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L a poésie,

Partie
1 des troubadours
aux slameurs
Chapitre

1 La tradition du vers rimé,


des troubadours à Cocteau
❯ MANUEL, PAGES 38-65

◗ Document d’ouverture créatures de l’Enfer, la puissance surnaturelle et magique


Augustin Hirsh (1833-1912), de la parole poétique ; il montre aussi, en particulier, à
Calliopé et Orphée, détail (1863), huile sur toile quel point la quête poétique (et musicale) tend, de façon
(1 x 1 m), Périgueux, musée du Périgord. tragique, vers un idéal (la Beauté, Eurydice) que même
l’artiste le plus accompli ne saurait atteindre.
1. Deux personnages singulièrement liés (question 1)
À gauche du tableau, on aperçoit Calliopé, muse de 3. Une œuvre néoclassique (question 3)
la poésie épique et de la grande éloquence tournée vers Ce tableau illustre le néo-classicisme ; il est représen-
Orphée à droite, musicien et aède mythique. Elle tient tatif de ce mouvement par les lignes très pures qui s’en
une harpe tandis qu’Orphée l’accompagne de son chant détachent ; le blanc très répandu sur la toile pourrait éga-
mélodieux. Calliopé dont le front est ceint d’une couronne lement figurer cette pureté qui correspond à la recherche
de lauriers, symbole apparent de sa suprématie sur ses d’une perfection esthétique et morale propre à ce style.
huit autres sœurs, également muses, est la fille de Zeus On remarque sur cette toile l’intérêt porté à l’Antiquité
et de Mnémosyne (la mémoire en grec) ; elle serait, par qui caractérise également le néo-classicisme qui s’épa-
ailleurs, la mère d’Orphée qu’elle aurait engendré avec le nouit particulièrement de la première moitié du XVIIIe
roi de Thrace, comme le rapportent notamment Hésiode siècle jusqu’à la première moitié du XIXe siècle environ.
puis Horace. Dans les mythes grecs, Orphée est moins La simplicité et la continuité des contours de ce tableau
connu pour être le fils de Calliopé que l’époux veuf et révèle aussi la réaction des artistes néo-classiques à l’exu-
inconsolable d’Eurydice qu’il tenta d’aller chercher dans bérance du style baroque et rococo.
le royaume de Perséphone pour lui faire regagner le monde
des vivants. Malgré la beauté impénétrable de son chant Texte 1
qui réussit à charmer les divinités infernales, il se retourne Ventadour, Chanson de l’alouette ❯ p. 40
(alors que cela lui avait été interdit) pour la regarder et la
perd à jamais. Il connaît une fin tragique et solitaire. 1. Situation du texte
Le poète est né vers 1125 à Ventadour en Limousin, mort
2. Calliopé et Orphée : figures de la poésie après 1195. Son origine est présentée comme modeste dans
(question 2) la vida qui lui est consacrée (fils d’un homme d’armes et
Calliopé et Orphée entretiennent un lien direct avec la d’une boulangère) mais elle laisse sous-entendre qu’il est le
poésie, elle en tant que muse de la poésie, lui, comme aède
bâtard du seigneur Ebles II de Ventadour, ou de Guillaume
et musicien ; or il n’est pas de poésie sans voix et sans
IX d’Aquitaine. Il devint le disciple d’Ebles qui l’instruisit
musique (ce que le tableau de Hirsh met clairement en
dans l’art de la composition lyrique dite trobar. Chassé
lumière). Le rapport que ces deux personnages mytholo-
de Ventadour pour avoir adressé ses premiers chants à
giques nourrissent avec la poésie est plus profond encore ;
la belle-fille de son seigneur, il suivit la cour d’Aliénor
ils figurent tous deux la création poétique ; Calliopé
d’Aquitaine, mariée à Henri II Plantagenêt, en Angleterre,
symbolise l’inspiration du poète ; elle est l’intermédiaire
puis passa au service de Raymond V de Toulouse pour finir
entre le divin et l’humain qui « possède le poète » et le fait
sa vie dans une abbaye.
bénéficier d’une faveur divine exceptionnelle. Dans son
Ion (-380 av. J.-C.), Platon développe cette conception de 2. Un court poème lyrique (questions 1 à 3)
la création poétique qui sera reprise plus tard par Ronsard La strophe est un huitain composé d’octosyllabes, avec
notamment dans son fameux « Hymne de l’automne » des rimes croisées. L’image qui ouvre le poème est celle
(1564). Fils de cette muse, Orphée représente aussi l’inspi- de l’alouette jouant avec un rayon de soleil. Le soleil et
ration que les Dieux insufflent à quelques poètes élus. Son l’oiseau annoncent le thème de la joie amoureuse, de
lien à la poésie semble plus complexe et plus riche encore l’émotion qui s’empare de l’être, l’anime et le transfi-
que celui de Calliopé ; il révèle, en effet, en charmant les gure. Le poète joue ici sur le double sens de mover (latin
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movere, « bouger ») que l’on retrouve en français dans « se lexical de la tristesse (« triste », « deuil », v. 2, « dolent »,
mouvoir » et « ému » : le mouvement physique est égale- v. 4, « déplaire », v. 9, « pleurant », v. 11, « amèrement »,
ment un mouvement du cœur. Par ailleurs, l’alouette et le v. 11) rencontre ainsi celui de la joie (« joyeusement »,
soleil appartiennent à la nature, ce qui permet d’associer le « chanter », « rire » utilisé trois fois, « convient »), saisis-
sentiment de joie à un sentiment naturel, évident pour qui- sant l’ambiguïté du cœur humain, capable de ressentir en
conque en est touché. La tonalité est ici lyrique : le « je » même temps ces deux extrêmes.
exprime un sentiment intime d’envie et d’admiration pour On pourrait donc proposer pour ce poème des titres
ceux qui ressentent la joie amoureuse. En quelques lignes, mettant en avant l’alliance de sentiments contraires dans
par le lexique des sentiments (« joie », « cœur » répété, le texte : « Une douloureuse joie », ou « une joyeuse
« douceur », « envie », « joyeux », « désir »), il donne à lire peine ». La poétesse place des termes antithétiques de
ses aspirations, son désir amoureux. même nature dans des structures ou constructions gram-
TICE On pourra consulter les sites : maticales parallèles : on relève au vers 4 « doux rire » et
- troubadours.locirdoc.fr/histoire1.php « dolent sentiment », avec une opposition des adjectifs,
- www.lemenetrier.com l’adverbe « amèrement » rime avec « joyeusement » dans
- www.bmvr-nice.com/.../images/.../troubadours- les deux derniers vers. On trouve aussi des constructions
moyen%age.pdf presque oxymoriques : « rire en deuil » (v. 2) et « rire en
pleurant » (v. 11). L’antéposition, dans le premier vers
Texte 2 qui sert de refrain, du groupe nominal « De triste cœur »
permet également d’accentuer l’antithèse avec le « joyeu-
Christine de Pisan, Poésies, « Rondeau » ❯ p. 41
sement » de la rime.
1. Situation du texte
4. … Pour dire une douleur intime (question 4)
Originaire de Pisano, elle quitte l’Italie très jeune avec
La poétesse est ici présentée comme un amuseur public,
son père appelé pour être médecin et astrologue à la cour
qui doit distraire son audience, amener la joie malgré des
de Charles V. Elle épouse un jeune homme de petite
douleurs personnelles : il faut « celer », « faire taire »,
noblesse qui obtient la charge de notaire et secrétaire de ce
agir « couvertement », en une expression « montrer tout le
dernier, mais veuve à 26 ans, avec trois enfants à charge,
contraire ». La dichotomie entre l’être (qui ressent for-
elle décide de vivre de sa plume, fait rare pour une femme
tement la douleur du deuil) et le paraître (rire, chanter)
de sa condition à cette époque. Recherchant les protecteurs
est marquée dès la première strophe, à la fois par l’op-
et mécènes, elle s’inspire de la tradition médiévale pour
position des deux champs lexicaux vue précédemment,
écrire tant des récits allégoriques que des poèmes courtois
et par l’expression de la contrainte : « c’est chose fort à
ou des œuvres savantes. Érudite et talentueuse, elle se fait
faire » v. 2, « Ainsi me faut », v. 5, et « Et si me faut »,
également remarquer par sa critique de l’image des femmes
v. 10. La subtilité de Christine de Pisan consiste à conci-
dans le célèbre Roman de la rose de Jean de Meung. Elle
lier cette contrainte (son rondeau plaît par sa musicalité,
s’impose ainsi à la cour de Charles VI et d’Isabeau de
par son refrain agréable) et l’expression de ses sentiments
Bavière (« Épître à Isabeau de Bavière », 1405) et se mêle
personnels (sa souffrance due à son deuil est clairement
à la vie politique en ces temps de rivalités entre princes
perçue par le lecteur).
(« Lamentation sur les maux de la France », 1410). Après
la bataille d’Azincourt (1415) et la capture de Jeanne d’Arc
(1418) elle se retire au cloître de Poissy où elle écrit un Texte 3
hommage à cette dernière et meurt en 1430. François Villon, Poésies diverses,
« Ballade des pendus » ❯ p. 42-43
2. Structure et composition du poème (question 1)
Le poème respecte certaines caractéristiques du 1. Situation du texte
rondeau : La « Ballade des pendus » est le poème le plus célèbre
– la présence de deux rimes seulement (en -ment et en de François Villon, avant même la « ballade des dames »
-aire) qui forment le schéma suivant : ABBA/ABA/ABB/ également connue. L’auteur l’a probablement composé
AA ; lorsqu’il était en prison, suite à l’affaire Ferrebouc où un
– la présence d’un refrain, constitué ici par tout le notaire fut blessé lors d’une rixe. Toutefois, cette grande
premier vers (« De triste cœur chanter joyeusement ») ballade composée de trois dizains, un quintil et de vers
et non seulement par le premier hémistiche, comme le décasyllabiques dépasse de loin l’incarcération de son
veut l’habitude. Ce vers est repris à la fin de la deuxième auteur et prend une dimension universelle, lançant un
strophe et à la fin du poème ; vaste appel à la charité chrétienne.
– le poème est composé de décasyllabes. Ses strophes 2. Une ballade paradoxale (questions 1 et 2)
s’organisent en : quatrain, tercet, quintil. Cet extrait de la « Ballade des pendus » de François
3. L’entrelacs des sentiments… (questions 2 et 3) Villon propose – si on la considère dans son intégralité,
La caractéristique principale de ce rondeau est de dix strophes de décasyllabes faisant ainsi correspondre,
juxtaposer deux sentiments contradictoires : le champ selon la règle, le nombre de strophes au nombre
9•
de syllabes par vers. Conformément au genre de la En effet, on y retrouve une tonalité contrastée souvent
« Ballade » pratiqué depuis Adam de la Halle en 1260, caractéristique de ce genre très pratiqué aux XVe et XVIe
Villon produit ici une chanson qui multiplie les effets siècles. D’un côté, le pathétique imprègne cette ballade
musicaux. On note d’abord un véritable jeu de répéti- par le spectacle réaliste et brutal des souffrances ; Villon
tions et d’échos : le refrain : « Mais priez Dieu que tous déploie des images fortes et crues évoquant la décompo-
nous veuille absoudre » rythme et clôt chaque strophe sition des corps : « pourriture », « yeux cavés ». Il révèle
avec insistance ; on relève également une disposition aussi la fragilité des pendus qui constitue une véritable
« en miroir » des rimes dans chaque strophe (ABABB/ source de pathétique. De l’autre côté, ce poème n’est pas
CCDCD), l’envoi reprenant la finale des strophes ; des dénué d’une tonalité grotesque et d’un certain humour
répétitions lexicales jalonnent également cette ballade noir (cf. les danses macabres) : les pendus sont balancés
(voir « Frères » v. 1 et v. 11 ; « humains », v. 1 et 34) ; de comme des marionnettes au gré du vent offrant ainsi une
nombreux impératifs se répètent aussi (voir « N’ayez », vision dérisoire de la mort. Le poète mêle ainsi à la réalité
v. 2 ; « Excusez-nous », v. 15 ; « Ne soyez », v. 29 et deux (les nombreux gibets du Moyen Âge dont le plus connu
fois « Priez » aux v. 30 et 35). Ces répétitions traduisent est celui de Montfaucon) une vision personnelle de la
l’obsession du pardon. mort qui n’est pas dénuée d’une attirance (voire d’une
Si la forme de cette ballade est canonique tout comme complaisance) pour l’horreur.
son lien à la chanson, elle n’en reste pas moins étonnante
et paradoxale par rapport au thème déployé. La « ballade », 4. Un appel fraternel et religieux (questions 6 et 7)
« chanson à baller » c’est-à-dire « à danser », se pratique « La ballade des pendus » rassemble en fait tous les
lors des fêtes de Cour et fait partie des jeux poétiques hommes dans un rappel commun de la mort ; l’idée de la
qu’affectionne par exemple Charles d’Orléans ; or, « Frères fraternité chrétienne ici développée vient du fait que tous
humains » par l’évocation macabre des cadavres de mauvais les êtres humains sont fils du même père et donc soumis
garçons pendus au gibet ne semble avoir aucune commune à la même destinée misérable, tragique et implacable.
mesure avec cet aspect divertissant. L’association para- On note, du reste, le glissement de l’apostrophe « Frères
doxale (« contre l’opinion ») entre la légèreté habituelle humains » (v. 1) à « Hommes » (v. 34) plus universelle
de la forme et la gravité du contenu reflète sans doute encore. Villon suggère par là que tout être péche et qu’il
l’inspiration carnavalesque de François Villon ; par pro- est soumis à une justice divine qui transcende la justice
vocation, il aime inverser les valeurs comme il le fait par humaine.
ailleurs dans sa « Ballade à son amie ». Le refrain par lequel se clôt chaque vers souligne la
3. Une danse macabre (questions 3 et 4) demande pressante de la miséricorde et la peur de ne pas
Dès le premier vers, le poète interpelle ses « Frères l’obtenir (cf. l’exclamative). L’ensemble de la « Ballade
humains » par l’apostrophe que l’on retrouve également des pendus » est une prière qui révèle un véritable et
aux vers 11 et au vers 34 (« Hommes ») ; la deuxième profond sentiment religieux chez Villon (noter le champ
personne du pluriel figure de façon récurrente dans la lexical religieux très développé) ; plus encore, le verbe à
ballade ; cette communauté à laquelle s’adresse Villon l’impératif « Priez » semble avoir une valeur performa-
est loin d’être abstraite et distante de lui. Il n’y a pas, en tive ; la parole poétique, qui est ici supplique, a le pouvoir
effet, d’un côté, les pendus qui sont condamnés à mourir, de sauver les pendus de l’enfer.
et de l’autre, ceux qui, n’ayant pas commis de crimes, Villon offre ici une représentation singulière et
échapperaient à la mort. Tous sont soumis à une même terrifiante des gibets du Moyen Âge ; il révèle plus profon-
condition qui rappelle leur finitude. L’utilisation obses- dément encore la fascination des poètes pour le macabre
sionnelle du pronom personnel « nous » montre bien que (cf. au XIXe siècle : « Danse macabre » de Baudelaire, « Le
tous les humains partagent le même sort. De façon plus Bal des Pendus » de Rimbaud) élargissant le champ de la
large encore, l’appel de Villon regroupe dans un même poésie au-delà des limites du lyrisme et de la quête d’une
espace poétique les vivants et les morts. Dès lors, le titre beauté canonique.
