéresse principalement aux Indiens, dont il observe les
Montaigne, Essais ❯ p. 472 pratiques en s’efforçant d’en rendre compte le plus préci-
1. L’anthropophagie : une forme de vengeance sément possible. C’est sur les conceptions différentes du
(question 1) courage et du rapport à la mort qu’il insiste.
Montaigne suit d’assez près la description que fait Léry En revanche, Montaigne est un observateur lointain,
au chapitre XV du rituel qui précède la consommation qui intègre les récits qu’il a lus dans une réflexion plus
de la chair humaine, reprenant notamment le traitement large où il s’agit de comparer des pratiques culturelles
réservé aux prisonniers, la manière de les tuer, le partage différentes. Pour reprendre un terme moderne, il cherche
des parties du corps entre les membres du groupe (Rufin à dénoncer l’ethnocentrisme d’un regard superficiel
fera de même dans son récit). Il insiste sur le fait qu’il ne qui condamnerait sans analyse des comportements qui
s’agit pas d’un acte de nutrition, mais d’un geste symbo- nous sont étrangers. Il songe moins à décrire qu’à
lique d’« extrême vengeance » (l. 9). Cette interprétation comprendre.
203 •
En usant d’un vocabulaire contemporain, et en prenant d’autres passages du chapitre XV. Il reprend notamment
les précautions qu’exige la distance entre notre époque le rapport particulier des Indiens à la mort qui les attend,
et le XVIe siècle, on pourrait dire que Léry a plutôt le à leur conception du courage et de l’honneur (l. 12 à 23).
regard d’un ethnographe et Montaigne celui d’un Comme nous l’avons dit précédemment, il y a également
anthropologue. une compatibilité entre l’explication donnée par Pay-Lo
(l. 7 à 11) et le récit plus implicite de Léry concernant le
4. La sympathie de l’ethnologue (question 6)
sens de l’anthropophagie : assimilation de la puissance
La description de Lévi-Strauss permet de mettre
de l’ennemi. Néanmoins, le texte de Rufin prend aussi en
dans une perspective temporelle la perception de Léry
compte une explication de type ethnologique comme la
et Montaigne. Elle explique tout d’abord ce que sont
notion d’« échanges de forces » entre l’agonie et la nais-
devenus les peuples autochtones du Brésil, réduits à un
sance, dont on peut penser qu’elle est anachronique dans
dénuement quasi total (l. 11) L’Occidental n’est plus ici
la bouche d’un homme du XVIe siècle. Sa compréhension
dans une situation de découverte et de confrontation avec
est plus théorisée, réfléchie, que ne peut l’être celle de
une nouvelle humanité, il est plutôt le spectateur d’un
peuple menacé de disparition, même si cela n’est pas dit Léry ; elle se nourrit d’un approfondissement dans la
explicitement : « angoisse » et « pitié » sont les deux compréhension de l’humanisme, fruit des siècles qui le
sentiments dominants (l. 10) bien éloignés de ceux de séparent de Léry.
Léry ou Montaigne. 4. Un humaniste du XXIe siècle (questions 4 et 5)
En revanche, le point commun important que l’on peut Le personnage de Pay-Lo imaginé par l’auteur est le
remarquer entre les trois textes est la référence à l’hu- biais romanesque par lequel Rufin introduit le regard de
manité vivante, qui prend singulièrement dans le cas de l’homme contemporain. S’il fait preuve de compréhen-
Lévi-Strauss la forme de la sympathie, et que l’on peut sion à l’égard de coutumes qui lui sont étrangères, il se
juger surprenante de la part de l’ethnologue. Ce n’est pas refuse pourtant à les adopter. Il maintient ainsi l’équilibre
le regard objectif d’un spectateur neutre, mais la vision entre le souci de ne pas condamner l’autre et celui de ne pas
chaleureuse d’un homme pour d’autres hommes, au-delà renoncer à sa propre culture. Il incarne précisément une
de ce qui les sépare. forme d’humanisme qui accueille l’altérité sans renoncer
à son identité : leçon de tolérance que l’on pourra com-
parer avec certains passages de Lévi-Strauss (dans Race
Texte 5
et Histoire par exemple) sur l’unité et la diversité de la
Jean-Christophe Rufin, Rouge Brésil ❯ p. 474-475 notion d’humanité, la difficile compatibilité entre l’idée
1. Situation du texte d’universalité et celle de particularité culturelle. Toutes
Le passage se situe vers la fin du roman. La jeune ces questions restent d’une brûlante actualité, si on les
Colombe a fui le camp des Français pour trouver refuge étend à d’autres pratiques que l’anthropophagie.
auprès des Indiens, notamment des femmes qui l’ont 5. Entre réalisme et naïveté (question 6)
adoptée comme l’une des leurs. La vie au contact de la L’illustration proposée s’efforce de suivre assez fidè-
nature l’a séduite, mais elle a découvert l’anthropophagie lement le texte de Léry relatif à la manière de cuire les
de ses nouveaux amis. Elle se confie alors à Pay-Lo, un corps (le boucanage), qu’il décrit minutieusement, et aux
Français qui partage depuis très longtemps la vie des
comportements des protagonistes (hommes et femmes).
Indiens, pour tenter de comprendre.