« Ballade des pendus » semble plus en adéquation avec
le contenu du poème que celui d’« Épitaphe Villon » qui TICE Voici ici une liste non exhaustive d’œuvres du
est l’abrégé du titre donné par Clément Marot dans son Moyen Âge et de la Renaissance représentant l’Enfer :
édition en 1533. La ballade a, en effet, une dimension – Landsberg, L’Enfer dans l’Hortus Delicarium (1180) ;
universelle que le pluriel du titre « Ballade des pendus » – L’Enfer, Notre-Dame de Paris, au bas des quatre der-
semble davantage refléter que « Épitaphe Villon » ; par nières voussures
ailleurs, l’expressivité du texte qui tient notamment à – Fra Angelico, Le Jugement dernier (1430) : il représente
l’adresse directe au lecteur évoquée plus haut ne cor- l’Enfer à la façon de Dante (cercles)
respond pas tout à fait au genre de l’épitaphe, composé – Jérôme Bosch, L’Enfer (fin du Moyen Âge), volet droit
habituellement à la troisième personne. On note toutefois du triptyque Le Jardin des délices ; on y voit notamment le
dans les deux titres la même insistance sur la mort dont déluge, de macabres méthodes de supplices et un paysage
le poète nous offre ici le spectacle dans une esthétique qui d’une ville en feu. Tout évoque le châtiment divin infligé
évoque celle des « danses macabres ». aux hommes.
• 10
Texte 4 circonstances, imitant les Italiens mais réinventant sans
Clément Marot, L’Adolescence clémentine, cesse, comme ici, l’art d’être bref, rapide, familier et
« Petite épître au roi », ❯ p. 44 persuasif.
1. Situation du texte
Le recueil de 1532 intitulé Adolescence clémentine peut Texte 5
être considéré comme celui de l’apprentissage poétique Louise Labé, Sonnets,
de Clément Marot. Il regroupe des poèmes datant déjà « Tant que mes yeux… », ❯ p. 45
parfois d’une quinzaine d’années, et en l’occurrence, la 1. Situation du texte
« Petite épître au roi » fut écrite par le poète de vingt-deux Avec Maurice Scève, Louise Labé est la figure domi-
ans désireux d’attirer l’attention de François Ier. nante du groupe des poètes lyonnais de la Renaissance.
Ce faisant, comme il le fit ailleurs pour l’épigramme, Femme d’un cordier, ce qui lui valut son surnom de
il renouvelait avec beaucoup de verve et de virtuosité le « belle cordière », elle présida un salon littéraire et chanta
vieux genre épistolaire et poétique latin. tour à tour la joie de vivre et le mal d’amour dans ses
vingt-quatre sonnets ou ses trois élégies. Influencée par
2. Effets de son, de sens et de rimes (questions 1 et 2)
Pétrarque, elle se montra toutefois d’une technique très
On fera classer, pour les discuter en les distinguant :
sûre et souvent originale dans l’expression d’un senti-
– les effets de son par transformation phonétique sur
ment amoureux authentiquement vécu et qui l’emporte
le mot rime : « rimailleurs », « rimassez », « rimaille »,
toujours, chez elle, sur les conventions littéraires.
« marri », « rimart », « rimante », « rimoyant »,
« rimette » etc., dont la série culmine dans le joli vers 25 : 2. Composition et effets (question 1 et 2)
« Tant rimassa, rima et rimona ». Composé de deux phrases, ce sonnet offre un bel
– et les effets de sens sur le même mot, à connota- exemple de dislocation expressive en rupture avec la
tions péjoratives, humoristiques ou ludiques comme : facture classique du genre. La première phrase compte
« rimailleur », « je m’enrime », « rimasse », etc. en effet neuf vers et déborde le cadre des quatrains pour
On appréciera par ailleurs les effets de rime obtenus s’achever dans le premier vers du premier tercet.
avec une virtuosité digne des Grands Rhétoriqueurs, et Composée d’une série de quatre subordonnées tempo-
parfois même avec incongruité, sur le mot lui-même : relles anaphoriques, elle voit sa principale concentrée sur
« rimailleurs/rime ailleurs » ; « rime assez/rimassez » ; un seul vers et prendre ainsi un relief exceptionnel par sa
« rimassé/Henri Macé » ; ou encore le distique final relégation tardive. La seconde phrase, fortement ouverte
« rimonna/rime on a » digne d’une moderne contrainte par l’adversatif « Mais », se décompose à son tour en une
oulipienne ! suite de subordonnées temporelles sur quatre vers, suivie
3. Le roi et le poète (questions 3 et 4) d’une principale concentrée en un seul vers. Le parallé-
Puisque ce poème est aussi une épître, on insistera sur lisme de structure est donc remarquable (8 vers/1 vers ;
la configuration épistolaire qui veut que ce texte soit une 4 vers/1 vers), la seconde phrase fonctionnant comme un
sorte de « lettre », adressée par le tout jeune poète à son écho amoindri de la première, dont elle décrit le renver-
souverain pour s’en attacher les faveurs. Dès le vers 5, le sement par un jeu de reprises lexicales ou d’oppositions
destinataire de la lettre et son émetteur sont rassemblés sémantiques.
dans une même phrase flatteuse et complice (« Et quand 3. Inversions et audaces (question 3)
vous plaît, mieux que moi rimassez ») qui semble accor- Offrande amoureuse, ce sonnet décrit avec audace
der au roi l’aisance d’un talent en regard des tentatives une situation inversée par rapport à la topique de la
laborieuses d’un apprenti qui ne manque pourtant pas de poésie amoureuse de l’époque. La femme n’est plus ici
virtuosité… Il est vrai que le vers 6, avec humour (« Des le réceptacle du désir amoureux masculin ; le « je », sujet
biens avez »), suggère déjà que cette aisance d’écriture féminin de renonciation, est ici premier et conduit le
n’est pas sans rapport avec une aisance matérielle, qui « jeu » amoureux en chantant les « grâces » de l’amant.
fait bien défaut à celui qui ne vit encore que bien mal de Le « toi » de ce dernier n’est en effet que placé en position
sa plume (v. 17-19) ! On notera qu’après un joli passage subalterne de « complément » et de destinataire passif.
dialogué (v. 9 et sq), l’épître retrouve, dans le sizain final, Les nombreuses inversions qui parcourent le poème
sa caractéristique épistolaire par la formulation explicite contribuent à illustrer cette essentielle position. On
d’une supplique plus traditionnelle : « Si vous supplie observera notamment la mise en relief des infinitifs en
qu’à ce jeune rimeur… » finale des vers 1 à 10, obtenue souvent par antéposition
Le jeune roi ne sera pas sourd aux requêtes du jeune des compléments d’objet : tout se passe ici comme si la
poète talentueux. Il fera de lui, en 1518, le « valet de rhétorique mimait par ses signes les postures du jeu amou-
chambre » de Marguerite d’Angoulême, sa soeur aînée, reux. De la même façon, on remarquera le procédé qui
future reine de Navarre et fine lettrée, qui demeurera consiste à postposer le sujet comme au vers 4 (« pourra
sa protectrice fidèle et bien utile… À la Cour, Marot ma voix »), de façon à souligner l’unité thématique de
se montrera le portraitiste ou le conteur de toutes les la strophe en inscrivant ainsi dans un chiasme à distance
11 •
(« mes yeux pourront », « pourra ma voix ») la double reflet de la condition humaine : la vie est passage, périple
dimension sensuelle et poétique de l’amour. comme le proclamait déjà Sénèque dans ses Lettres à
Lucilius : « la philosophie siège au gouvernail et dirige
4. Éros et Thanatos (questions 4 et 5)
les navigants ballottés d’écueil en écueil ».
Comme toujours chez la poétesse lyonnaise, amour
et mort, Éros et Thanatos, tissent ici des relations para- 3. Rome et le pays natal, deux espaces antithétiques
doxales. C’est que la durée, dimension essentielle de la (questions 2 et 3)
passion, est toujours menacée par la précarité de la vie Dans la suite du sonnet, Du Bellay oppose deux
humaine, exprimée dans la périphrase du vers 12, « ce espaces géographiques et affectifs ; Rome qu’il
mortel séjour ». Cette menace est encore inscrite dans condamne pour ses valeurs et son pays natal qu’il aime
l’opposition du subordonnant duratif « tant que », qui tant. Alors que Rome représente la gloire et la magni-
sert de cadre anaphorique à l’évocation de l’épanouisse- ficence par son architecture (« que des palais romains
ment amoureux, et du subordonnant ponctuel « quand » le front audacieux », v. 10), sa région figure la sim-
(v. 10), qui introduit la rupture dans son unique et brutale plicité (noter la simplicité du lexique et de la syntaxe
occurrence. De la même façon, à l’expansion dynamique pour qualifier son pays). Le « marbre dur » des palais
de la première phrase succède l’amenuisement de la romains contraste avec la fragilité de « l’ardoise fine »
seconde, ponctuée d’aveux d’impuissance (« tarir », de sa maison. De même, « le Loire gaulois » s’oppose au
v. 10 ; « cassée » et « impuissante », v. 11 ; « ne pouvant « Tibre latin » plus majestueux ; l’élévation du « Mont
plus », v. 13), avant que l’ultime décasyllabe ne rassemble palatin » se distingue du « Petit Liré » plus modeste. Le
menace et merveille de l’amour dans un somptueux et dernier vers s’achève par la célébration de « la douceur
sobre oxymore. angevine » ainsi mise en valeur ; l’Anjou représente un
lieu de retraite paisible et harmonieuse qui contraste
Texte 6 avec « l’air marin » (noter la formule phonétiquement
Du Bellay, Les Regrets, « sonnet XXXI » ❯ p. 46 dure), rappel du premier vers du poème. Du Bellay
préfère ainsi l’humilité à l’orgueil, le dénuement à la
1. Situation du texte richesse, le naturel à l’artifice. Ces oppositions s’accom-
Joachim du Bellay, né à Liré en Ajou en 1522, va faire pagnent d’un rythme particulier créé par les anaphores
partie, avec Ronsard, des poète qui initient le mouve- « Reverrais-je »/ « Plus que » et qui s’accélère dans les
ment de la Pléiade : il vise ) montrer que les œuvres tercets par l’énumération et la véhémence du ton.
écrites en français sont de valeurs égales à celles des
Neuf ans après la Défense et Illustration de la langue
Latins et des Grecs. Ses œuvres les plus célèbres sont
française, le poète fait entrer le Liré et la « douceur
La Défense et illustration de la langue française et
angevine » en poésie montrant ainsi que le français a une
Les Regrets. Ce dernier recueil regroupe des sonnets
valeur poétique qui n’a rien à envier au latin.
d’inspiration satirique et élégiaque composés à Rome
au moment où Du Bellay séjourne à la cour pontificale 4. Une douloureuse nostalgie (question 4)
entre 1533 et 1557. Plongé dans l’ennui et les fastes de Comme un écho au titre du recueil, Les Regrets, le poète
la vie romaine, il regrette son Anjou natal où il faisait si déplore ici de ne pouvoir rentrer dans son pays qui lui
bon vivre. manque cruellement (cf. l’exclamative du premier quatrain
2. Le voyage et ses variations (question 1) et l’interjection « Hélas ! » qui traduisent sa frustration et
Dans le premier quatrain de ce sonnet, Du Bellay sa tristesse). Le sonnet s’apparente à la fois à une plainte
déploie deux références épiques empruntées à l’Anti- (élégie) et à une méditation inquiète ; il paraît impossible à
quité ; il cite les deux héros-voyageurs les plus connus Du Bellay de retourner dans son pays natal : d’où l’interro-
de la mythologie grecque, Ulysse et Jason. Le héros gation du deuxième quatrain ; le futur (v. 5 et v. 8) esquisse
de L’Odyssée après avoir traversé de terribles épreuves également un avenir incertain pour le poète. Il tente par
infligées par Poséidon qui venge ainsi son fils, le cyclope l’écriture poétique de faire revivre son bonheur passé :
Polyphème, rentre chez lui, à Ithaque, conduit par les on note une volonté d’appropriation du pays natal par de
Phéaciens (Chant XIII) ; Jason, après avoir conquis nombreux déterminants possessifs et un désir de recréer
la toison d’or avec les Argonautes parvient à se fixer à l’atmosphère intime de l’enfance et de la jeunesse par
Corinthe. Si ces deux références à la mythologie grecque des détails très concrets et très évocateurs ainsi que par le
restent traditionnelles pour un auteur de la Pléiade, elles lexique hyperbolique qui reflète l’intensité de l’émotion.
sont ici curieusement subverties : les héros antiques La poésie possède donc le pouvoir de transporter le
sont rendus ordinaires par la simplicité et la familiarité poète et le lecteur dans une autre époque, un autre temps,
des vers 3 et 4 ; ils ne constituent pas des modèles pour un autre monde, ce qui explique pourquoi elle a, à travers
Du Bellay qui préfère à leur monde sa terre natale. Il les les siècles, tant d’affinités avec le thème du voyage ;
évoque, du reste, à la troisième personne du singulier, (cf. « L’Invitation au voyage » de Baudelaire, « Ma
non sans une certaine distance encore accentuée au vers 2 bohème » de Rimbaud, « Brise marine » de Mallarmé,
par le démonstratif : « cestuy-là ». Au-delà de tout topos « Emportez-moi » de Henri Michaux, « La Sphère » de
littéraire, il révèle avec originalité que le voyage est le Jules Supervielle…).
• 12
Texte 7 grâce à la virtuosité poétique de l’expression toute en
Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, répétitions et redondances obsédantes.
« Si c’est aimer… » ❯ p. 48 Une certaine préciosité n’est par ailleurs pas absente
1. Situation du texte de ce poème ponctué d’alliances de mots ou d’antithèses
Le dernier tome des Amours de Ronsard comporte paradoxales (v. 1, 4, 7, 8, 12) jusqu’à la « pirouette » oxy-
deux volets : « Sur la mort de Marie » et « Sonnets pour morique du vers 16. Les effets de rythme et de sonorités
Hélène » (1578), ultime « envoi » poétique qui constitue contribuent encore à cette esthétique précieuse : écho de
une synthèse de la dimension spirituelle et de la dimen- finales rehaussé par le parallélisme syntaxique et séman-
sion sensuelle de la passion pour Hélène de Surgères, la tique (v. 4-5) qui réunit les deux premiers quatrains ;
dernière muse du poète, d’abord célébrée sur commande coupes expressives des vers 2, 8 et 12 qui donnent à
puis aimée sincèrement. Ronsard revient à l’inspiration entendre le trouble amoureux ; rime intérieure du vers 15
qui fait écho au vers 13 (« mal/fatal ») et semble presque
pétrarquiste, à une conception souvent éthérée de l’amour,
annoncer les accents tragiques du vers racinien ; pointe
mais son platonisme se fait désormais un peu critique. Il
finale enfin du poète exprimant et écrivant son mutisme…
en montre les limites, les insuffisances et souligne que,
sans la fusion des corps, la passion n’est pas accomplie.
Texte 8
2. Organisation et effets du madrigal (question 1)
Le madrigal emprunte au sonnet la structure des deux Tristan l’Hermitte, La Mer,
premiers quatrains composés d’alexandrins à rimes « Métamorphoses marines » ❯ p. 50-51
embrassées (abba). Il introduit ensuite une variation forte 1. Un opéra baroque (question 1)
dans les deux autres strophes en substituant aux tercets Soucieux de traduire la vie multiforme et ondoyante
des quatrains et en compliquant le jeu des rimes avec de la nature, le poète baroque « substitue aux normes
virtuosité : après un premier distique de rimes plates (cc), classiques d’ordre et de nombre des valeurs vitales, celles
le schéma métrique se transforme en « tresse » sonore, de la fluidité, de l’expansion, de la profusion » (Gérard
conjuguant deux nouvelles rimes selon la disposition Genette, Figures I, « L’or tombe sous le fer »). La per-
(dedcde). Cette complication a pour but de souligner la sonnification des éléments naturels est l’un des procédés
transe amoureuse au fil du texte. d’animation volontiers utilisés :
– le soleil lance des regards (v. 6),
3. Anaphores et gradation (questions 2 à 4)
– le temps et la nature sont dotés d’une psychologie
L’anaphore obsédante de l’expression « si c’est
(volonté : « se veut changer », « s’ennuie », « tristesse »)
aimer », associée au mode infinitif répété, à l’attaque des
(v. 11-13),
trois premières strophes, résonne comme un pathétique
– colère de la mer (« les ondes demi courroucées »)
cri d’amour. Cette reprise de type incantatoire souligne
(v. 22).
la gradation qui s’exprime dans la tonalité du poème :
dans le premier quatrain, l’obsession amoureuse prend 2. Des figures mythologiques (question 2)
encore la forme d’une contemplation éblouie dans la Les allusions aux figures mythologiques participent de
dévotion (« songer », « adorer ») ; dans le deuxième, elle ce désir d’exprimer ce vitalisme universel : aux vers 15-20
se fait explosion de sentiments douloureux (« souffrir », apparaissent les tritons, puis Iris sous les espèces d’un
« pleurer ») pour prendre dans les cinq vers suivants la arc-en-ciel. Mais au-delà de leur présence pittoresque, ils
forme paroxystique d’une maladie inguérissable qui expriment certaines des tendances majeures de l’imagi-
s’empare de tout l’être (« fièvre amoureuse »). naire baroque :
– les tritons sont des êtres doubles, mi-hommes mi-
Les trois derniers vers enfin reprennent, en la modulant,
poissons. « Ces figures marines, écrit Jean Rousset (La
l’anaphore initiale ; ils présentent une sorte d’acmé dans
Littérature à l’âge baroque en France) ont le mérite de
l’expression passionnelle. En effet, le verbe aimer y est
multiplier les enroulements, les spirales, les courbes
redit trois fois en deux vers et les deux occurrences des
qui se fondent les unes dans les autres… ». À l’image
vers 14 et 15 (rime et attaque) contribuent même à un effet
de cet enchevêtrement sinueux s’ajoute ici le détail des
de quasi « bégaiement » d’un cri d’amour démultiplié en
« écailles », suggérant le miroitement et les jeux de
écho et s’abîmant du jeu de mot souriant du vers 16…
lumière qui plaisent à l’imagination baroque (cf. aussi
4. Galanterie, virtuosité, préciosité (questions 3 et 5) la célèbre fontaine dite « du Triton » construite à Rome,
Poème d’amour, ce madrigal met en œuvre les thèmes place Barberini, par Le Bernin).
convenus de la galanterie passionnelle : éloge de la beauté – Iris et son arc-en-ciel sont l’un des symboles de la
de l’aimée (v. 4), regret de sa froideur (v. 5 et 8), adora- fugacité de toutes choses. La beauté (« les délices de ses
tion transie du chevalier servant pour sa dame (v. 1 et 4), yeux », v. 20) déployée un instant dans les cieux est celle
souffrances de l’amant éconduit (v. 7 et 8) qui culminent de l’illusion, du mirage : « Fragiles ornements, éclat faible
dans la métaphore de la maladie d’amour (v. 12). Assez et trompeur/Passagères beautés, filles de la vapeur/Des
proche parfois des douloureux accents lyriques de Louise faux biens d’ici-bas vous peignez l’inconstance ». Ainsi
Labé, le madrigal acquiert ici une profondeur pathétique parle un autre poète, Drelincourt, moralisant l’arc-en-ciel
13 •
qui devient l’emblème, double lui aussi, des séductions 2. L’inconstance amoureuse (questions 1 et 2)
du monde et de leur vanité. Le poète déplore ici l’inconstance de sa belle, selon un
3. L’art de l’illusion (question 3) thème cher aux poètes baroques. Les trois premiers quatrains
Pour exprimer les effets du clair-obscur, la première proposent ainsi des images traditionnelles du changement
strophe est structurée par des oppositions : entre le pluriel d’humeur féminin : la comparaison avec « l’Océan »
(v. 3 : « des jours et des nuits ») et le singulier (v. 4 : « En (v. 2), caractérisé par « son flux et son reflux » (v. 2) puis
même endroit ») ; entre les métaphores (« montagnes », la métaphore de la pêche (« appas », v. 5 et « prise », v. 7)
v. 9, et « sources », v. 10) appelant des connotations et enfin l’évocation de Pénélope (v. 11) servent à associer
antithétiques (masses immobiles, minéralité, panorama la femme aimée à une créature changeante, soumettant
spectaculaire pour les montagnes ; vivacité, mouvement, son prétendant à la puissance de son âme « incertaine »
élément fluide, localisation souvent secrète) et culminant (v. 1). La présence explicite ou implicite de la mer dans
dans le couple « ombre »/ « clarté ». ces trois images (le mythe d’Ulysse est étroitement lié à
l’élément marin) permet au poète d’appuyer le thème de la
On peut noter la prédilection du baroque pour tout ce
versatilité, d’un mouvement continuel (« toujours », v. 10,
qui fait écran (« brouillard » et « nuage », v. 5 et 7) et ce
« sans fin », v. 11) d’un éternel recommencement. Il s’agit
qui interdit la claire perception de la réalité (« la lumière
décline », v. 2) et ménage l’illusion. également d’un motif récurrent en poésie baroque (cf. le
poème de Tristan L’Hermite, p. 50) : l’eau est un élément
Les métamorphoses de l’eau, dans la troisième à la fois solide et insaisissable, transparent et source de
strophe, sont une mise en image de l’une des figures reflets, la mer est attirante et repoussante par sa grandeur
privilégiées de la rhétorique baroque : l’oxymore. L’eau, et sa force. Le poète est ainsi pris entre deux extrêmes :
mobile et fuyante, se transforme en son contraire, inerte l’amour qu’il ressent et la souffrance qu’il subit. Ces sen-
et minéral (« verre », métal, v. 26 ; « perles », v. 30). Le timents antithétiques gouvernent le poème dès le premier
baroque rejoint ici les confins de la préciosité : « Urbaine vers : « mon beau souci » est une expression contradictoire,
et composée, la préciosité se porte d’instinct vers la à la limite de l’oxymore. Le Littré définit un « souci »
pierre et le bijou ; elle voit la nature sous les espèces du comme l’« objet pour lequel notre inquiétude est éveillée »
métal et du minéral ; le monde précieux est un monde et qui va donc à la fois repousser le poète pour la « peine »
pétrifié ; or, argent, émail, pierreries… » (J. Rousset, La (v. 3) qu’il lui inflige, et l’attirer par sa « beauté » (v. 1).
Littérature à l’âge baroque en France). La mer, selon Cette contradiction se retrouve dans le deuxième quatrain
Tristan L’Hermite, déferle, entravée, « à longs plis de où le poète oscille entre la « liberté » (v. 6) et la « prise »
verre ou d’argent ». Et Gérard Genette affirme : « On peut (v. 7) associée au verbe « retenir » (v. 7). Dans la strophe
donc voir dans l’antithèse la figure majeure de la poétique suivante, les verbes « s’accomplisse » et « empêche »
baroque. […] L’opposition des mots restitue le contraste (v. 9-10) s’opposent, ainsi que, placés à la rime, les termes
des choses et l’antithèse verbale suggère une synthèse « effet » et « défait » (v. 10 et 12), le jeu sonore insistant
matérielle. » (Figures I, « L’or tombe sous le fer »).
sur le préfixe négatif du verbe. Enfin l’antithèse passe par
Au-delà des séductions de l’artifice suggérées par Jean les négations dans les deux dernières strophes : le poète
Rousset, Gérard Genette lit dans la poésie baroque un reprend le même verbe une fois avec une négation (« S’il
désir plus profond de surmonter les oppositions et de ne vous en souvient », v. 15) une fois sans négation (« Et
transformer le monde en un jeu de miroirs où chaque s’il vous en souvient », v. 16) puis il finit son texte par une
chose se reflète en son contraire. Ainsi la nature devient formule également négative (« De faire des serments et ne
œuvre d’art : ces plis soudains figés sur la grève évoquent les tenir pas », v. 20) la négation venant annuler la valeur
la sculpture, tout comme l’éclairage, dans la première positive du « serment ».
strophe, évoquait les tableaux des maîtres baroques du
clair-obscur (Le Caravage, Rembrandt, Rubens…). 3. Une source d’inspiration (questions 3 et 4)
La rigueur de la composition permet au poète de réunir
dans un même texte une déclaration d’amour en forme
Texte 9 d’éloge de la beauté et l’affirmation de son individualité.
Malherbe, Œuvre poétiques, Les champs lexicaux de l’amour et de la beauté s’impo-
« Beauté, mon beau souci… » ❯ p. 52 sent ainsi dans les deux premiers quatrains : « beauté »
1. Situation du texte (v. 1 et v. 8, à la rime), « beau » (v. 1), « yeux » (v. 5),
Poète de cour, attaché d’abord à Henri IV, Marie de « appas » (v. 5), « que j’aime et que je prise » (v. 5) et
Médicis puis à Richelieu, Malherbe est connu pour « amour » (v. 8), auquel on peu ajouter « aimant » (v. 17)
le travail sur la langue qu’il effectue à la fois dans ses sont des termes qui font partie du vocabulaire amoureux.
propres poésies et en commentant celles de poètes comme Ainsi le poète évoque également le motif de la prison
Desportes. Ses œuvres ont généralement été publiées amoureuse, présent dès la poésie médiévale, dans les
dans des ouvrages collectifs, et n’ont été rassemblées vers 6-7. Le champ lexical de la promesse prend le relais
qu’après sa mort. Le poème proposé se distingue par son dans les deux dernières strophes : « promis » (v. 14),
thème baroque, traité avec une rigueur et une précision de « foi » (v. 16), « serments » (v. 20) et « tenir » (v. 20)
la forme classique. montrent l’engagement de la dame envers le poète.
• 14
Cependant, la résolution de ce dernier s’affirme en – le plan ovale (observer le bassin) est également carac-
opposition avec l’instabilité de la femme aimée, ce qui téristique du baroque ; comme le souligne Jean Rousset
apparaît dans les rimes intérieures du poème : dans La Littérature de l’âge baroque en France : Circé et
– dans le premier quatrain, « résoudre » est répété aux le paon, (1985) : « le baroque distend [le] cercle, l’arrache
hémistiches des vers 3 et 4, répétition qui met en valeur à son centre unique, brise l’égalité de ses rayons ; au lieu
l’opposition des pronoms sujets « vous » et « je » ; du plan circulaire où le regard, en un instant unique,
– dans la troisième strophe, la locution temporelle « au et dans l’immobilité, peut assurer sa souveraineté sur
point » à l’hémistiche du vers 9 rime avec « sans fin » à l’espace tout entier, le Baroque invente l’ovale » (p. 170).
l’hémistiche du vers 11, accentuant là aussi l’opposition Ainsi, comme dans un labyrinthe, il n’y a plus de centre
temporelle des deux expressions, la première marquant la et le regard est comme perdu ; les points de vue se mul-
brièveté alors que la deuxième marque la durée. tiplient ici ;
– la quatrième strophe propose une double rime inté- – les lignes courbes relevées plus haut relèvent également
rieure : « avisez-y » et « promis » (v. 13-14) puis du baroque ; elles donnent l’impression de « regarder une
« souvient » (répété v. 15-16). Le quatrain fait ainsi entrer façade classique dans un miroir d’eau » (Rousset) ;
en résonance le futur (impératif de « avisez-y ») et le – on relève aussi la luxuriance de la végétation latérale
passé (« avoir promis ») : la promesse passée aurait dû qui n’est pas sans faire penser au foisonnement baroque.
déterminer un présent heureux pour le couple. Comme il Plus classiques, les lignes droites de la grille qui appa-
n’en est rien, l’avenir se charge de menaces. La deuxième raît à l’arrière-plan ; elles signalent une certaine sobriété ;
rime interne met l’accent sur les défauts de la belle : du reste, malgré l’abondance des courbes, on relève un
oublieuse dans le premier cas, infidèle dans le deuxième, traitement très géométrique des lignes sur cette estampe ;
la dame trompe par son comportement les promesses et cet élément renvoie davantage à l’esthétique classique
la réputation qu’inspirait sa beauté (« vous perdez votre qui vise rationalisation et ordre. La symétrie présente sur
gloire »). Cette idée se retrouve dans le dernier quatrain, cette estampe corrobore aussi ce principe. L’inspiration
où « autrement » rime avec « serment » (v.19-20). antique de ce « labyrinthe » correspond aussi au goût
Le poète s’inscrit donc dans la recherche de l’élévation des classiques pour l’Antiquité et pour l’imitation des
et veut que l’âme de sa belle corresponde à son apparence Anciens.
physique : il dénonce la frivolité, la légèreté féminine et 3. L’âpre quête de la sagesse (questions 3 et 4)
apparaît blessé non seulement dans son amour mais aussi Sur cette gravure de Le Clerc, les jets d’eau comme
dans son honneur (« quelque excuse », v.10, « vous rire de chez Ésope s’élèvent très haut pour s’engouffrer dans
moi », v. 14). Il inverse également les rôles traditionnels la terre et s’y perdre. Le thème du labyrinthe est donc
puisque Pénélope symbole de la patience et de la fidélité ici symboliquement représenté. Il figure la quête de la
amoureuse est ici évoquée pour la façon dont elle trompe sagesse. Par ailleurs, la dimension édifiante de la fable
ses prétendants : la femme est associée à la fausseté tandis est suggérée par la taille et la position des animaux. Le
que l’homme proteste de la constance de son amour. barbet et les canes sont enfermés dans le jardin et regar-
dent en hauteur pour s’enfuir ; le spectateur est saisi par
TICE Quelques pistes Les châteaux de Vaux-le-Vicomte,
le contraste entre leur taille dérisoire, leur position (en
Fontainebleau ou Saint-Germain-en-Laye offrent des
bas de l’estampe) et la hauteur vertigineuse des arcades
lignes classiques, de même que Versailles (mais pas dans
du jardin ; comme dans la fable d’Ésope, le barbet paraît
sa décoration). La Place des Vosges à Paris (ancienne
ridiculement « petit » par rapport aux canes : J. Bailly et
Place Royale) est aussi un exemple d’architecture
S. Le Clerc suggèrent ainsi la vanité des animaux, et par
classique : recherche d’équilibre dans les volumes, de
delà bien, sûr celle des hommes. N’oublions pas, en effet,
symétrie et de régularité dans les lignes. On retrouve cette
que le labyrinthe était l’endroit où Bossuet conduisait le
rigueur, cette pureté et cette simplicité dans les formes
Dauphin pour l’instruire.
poétiques classiques.
ACTIVITÉS Bien souvent, les labyrinthes de verdure de
Sébastien le Clerc apparaissent sous formes d’allées enche-
◗ Analyse d’image
vêtrées les unes aux autres qui forment un espace complexe,
Le Labyrinthe de Versailles ❯ p. 53 souvent rectangulaire. Des petites fontaines apparaissent à
1. Une composition toute en courbes (question 1) l’entrecroisée des allées ; ces méandres végétaux symboli-
Les lignes courbes prédominent sur cette gravure. sent la difficultés à trouver le chemin de la sagesse.