En revanche, la représentation des Indiens et l’accen-
2. Le maître et l’élève (question 1) tuation des postures et des gestes relèvent d’une imagerie
Le dialogue passe par différentes phases introduites par simplifiée, voire simpliste, qui donne une tonalité théâ-
quelques brèves notations narratives qui en soulignent trale et naïve à la scène.
la progression. C’est d’abord l’inquiétude et le dégoût,
puis une curiosité grandissante qui pousse la jeune fille EXPRESSION ÉCRITE Écriture d’invention
à connaître certains détails, comme les raisons de la L’explication fournie par Pay-Lo prendra en compte
passivité des prisonniers (l. 12), jusqu’à la fascination les éléments dégagés en lecture : capacité à comprendre
(l. 24) qui lui fait « désirer avidement de tout savoir » et l’autre sans se confondre avec lui, différences de culture
le doute final sur l’attitude de son interlocuteur. Il s’agit et de valeurs, conceptions différentes de l’humain, etc. En
d’un dialogue où la jeune fille est progressivement ins- prolongement, on pourra faire lire et commenter dans le
truite d’une pratique rituelle qu’elle juge initialement roman la scène de la mort de Pay-Lo, où le personnage
barbare par un maître qui, sans la faire sienne, tente de lui agonisant parvient à convaincre les Indiens de laisser la
expliquer sa raison d’être : une leçon de sagesse et de vie vie sauve à l’un de leurs prisonniers.
d’un vieillard à une jeune disciple.
3. Pourquoi l’anthropophagie ? (questions 2 et 3) Texte 6
Le texte de Rufin doit beaucoup à celui de Léry, y Copernic, Des Révolutions des orbes célestes❯ p. 476
compris dans les descriptions détaillées du rituel, qui ne Le texte publié après la mort de l’auteur devait
figurent pas dans l’extrait de Léry retenu ici mais dans connaître un énorme retentissement dans la pensée
• 204
occidentale. L’extrait choisi est celui où Copernic très libre d’un ensemble de planètes dans un ciel noc-
expose l’essentiel de sa théorie, qu’il s’efforce d’étayer turne. On le rapprochera de certains schémas du système
dans le reste de l’ouvrage. solaire pris dans un livre d’astronomie, pour en montrer
à la fois les analogies et les différences. Cela permettra
1. Contre le géocentrisme (question 1)
de conduire une réflexion sur les représentations à
L’argumentation de Copernic repose sur l’idée que les
thèses géocentristes ne peuvent rendre compte du mouve- caractère scientifique et celles à valeur esthétique. Le
ment des planètes qu’au prix d’hypothèses nombreuses et rapprochement avec le texte de Copernic pourra porter
compliquées (l. 8-10). Il lui oppose la simplicité de la également sur ce point, puisqu’il entretient une relation
nature et l’idée que rien en elle n’est superflu (l. 10-11). ambivalente, scientifique et esthétique, avec le Soleil.
À cela viennent s’ajouter les arguments mathématiques La comparaison avec le texte de Bruno s’attache davan-
que l’auteur se propose de donner par la suite (l. 13-14) tage à la question de la représentation de l’espace. Les
cercles de Kandinsky flottent dans un espace indéterminé
2. La démarche scientifique (question 2 et TICE)
qui peut évoquer l’infinité de celui-ci. Ils ne sont pas orga-
La pensée de Copernic se révèle scientifique dans la
nisés autour d’un centre, mais disposés sur un fond noir
mesure où il cherche à faire correspondre les faits observés
uniforme. Leur chevauchement et la différence de taille
et ses hypothèses en s’appuyant sur l’outil mathématique
suggèrent néanmoins une profondeur, et donc un plus
comme moyen de démonstration. En cela, il développe
ou moins grand éloignement par rapport au spectateur,
une attitude que Galilée généralisera en indiquant que la
contrairement à d’autres tableaux du peintre à la même
nature est un livre écrit en langage mathématique. On
époque, où l’espace apparaît « plat », à deux dimensions.
remarquera également qu’il recourt à plusieurs reprises à
la notion de cause et de déduction, indice d’une argumen- L’œuvre dans son ensemble joue avec les représen-
tation de type rationnel, écartant les explications finalistes tations du spectateur, qui ne peut s’empêcher de voir
de la tradition aristotélicienne et s’abstenant de toute réfé- des objets du monde réel là où l’artiste ne propose que
rence religieuse explicite. des formes géométriques. C’est un peu le mouvement
contraire de l’expérience de Kandinsky qui le conduisit
On remarquera que certaines hypothèses, comme la
sphère des étoiles fixes, ne sont pas remises en question vers l’abstraction lorsqu’il vit l’un de ses tableaux figura-
par Copernic. Ses explications restent donc encore par- tifs sous un angle qui annulait la forme des objets pour ne
tiellement tributaires de la pensée médiévale. On pourra laisser voir que le rapport des couleurs.
ainsi souligner que la « révolution copernicienne » n’est
pas le fait du seul Copernic. Les recherches menées en Texte 7
TICE sur Internet pourront mettre en évidence son che- Giordano Bruno, Le Souper des cendres ❯ p. 478-479
minement historique jusqu’à la clôture provisoire du
système avec Newton au XVIIIe siècle. 1. Situation du texte
Publié en 1582, Le Souper des Cendres est l’une des
3. Un admirateur du soleil (question 3) œuvres où Giordano Bruno développe le plus clairement
Les dernières lignes du texte quittent le terrain du son hypothèse de l’infinité de l’univers. Il le fait sous
raisonnement pour se livrer à une évocation lyrique et la forme d’un dialogue dans lequel l’un des personnages
enthousiaste du Soleil placé au centre de l’univers. Les soutient ses thèses face à un auditeur qu’il faut convaincre.
diverses références de ce passage n’ont plus de caractère L’œuvre ne présente pas le caractère scientifique des
scientifique, elles sont autant de louanges du Soleil glanées textes de Copernic ou de Galilée, il s’agit plutôt d’un
chez les auteurs anciens. Les diverses comparaisons utilisées texte philosophique où les moyens d’emporter l’adhésion
relèvent aussi bien de la dimension esthétique que d’une du lecteur ne sont pas tous fondés sur une rigoureuse
sorte de vénération à connotation religieuse. Elles montrent démonstration. L’extrait intervient après une explicitation
elles aussi les limites de la scientificité du texte : l’hypothèse des thèses de Copernic.
de Copernic repose aussi sur son admiration pour cet astre,
qui n’a d’autre fondement que son goût personnel. 2. L’infinité de l’Univers (questions 1 et 2)
La thèse défendue par Bruno est celle de l’infinité
ACTIVITÉS Lecture d’image de l’univers. La dernière phrase l’explicite alors que le
1. Situation de l’œuvre passage lui-même en décline avec enthousiasme diffé-
Elle appartient à la période où Kandinsky vit en rents aspects, tout en faisant l’éloge de celui qui a permis
Allemagne et enseigne au Bauhaus dans les années 1920. de les découvrir et de les comprendre, Bruno lui-même.