2. Entre baroque et classicisme (question 2)


Cette estampe mêle des éléments de l’esthétique Texte 10
baroque à des éléments classiques. Boileau, Art poétique ❯ p. 54
Le baroque révèle l’instabilité permanente du monde 1. Situation du texte
et le perpétuel mouvement qui le régit ; l’eau sur cette Bien que le XVIIe siècle en ait produit d’autres, et que
gravure et particulièrement les fontaines illustrent claire- celui-ci ne fut guère plus original dans les principes
ment ce principe : édictés, l’Art poétique de Boileau connut un succès
15 •
éclatant dès sa publication en 1674. Ce traité se contentait On relèvera enfin dans notre extrait ce qu’on pourrait
en fait de résumer, tardivement dans le siècle, la doctrine appeler une sorte de sacralisation de la langue (« nette »,
classique élaborée par les doctes dès avant 1660. Mais « pure ») qui est peut-être en définitive l’aspect le plus
l’ouvrage, destiné aux « honnêtes gens » plus qu’aux attachant de la poétique de Boileau.
spécialistes, plut en fait par ses accents d’une grande Bien que soumise à l’antériorité des « claires » idées, la
fermeté et par sa forme versifiée, noble et cadencée. Juste « langue révérée » (v. 6) apparaît ici comme dépositaire
avant l’extrait que nous citons, Boileau vient d’esquisser des vertus mêmes de « l’expression » (v. 3) poétique.
une brève histoire de la poésie française où des siècles
Mallarmé au XIXe siècle (voir manuel page 58), et Valéry
entiers sont ignorés mais où quelques noms servent de
au début du XXe (voir manuel page 59) se souviendront
jalons sur un itinéraire que le théoricien veut linéaire
évidemment de cette leçon classique.
vers toujours plus de clarté et de beauté formelle : Villon,
Marot, Ronsard, Desportes, Bertaut… Rien en revanche
sur d’Aubigné, Viau, les baroques ; rien non plus sur La Texte 11
Fontaine… ni sur les grands tragiques du siècle dont Jean de La Fontaine, Fables,
Boileau ne veut guère reconnaître la dimension poétique « Les Deux Amis » ❯ p. 55-56
en tant que telle. 1. Une fable vivante et plaisante (questions 1 et 2)
2. Un poème didactique (questions 1, 2 et 5) Cette fable assez brève se compose de plusieurs mou-
Le mode verbal majoritairement utilisé dans notre vements qui, par leur variété, conjurent l’ennui du lecteur
extrait est bien sûr le mode impératif (« apprenez, tra- et rendent l’ensemble plaisant. Du vers1 au vers 4, le
vaillez, hâtez-vous, polissez, ajoutez, effacez, etc. ») qui narrateur se livre à une présentation rapide des deux
témoigne de l’omniprésence de la fonction injonctive ou amis. Puis, il lance promptement le récit du vers 5 au vers
conative dans un discours essentiellement didactique. 23 ; tout d’abord, l’action (v. 5-11) ; un des deux amis
La première partie de l’extrait va du vers 1 au vers 13 inquiets qu’il arrive quelque malheur à l’autre se précipite
et est consacrée aux rapports nécessaires entre la clarté pour lui porter secours ; puis le dialogue se développe
de la pensée (v. 1-5) et la précision de la langue (v. 6-13) entre eux du vers 11 au vers 23 ; enfin, la fable s’achève
dont Boileau énonce l’indispensable complémentarité. par une longue morale (v. 24-32). Elle commence à la
manière d’un conte ; la contrée qui lui sert de cadre,
La seconde partie (vers 14 à 25) pourrait être intitulée « Monomotapa », évoque d’emblée un lieu éloigné et
« éloge de la lenteur » dans la mesure où le théoricien y imaginaire ; les groupes nominaux « ce pays-là » (v. 3) et
développe ses arguments en faveur d’un « soin » et d’un « le seuil de ce palais » (v. 9) ne précisent pas davantage
« travail » poétiques qui ne sauraient souffrir ni « hâte », le lieu malgré les démonstratifs. Du reste, le portrait des
ni improvisation, ni inachèvement. deux amis est moins peint qu’esquissé, comme dans le
On notera que l’expression de cette lenteur cultivée genre du conte qui laisse ainsi plus librement cours à
se fait, dans les vers 18 à 21, par une métaphore filée l’imagination du lecteur. Cette fable ne s’apparente pas
empruntée au registre des éléments naturels (campagne seulement à ce genre narratif ; elle emprunte certains de
et montagne) qui permet au poète, comme en un diptyque ses traits au théâtre : on note une certaine dramatisation
pictural, de mettre face à face la « promenade » aimable propre à ce genre avant que ne s’amorce le dialogue ; la
du « ruisseau » flâneur et le « débordement » redouté du prééminence du présent aux vers 7 à 11 offre au lecteur
« torrent » de boue et d’orage. l’illusion d’assister directement à une saynète ; les actions
3. Préférences et rejets (questions 3, 4 et 6) sont brèves et produisent du suspense. Le dialogue qui
Pour le théoricien scrupuleux et tatillon du classi- occupe une part importante et centrale dans la fable
cisme qu’est Boileau, la préférence va naturellement fait penser au dialogue théâtral. Avec habilité, Jean de
à ce « ruisseau qui, sur la molle arène […] lentement la Fontaine plonge ainsi le lecteur dans un monde fictif
se promène ». De même que le texte s’ouvrait par une plaisant grâce à une esthétique de la variété (noter aussi
recommandation de bien et clairement penser « avant l’hétérométrie).
donc que d’écrire » (v. 1), l’exécution même de l’ouvrage 2. Une amitié réciproque et idéale (questions 3 et 4)
poétique est soumise aux règles de la patience, de la L’amitié semble ici si parfaite qu’elle paraît irréelle.
surveillance et même, dans les derniers vers, de la répé- Les deux protagonistes sont dotés de qualités rares qui
tition quasi maniaque des gestes de finition (« Vingt fois se rattachent à l’amitié. L’ami étonné de voir son compa-
sur le métier remettez votre ouvrage »). Inversement, on gnon accourir chez lui se montre extrêmement prévenant
notera au fil du texte les interdits ou les refus édictés par à son égard ; le jeu de questions/réponses qui nourrit
la même logique précautionneuse et vigilante : traque son dialogue révèle à quel point il anticipe les besoins
des « excès » (v. 7), des « barbarismes » et « solécismes » éventuels et les désirs de son compagnon en y apportant
que l’écrivain s’amuse à faire rimer aux vers 10 et 11, de une réponse immédiate. (cf. la rapidité de sa réplique
la « vitesse » enfin (v. 15), mère de toutes les fautes quand qui apparaît à travers des phrases très brèves, dont une
elle n’est pas associée (comme dans le fameux oxymore : phrase nominale « En voici », v. 15, et un verbe à l’impé-
« Hâtez-vous lentement », v. 22). ratif « allons », v. 16). Le narrateur met ainsi en relief
• 16
le dévouement parfait de ce personnage. L’autre qui est Texte 12
accouru au chevet de celui qui lui est cher a agi de façon Heredia, Les Trophées,
entière et spontanée ; quoique son ami lui soit apparu « Les Conquérants » ❯ p. 57
« un peu triste » en songe (et non dans la réalité donc),
1. Situation du texte
il ne cherche pas à savoir si ce mauvais pressentiment
« Les Conquérants » forment un des cent dix-huit
est funeste ou non mais se déplace prestement en pleine
sonnets inclus dans Les Trophées (1893), recueil qui
nuit pour l’aider ; on relève ici un altruisme entier et
illustre l’esthétique parnassienne. Ce poète cubain, natu-
héroïque ; par ailleurs, il se montre reconnaissant du
ralisé français en 1893, retrace ici un des grands épisodes
« zèle » de son compagnon. L’amitié est ici parfaite et
de l’Histoire de l’homme : l’aventure des conquistadores
sans concession.
qui explorèrent et voulurent s’approprier une partie du
Le narrateur insiste sur la réciprocité du sentiment : monde, encore inconnue à l’époque.
on note à quel point il est difficile de distinguer « les
deux amis » par le pluriel qui les confond dans le titre 2. Un sonnet parfaitement ciselé (question 1)
et au cœur-même de la fable (cf. « deux vrais amis », Ce sonnet semble minutieusement construit et traduit
v. 1 ; « Les amis », v. 3). Les indéfinis soulignent aussi la recherche de perfection formelle propre à l’esthétique
qu’ils sont le miroir complet l’un de l’autre (« L’un », parnassienne. Le premier quatrain évoque le départ des
v. 2, « l’autre », v. 11). Le jeu des pronoms personnels à Conquistadors ; le quatrain suivant développe le voyage
l’intérieur du dialogue révèle également cette réciprocité vers des terres inconnues aux confins du monde occi-
absolue (remarquer notamment le chiasme dans l’énon- dental. La périphrase « le fabuleux métal » et l’allusion
ciation : « Je vous rends grâce… »/ « Vous m’êtes »). aux « mines lointaines » font déjà miroiter la suite du
La même bravoure caractérise d’ailleurs les deux person- poème (« le mirage doré » du premier tercet notamment).
nages. Celui qui se réveille chez lui lance : « J’ai mon L’élargissement spatial du vers 8 préfigure l’amplitude
épée » (v. 16). Il est donc prêt à se mettre en danger pour spatiale des deux derniers vers du sonnet ; le rêve de
sauver l’autre (cf. le parallélisme entre « Il s’arme », conquête devient ainsi cosmique. Sur le plan temporel, on
v. 10, « J’ai mon épée », v. 16). L’un est donc le double de glisse du présent du départ à une projection dans l’avenir
l’autre et ils semblent s’autosuffire complètement et vivre marquée notamment par le groupe verbal « ils allaient
en harmonie sans avoir besoin d’autrui. conquérir » et la périphrase « des lendemains épiques »
qui représentent les conquêtes espérées dans le futur. Ce
Cette amitié paraît, pour autant, invraisemblable et uto-
sonnet, malgré sa concision, développe un rêve épique
pique ; elle se déroule dans un cadre nocturne et onirique
d’une amplitude universelle.
qui suggère peut-être son irréalité (notons aussi la pré-
sence du songe et du conditionnel « N’auriez-vous […] », 3. Un rêve épique (questions 2 et 3)
v. 14). Plus encore, ce lien indéfectible et idéal ressort à Plusieurs détails renvoient à la couleur locale de
travers le caractère hyperbolique du sentiment (cf. l’anti- l’Espagne de l’époque et ressuscitent le rêve enfoui
thèse entre « un peu triste » et « accouru » qui traduit un d’aventure et de domination des Conquistadors au XVIe
dévouement sans bornes). siècle. Le « charnier », lieu où les oiseaux rapportent
leur proie est une image de l’Espagne ; « Palos » et
3. L’amitié, un lien naturel inestimable dans la société « Moguer » sont des ports d’où partit Christophe
(question 5) Colomb pour l’Amérique le 3 août 1492 (cf. note 2).
Jean de La Fontaine ne tranche pas sur la question « Cipango » est comme le signale également la note
ouverte posée au lecteur qui inaugure la morale : par la 3, le nom donné par Christophe Colomb au Japon ; les
suite, le pronom personnel « il » ne permet pas de valo- « blanches caravelles » (v. 12) évoquent directement ces
riser un ami par rapport à l’autre. Il est probable qu’en petits navires portugais et espagnols qui partirent à la
insistant sur l’amitié qui apparaît ici comme une affection conquête de l’Amérique du Sud et que redécouvre le
sincère et désintéressée, l’auteur critique indirectement XIXe siècle ; le lecteur baigne ainsi dans l’atmosphère
les relations artificielles qui règnent dans le monde de des grands voyages et des découvertes importantes de la
la Cour et des courtisans. Il distingue ainsi nettement Renaissance ; ce réalisme historique et géographique
l’amitié de la sociabilité comme Sénèque et Montaigne n’est pas pour autant incompatible avec le rêve ; il lui
avant lui. donne, à l’inverse, plus d’épaisseur et de consistance et
4. L’amitié ou le jeu de miroir (question 6) permet au lecteur un véritable voyage dans le passé. Ce
Le tableau de Kirby reproduit deux hommes qui se serrent sonnet transpose un monde onirique.
tendrement dans les bras ; l’amitié est ainsi rendue comme Les conquérants rêvent d’action et d’aventure (cf. la
dans la fable de Jean de la Fontaine par leur proximité ainsi comparaison à des prédateurs au vers 1 et les verbes
que par leur ressemblance physique ; ils paraissent phy- d’action : « partaient »/ « allaient conquérir »). Ils rêvent
siquement liés et presque fondus l’un dans l’autre (noter aussi de découvrir l’or et de le ramener en Europe « le
l’absence ou presque de contour sous le bras de l’un et sous fabuleux métal ». Le soleil suggéré par les termes « phos-
l’épaule de l’autre). On pourrait proposer plusieurs titres : phorescent » et « mirage doré » est une métaphore de ce
« Amis », « Jeu de miroir », « Double portrait »… trésor, tant convoité.
17 •
L’alliance étrange entre le rêve (du côté de l’imagi- « La nuit approbatrice allume les onyx
naire) et le réel (l’aventure et l’action) se développe à De ses ongles au pur Crime lampadophore,
travers plusieurs contrastes : d’abord, on relève une Du soir aboli par le vespéral Phoenix
opposition entre noblesse et sauvagerie (cf. antithèses De qui la cendre n’a de cinéraire amphore.
« gerfauts » et « charnier »/« misères » et « hau- Sur des consoles, en le noir Salon : nul ptyx,
taines »/« ivres » et « rêve »/« héroïque et brutal ») ; Insolide vaisseau d’inanité sonore,
ensuite, on note un contraste entre l’action (soulignée Car le Maître est allé puiser l’eau du Styx
par les verbes relevés plus haut) et le rêve (suggéré par Avec tous ses objets dont le rêve s’honore.
le lexique de l’intériorité « espérant »/« enchantait ») ; le
Et selon la croisée au nord vacante, un or
« mirage doré » signifie aussi peut-être que les naviga-
Néfaste incite pour son beau cadre une rixe
teurs accablés par le soleil hallucinent, croyant voir l’or
Faite d’un dieu que croit emporter une nixe
tant désiré ; la sublimation propre au rêve se développe
enfin à travers un vocabulaire mélioratif (« le fabuleux En l’obscurcissement de la glace, décor
métal ») ou des images minutieusement ouvragées De l’absence, sinon que sur la glace encor
(« l’azur phosphorescent de la mer des Tropiques », « le De scintillation le septuor se fixe. »
mirage doré »). 2. Une structure complexe (question 1)
Plus largement encore, ce sonnet constitue un hymne La comparaison des deux états de ce sonnet à la struc-
au Nouveau monde et à l’inconnu. ture complexe conduit à faire deux remarques :
4. La quête de l’inconnu (question 4) – sur le plan de la structure syntaxique d’abord : d’un
Les deux derniers vers laissent entrevoir l’élargissement état à l’autre du poème se dessine une nette accentua-
et l’amplification du rêve des Conquistadors ; le contre- tion de la structure conflictuelle, voire d’« annulation »
rejet met en valeur les « étoiles nouvelles » ; en naviguant interne, entre quatrains et tercets. Le « Et » de 1868, à
plus à l’Ouest, les navigateurs explorent une autre partie l’attaque du vers 9, devient au même endroit en 1887 un
du monde jusque-là inconnue et absente des cartes. Il est « Mais » fortement adversatif ; le « sinon que » du vers 13
probable que derrière le fantasme mercantile et aventurier se durcit en un « encor/Que » déchiré lui-même par l’en-
s’esquisse un rêve scientifique, celui d’élargir la connais- jambement (v. 13-14) ; enfin l’addition des parenthèses
sance du monde ; ces navigateurs acquièrent, en effet, une aux vers 7 et 8 renforce sensiblement l’effet de rupture
portée plus symbolique et plus héroïque encore en incarnant grammaticale et rythmique.
la libido sciendi. Ils reflètent ainsi la soif universelle et inta- – sur le plan de la logique sémantique ensuite, la lisi-
rissable de savoir propre au genre humain. Les « étoiles » et bilité linéaire du sonnet était à l’évidence plus « facile »
« le ciel » évoquent peut-être aussi de façon métonymique dans la version de 1868. D’un état à l’autre de son texte,
la quête du divin ; le poème se colore ainsi in extremis d’une Mallarmé s’est comme complu en effet à effacer la valeur
dimension religieuse et mystique qui lui donne plus de pro- dénotative des mots et au contraire à accentuer les « dia-
fondeur et d’amplitude encore. gonales » connotatives souvent très ambiguës, voire
hermétiques, multipliant notamment les effets métony-
Heredia réussit ainsi le défi d’évoquer avec une conci-
miques (v. 2, 3 et 9) ou encore l’emploi des abstraits pour
sion extrême la condition et la destinée humaine.
les concrets (« oubli » par exemple au v. 13, en lieu et
place d’« obscurcissement » dans le premier état).
Texte 13
3. Rimes, mots et sons rares (question 2)
Stéphane Mallarmé, Poésies,
L’allusion au « murmure », dans la correspondance
« Ses purs ongles… » ❯ p. 58
avec Cazalis, souligne bien sûr le côté musical et phoné-
1. Situation du texte tique de ce sonnet-défi. Il tient à cette alternance réduite
Grâce à son ami Cazalis qui en conserva et publia des deux rimes masculines si difficiles dans notre langue,
les divers états, nous connaissons bien l’histoire de ce en ixe et or. Ce champ est si étroit que Mallarmé paraît
célèbre sonnet mallarméen qui apparaît, dans une lettre devoir le déborder en créant ou feignant de créer, « par la
du poète précisément adressée à Cazalis en 1868, comme magie de la rime », le mot même de « ptyx » comme une
une sorte de défi : « J’extrais ce sonnet auquel j’avais une sorte d’apax ou de scandale lexical qui le ravit. En jouant
fois songé, écrit Mallarmé, d’une étude projetée sur la sur les mots mêmes du texte mallarméen, on pourrait ainsi
parole : il est inverse, je veux dire que le sens, s’il en a écrire que le ptyx est comme l’épreuve lexicale réussie de
un (mais je me consolerais du contraire grâce à la dose de ce « méant sonore » que poursuit inlassablement ici le
poésie qu’il renferme, ce me semble), est évoqué par un poète. On notera aussi qu’au vers 11 le mot « licornes »
mirage interne des mots mêmes. En se laissant aller à le apparaît phonétiquement comme le substantif de synthèse
murmurer plusieurs fois, on éprouve une sensation assez de ces deux phonèmes.
cabalistique ». Mais, au-delà des rimes, le sonnet propose encore des
Voici la première version que nous connaissions du jeux multiples d’assonances et d’allitérations, ou plus
sonnet : subtilement de disposition visuelle de voyelles dans des
• 18
sortes de « constellations » sonores et déclinables avec évoque, selon certains commentateurs, les étapes du