Il s’intéresse plus particulièrement aux formes géomé- Le texte voit dans cette nouvelle vision de l’univers une
triques, parmi lesquelles les cercles qui font l’objet de source de lumière et de connaissance pour les hommes,
plusieurs études spécifiques (voir aussi Quelques Cercles,
un accès à la vérité (l. 10-15). En prenant conscience de
au musée Guggenheim de New York).
l’endroit où ils vivent, ils en tirent une meilleure com-
2. Cercles et planètes (questions 1 et 2) préhension d’eux-mêmes et de la place qu’ils occupent
Bien que présenté comme une peinture abstraite, ce (l. 16-25, par exemple). C’est d’abord un sentiment
tableau peut faire légitimement penser à une évocation d’accroissement de leur puissance qui s’exprime dans la
205 •
première moitié du texte. C’est aussi le sentiment d’une Le texte de Copernic fait apparaître des ambiguïtés
liberté nouvelle (l. 35-36). comparables. Ainsi le Soleil est décrit avec des épithètes
Le rôle de Bruno se mêle intimement aux découvertes qui tendent à le diviniser (l. 30-34). Certes, c’est sous le
qui sont énumérées. Chacune d’elle est présentée comme couvert de citations et de références qui sont présentées
le résultat de son action. Dans la première partie, nombre comme des désignations imagées empruntées à d’autres
de phrases, sous forme d’énumération, débutent identi- personnes, mais l’accumulation en fait une figure divi-
quement par le pronom « il » suivi d’un verbe qui met nisée. Néanmoins, Copernic ne va pas jusqu’à identifier
en scène le personnage. Les découvertes apparaissent Dieu et le Soleil, d’autant moins qu’il reste dans le cadre
comme autant de dons faits aux hommes. À la fin, le « il » du seul système solaire, ce qui n’exclut pas l’existence
cède progressivement la place au « nous » qui souligne le d’un Dieu distinct de lui.
partage des découvertes, désormais patrimoine commun Si les deux auteurs bouleversent la cosmologie chré-
à tous. On relèvera aussi l’amplification de ce rôle par tienne, Bruno se montre plus audacieux : même Galilée
l’accumulation d’images qui font de lui un être surhu- n’osera pas affirmer l’infinité de l’univers. Pour une
main (l. 1-4), un thaumaturge qui fait des « miracles » analyse de l’histoire de la révolution copernico-gali-
(l. 8-15)… un éducateur de l’humanité. Il y a visiblement léenne, on se reportera à l’ouvrage classique d’Alexandre
une divinisation de son personnage, témoignage de son Koyré, Du monde clos à l’univers infini.
orgueil qui devait finir par lui coûter la vie…
4. Enthousiasme et inquiétude (questions 4 et 5)
3. Dieu et la Cause infinie (question 3, TICE) La tonalité du texte de Bruno est enthousiaste : la
La première allusion à la divinité apparaît aux thématique de la lumière déclinée de plusieurs manières
lignes 24-25 avec l’expression « divine mère nourricière », (lumière de la connaissance, lumière des astres), le
dont on peut penser qu’elle désigne la nature. Elle est lexique laudatif, l’énumération et l’accumulation au
présentée comme vivante et source de toutes les formes service de la thématique, la multiplication des compa-
de vie dans les lignes suivantes. Cette vision peut paraître raisons témoignent d’une véritable jubilation, d’un
assez éloignée de la pensée chrétienne, et rappelle plutôt émerveillement de l’auteur. Émerveillement devant la
les conceptions antiques. Néanmoins, on ne peut en tirer découverte, la beauté de l’univers, mais aussi vertige et
de conclusions hâtives ; cette désignation se retrouve étonnement devant sa propre action (cf. 1).
aussi chez Montaigne, en concurrence avec des termes La tonalité du texte de Donne est évidemment très
plus conventionnels. La seconde référence se trouve à opposée : toutes les découvertes sont présentées comme une
la ligne 36 : « la cause première, universelle, infinie et désorganisation de l’ordre du monde (v. 1-4 et 10-11), un
éternelle ». Là encore la formulation peut s’interpréter de éclatement (v. 9), une désagrégation et une usure (v. 5-7).
manière différente : les adjectifs renvoient aux propriétés La tonalité est celle de l’inquiétude et même de l’angoisse
de Dieu : l’éternité, la nature infinie, l’universalité. Le face à ce qui ressemble à un chaos. On la rapprochera des
terme de cause, en revanche, est ambigu, dans la mesure Pensées de Pascal qui traitent de l’effet des découvertes
où elle ne reprend pas clairement l’idée de Création, scientifiques de son temps, qui accentue l’inquiétude méta-
centrale dans le christianisme. Il est répété à la ligne 42 physique de l’Homme désormais perdu entre les « deux
en relation avec le mot « effet », qui semble indiquer une infinis ». Mais la différence tient au fait que Pascal dépasse
vision causaliste de l’univers, dans laquelle Dieu est avant cette inquiétude en intégrant la nouvelle science dans une
tout un principe explicatif des phénomènes. Les deux réflexion plus générale sur la place de l’Homme dans l’uni-
mots suivent précisément la seule occurrence du mot Dieu vers qui lui permet de conserver un ordre au monde à partir
(l. 41). Cette phrase à sa gloire présente les corps célestes de sa foi chrétienne. Donne, pour sa part, en reste dans le
comme ses « ambassadeurs », terme métaphorique qui poème au seul constat d’un univers ruiné.
personnifie aussi bien les corps célestes que Dieu. Cette
dénomination très flottante ne permet pas de se faire une
idée claire de la nature et du rôle exact de Dieu. Texte 8
Bertolt Brecht, La Vie de Galilée ❯ p. 480
En revanche, Bruno semble affirmer que l’infinité n’est
pas seulement une propriété de Dieu seul, mais aussi 1. Situation du texte
celle du monde dont il est la cause, puisqu’il parle d’effet La scène se situe au début de la pièce, au moment
« infini » d’une cause infinie (l. 42). Ceci contrevient à où Galilée va perfectionner une lunette de fabrication
l’enseignement chrétien pour qui seul Dieu est infini, sa hollandaise et en faire un instrument d’observation du
création étant, elle, limitée, ce qui était admis jusqu’à Soleil, lui permettant ainsi des progrès décisifs dans la
cette époque, même si certains théologiens comme compréhension du système solaire. À ce moment de sa
Nicolas de Cuse au XVe siècle avaient émis l’hypothèse vie (début du XVIIe siècle), Galilée a rencontré de la sym-
d’un univers « indéfini ». Philosophiquement, l’extension pathie pour ses travaux, et des mécènes sont intéressés
de l’infinité à l’univers pose évidemment le problème de par les applications pratiques qu’ils en attendent. Il se
sa différence avec Dieu lui-même. Si l’univers est infini, montre très enthousiaste et confiant en l’avenir. Ce n’est
ne se confond-il pas avec Dieu lui-même ? Au siècle qu’une vingtaine d’années plus tard qu’il sera confronté à
suivant, ce sera la thèse de Spinoza, entre autres. la persécution religieuse.
• 206
2. Passé, présent, futur (question 1) croyance d’un Dieu caché, d’autant plus nécessaire que le
Brecht place dans la bouche de son personnage une sens a déserté le monde matériel et d’autant plus puissant
tirade qui se présente comme un bilan des découvertes qu’il est invisible.
et des progrès accomplis depuis un siècle. Galilée fait On pourra élargir la réflexion en montrant comment
un état de la situation actuelle, en jetant brièvement un la révolution copernico-galiléenne renverse la relation
regard sur la situation antérieure, et en se projetant dans de valeurs entre immobilité et mouvement. Pour la
l’avenir. De la ligne 2 à la ligne 13, l’emploi dominant du pensée héritée d’Aristote, la première est synonyme de
présent permet de dresser le constat des acquis actuels. perfection, de plénitude et l’autre dispersion et mort ;
Deux imparfaits (l. 3 et 6) correspondent à deux coups la sensibilité moderne tend à voir au contraire le mou-
d’œil rapides comparatifs avec la situation antérieure. vement comme synonyme de vie et d’amélioration et
Une brève annonce de l’avenir proche a été faite au début l’immobilité comme une stagnation, voire une mort. Le
de l’extrait (l. 1). Des lignes 12 à 15, Galilée se tourne texte de Brecht est extrêmement éclairant sur ce point,
vers l’avenir sur un ton prophétique : « Je prédis… » La puisque Galilée s’émerveille des astres sans soutien qui
suite est écrite majoritairement au futur. À la ligne 15, roulent joyeusement dans l’espace (l. 16-19).
un plus-que-parfait correspond à un nouveau regard en
arrière qui ramène ensuite l’évocation de la situation 5. Une vision optimiste (question 4)
actuelle (présent) en alternance avec le passé (l. 21). Le Galilée pense que son point de vue sera partagé pour
jeu des temps permet donc de suivre les allers et retours des raisons déjà évoquées : accroissement du savoir,
de la pensée de Galilée dans le temps. meilleure compréhension de la place de l’homme,
libération des fausses craintes. La tonalité est assez
3. Un doute joyeux (questions 2 et 3) comparable à celle de Bruno, avec un vocabulaire et
Le début du texte met en évidence la fécondité du une forme de pensée plus contemporains, puisque c’est
doute, compris comme la remise en question des Brecht qui parle.
croyances (l. 3) et l’instrument de la recherche de la La double énonciation, avec la distance temporelle
vérité. L’ensemble de la tirade, avec son alternance qu’elle comporte (Brecht, le personnage de Galilée)
entre passé et présent, met en évidence les résultats donne à Galilée, l’image d’un prophète capable de prédire
ainsi obtenus. Galilée exprime la joie qu’il éprouve ce qui va se passer. Le regard qu’il porte sur l’avenir, la
(l. 9, l. 19) et son enthousiasme de voir les connais- compréhension qu’il en a sont évidemment tributaires
sances nouvelles se répandre, en balayant les vieilles de ce qu’un point de vue contemporain comme celui
croyances. Indirectement s’exprime aussi le sentiment de Brecht peut tirer de sa connaissance de l’Histoire.
d’une liberté accrue : la mise en question des autori- On pourra comparer avec le regard que Rufin porte sur
tés établies, princes et prélats (l. 6-8) par un « courant l’anthropophagie par le truchement de son personnage
d’air » ; la libération par rapport à la nature, exprimée Pay-Lo (chapitre XVII, texte 5). En même temps, Brecht
par la notion de mouvement et soutenue par l’image des ne simplifie pas son personnage, il le montre inconscient
bateaux gagnant le large (l. 16-19) des risques qu’il court, de l’incompréhension à laquelle
4. La vacuité du ciel (question 4) il va se heurter, il le dote d’une forme de naïveté ou d’un
« Les cieux sont vides » peut signifier simplement optimisme inconsidéré.