quelques variantes dont le plus bel exemple est celui des drame intellectuel du poète en marche vers la connais-
jeux en a, o, l, i : repérable à l’attaque du vers 2 dans sance ; selon d’autres, elle opposerait les pièces courtes,
l’« Angoisse ». Cette triple vocalise se répète et se dilate moment de délibération intense comme ici « Les Pas »,
dans le fameux vers 6 « aboli bibelot… » et réapparaît aux pièces longues, véritables foyers des grandes pro-
pour « mourir », toujours dans une attaque, au vers 10 : blématiques valéryennes : l’inspiration et la lucidité, le
« Agonise ». poète face à l’univers ou la vie et la mort comme dans le
célèbre « Cimetière marin ».
4. Figures de l’absence et du néant (question 5)
On relèvera tout d’abord à ce propos la densité des 2. Le silence des pas sur la page blanche
champs lexicaux en la matière : « vide », « nul », (questions 1 et 2)
« aboli », « inanité », « seul », « néant », « vacante », Le poème est formé de quatre quatrains, eux-mêmes
« agonise », « défunte », « nue », « oubli ». composés d’octosyllabes classiques rimés abab avec
Densité lexicale renforcée encore par certaines figures alternances régulières des rimes féminines et masculines.
rhétoriques, comme la conjonction au vers 4 d’une Tout le texte semble comme suspendu à un vide où
construction négative (« que ne recueille pas ») et d’une lentement une présence prend forme à défaut de visage.
double métaphore de l’absence et de la mort (« de cinéraire Ce vide, ce vertige quasi mallarméen de la page blanche,
amphore »). Dans le même esprit, on reviendra encore sur du papier neigeux, est comme matérialisé par l’hypallage
l’expression « nul ptyx » du vers 5 : ces deux simples du vers 4 des pas « muets et glacés ».
syllabes effectuent en effet comme une extrapolation L’anonyme possessif « tes », en attaque du premier
« au carré » de l’idée de nullité par la conjonction d’un vers, inaugure une hésitation qui durera tout au long du
prédicat et d’un substantif en lequel, on l’a vu, Mallarmé texte entre la femme aimée et la Muse inspiratrice que
se plaisait à imaginer un mot « nul » précisément, « qui la silencieuse et patiente « vigilance » (v. 3) du poète ne
n’existerait dans aucune langue. » cessera de prévoir ou d’espérer.
5. Le Maître et son septuor (question 3) On notera que cette attention, qui est aussi prévoyance
Si l’on respecte l’indication de Mallarmé lui-même, et précaution, est soulignée phonétiquement au fil des
selon laquelle ce poème n’a pas de sens, dans une pers- vers par les allitérations en a ou an et en conjuguées à
pective référentielle traditionnelle qui veut qu’un texte la consonance en s : « Silence/Saintement/placés/procè-
exprime ou représente quelque chose, on est bien conduit dent/glacés/personne/sont/ces/si/avancées/pensées/cet/
ici à le lire comme un magistral exemple d’autoréfé- douceur ». Cette évocation musicale d’un murmure,
rentialité : le sonnet, « allégorique de lui-même », ne d’une voix, mêlée au glissement discret d’un pas ou de
dirait rien d’autre que sa propre genèse d’écriture, son l’étoffe d’une robe féminine, assure la continuité ryth-
épuisante élaboration pour ne devenir que le « cadre » mique et sonore de tout le poème.
(v. 13) virtuel d’une configuration problématique d’un
sens à jamais indéterminé. 3. Éloge de la lenteur et montée du désir sacré
(questions 3 et 4)
Dès lors, le « Maître » du v. 7 est à considérer comme La figure féminine apparaît dès l’ouverture du poème
la figure emblématique du poète, toujours en quête de par le biais d’un tutoiement qui suggère une intimité
cette « absence » et de ce « néant » qui, dans la démarche précisée un peu plus loin par l’image du « lit de ma
hégelienne qu’admirait Mallarmé, sont le passage néces-
vigilance » (v. 3). Mais cette alliance du concret et de
saire au dévoilement de la Présence ou de l’Absolu.
l’abstrait révèle en fait l’ambiguïté de la présence fémi-
Pareillement, le « cadre » et le « septuor » du dernier
nine, à la fois amante de chair et poésie de transparence.
distique sont à lire comme des désignations métapho-
riques de l’espace littéraire même du sonnet, comme les La suite du poème enchaîne d’ailleurs des images qui
jalons ou balises de la scène de l’écriture où se joue le suggèrent à la fois l’attente amoureuse et le travail de
drame ontologique qui habite le créateur. l’inspiration : « lit » et « nourriture » de l’esprit, « baiser »
spirituel et « lèvres avancées » ou encore « cœur » et
« pas » dans le dernier vers.
Texte 14
Dans tous les cas, scandée par le rythme serein des
Paul Valéry, Charmes, « Les Pas » ❯ p. 59
paisibles octosyllabes, la marche de celle qui est attendue
1. Situation du texte se fait selon le tempo d’une lenteur alliant discrétion
Charmes (c’est-à-dire « poèmes » selon l’étymolo- et solennité : « Saintement, lentement placés… ». Bien
gie), comprend vingt-et-un textes de longueurs inégales, que parlant d’avancée ou de montée (« procèdent »),
de seize vers pour notre poème « Les Pas » à trois cent le poème semble ne décrire que la tension presque
dix pour « Fragments du Narcisse », et de mètres variés, immobile d’un désir fixé ou figé dans des poses quasi
auxquels une syntaxe volontiers archaïsante, des allité- chorégraphiques, indéfiniment ralenties pour préserver la
rations nombreuses et le retour de mots-clés (comme venue ou la déception de l’acmé (« car j’ai vécu de vous
« diamant ») donnent une unité. La structure du recueil attendre… »).
19 •
Ce cérémonial, où le poète joue le rôle d’un orant en qu’il y ait eu une lutte avec Dieu à un moment donné.
attente de la révélation, est souligné par tout un champ Il s’agit d’un récit assez mystérieux : Jacob, connu pour
lexical : « saintement », « ombre divine », « Dieux », sa ruse, son intelligence, et son refus de l’affrontement
« devine ». Dès lors l’artiste est bien le « devin », celui physique, affronte Dieu et le défait (l’ange « vit qu’il ne
qui est doté de transcrire le murmure des voix divines et pouvait l’emporter sur lui »). Il garde de ce combat une
inspirées. Attendre l’inspiration ou la Muse relève pour blessure et un nouveau nom.
lui de la même culture d’un désir sacré où il est promis à Dans le poème de Cocteau, il ne s’agit pas d’un combat
la fusion de noces physiques et/ou mystiques à l’horizon d’un homme et d’un ange-Dieu, mais celui d’un ange
de sa page, à l’horizon de son chant. contre un dieu (Apollon). L’ange incarne donc plutôt
l’homme révolté, qui défait successivement le dieu du
Texte 15 soleil, les rois et reines, les bêtes et les plantes (la nature)
Jean Cocteau, Le Chiffre sept ❯ p. 60 puis les soldats. Cocteau garde du récit biblique l’inten-
sité du combat et son brusque arrêt (« La trompette a
1. Situation du texte sonné, l’ange n’a qu’à se taire », v.15) coïncidant avec
En août 1952, Cocteau, à Santo-Sospir (villa du Sud l’apparition de l’aurore dans la Bible (ce qui suggère que
de la France où il séjourne avec des amis), écrit à Jean l’on est dans un rêve).
Marais : « Je travaille à un interminable poème de quatre-
Par ailleurs, ce combat de Jacob se mêle à différents
vingt douze strophes. Je te le dis parce que je sais qu’il
éléments tirés du livre de l’Apocalypse (le chiffre 7, que
te plaît que j’écrive des poèmes […] Nous sommes en
l’on a dans le titre et dans le premier vers de notre extrait,
plein mistral avec les volets qui claquent et une mer à et la « trompette »). On assiste à la dévastation et au ren-
rebrousse-poil. Francine [Weissweiller, la propriétaire versement du monde : « le char du soleil se fracassait au
de Santo-Sospir] peint la tempête. Doudou [Édouard sol » (v. 8), « les îles sombraient » (v. 10) avec, en point
Dermit] le calme, assis au milieu de la tempête. Genet culminant, un ange assassin (v. 11-12).
annonce qu’il arrive à Cannes. »
Des mythes antiques sont également convoqués :
Il s’agit du Chiffre 7 accompagné de la lithographie Apollon et son char accompagnant le lever et le coucher
reproduite dans le manuel, poème de 92 quatrains aux du soleil, mais aussi le suicide de Didon, abandonnée
rimes croisées. Voici le quatrain qui a été retiré entre les par Énée, qui se jette dans un bûcher (« les bûchers des
vers 12 et 13 : reines », v. 7). Des références au monde romain sont nom-
« Les femmes des soldats avortaient sur leur couche, breuses (« houlette », « quadrige », « soldats des Césars »)
La peur fuyait la mort, la mort frappait la peur. et participent de ce mélange des époques, inscrivant le
Alors l’ange se tut en s’essuyant la bouche poème comme la réécriture de mythes intemporels.
Devant un monde vide et frappé de stupeur. »
3. Un combat contre soi-même (questions 3 à 5)
2. Une réécriture des mythes (questions 1 et 2) Le poème indique clairement que la lutte est avant tout
Voici le récit du combat avec l’ange (Genèse 32, 25-33) : individuelle et intérieure, par la répétition anaphorique de
« Et Jacob resta seul. Un homme se roula avec lui dans la l’hémistiche « Voilà comment en nous » (v. 13-14). Ces
poussière jusqu’au lever de l’aurore. deux vers nous invitent à relire ceux qui précèdent : le
Il vit qu’il ne pouvait l’emporter sur lui, il heurta Jacob à nom « artère » rappelle les « veines » du vers 5, dans
la courbe du fémur qui se déboîta alors qu’il roulait avec un passage marqué par une lutte quasi-fratricide entre
lui dans la poussière. des chevaux (« les chevaux cabrés et ligotés […] L’un
Il lui dit : “ Laisse-moi partir, l’aurore s’est levée. l’autre s’insultaient et se mordaient le col ») tandis que
– Je ne te laisserai, répondit-il, que tu ne m’aies béni. ” l’interruption d’un cycle du vers 14 renvoie à la course
Il lui dit : “Quel est ton nom ? cyclique du char du soleil elle aussi interrompue (« le
– Jacob”, répondit-il. char du soleil se fracassait au sol », v. 8).
Il reprit : “On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu C’est donc tout un équilibre naturel qui se trouve bou-
as lutté avec Dieu et avec les hommes et tu l’as emporté.” leversé, dans une lutte particulièrement violente : le
Jacob lui demanda : “De grâce, indique-moi ton nom. feu est convoqué à plusieurs reprises par les « foudres »
– Et pourquoi, dit-il, me demandes-tu mon nom ?” (v. 2), les « bûchers » (v. 7) et les « volcans » qui « ton-
Là-même, il le bénit. naient » (v. 10) – l’inversion du sujet et du verbe insistant
Jacob appela ce lieu Peniel c’est-à-dire – Face-de-Dieu – sur la puissance de l’image. Les hyperboles (« fracas-
car “j’ai vu Dieu face à face et ma vie a été sauve.” » sait », « sombraient », « tonnaient ») accentuent le bruit
Ce récit est étiologique (un récit ou une petite his- produit pour en faire un vacarme. Les comportements
toire qui veut expliquer une situation, une coutume, un deviennent paroxystiques (« les rois se jetaient », v. 7,
nom, etc.). Il s’agit d’un combat avec Dieu, représenté « s’insultaient et se mordaient », v. 6, avec une person-
par un ange. Le récit entend expliquer comment Jacob a nification des chevaux). Enfin, un organe synonyme de
été surnommé « Israël », qui signifie « Que Dieu lutte, se vitalité, les veines, sert ici à capturer et contraindre les
montre fort ». Si le nom d’Israël signifie cela, il faut donc chevaux (v. 5).
• 20
La régularité formelle du poème permet en quelque
Point de fuite
sorte de contenir le débordement et la violence de la lutte :
(quelque part sur la ligne d’horizon)
aux images surréalistes répond le rythme rassurant de
l’alexandrin coupé à l’hémistiche, comme dans le dernier
Ligne
vers, « Ce que l’ange a défait, d’autres le referont », où d’horizon
le préfixe négatif « dé » est finalement remplacé par son
contraire « re », proposant ainsi l’espoir d’une cyclicité Lignes
retrouvée, d’un renouveau de l’être. de fuite
TICE Rembrandt, Delacroix, Gauguin, Redon ou encore
Chagall ont repris ce mythe dans des tableaux et vitraux Du fait de ces lignes de fuite abruptes, les deux grands
(pour Chagall). L’ange est souvent identifiable par ses bâtiments ne laissent qu’une petite ouverture à l’horizon,
ailes, mais les peintres insistent surtout sur l’intensité écrasant le reste par leur masse imposante et sombre. Par
physique de la lutte. ailleurs, quelques détails renforcent la sensation d’in-
quiétante étrangeté : les personnages ressemblent à des
◗ Histoire des arts ombres, à des fantômes et ne font que renforcer l’aspect
Rythmes visuels ❯ p. 62 désertique du lieu ; le camion ouvert semble « vouloir
avaler » la petite fille au cerceau ; l’ombre de l’homme
1. Créer une sensation d’étrangeté (question 1) (ou d’une statue) et le poteau derrière recèlent un aspect
Les artistes occidentaux ont introduit de l’étrange dans menaçant, comme s’ils se cachaient pour attaquer la fille.
leurs œuvres par des moyens différents et pour des raisons La sensation d’étrangeté est véhiculée par chacun des
également différentes. éléments pris séparément, mais aussi par l’ensemble de
À Souillac, le sculpteur anonyme suggère un monde la composition. Celle-ci reste mystérieuse et la relation
surnaturel, celui de Dieu, régi par des lois et habité par entre les personnages floue. Une intrigue semble se
des êtres que le commun des mortels ne (re)connaît pas tramer, mais laquelle ?
forcément. L’étrangeté vient des animaux fantastiques – Fondateur de la peinture métaphysique en 1912, De
des griffons – qui ressortent d’autant plus qu’ils sont mis Chirico était apprécié par les surréalistes. André Breton
face à des animaux terrestres (des rats, un cerf, un ours, voit dans sa peinture une équivalence de l’espace du rêve
un aigle). Ces derniers, vivant dans les régions tempérées où se jouent des événements de la réalité remaniés par
(tel Souillac), étaient facilement identifiables par les l’inconscient du rêveur. Ainsi, elle symbolise ce qui, dans
fidèles. la vie, échappe à l’explication logique – les ambiances
Le recours aux animaux fantastiques étranges est malaisées ou joyeuses, les regards et les gestes qui cachent
fréquent au Moyen-Âge. Ils sont associés soit à l’uni- des messages codés plus ou moins compréhensibles.
vers divin qui dépasse la logique humaine, soit au Mal. 2. Effets d’une colonnade (question 2)
Des monstres hybrides peuplent souvent l’Enfer. À La façade de Banqueting House et celles des bâtiments
Souillac, le trumeau complexe pourrait être interprété dans le tableau de De Chirico comportent une suite de
dialectiquement : d’une part, il montre la supériorité colonnes (une colonnade) et des fenêtres. Dans le cas de
surnaturelle de l’ordre divin ; d’autre part, il met en Banqueting House, il s’agit de quatre colonnes au centre,
garde les fidèles de ce qui les attend en Enfer s’ils ne s’y flanquées de deux pilastres (colonnes rectangulaires) des
soumettent pas. La composition est à la fois organisée deux côtés. Tous encadrent les fenêtres. Dans le tableau,
et chaotique, symbolisant un ordre divin qui échappe il s’agit de colonnes qui portent des arcs (une arcade)
à première vue aux hommes mortels. Toutefois, un surplombées par des fenêtres.
regard attentif perçoit, à travers la composition et le
choix des protagonistes (animaux), une hiérarchie Dans le cas d’Inigo Jones, la colonnade renforce la
pertinente (cf. on pourra renvoyer à l’animation corres- régularité et l’harmonie qui régit tout le bâtiment, épigone
pondante dans le manuel enrichi). du classicisme : les mêmes éléments se répètent à des
rythmes égaux. Dans le cas de De Chirico, la régularité
Dans le tableau de Giorgio de Chirico, l’étrangeté vient monumentale des colonnades attire l’attention sur l’inco-
d’abord, comme le suggère la légende explicative, de hérence de la perspective et contraste avec le reste qui est
l’espace déstabilisé qui renvoie à une perte des repères, instable, fantomatique, peu rassurant.
au vertige. Les lignes de fuite de la perspective, qui
sont normalement beaucoup plus régulières et mènent 3. Des colonnes partout (question 3)
habituellement à un seul point de fuite, sont ici abruptes, La colonne est présente dans les trois œuvres. Élément
incohérentes entre elles et non convergentes. Vous architectural connu depuis l’Antiquité la plus éloignée,
pouvez comparer le schéma ci-dessous à la perspective elle est non seulement un élément porteur essentiel
de De Chirico. à la stabilité des bâtiments, mais devient rapidement
symbolique. Dans l’Occident chrétien, par exemple,
elle sera tout à tour symbole de l’incarnation du Christ
(notamment dans les Annonciations, voir Francesco del
21 •
Cossa ou Fra Angelico) ou du paganisme (la flagellation roi » de Clément Marot qui joue avec le mot « rime »
par les Romains du Christ attaché à une colonne chez et ses variations phonétiques produisant de nombreux
Michel-Ange). calembours dans son poème (« « Rimeur »/ « rime heur »/
La colonne de Souillac a un rôle porteur : elle soutient « rimonna »/ « rime on a ».
la poutre transversale (le linteau) du portail de l’église.
Du fait de sa position stratégique – il est impossible de Analyser la versification
la contourner –, elle a un rôle symbolique important. Elle 2 1. Voici la mesure de chaque vers : v. 1, décasyllabe ;
est entièrement sculptée et s’évase vers le haut et le bas, v. 2, octosyllabe ; v. 3, décasyllabe ; v. 4, octosyllabe ;
rappelant la forme d’un chapiteau et d’une base (sans v. 5, octosyllabe ; v. 6, alexandrin ; v. 7, octosyllabe ; v. 8,
l’être tout à fait, voir le schéma ci-dessous). La colonne octosyllabe ; v. 9, alexandrin ; v. 10, alexandrin ; v. 11,
détermine la verticalité de la composition et dicte la octosyllabe ; v. 12, alexandrin ; v. 13, alexandrin ; v. 14,
lecture de bas en haut. octosyllabe ; v. 15, décasyllabe ; v. 16, alexandrin ; v 17,
octosyllabe ; v 18, alexandrin. Jean de la Fontaine déploie
ici le principe de l’hétérométrie (variation du nombre de
chapiteau mètres dans un même poème) pour conjurer l’ennui du
lecteur.
2. On repère un enjambement du vers 7 au vers 8 et un du
vers 14 au vers 15.
3. La disposition des rimes varie dans l’ensemble de la
fable ; on relève des rimes croisées du vers au vers 4
fût de auxquelles succèdent des rimes plates/suivies.
colonne 4. La rime pauvre prédomine du vers 1 au vers 12.