que la voûte céleste n’existe pas, que l’espace est uni- 6. Un monde ouvert (question 6)
formément identique à lui-même en tous ses points. Ceci Les deux dernières phrases reprennent des formula-
correspond à l’élimination des sphères qualitativement tions que l’on trouve, avec des variantes, dans toute la
différentes de la physique aristotélicienne (voir les textes période et dès le XVe siècle chez Nicolas de Cuse, et qui
de Copernic et de Bruno) et à la possibilité de l’analyser seront reprises entre autres par Pascal. Elles expriment
mathématiquement. tout d’abord l’idée d’un élargissement de l’univers et
Cela peut aussi, sous la plume de Brecht, avoir une par la même occasion la disparition d’une possibilité
signification métaphysique : les cieux sont débarrassés de l’organiser autour d’un centre, quel qu’il soit. Avec
de Dieu, des croyances religieuses qui s’y rattachaient. Il l’émergence de l’idée d’infinité, l’idée devient presque
n’y a rien à craindre ni à chercher dans le ciel autre que évidente, puisque la notion de centre implique celle de
ce que l’astronomie nous enseigne. Il s’agit alors d’une limites. Ainsi disparaissent les cosmologies tradition-
bonne nouvelle qui libère les hommes de leurs craintes nelles, y compris celles de la Renaissance. Subsistent
et de leur assujettissement, d’où le « rire joyeux », qui seulement des systèmes partiels comme celui proposé
fait certainement référence à Nietzsche. C’est exactement par Copernic, qui ne rendent compte que d’une portion
l’idée opposée qu’exprime John Donne, qui voit dans la infime de l’univers. Dans cet univers élargi, il n’y a
désorganisation du monde un principe d’incohérence. La plus de centre absolu. En revanche, tout point peut le
liberté de l’un devient errance dénuée de sens pour l’autre. devenir selon l’angle de vue que l’on choisit : c’est le
On se référera encore à Pascal et au parti qu’il tire de la sens de la ligne 21 du texte, que l’on peut rapprocher
disparition des signes visibles de la divinité (« Le silence des vers 12-15 du poème de Donne (page 479) : dans
éternel de ces espaces infinis… ») pour mieux étayer la un monde non hiérarchisé, chacun peut se prétendre à la
207 •
fois seul et référence pour tous les autres. On touche à en s’en servant comme d’un modèle dont il convient de
l’idée que chaque individu peut désormais s’instaurer s’inspirer. La notion d’imitation qui est au cœur de la
référence d’un monde qu’il organise autour de lui. problématique du retour à l’Antiquité est ici abordée sur
L’intelligibilité du monde s’en trouve totalement obs- le mode de la confrontation : rivaliser avec les anciens et
curcie dans la perspective d’une compréhension globale non pas les copier servilement.
et unifiée, mais celle d’une liberté pour chacun d’en
choisir le point d’ancrage et d’en organiser les références De la langue du XVIe siècle au français moderne
s’en trouve valorisée, sous certaines conditions. C’est 2 1 à 6. L’exercice a pour but de sensibiliser les élèves à
l’idée même de cosmos avec laquelle vivait l’Occident la continuité, mais aussi aux évolutions du moyen français
depuis l’Antiquité qui est détruite. On pourra montrer au français moderne dans divers domaines : lexique,
qu’il s’opère une rupture à l’intérieur de la pensée huma- construction syntaxique, grammaire, orthographe.
niste : l’humanisme initial ne fait que remanier l’ordre L’exercice a été choisi pour illustrer et prolonger les
cosmique et la place de l’homme en son sein. La seconde remarques de la page 482.
moitié du XVIe siècle et le tournant du XVIIe détruisent cet L’exemple du mot « instituer » permet de montrer l’évo-
ordre en lui substituant un univers relatif beaucoup plus lution sémantique du mot, avec pourtant des termes de
problématique. L’ambition d’une compréhension globale même étymologie qui ont maintenu le noyau de initial
et satisfaisante du monde laisse la place à des réponses sens voisins : instituteur, institut… Les mots « altéra-
partielles et à l’obligation de se déterminer sans certi- tion » et dans une moindre mesure « mutation » peuvent
tude sur une série de questions essentielles. faire l’objet d’une approche similaire. On pourra relever
l’absence fréquente des pronoms sujets, selon le modèle
du latin. L’absence des accents pourra faire l’objet d’une
◗ Analyse littéraire
recherche sur l’histoire de l’orthographe qui montrera
La langue du XVIe siècle ❯ p. 482-483 aux élèves que leur présence est tardive et qu’elle facilite,
Défendre la diffusion du Français dans les lettres entre autres, la lecture en donnant des informations pho-
1 1 à 3. Le poème incite son destinataire à promouvoir nétiques et en permettant visuellement la discrimination
une littérature en français susceptible de rivaliser avec d’homonymes
les Latins et les Grecs. Il lui promet implicitement
l’immortalité, thème classique de la poésie latine où le Écrire
poète sollicite l’inspiration des muses afin de mener à 3 1 et 2. L’exercice permettra de retrouver l’ensemble
bien son ouvrage. Remarquons au passage qu’il ignore des problèmes évoqués dans l’activité précédente. Il
ou méprise la littérature médiévale. On voit clairement sera l’occasion d’hypothèses, de vérifications et de
comment la poésie antique joue aussi un rôle de référence confrontations avec une version modernisée rédigée par
qu’il ne s’agit pas d’imiter en la singeant (vers 14) mais un spécialiste.
• 208
Chapitre
◗ Analyse littéraire
Analyser l’écriture du blâme
L’éloge et le blâme ❯p. 500
3 1 à 3. Le texte se prête plus particulièrement à l’étude
Analyser l’écriture et le blâme
des figures de style et aux modalités de la phrase, ici
1 1 à 3. On est en présence d’un éloge paradoxal, dans plus spécialement les interrogations à valeur rhétorique.
lequel la folie fait son propre éloge, ce qui en accentue le Il permet également d’étudier la montée progressive de
caractère parodique. On retrouve les procédés habituels, l’indignation par la longueur des phrases, l’intensité du
au service d’un registre comique : amplifications, vocabulaire, les champs lexicaux du dénigrement menant
comparaisons laudatives, tournures emphatiques,
à la stigmatisation.
antithèses, lexique valorisant, périodes oratoires…
L’objectif, au-delà de l’effet comique, est de faire réflé-
chir le lecteur, de l’inciter à dépasser la première lecture Écrire
pour dégager la leçon implicite. On s’attachera à en faire Le corrigé de cet exercice est laissé à la libre apprécia-
percevoir la dimension satirique. tion du professeur.
• 218
Chapitre
• 246
MÉTHODE
◗ Expression orale I. Une scène romantique
Jouer une scène ❯ p. 344-345 A. Le cadre de la scène
L’ensemble des corrigés de cette double page B. Le thème de l’amour
est laissé à la libre appréciation du professeur. Les II. Une fin tragique
remarques ci-dessous vous proposent surtout prolonge-
A. Marquée par la mort
ments, conseils…
B. Et le bonheur impossible
Travailler le ton III. Une réflexion sur l’existence
1 Le nom « grammaire » se prononçait à l’époque A. Le thème du double : l’évocation du passé et la prise
comme « grand-mère ». de conscience d’Octave (un héros romantique)
2 Voir le corrigé de l’extrait d’On ne badine pas avec B. Une fin morale ?
l’amour, d’Alfred de Musset, p. 110 du présent ouvrage. 4 Les éléments de réponse sur la dimension parodique
La mise en voix du passage devra notamment montrer de cette scène d’exposition sont :
le jeu de la coquette, l’ironie mordante de certaines – la caractérisation de la pièce, « tragédie gastronomique » ;
répliques (Perdican), la tirade plus enflammée de Camille – le registre héroï-comique : les exploits de Brancas se
ou son ton accusateur. situent dans sa cuisine et consistent à occire « dans un seul
jour vingt canards », ses adversaires sont des chapons,
Lire le vers théâtral des canards ou des dindons que le « héros » apostrophe,
3 2. Le dernier vers peut marquer la soumission l’épée est un couteau de cuisine, le compagnon se nomme
peureuse, ou l’ironie de la dame de compagnie. « Bedaine » ; l’auteur utilise le lexique de la tragédie
(exploits du guerrier, tourments de l’âme…) pour des per-
Jouer un monologue sonnages et actions issus du quotidien. Ainsi, « la douleur
qui me mine » peut rimer avec « le soin de ma cuisine ».
4 Le jeu devra montrer la différence d’intonation : le
discours est accusateur, plein de colère lorsque Figaro Rédiger un commentaire
s’adresse au duc absent. À la ligne 8, Figaro se fait attentif
aux bruits extérieurs, puis, en même temps qu’il s’assied 5 Pour le plan, voir supra. Dans la dernière étape de
sur le banc, on doit percevoir une pause qu’accompagne la conclusion, on pourra rapprocher ce dénouement de
un discours plus intime, marqué par un ton pensif. celui de la pièce On ne badine pas avec l’amour, du
même auteur : lieu religieux (le cimetière accentue la
Jouer une scène présence de la mort) ; amour impossible entre les deux
personnages (mort d’une tierce personne, l’être sincère),
5 On pourra travailler notamment sur le contraste entre
adieu entre les personnages ; dénouement comme
le ton joyeux du professeur et le danger que constitue le
conséquence d’un mensonge amoureux, d’un jeu aux
couteau qu’il brandit, sur les signes extérieurs (gestuelle,
conséquences tragiques ; peut-être rapprochement
déplacement, intonation, chant) de la folie, sur les
entre les « caprices de Marianne » et les « caprices » de
manifestations de l’hypnose chez l’élève.
Camille.
Autre proposition : le dénouement de Ruy Blas (voir
◗ Expression écrite manuel, p. 277), puisque l’on retrouve les thèmes du
Le commentaire double et de l’amour impossible, même si dans cette
Commenter une scène ❯p. 346-347 scène le duo amoureux a pu se former.
Dégager des pistes de lecture
◗ Expression écrite
1 On pourra garder les trois pistes de lecture suivantes :
une scène romantique, le thème du double, une fin L’écriture d’invention
tragique. Les autres propositions pourront, pour certaines, Imaginer une mise en scène ❯ p. 348-349
servir de sous-parties : le lieu et le moment de la scène Analyser le sujet
(pour le premier axe), mais on écartera « le dialogue 2 Sujet de l’exercice 3 :
amoureux » ; pour la proposition « une fin morale », on – contraintes : l’écriture devra prendre la forme du dia-
ne peut que la mettre à la forme interrogative. logue (pas de passages narratifs développés, les éléments
de présentation nécessaires devront être intégrés au dia-
Élaborer le plan et développer des axes de lecture logue) ; le nombre et la fonction des personnages sont
2 et 3 Quelles sont les caractéristiques de cette scène définis (deux metteurs en scène), l’intervention d’un troi-
de dénouement ? sième personnage ne peut être que ponctuelle. L’objet de
135 •
MÉTHODE
la conversation est précisé : la mise en scène de l’extrait ◗ Expression écrite
du Jeu de l’amour et du hasard, de même que la thèse La dissertation
défendue par chacun (mise en scène traditionnelle contre
Développer des arguments
parti pris moderne). Le dialogue sera donc nécessaire-
et exemples ❯ p. 350-351
ment argumentatif, et argumenté ;
– éléments laissés libres : les circonstances du dialogue, Rechercher des arguments et des exemples
l’identité et l’histoire des personnages (leurs précédentes 1 On pourra, par exemple, exploiter les extraits suivants :
mises en scène peuvent être des éléments utilisés pour La Cantatrice chauve, manuel, p. 262 ; En attendant
caractériser ces personnages), la fin de la conversation et Godot, manuel, p. 264 ; Ubu roi, manuel, p. 284 ; Fin
l’issue de la « confrontation ». de partie, manuel, p. 286. On s’appuiera également sur
Sujet de l’exercice 4 : l’extrait de Cyrano de Bergerac (manuel, p. 293), des
– contraintes : la forme de la lettre, les statuts du scripteur Femmes savantes, de La Leçon (manuel, p. 345).