Étudier le rythme du vers


3 1. Le poème est un sonnet : des vers isométriques
base
répartis en deux quatrains de rimes embrassées suivies
d’un sizain , disposé en deux tercets, de type CCDEED.
Sur la façade d’Inigo Jones, il y a quatre colonnes
2. « Comme on voit /sur la branche //au mois de mai/
et quatre pilastres par niveau. Uniquement décoratifs,
la rose
plaqués sur le mur en faible relief, ils n’ont pas de rôle
En sa bel/le jeunesse,// en sa premiè/re fleur
porteur, ne participent pas à la structure du bâtiment. Ils
Rendre le ciel/ jaloux// de sa vi/ve couleur,
donnent le ton au rythme régulier de la façade. Ils com-
Quand l’Au/be de ses pleurs// au point du jour/ l’arrose ; »
portent des bases et des chapiteaux.
Le rythme de ce quatrain est donc le suivant : 3342 ;
Dans le tableau de De Chrico, les colonnes portent les 3342 ; 4233 ; 4242.
arcades (colonnades avec arcs). Elles sont très simples, 3. « Afin que vif/et mort //ton corps/ ne soit que roses »
sans base ni chapiteau. Par les ombres qu’elles créent et Le rythme accentuel offre une structure en miroir : 4224 ;
parce qu’elles soulignent la perspective bancale, elles les termes accentués « vif » et « mort » soulignent le
renforcent le mystère et l’inquiétude qui se dégagent du paradoxe exprimé l’oxymore du premier hémistiche ; il
tableau. en va de même dans le second hémistiche. Se trouve ainsi
ARTS ET ACTIVITÉS Grâce à ces recherches, les élèves vont ramassé dans la pointe finale du sonnet le mouvement par
préciser et confirmer les termes architecturaux acquis lequel le poème, dans cet hommage à Marie, renverse la
grâce à cette double page. Pour la deuxième question, mort en vie éternelle.
on pourra partir de temples très connus tel le Parthénon 4 1. Toutes les rimes de ce poème sur la guerre sont en
(Athènes) ou la Maison carré (Nîmes). La similitude « cé » d’où son titre.
entre les temples antiques et les œuvres reproduites ici se 2. On retrouve notamment une rime intérieure (parfois
trouve dans la présence de la colonne avec ses chapiteaux, appelée homéotéleute) au début et à la fin du poème qui
fût, base, organisée en arcade ou en colonnade. forme une sorte de refrain : « J’ai traversé les ponts de
Cé ». Ce phénomène sonore et musical produit un rythme
◗ Analyse litteraire lancinant qui permet peut-être d’insister sur l’atmosphère
lourde et oppressante de la débâcle.
La versification ❯ p. 64-65
3. La rime pauvre figure dans tout le poème.
Étudier le jeu des rimes 4. Le vers employé est l’octosyllabe tandis que chaque
1 La rime équivoquée se présente de deux façons ; strophe forme un distique.
soit elle se fonde sur l’homonymie entre deux vocables 5. Ce poème mêle tradition et modernité ; il déploie une
de sens différents (« roux »/ « roue ») soit sous la forme strophe « classique » et un mètre régulier. Le poème
d’un calembour lorsqu’elle englobe plusieurs mots. reprend par ailleurs la technique du lai (poème médiéval)
Cette rime est omniprésente dans « la Petite Épître au formé d’octosyllabes et comprenant une rime unique.
• 22
On relève aussi de nombreuses allusions au Moyen inspiratrice, sa célébration n’exclut pas l’engagement
Âge dans ce poème : « éternelle fiancée » (référence à et la vision de la guerre que l’on retrouve aussi dans ce
l’amour courtois), « chevalier blessé », « château », recueil poétique (cf. l’entrelacement de l’épique et du
« lai » et « ponts » qui rappellent ceux que Lancelot et ses lyrisme amoureux dans l’apostrophe « ô ma France, ô ma
compagnons franchissent dans les romans de Chrétien de délaissée »).
Troyes. Toutefois, le poète est du côté de la modernité par
l’absence de ponctuation (cf. aussi au début du siècle les Écrire
poèmes du recueil Alcools d’Apollinaire). Plus encore, 5 Pour évaluer l’écriture du poème en « B », « D » ou
il affranchit la rime de son assujettissement au mot : la « V », on tiendra compte de plusieurs critères :
rime est ici phonétique (sauf dans le cas du mot « Cé » – l’adéquation de la production avec la forme demandée
qui évoque un lieu réel). Aragon se libère aussi du carcan (9 distiques d’octosyllabes avec une rime unique en
de la rime riche longtemps considérée comme un modèle fonction de la lettre choisie) ;
en poésie. Le minimalisme n’est pas incompatible avec – on valorisera les élèves qui, au-delà d’une réussite
la puissance de la parole poétique. Pour rendre compte formelle, auront mis en relation le son sélectionné avec le
du monde nouveau qui l’entoure (marqué par la Seconde sens du poème ; une unité sera ainsi appréciée ;
Guerre mondiale), Louis Aragon invente une poétique – on valorisera également ceux qui produisent avant tout
nouvelle qui brise également la séparation traditionnelle un texte poétique (originalité des images, musicalité et
entre lyrisme et épopée. Si Elsa Triolet est sa muse, son notamment rimes intérieures).

23 •
Chapitre

2 Libertés et audaces, de Musset à Apollinaire ❯ MANUEL, PAGES 66-89

◗ Document d’ouverture À côté du brio métrique naturel de l’auteur, on peut y


André Derain (1880-1854), Effets de soleil sur découvrir le goût de la jeune école romantique pour les
l’eau, Londres (1905), huile sur toile (0,85 x 1 m), séductions de l’exotisme oriental ou italien qui nourris-
Saint-tropez, musée de l’Annonciade. saient déjà les Orientales de Hugo. Mais surtout, exotisme
et couleur s’accompagnent chez Musset, notamment dans
1. Sur cette toile, André Derain s’est principalement cette « Venise », d’une recherche systématique d’audaces
attaché au miroitement formé par les rayons du soleil sur lexicales ou rythmiques, qui confinent parfois à la virtuo-
l’eau ; il peint ainsi un paysage crépusculaire et cosmique sité mais aussi à la provocation.
(attention au titre qui pourrait être trompeur avec le
toponyme « Londres » car rien ne permet de repérer sur le 2. Fantaisies métriques et strophiques (questions 1 et 3)
tableau des éléments caractéristiques de cette ville). C’est Comme dans d’autres poèmes célèbres de ses Contes
bien moins le genre du paysage qui est inédit dans cette d’Espagne et d’Italie (voir par exemple la ludique
œuvre que la technique et la conception de la peinture qui « Ballade à la lune »), Musset choisit ici une forme poé-
s’en dégage. tique simple mais originale pour exprimer avec fantaisie
des sentiments pourtant subtils.
2. André Derain est ici on ne peut plus loin du réalisme et
de la peinture figurative ; plus encore que dans d’autres Les 36 vers de « Venise » sont structurés en quatrains
tableaux (Le Pont de Charing Cross dit aussi Pont de comportant trois hexasyllabes suivis d’un quadrisyllabes.
Westminter…), l’artiste se détache ici de toute référence Nous sommes donc dans un système classiquement
identifiable empruntée au réel. On note en effet l’absence pair mais, nous le voyons, légèrement ou discrètement
d’une représentation qui formerait le miroir étriqué perturbé par l’impair puisque les quatrains sont en 3 + 1
du réel ; par là, cette toile n’est pas sans faire penser à et qu’ils sont au nombre de neuf !
certaines œuvres du peintre Turner comme le fameux Les rimes sont de forme suivie AA/BB avec alternance
Coucher de soleil sur le lac. Le paysage est représenté régulière de paires féminine et masculine.
sous forme de taches ou de masses de couleurs brutes et On profitera d’un tel poème pour faire rechercher aux
violentes qui caractérisent, en partie, la peinture fauviste. élèves les éléments qui se révèlent comme perturba-
Derain décompose et fragmente la lumière du soleil avec teurs de la stricte métrique classique.
un pointillisme presque scientifique ; en haut, un nuage
Par exemple :
rouge comme tordu qui s’inscrit dans d’autres nuages aux
– le jeu des anaphores : le « Pas » des vers 2 à 4 et surtout
couleurs bleutées et mauves semble se projeter en bas
le lancinant « Et » des vers 25 à 31 qui produisent un effet
de la toile dans l’eau. Le rejet de l’art figuratif apparaît
de cadencement et d’immobilité à la fois ;
également par l’absence de contours précis et délimités
– les insolites mots-hémistiches comme aux vers 15
entre les éléments du tableau. Comme le souligne le titre,
(« tourbillons ») ou 34 (« hallebardes ») ;
il ne s’agit pas de donner une pseudo-photographie du
– les diérèses nécessaires au vers 6 (« li/on ») ou au vers 19
réel (le soleil qui se reflète sur la Tamise, un soir) mais
(« nu/age ») pour obtenir le décompte de l’hexasyllabe ;
de suggérer les « effets » que produit ce phénomène ;
– les synérèses inversement nécessaires aux vers 27
André Derain montre ainsi les limites et les leurres du
et 28 : « escaliers » et « chevaliers » ;
réalisme impuissant à rendre compte de la totalité du réel.
– ou encore les rimes intérieures qui contestent les rimes
Il rappelle la subjectivité et la relativité de la perception
classiques comme dans le deuxième quatrain dans lequel
tout en suggérant l’épaisseur et l’intensité d’un regard
la diphtongue « on » se promène sur trois vers avant
instantané projeté sur le monde.
de réapparaître aux rimes masculines classiques des
vers 12-13 et 15-16.
Texte 1
3. Tons et tonalités (questions 2, 4 et 5)
Musset, Contes d’Espagne et d’Italie,
Les effets sonores sont présents dans ce poème notam-
« Venise » ❯ p. 68-69
ment par le jeu des anaphores et rimes intérieures décrit
1. Situation du texte ci-dessus, ou encore par les allitérations ludiques d’un
Alors qu’il vient d’être admis successivement au vers comme : « Sur son surplis » (v. 24). En revanche
Cénacle de Hugo et au salon de Nodier à la bibliothèque le lexique du son au sens strict est réduit (« graves » au
de l’Arsenal, Musset publie en 1830 son premier recueil vers 26 en fait-il partie par connotation ?) et essentielle-
de vers, les Contes d’Espagne et d’Italie. ment orienté vers l’évocation du silence qui semble peser
• 24
ici sur la « Sérénissime » : soit de manière directe, comme donne à lire la réalité brutale et « honteuse » d’une détresse
dans l’expression « tout se tait » (v. 33), soit de manière physique et morale difficilement soutenable.
indirecte dans des termes comme « graves » (v. 26),
2. Structure et suspense (questions 1 à 3)
« dorment » (v. 13) ou « veillent » (v. 35). De la même
Le poème de Forneret se présente ici comme une suc-
façon, le champ lexical de la couleur est peu présent
cession de strophes effilées, majoritairement des quintils,
directement en dépit de l’attaque « rutilante » du poème :
eux-mêmes inégaux puisqu’ils s’ouvrent sur un quadrisyl-
« Dans Venise la rouge… » et de l’adjectif « blancs » en
labe suivi d’un quatrain d’octosyllabes. À partir du vers 40,
prédicat des « escaliers » au vers 27.
les choses se compliquent formellement puisque nous avons
En revanche, le « ton » ou la « teinte » là aussi sont une sorte de huitain de quadrisyllabes avant que le poème ne
donnés par une série de termes qui nuancent ou « pas- se referme sur une ultime « strophe » proche de la prose !
tellisent » la description de la cité des Doges au coucher
Tout l’effet de « suspense » du texte vient de ce que,
du soleil par des effets de sfumato à l’italienne comme
dès le premier vers, le sujet et l’objet de l’action sont
« fume » au vers 13 et sa rime « brume » au vers 14,
innommés et réduits à une seule et brève, voire ellip-
« s’efface » au vers 17 et l’étonnant « Demi voilé » qui
tique, présence pronominale : « Il » pour le sujet (dont le
constitue à lui seul le vers 20.
lecteur, « averti » par le titre peut bien penser qu’il s’agit
À cela s’ajouterait encore le jeu de lumière en demi- du « pauvre honteux ») et « l’» pour l’objet.
teintes suggéré par le « falot » du vers 4 et l’« étoilé »
Or, c’est cet objet mystérieux qui est décrit comme
du vers 19.
soumis à une série de verbes d’action en ouverture de
De la sorte, couleurs et sons, ou plutôt murmures et chaque quintil (« percée » [v. 2], « regardée » [v. 4],
silences, ombres et nuances, jouent à l’unisson pour resti- « mouillée » [v. 11], « frottée » [v. 16], « pesée » [v. 21],
tuer non seulement l’atmosphère d’une Venise engourdie « touchée » [v. 26], « baisée » [v. 31], « palpée » [v. 36])
mais encore l’âme même du poète dont tous les motifs avant que la série ne s’accélère, frénétiquement pourrait-on
du décor dessinent les contours incertains. Définir d’un dire en reprenant un mot cher aux bohèmes, dans les vers
mot le registre dominant du poème est en effet difficile 41 à 48. Le lecteur ne peut donc, pendant toute la durée
et relève de la sensibilité de chaque lecteur, comme on du poème, qu’« imaginer » l’objet de cette sorte de recette
pourra le vérifier en procédant à des lectures à haute aux allures parfois « culinaires » comme le suggère le
voix : élégiaque, diront certains, en accentuant des termes champ lexical suivant : « mouillée » (v. 11), « frottée »
comme « seul » (v. 5), « graves » (v. 26), « morne » (v. 30) (v. 16), « réchauffée » (v. 17), « pesée » (v. 21) et plus loin
ou « tremble » (v. 32) ; fantaisiste, diront d’autres en « coupée » (v. 44), « lavée » (v. 45), « grillée » (v. 47),
privilégiant une diction marquée par les effets ludiques « mangée » (v. 48) ! Il faudra attendre la dernière phrase et
que nous avons relevés et le champ lexical plus positif des l’ultime mot pour que se révèle l’atroce vérité du poème :
« serein » (v. 7), « légers » (v. 15) ou « étoilés » (v. 19). « Si tu as faim, mange une de tes mains. » (v. 50-51) On
La vérité est probablement dans cet « entre deux » notera bien sûr, dans cette construction, le rôle majeur joué
tonalités que, ici comme dans beaucoup d’autres écrits par l’anaphore du « il l’a » qui, conjointe à l’effet ultra-
de Musset, le texte poétique restitue avec incertitude et dominant de la rime en « ée », crée, tout au long du poème,
délicatesse, faisant de l’hésitation et de la nuance, près un double effet de martèlement et d’irrémédiable qui n’est
d’un demi-siècle avant Verlaine (voir manuel, p. 130- pas pour rien dans la force du texte.
131), les indices formels d’une présence et d’une émotion
ontologiquement « hésitantes » elles aussi. 3. Une « misère » pathétique et dérisoire
(questions 4 et 5)
La révélation finale du poème est donc celle d’un
Texte 2
étrange cannibalisme dans lequel on retrouvera les carac-
Xavier Forneret, Vapeurs, ni vers ni prose,
téristiques de certains groupes dits « frénétiques » de la
« Un pauvre honteux » ❯ p. 70
bohème noire de l’époque. Cannibalisme symbolique
1. Situation du texte bien sûr, mais cannibalisme quand même qui voit l’image
L’élégie romantique ne s’est pas seulement exprimée dans de l’homme dévoreur de son propre corps offerte en
d’harmonieuses complaintes. Elle a eu aussi ses « bardes » emblème de la condition humaine la plus désespérée, la
étranges ou violents, crieurs et criards, anarchistes ou plus pathétique et en même temps la plus dérisoire.
excentriques qui n’acceptèrent pas les compromissions On profitera ainsi d’un tel poème – qui nous fait vio-
avec les groupes ou les modes littéraires de l’époque. lence – pour suggérer aux élèves la part de modernité
Pétrus Borel (1809-1859) et Xavier Forneret (1809-1884), douloureuse qui commence à s’y dessiner. Plus de vingt
que Breton saluera tous deux d’un même hommage dans ans avant les poèmes en prose du Spleen de Paris, Forneret
son Anthologie de l’humour noir, comptent au nombre de se risque ici à une évocation à la fois existentielle et sociale
ces « desperados » grinçants de la poésie romantique. d’un « mal de vivre » qui, de décennie en décennie, va se
Dans ses Vapeurs, ni vers ni prose de 1838, Forneret n’hé- révéler intolérable. Au point qu’il semble anticiper ici sur
site pas ainsi à recourir à la cruauté et à la crudité du langage. l’un des mots d’ordre les plus ironiquement tragiques que
Dans un style qui préfigure parfois celui de Lautréamont, il proférera Baudelaire dans un de ses petits poèmes en prose
25 •
au titre-programme insolite : « Assommons les pauvres ! » mal dans des poèmes tels que « Le Guignon » : celui du
En voici un extrait qui est presque comme la suite du texte « malaise » (l. 13) de la création poétique confrontée à cette
de Forneret : « Je sautai sur mon mendiant. D’un seul coup sorte de défi narquois que lui impose la « nature rivale » et
de poing, je lui bouchai un oeil, qui devint, en une seconde, que reprendra à son compte plus tard Mallarmé dans des
gros comme une balle. Je cassai un de mes ongles à lui textes comme « L’Azur » ou surtout « Renouveau », lui
briser deux dents, et comme je ne me sentais pas assez fort, aussi traversé par une espèce de « vertige » oxymorique
étant né délicat et m’étant peu exercé à la boxe, pour assom- conjuguant désir, plaisir et souffrance.
mer rapidement ce vieillard, je le saisis d’une main par le Le choix narratif du poète est toutefois ici original
collet de son habit, de l’autre je l’empoignai à la gorge, et puisqu’il s’agit d’une « confession », avec ce que l’usage
je me mis à lui secouer vigoureusement la tête contre un du terme latin de « confiteor » (emprunté au moment de
mur. […] Ayant ensuite, par un coup de pied lancé dans le la liturgie chrétienne où le croyant « confesse » au Tout-
dos, assez énergique pour briser les omoplates, terrassé ce Puissant qu’il est fondamentalement pêcheur) ajoute
sexagénaire affaibli, je me saisis d’une grosse branche qui comme connotation religieuse ou sacrée à la simple
traînait à terre, et je le battis avec l’énergie obstinée des posture autobiographique dans sa forme de l’aveu.
cuisiniers qui veulent attendrir un beefsteak. »
3. Le créateur en face de la Nature (question 3)
Texte 3 Si cet aveu est ici difficile, voire douloureux, c’est que
Baudelaire, Le Spleen de Paris, le noeud du processus créateur évoqué est bien celui
« Le “Confiteor” de l’artiste » ❯ p. 71 qui unit, dans une paradoxale mais nécessaire union,
l’« immensité » (l. 5) et l’extériorité de la nature à l’« inti-
1. Situation du Spleen de Paris mité » d’un « moi » fragile qui risque de s’y « noyer »
Quand il écrit les poèmes en prose de son Spleen de (l. 5) ou de s’y « perdre vite » (l. 10). Si « les choses
Paris, Baudelaire a connaissance des essais de petits pensent par moi » (l. 9), confie ou avoue le poète, ou si
maîtres du romantisme comme Lefèvre-Deumier ou « je pense par elles » (l. 9), c’est précisément aux libertés
Alphonse Rabbe. Surtout, il a été, dès 1842, un des rares de la prose qu’il convient ici d’accomplir, « sans arguties,
admirateurs des proses du Gaspard de la nuit d’Aloysius sans syllogismes, sans déductions », l’accouplement de
Bertrand qui lui inspireront directement son projet per- ces deux identités « rivales ».
sonnel comme en témoigne sa correspondance.
Un double champ lexical très contrasté exprime ainsi
Toutefois, l’entreprise de Bertrand se caractérisait prin- au fil des strophes du poème ce « duel » ontologique :
cipalement par une volonté d’« informer » la prose en
– celui du plaisir : « sensations délicieuses/intensité/
poème, de ciseler en elle, à grands renforts de procédés
habiles (refrains, couplets, rythmes et harmonies) des délice/enchanteresse » ;
unités textuelles d’une haute densité poétique. De la phrase – et celui de la souffrance : « douleurs/pointe acérée/trop
au poème, tout, dans Gaspard de la nuit, est organisé, intenses/malaise/souffrance/nerfs trop tendus/vibrations
concerté, afin de conjurer les trivialités du prosaïsme. Or, criardes et douloureuses/souffrir/rivale ».
Baudelaire a vite compris que sa propre démarche l’entraî- 4. La dernière phrase (question 5)
nait dans une voie bien différente de celle qui consiste à Les deux dernières lignes du poème résument ainsi le
spécifier le poème en prose tant à l’égard de la prose du procès de la création dans sa dimension une fois de plus
quotidien que de la prose poétique façon Chateaubriand oxymorique : « L’étude du beau est un duel où l’artiste
ou Nerval. La fin de sa fameuse lettre de 1862 à Arsène crie de frayeur avant d’être vaincu. » Entendons par là
Houssaye le disait d’ailleurs clairement : « Je faisais que l’écriture, et notamment la prose avec ses libertés et
quelque chose de singulièrement différent ». facilités, sera la « scène » de ce « duel », le lieu de dépense
En fait Baudelaire a essentiellement repris à Bertrand de « l’énergie » (l. 13) nécessaire à déployer pour qu’au
le procédé de « peinture pittoresque » qui lui était cher, terme d’une défaite/victoire advienne le « beau ». Nous
mais en l’appliquant cette fois à « la description de la vie reverrons plus tard dans l’histoire poétique du siècle –
moderne ». Le primat de l’image, important déjà dans les en prose mais aussi en vers – comment chez Mallarmé,
Fleurs du mal, prend ici tout son sens. C’est aux images dans un contexte théorique renouvelé par la philosophie
qu’il appartiendra en effet, par leurs motifs et leurs couleurs de Hegel, ce processus à la fois duel et dialectique sera
propres, d’interpeller « l’âme, la rêverie et la conscience ». reconduit et porté à des limites nouvelles.
Bertrand, en écrivant son Gaspard, songeait à Callot
et à Rembrandt ; Baudelaire, lui, veut faire de ses proses Texte 4
les répliques littéraires des scènes du quotidien moderne Arthur Rimbaud, Illuminations, « Fleurs »,
qu’un Daumier, qu’un Goya ou qu’un Charles Meryon « Les Ponts » ❯ p. 72
(1821-1868) offrent dans leurs dessins et gravures.
1. Situation du recueil
2. Un « Confiteor » (questions 1 et 4) Entre mai 1875, date à laquelle Rimbaud demande
Troisième pièce du Spleen de Paris, « Le Confiteor de à Verlaine d’adresser ses premiers poèmes en prose à
l’artiste » reprend un thème déjà traité dans les Fleurs du Germain Nouveau pour qu’il tente de les faire publier
• 26
à Bruxelles, et mai 1886, date du début de publication Dans « Fleurs », la dernière phrase du texte (« la mer
de ces proses dans La Vogue par les soins de Gustave et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des
Kahn, trois poètes auront donc veillé sur le destin jeunes et fortes roses ») connotait déjà une forme de théâ-
toujours énigmatique du dernier recueil rimbaldien, tralité « à l’antique », que l’on retrouve ailleurs dans les
les Illuminations. Ce titre, qui fait peut-être référence proses du recueil. Mais ici, reprenant le goût baudelairien
aux gravures colorées et aux painted plates chères aux pour une esthétique du « bizarre » (l. 1), le narrateur
anglais, apparaît pour la première fois en 1878 dans une s’éloigne résolument tant de ces réminiscences antiques
lettre de Verlaine à son beau-frère Charles de Sivry, qui que des espaces familiers ou rassurants du quotidien ;
restera pendant plusieurs années dépositaire du précieux par là Rimbaud construit d’un même « pas » un espace
manuscrit, avant que l’auteur des Poètes maudits ne le « introuvable » où les décors et architectures sont moins
récupère. aberrants qu’égarants.
Événement fondamental dans l’histoire de notre poésie, 4. Fragilité et fugacité des motifs et des mots
ces Illuminations, dont il dédaigna finalement la publica- (question 4)
tion, ne durent être pourtant qu’un événement comme un « Les Ponts » témoignent ainsi de l’accession précaire à
autre dans l’étrange histoire d’Arthur Rimbaud. un univers où les mots et la syntaxe servent de jalons et de
Évidemment animées par un formidable renouveau lignes de fuite (l. 3-4) à l’errance indéfiniment répétée de
d’ambition poétique, peut-être même par un sursaut Rimbaud le fugueur, le bohémien, le dromomane toujours
idéologique, elles étaient promises à la même déception inassouvi de notre poésie du XIXe siècle. Accession pré-
et à la même faillite que les entreprises précédentes du caire car ces architectures semblent bien défier les lois de
bohémien et du voyant. Aussi un malentendu persistera- la pesanteur et de l’équilibre et sont perçus comme autant
t-il indéfiniment autour d’une œuvre devenue pour nous de « chefs-d’œuvre en péril » d’instabilité et d’écroule-
le chef-d’œuvre du genre, mais éprouvée par son auteur ment, à la merci du langage, des mots et des images qui
comme son ultime et génial ratage. les construisent et les déconstruisent d’un même mou-
vement. Séparée par un tiret (l. 10), l’ultime phrase de
2. Féeries de « Fleurs » (question 2)
« Ponts », sa « chute », comme la dernière séquence de
Avec « Aube », « Phrases » ou encore « Ornières »,
nombreuses autres Illuminations (« Aube », « Parade »,
« Fleurs » appartient au nombre des proses des
« Villes I », « Matinée d’ivresse », etc.), « anéantit » ainsi
Illuminations qu’on pourrait qualifier du concept rimbal-
la « comédie » brillante mais fragile qui s’est jouée dans
dien de « féeries ». Dans ces textes brefs, fluides mais
les instantanés du langage. « Rideau ! », semble crier le
denses, c’est bien en effet d’une fête du langage qu’il
poète piéton, dramaturge et architecte à ces mots-comé-
s’agit, d’une célébration miraculeuse de ses capacités de
diens… « Je suis, avouera-t-il encore, dans l’ouverture
dévoilement plus que de représentation, d’avènement plus
cette fois du texte suivant, un éphémère et point trop
que de description. Dans ses trois phrases/paragraphes,
mécontent citoyen d’une métropole crue moderne… »
« Fleurs » se présente ainsi comme un poème de la genèse
(« Villes »).
des choses, de leur efflorescence, au sein des lexiques et
des rythmes d’un langage somptueux lui-même en état de
germination. René Char écrira ainsi, à propos de certaines ◗ Analyse d’image
Illuminations, qu’elles nous offrent « un mouvement Van Gogh, « Champ de blé
d’une dialectique ultra-rapide, mais si parfaite qu’elle aux corbeaux » ❯ p. 73
n’engendre pas un affolement mais un tourbillon ajusté et
précis qui emporte toute chose avec lui, insérant dans un 1. Situation de l’œuvre
devenir sa charge de temps pur ». Champs de blé aux corbeaux fut peint par Vincent
Van Gogh durant le dramatique et prodigieux mois de
On sera particulièrement sensible, dans « Fleurs », aux
juillet 1890 pendant lequel l’artiste, pourtant très déprimé
signes de ce mouvement tourbillonnaire d’efflorescence
par la maladie et les soucis de son frère Théo, a produit
qui, outre le rôle joué par les verbes de mouvement
pas moins de quatre autres chefs-d’œuvre : Champ
(« s’ouvrir », « semées », « entourent », « attirent »),
aux coquelicots, Racines et troncs d’arbre, Le Jardin