et du destinataire (un metteur en scène, le directeur du On dégagera ainsi une fonction du comique qui divertit
théâtre), l’objet de la lettre (mise en scène de l’extrait mais se fait aussi satire (Molière, Rostand…) ; on pourra
d’Antigone) ; la dimension argumentative de cette lettre ; aussi montrer que le comique est aussi révélateur du tra-
– éléments laissés libres : la caractérisation des person- gique (théâtre de l’absurde).
nages, le choix de la mise en scène. 2 On proposera les extraits suivants : L’Illusion
Sujet de l’exercice 5 : comique (manuel, p. 310), Les Acteurs de bonne foi
– contraintes : la forme (un article de journal), donc la (manuel, p. 312), Six personnages en quête d’auteur
profession ou l’activité du scripteur, la dimension argu- (manuel, p. 315).
mentative de l’article ; 3 Le thème du conflit et des désordres humains se
– éléments laissés libres : le type de journal, la mise en retrouve par exemple dans les extraits de Phèdre
scène choisie. (manuel, p. 250), Pour un oui ou pour un non (manuel,
p. 254), On ne badine pas avec l’amour (manuel, p. 258),
Travailler la confrontation des points de vue Art (manuel, p. 273), Le théâtre et son double (manuel,
3 La construction de l’argumentation est, dans ce type p. 298), Le Mariage de Figaro (manuel, p. 300)…
d’exercices, importante. Quel que soit le sujet, il faut que les
arguments se répondent (argument, contre-argument…), Développer un exemple
que l’on perçoive une progression dans le débat. 4 Exemple du personnage de Ruy Blas :
– le conflit intérieur : le protagoniste qui a pour nom Ruy
Imaginer une mise en scène Blas porte aussi le nom de don César, il apparaît comme le
4 Avant de proposer une mise en scène, une analyse double de ce personnage auquel il emprunte son identité,
sa fonction. Le nom même de Ruy Blas manifeste cette
précise du texte est nécessaire : quelles sont les
dualité (noblesse et peuple). Il appartient donc au peuple,
caractéristiques et quels sont les enjeux de l’extrait
mais il a aussi le patronyme d’un grand. Parallèlement,
proposé ? Pour la scène du prologue, le travail pourra
il montre les aspirations morales que l’on attendrait
porter sur le choix du décor, des costumes des personnages
d’un grand. Il appartient, par ses qualités morales, à un
(faut-il accentuer la référence moderne ou évoquer les
ordre supérieur, mais il s’est prêté aussi au jeu de don
sources antiques ?). Les personnages présentés sont déjà
Salluste. Son appartenance au peuple est aussi probléma-
caractérisés, mais rien de précis n’est dit sur le Prologue :
tique, puisqu’en tant que laquais, revêtu d’une livrée, il
l’élève peut ainsi travailler en profondeur sur cette figure.
se distingue du peuple dont il se revendique pourtant. La
dualité intérieure naît donc de l’opposition entre l’ordre
Écrire
social et l’individu.
5 Éléments de réflexion : la mise en scène de Jean-Louis – Le conflit extérieur : cette scène, fortement dramati-
Barrault suit scrupuleusement les didascalies de la pièce, sée, resserre progressivement l’espace scénique pour
le décor est réaliste, malgré sa dimension de « carton- se concentrer sur le couple. L’héroïsme de Ruy Blas, le
pâte ». La mise en scène d’Arlette Téphany choisit un sacrifice de sa vie ne peuvent que provoquer admiration
décor épuré, sans référence concrète, ce qui donne une chez le spectateur et le pardon de la reine, son amour
plus grande latitude d’imagination au spectateur, et réaffirmé, le « merci » ultime ne peuvent que l’émouvoir.
ce qui confère à la pièce une dimension intemporelle. Victor Hugo joue aussi sur la double énonciation théâtrale
Seuls quelques objets (chaises, panier renversé, fauteuil (« Que fait-il ? », par exemple) afin de renforcer l’émo-
roulant) et les costumes ou accessoires renvoient à la vie tion ; le spectateur est le témoin privilégié d’une scène
quotidienne. qui doit rester secrète. Mais il s’agit aussi de montrer la
• 136
MÉTHODE
mort sublime d’un laquais devenu digne de la reine par On développera l’importance des conventions théâtrales ;
sa grandeur d’âme : figure du pardon absolu (« Vous me – il est « le pays du vrai » : il est aussi une représentation
maudissez, et moi je vous bénis »), Ruy Blas prend une de l’homme, de ses sentiments, de son existence, de la
dimension christique, sa mort est un sacrifice pour sauver société (voir les exemples de l’exercice 7) ; il s’appuie sur
la reine. la réalité qu’il donne à voir, même transformée ; il unit la
scène et le public, c’est le lieu magique d’une rencontre
5 a. Cet extrait de Sallinger présente les caractéristiques
(voir les extraits de Kean, de L’Échange, manuel p. 352).
du dialogue, d’un face à face entre deux personnages :
On pourra aussi évoquer la dimension cathartique de la
indices personnels de la 1re et 2e personnes, caractérisation
représentation théâtrale et l’évolution dans la représen-
du destinataire (« monsieur »), indication sur la présence
tation du personnage théâtral : caractéristiques du drame
« sur l’état où vous me voyez », réponses – apparemment
bourgeois et volonté du drame romantique de briser les
– à des questions posées (« Profession ? Rien »).
conventions pour un théâtre plus vrai (personnages plus
Mais le lecteur peut se demander s’il ne s’agit pas d’un
proches des hommes).
monologue : la parole de l’interlocuteur n’apparaît jamais, – une réflexion sur l’essence du théâtre : une représenta-
même la question « Profession » peut être interprétée tion factice de la réalité, mais paradoxalement l’accession
comme une suggestion d’Anna, le résultat de sa réflexion à une vérité qui transcende le « clinquant ».
(« je ne vois vraiment pas »).
Cette entrée en matière de la pièce permet une présen-
tation, mais une présentation elliptique, du personnage Vers le bac ❯ p. 351-352
d’Anna. Séries générales
b. Le monologue classique permet au personnage Questions
d’exprimer ses sentiments (double énonciation) afin Voici quelques éléments de réponse :
qu’ils soient entendus par le spectateur, de délibérer, Les trois textes évoquent la cérémonie théâtrale ou le
de réfléchir sur le sens de son existence (Le Cid, Le théâtre en tant que spectacle :
Mariage de Figaro…) Il a donc une fonction précise, et – l’expérience collective que constitue le théâtre, expé-
le dramaturge classique, conscient de la difficulté voire rience ritualisée, source de magie ;
du caractère artificiel de cette prise de parole, par nature – la révélation de la valeur, de la richesse de l’œuvre par
anti dramatique puisque le monologue marque une pause le spectacle ;
dans l’action, la réserve à des moments importants et – un refuge, un remède à l’ignorance, à l’ennui, au
choisis. Dans plusieurs pièces du théâtre contemporain, mal-être ;
le monologue prend de plus en plus de place : il manifeste – l’oubli du monde extérieur et l’accès à une autre forme
ainsi l’importance du « dire » et c’est la production de la de connaissance et de vie.
parole qui constitue le moteur de l’action.
Commentaire
Organiser l’argumentation Voici une piste d’organisation :
I. L’évocation du lieu théâtral
6 Voir la réponse à l’exercice 1.
– Un lieu clos, la nuit
7 On effectuera les associations suivantes : – L’espace scénique
– la confrontation comme moteur dramatique (Antigone, – L’espace du public
La Leçon, Pour un oui ou pour un non) ; II. La relation entre la scène et le public
– la confrontation comme résolution de l’action (Ruy – Le rêve éveillé
Blas) ; – La quête de connaissance
– la confrontation ou la révélation des sentiments (Phèdre, – L’image de soi
Ruy Blas) ;
– la mise en scène de la société (Le Mariage de Figaro), le Écriture d’invention
conflit maître-valet (Le Mariage de Figaro, Hilda) ; On sera attentif aux contraintes suivantes :
– la confrontation comme image de l’existence de – la forme du dialogue ;
l’homme (Les Justes, Les Mouches). – le respect des thèses en présence ;
8 Voici quelques éléments de réponse : – la dimension argumentative du dialogue ;
– « le théâtre n’est pas le pays du réel » : il est par défi- – sa progression dynamique.
nition une fabrication, une création qui tend à donner Les éléments de réflexion pourront être les suivants :
l’illusion du réel (voir les textes sur la mise en abyme – pour la primauté du texte : statut littéraire du texte
du théâtre), mais le décor est fabriqué, factice, comme théâtral, importance du travail sur la langue, respect de
les costumes ; l’histoire est aussi construite et inventée. l’auteur et de son travail ; lecture du texte théâtral source
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MÉTHODE
de plaisir, appel à l’imagination du lecteur. Exemple du lecteur (texte 1 : « Mon âme tout entière passa dans mes
« théâtre dans un fauteuil » de Musset. yeux et dans mes oreilles »), le processus d’identification
– pour défendre l’importance de la mise en scène : le théâtre (texte 2 : « il se regarde lui-même »). Dario Fo envisage
est avant tout un spectacle, quelque chose qui se donne à la relation acteur-spectateur (donc le spectacle théâtral)
voir (primauté du texte dénoncée par Artaud) ; moment comme supérieure à la lecture du texte théâtral par un
ritualisé, de rencontre entre la scène et le public, magie de individu : d’une certaine manière, l’acteur doit faire
l’expérience collective (voir texte de Dario Fo) qui permet oublier le caractère littéraire du texte pour faire percevoir
de saisir l’essence du théâtre ; caractère incomplet du texte au spectateur la « valeur » du spectacle.
théâtral (cf. sujet de dissertation) d’où un espace de liberté
qui permet au metteur en scène tout le travail d’interpréta- Commentaire
tion (voir les différentes mises en scène d’une même pièce, Voici une piste d’organisation :
manuel, p. 343, par exemple), de re-création (voir les inter- I. Une héroïne romantique
views de Lavelli et Krejca, manuel p. 328-336). – l’expression des sensations
– un récit emphatique
Dissertation – un être sensible et complexe
Voici quelques éléments de réflexion : II. Les vertus du théâtre
– on développera les pistes de l’écriture d’invention, en – une émotion collective
justifiant le caractère incomplet du texte théâtral, en mon- – une révélation
trant que c’est justement cette incomplétude qui permet – une thérapie par l’éveil des sens et de l’esprit
différentes mises en scène, qui ne fige pas l’œuvre, qui
permet ainsi la survivance d’une pièce à travers les siècles ; Écriture d’invention
– on n’oubliera pas cependant d’insister sur le pouvoir Voir le corrigé des séries générales.
poétique du texte théâtral et sur le fait que le dramaturge,
par les didascalies, les préfaces ou commentaires, cadre Dissertation
les conditions de la représentation et limite en partie la
Voici quelques éléments de réflexion :
liberté du metteur en scène.
Sans oublier de traiter certains aspects évoqués précé-
demment, on développera le fait que la représentation
Séries technologiques
théâtrale, par le travail sur la gestuelle, l’intonation, le
Questions décor, etc. permet à la fois de mieux comprendre quel-
1. Voir le corrigé des séries générales, p. précédente. quefois une scène, mais aussi d’en révéler les implicites
2. Voici quelques éléments de réponse : l’accent est mis et la polysémie (voir, par exemple, les représentations très
sur la relation presque fusionnelle entre le spectateur et le différentes du personnage de Tartuffe).
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