se marque, au cœur des images, par un anthropomor-
de Daubigny et Champ sous un ciel d’orage. Ces trois
phisme discrètement érotisé ou sexualisé : « des bouquets
dernières toiles ont d’ailleurs en commun un format très
de satin blanc et de fines verges de rubis entourent la rose
original (environ 50x102 cm) qui propose une contrainte
d’eau ».
particulière d’étirement des plans et des perspectives en
3. Architecture et théâtralité des « Ponts » (question 3) longueur. C’est dans ce cadre que Vincent va inscrire
Avec « Métropolitain », « Promontoire », « Ornières » toutes les inquiétudes qu’expriment également les lettres
et surtout les deux « Villes », « les Ponts » appartient au de ce même mois : « Je désirerais, écrit-il ainsi à propos
sous-ensemble des Illuminations construites à partir de du fils de Théo, qu’il eût l’âme moins inquiète que la
motifs architecturaux ou urbanistiques totalement inédits, mienne qui sombre […] Je me sens raté ! Voilà pour mon
et qui trouvent dans le déploiement du verbe poétique compte ; je sens que c’est là le sort que j’accepte et qui ne
rimbaldien tropes et figures tout aussi inédits. changera plus. […] La perspective s’assombrit, je ne vois
27 •
pas l’avenir heureux du tout… » En effet, malgré l’expres- au cœur des blés mais semble s’interrompre brutalement
sion de ces toiles où, écrit-il encore, il mettra tout « ce que à l’épicentre de la composition ;
je vois de sain et de fortifiant dans la campagne », Vincent – la volée enfin et surtout des corbeaux, vaguement dis-
Van Gogh se tirera une balle dans la poitrine le 27 juillet persés dans la moitié gauche puis concentrés en effet dans
et décédera deux jours plus tard à l’aube. On l’enterrera le le quart supérieur droit sous la forme d’une diagonale
30 juillet dans le cimetière d’Auvers-sur-Oise. sinistre qui désigne, bien au-delà du cadre de l’œuvre,
une sorte de point aveugle et mortel vers lequel semble
2. Couleurs et traits (questions 1 et 2)
tendre désespérément toute l’énergie créatrice de l’artiste
Outre le format très allongé de cette toile, la puissance
malade. « À défaut d’être son dernier tableau, commente
des couleurs s’y fait vraiment impressionnante, surtout
encore en ce sens Bernard Zurcher, les Champs de blé aux
lorsqu’on a la chance de pouvoir la contempler dans la
corbeaux jettent son dernier cri de révolte peint. »
lumière parfaite du Rijksmuseum d’Amsterdam…
Dans Champ sous un ciel d’orage, peint quelques jours Texte 5
plus tôt, l’artiste avait fait le choix des simples couleurs Lautréamont, Les Chants de Maldoror ❯ p. 76
primaires (le bleu et le jaune) et de leur résultante, le vert,
pour superposer les deux plans du ciel et du champ. 1. Situation du texte
Comme le titre même l’indique, dans Champs de blé Lautréamont (1846-1870) est le pseudonyme de Isidore
aux corbeaux les choses sont un peu plus complexes. Lucien Ducasse qui mourut précocement de la phtisie.
Son unique texte Les Chants de Maldoror (1869) com-
Certes, le bleu du ciel, assombri jusqu’à se faire noir prennent six chants marqués par le triomphe absolu de
dans la lisière supérieure de la toile, et le jaune safrané l’imagination. La révolte la plus cinglante se mêle au
des blés créent une structure chromatique dominante dans satanisme le plus sombre : haine, sarcasmes, mépris du
deux plans horizontaux qui s’opposent. Mais le vert de la lecteur révèlent une vision éminemment pessimiste de
lisière du chemin de gauche et central, le rouge brun de l’homme. La lucidité cruelle de l’homme annihile toute
la terre même de ce chemin et, surtout, le noir du vol des note d’espoir même la plus intime.
corbeaux épars, contribuent à une dramatisation chroma-
tique qui n’existe pratiquement pas dans Champ sous un 2. Un autoportrait infernal et apocalyptique
ciel d’orage. (questions 1 et 2)
D’emblée, le héros se livre à un autoportrait sans
De la même façon, cette autre œuvre proposait un jeu
complaisance qui se compose de plusieurs mouvements.
de traits et de touches, marqués et courts certes, mais sans
La première phrase courte et simple contient une portée
cet empâtement incisif et torturé.
générale et présente le personnage dans son unité (cf. le
3. Perspective et motifs (questions 3 à 5) pronom personnel « je » et l’attribut « sale » qui donne
Cette violence de la toile se retrouve bien évidemment une des caractéristiques fédératrices de l’autoportrait).
dans le jeu de ses lignes, plans et perspectives. Dans son Puis, à partir de la deuxième phrase (l.1) jusqu’à la
très beau Van Gogh, paru chez Nathan en 1985, Bernard ligne 34, le narrateur montre comment son corps en putré-
Zurcher commente ainsi l’effet d’ensemble de cette œuvre faction, véritable cadavre vivant, loge tout un bestiaire
bouleversante : « Les Champs de blés aux corbeaux font répugnant et monstrueux. Ensuite de la ligne 34 (notons
complètement disparaître la perspective atmosphérique l’adverbe « cependant » qui amorce la dernière partie de
qui subsiste dans le tableau précédent. Dans une absolue l’extrait) jusqu’à la fin, le texte acquiert une dimension
frontalité, les épis de blé forment une masse compacte, universelle ; le mal qui ronge le poète dévaste, en fait,
obtenue par un enchevêtrement croisé de touches épaisses, tout le genre humain.
posées avec une véhémence contenue, un souffle « vital » Ce glissement de l’autoportrait individuel à un por-
qui les courbe de la gauche vers la droite. Le chemin de trait de l’humanité apparaît notamment par le système
terre, d’un rouge sang souligné par une large bordure verte, d’énonciation. Le héros s’adresse au lecteur à travers la
s’accroche désespérément le long de ce « grand pan de deuxième personne du pluriel (l. 13 et l. 32). À plusieurs
mur jaune » qu’il ne peut franchir. Le tableau est rigou- reprises, particulièrement, il l’implique dans sa souffrance
reusement divisé par les aplats de couleur ainsi formés, le à travers les injonctions à la deuxième personne « Prenez
seul trait d’union étant matérialisé par le vol des corbeaux garde » (l. 12) ; « Ne parlez pas » (l. 31) ; « sachez » (l. 36)
suivant une diagonale de mauvais augure… » C’est bien et « Va-t-en » (l. 48) ; ce dernier impératif exprime une
en effet un sentiment d’irrémédiable qui semble planer sur véritable brutalité à l’encontre du destinataire. Vers la fin
cette œuvre quasi ultime. Tout y paraît symbolique d’une du passage (l. 31 et sq.), on relève également une tentative
fatalité sans issue : de dialogue entre le poète et le lecteur : « Oui, oui […] je
– l’horizon bleu noir, peint comme « bouché » à l’excep- n’y faisais pas attention […] votre demande est juste. ».
tion des deux « boules » laiteuses et inquiétantes à gauche Le narrateur tente d’imaginer la question que son interlo-
et au centre ; cuteur pourrait lui poser sur le « glaive » implanté dans
– le tracé durement encadré du chemin qui ne mène ses reins. La fin (à partir de la ligne 46) s’achève, quant
absolument nulle part, qui s’ouvre comme une blessure à elle, à la manière d’un épitaphe semblable à celui qui
• 28
sera inscrit sur la tombe de Lautréamont (« Ci-gît un ado- libérer du mal. Un nihilisme sombre et pessimiste par-
lescent qui mourut poitrinaire : vous savez pourquoi. Ne court ainsi cet extrait du Chant IV. Lautréamont se livre à
priez pas pour lui. ») Il refuse ici aussi toute pitié et toute une généalogie et à une étiologie du mal qui conduit à la
compassion des autres qu’il congédie avec violence : « Va mort. Pour autant, l’élan dévastateur qui anime le poète se
t’en […] que je ne t’inspire aucune pitié ». Il souhaite combine parfois à l’humour.
certainement par ces adresses régulières au destinataire
4. Humour et humour noir (question 5)
lui rappeler, avec cruauté, sa misérable condition. Le
L’humour et l’humour noir plus particulièrement
poète se complaît même avec sadisme à faire souffrir le
se déclinent ici de différentes façons. On relève des
lecteur par l’acuité de détails réalistes et morbides qui
contrastes amusants entre un vocabulaire trivial et pro-
l’atteignent : « Prenez garde qu’il ne s’en échappe un,
saïque et un lexique savant « un énorme champignon,
et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votre
aux pédoncules ombellifères »/« Elles ont regardé avec
oreille ».
attention les deux parties charnues qui forment le derrière
Cet autoportrait infernal et maléfique suggère une auto- humain, et se cramponnant à leur galbe convexe,… » (l. 4).
destruction terrible et glaçante. Par ailleurs, l’allusion aux « crapauds » chatouilleurs est
3. Une autodestruction cruelle (questions 3 et 4) humoristique et ludique (avant de prendre une dimension
À l’exception de la première phrase, le corps du poète plus morbide). On relève aussi parfois une logique amu-
apparaît décomposé, morcelé comme le suggèrent les sante et inattendue : « il y a un caméléon qui leur fait
nombreuses métonymies qui l’évoquent (« Sous mon une chasse perpétuelle, afin de ne pas mourir de faim : il
aisselle gauche […] sous mon aisselle droite […] Mes faut que chacun vive ». Enfin, le goût de la provocation
pieds […] L’anus […] »). Lorsque le lecteur semble pres- introduit également dans cet autoportrait singulier un
sentir le surgissement d’une intériorité qui rend au poète humour grinçant. Lautréamont s’en prend notamment de
son unité (« Cependant mon cœur bat », l. 8-9), aussitôt, façon irrévérencieuse aux poètes lyriques qui subliment
il replonge dans la décomposition morbide d’une chair en le monde de manière galvaudée « Je ne connais pas l’eau
putréfaction. Le corps, évoqué ainsi par ses parties, devient des fleuves ni la rosée des nuages ».
demeure d’un bestiaire monstrueux et répugnant. Le poète Cet autoportrait apocalyptique qui développe une
choisit des animaux emblématiques : les « crapauds » véritable métaphysique du mal n’est pas sans résonance
qui évoquent la laideur et le prosaïsme correspondent à la avec « L’Alchimie de la Douleur » de Baudelaire dans
tonalité démystificatrice de l’autoportrait. La « vipère » les Fleurs du Mal ou « Mauvais Sang » de Rimbaud dans
rappelle le serpent de la Genèse et constitue un animal Une Saison en Enfer.
maléfique parmi tous ; « crapauds » et « caméléon » sont
Vers l’oral du bac
évoqués comme des vampires qui « sucent la graisse
L’image de l’humanité que reflète cet extrait du
délicate qui couvre […] ses côtes » (l.17) : le « crabe »
Chant IV de Lautréamont est extrêmement sombre et pes-
fait souffrir le poète par ses « pinces » tout comme les
simiste ; ce texte rappelle le pessimisme de Schopenhauer.
« méduses » réputées pour la douleur que leur contact
Le poète relève le mal irrévocable et universel qui habite
avec le corps humain entraîne. Les « petits hérissons »
l’humanité ; il souligne sa cruauté et la solitude de l’in-
qui pourraient paraître a priori inoffensifs se colorent
dividu rongé par le mal et en proie à la dévastation des
eux aussi, malgré tout, d’une dimension inquiétante ;
autres.
ils forment de monstrueux avortons (« qui ne croissent
plus », l. 22). Même si le corps du poète est évoqué de
façon réaliste et médicale, cet étrange bestiaire donne une Texte 6
touche fantastique à l’autoportrait physique. La méta- Baudelaire, « L’Invitation au voyage » ❯ p. 78
morphose de l’organisme en excroissances difformes et
1. Situation du texte
monstrueuses va aussi dans ce sens ; la déshumanisation
Ce poème, écrit par Baudelaire en 1855, appartient au
du héros est ici complète. Le corps devient l’espace de
cycle dit des « amours de Marie Daubrun ». Il est à ce
l’altérité absolue comme le révèlent notamment quelques
sous-ensemble lyrique des Fleurs du mal ce que « Le
négations (« qui ne dérive pas encore de la plante, et qui
Balcon » était au cycle de Jeanne Duval ou « Harmonie
n’est plus de la chair », l. 7) ; cette vision horrible de la
du soir » à celui d’Apollonie Sabatier : une synthèse et
chair morte rappelle Frankenstein de Mary Shelley. Son
une sublimation avec ici, comme dans ces deux autres
impossible représentation reflète la souffrance solitaire
cas, une innovation formelle exceptionnelle, à la hauteur
et abyssale du poète qui évoque, non sans un certain
des émotions et des désirs exprimés.
masochisme, peut-être les ravages de l’automutilation
« martyr volontaire » (l. 48) ; la violence est ici, en effet, 2. Une forme originale au service de la musique
essentiellement tournée contre soi. Plus généralement, (questions 1 et 2)
le mal dont souffre le poète vient de « l’homme » ; il Les choix formels sont inédits sous la plume de
est intrinsèque à la nature humaine. L’énumération « Les Baudelaire, à commencer par celui des mètres impairs
athlètes, les mécaniciens, les philosophes, les médecins » (pentasyllabes et heptasyllabes), dont Verlaine fera plus
souligne qu’aucune entreprise humaine ne permet de se tard l’usage que l’on sait. Leur utilisation est sans doute
29 •
ici justifiée par la volonté du poète de donner à son texte – espace intérieur à la façon des maîtres de la peinture
l’allure et le tempo d’une ballade, d’une romance ou hollandaise (Vermeer, Ruysdaël) des XVIIe et XVIIIe siècles :
mieux encore d’une berceuse, si l’on veut bien considérer « meubles luisants/polis par les ans » (v. 15-16) ; « riches
la valeur du sommeil de la dernière strophe. plafonds » et « miroirs profonds » (v. 21-22).
Les strophes elles-mêmes, qui sont des douzains, sont On notera que le point d’intersection entre les deux
remarquables par leur schéma de rimes très élaboré, pôles géographiques de l’imaginaire baudelairien,
où se succèdent deux rimes suivies (ad), quatre rimes paysage exotique et décor flamand, se fait ici par la pré-
embrassées (bccb) puis de nouveau deux suivies (dd) et sence des « vaisseaux » (v. 30) à l’ancre, venus « du bout
quatre embrassées (effe). Cet enchaînement revient en fait du monde » (v. 34) et qui installent, dans la grisaille du
à structurer le douzain en un contrepoint subtil de deux Nord, la « chaude lumière » et l’« or » des tropiques.
distiques et de deux quatrains. 5. Voyage ou « invitation » ? (question 5)
Le triple refrain contribue, lui, à l’enchaînement musical Le titre même du poème souligne bien cette nouvelle
des douzains entre eux. Son effet mélodique, itératif et ambiguïté inscrite dans l’espace rêvé du voyage, comme
comme psalmodié, est accompagné au fil des strophes de dans la silhouette de la compagne invoquée. Plus que
nombreux autres effets sonores et rythmiques. On relèvera d’un voyage à entreprendre, il s’agit bien ici d’un voyage
ainsi, dans la première strophe, la cadence donnée par la à rêver ; plus que d’un « ailleurs » à atteindre, il s’agit
consonance en m (v. 1, 4, 5, 7), dont le discret « murmure » d’une « invitation » rêveuse à prolonger indéfiniment
est peut-être précisément celui de la « douce langue le désir ou la promesse d’une quête, dont le plaisir tient
natale » (maternelle ?), dont il sera question au vers 26 ; précisément dans la dilatation du moment antérieur à tout
on y appréciera encore le non moins discret brouillage premier pas, à tout départ effectif.
phonétique (« soleils », « mouillés », « ciels », « brillant »,
Texte heureux, dans la grisaille douloureuse du recueil,
« brouillés ») qui colore toute la strophe et renforce l’im-
« L’Invitation au voyage » semble ainsi accomplir de
précision sémantique. Dans le deuxième douzain, on sera
manière positive le vœu insolite qui figurait dans l’un des
sensible cette fois à la répétition de la voyelle nasale an/en
projets de la préface des Fleurs du mal (« ne rien savoir,
(« luisants », « ans », « chambre », « mêlant », « senteurs »,
dormir et encore dormir… ») et que répétait l’une des
« ambre », « splendeur, « langue », « orientale »), qui donne
pièces condamnées de 1857 intitulée « Le Léthé » : « Je
à la strophe sa musique et son « odeur » ; effet renforcé de
veux dormir ! dormir plutôt que vivre/Dans un sommeil
surcroît par un habile jeu de rimes intérieures, puisque la
aussi doux que la mort ». Le poème préserve ici jusqu’au
rime suivie en eur des vers 18-19 est doublée par la rime à
bout sa fragile béatitude, en niant précisément l’objet
distance de « senteurs » (v. 20) avec « splendeurs » (v. 23).
qu’il s’était assigné : le voyage.
3. Une compagne de voyage (question 3) C’est parce que celui-ci n’aura jamais lieu, parce que
Inspiré par la jeune Marie Daubrun, le poème met en le poème « s’endort » (v. 39-40) dans la musique de la
scène une compagne de voyage dont la « douceur » (v. 2) berceuse qu’il devient au fil des strophes, qu’une féli-
contraste apparemment avec le caractère des autres par- cité s’installe et s’étire jusque dans l’ultime distique,
tenaires féminines du poète dans Les Fleurs du mal. Non qui semble accomplir parfaitement cette stratégie du
seulement sa féminité paisible se fond dans les profils sommeil réparateur ou salvateur.
innocents de « l’enfant » et de la « sœur » (v. 1), mais elle
À cet égard, le « Là » indéterminé des refrains, s’il
laisse même entrevoir – ce qui est fort rare dans le recueil
désigne encore dans ses deux premières occurrences un
– la promesse d’un amour partagé et serein : « D’aller
lieu géographique imprécis mais désignable et désirable,
là-bas, vivre ensemble ! » (v. 3).
renvoie de manière autoréférentielle, lors de sa dernière
Toutefois, cette sérénité initiale, dans un mouvement énonciation, au lieu même du poème, de l’espace mesuré
proche de celui du « Balcon », est comme creusée et et protecteur du chant poétique : « Là tout n’est qu’ordre
minée par les méfiances ou angoisses habituelles du et beauté/Luxe, calme et volupté ».
poète-narrateur à l’endroit d’une compagne dont la
dualité trouble s’exprime dans les oxymores des vers 5-6
(« Aimer et mourir/Au pays qui te ressemble ») et 9-11 Texte 7
(« les charmes/si mystérieux/de tes traîtres yeux »). Verlaine, Jadis et Naguère,
« Art poétique » ❯ p. 78-79
4. Paysages « nouveaux » et décors symboliques
(question 4) 1. Des critiques et des refus (question 2)
Si l’on retrouve, ici ou là dans « L’Invitation », On relèvera au fil du poème :
quelques signes ou motifs du paysage exotique cher à – le refus de l’évidence ou de la rigueur lexicale : « Il faut
Baudelaire (« senteurs de l’ombre », v. 20, « splendeur aussi que tu n’ailles point/Choisir tes mots sans quelque
orientale », v. 23), c’est le paysage flamand et hollandais méprise » (v. 5-6) ;
qui domine l’espace du poème : – celui de la poésie satirique, de ses effets triviaux ou gro-
– espace extérieur : « soleils mouillés » (v. 7), « ciel tesques : « Fuis du plus loin la pointe assassine/L’esprit
brouillé » (v. 8), « canaux » (v. 29) ; cruel et le rire impur […] » (v. 17-18) ;
• 30
– la condamnation de la rhétorique ampoulée : « Prends meilleurs poèmes comme ici, à créer une poésie où les
l’éloquence et tords-lui son cou ! » (v. 21) ; sons ne sont plus que des « bulles » et les phrases que des
– le refus de la consécration éditoriale et de la sclérose de « souffles ». « Seul Verlaine, écrira plus tard Huysmans,
l’objet littéraire : « Et tout le reste est littérature » (v. 36) ; a pu laisser deviner certains au-delà troublants de l’âme,
– la dénonciation du joug et des impostures de la rime : « des chuchotements si bas de pensées, des aveux si mur-
[…] rendre un peu la Rime assagie […] qui dira les torts murés, si interrompus, que l’oreille qui les percevait
de la Rime ? » (v. 23, 25). demeurait hésitante ».
On remarquera sur ce point une opposition radicale
entre Verlaine et les membres du Parnasse contemporain Texte 8
qu’il fréquenta et qui prônaient au même moment (tel Apollinaire, Alcools, « Annie » ❯ p. 82
Banville dans son Petit Traité de versification française)
un retour à la rigueur du rythme et à « l’orthodoxie » de la 1. Situation du texte
rime néo-classique. En fait ici, Verlaine montre qu’il sait, « Annie » est le huitième poème d’Alcools, placé entre
comme un autre, jumeler les rimes riches, convenables « Crépuscule » et « La Maison des morts ». Malgré le
et convenues (« toujours »/« amours », « envolée »/« en ton différent de ce poème par rapport aux deux autres,
allée », v. 29-32) tout en ne se privant pas des accointances le thème abordé n’est pas si lointain puisqu’il s’agit ici
lexicales les plus approximatives ou les plus insolites : de regretter un amour mort, celui pour la jeune Anglaise
« assassine/cuisine » (v. 17-20), « son cou/jusqu’ou ? » Annie. On retrouve un motif présent par exemple dans
(v. 21-24), « matin/thym » (v. 34-35), et même l’ironique « La Chanson du Mal Aimé » et « Les sept épées », celui
« Rime »/« lime » (v. 25-28). de la femme castratrice.

2. Des préférences et des conseils (questions 2 et 3) 2. Un conte amoureux (questions 1 et 5)


En contrepoint de ces refus et interdits, Verlaine pro- La femme aimée est associée à une fleur, la rose, selon
digue des conseils et énonce des préférences formelles et un motif poétique venant de la littérature médiévale :
esthétiques originales : on pense à la première partie du Roman de la Rose de
Guillaume de Lorris (1237) dans laquelle le poète mal-
– le choix du mètre impair d’abord, « sans rien en lui qui
heureux essaye de pénétrer dans le jardin de sa belle. Les
pèse ou qui pose » (v. 4), pratiqué ici sur le mode du vers deux premières strophes insistent, par des répétitions, à
de neuf syllabes ; la fois sur le « jardin » (v. 3 et 7) et la « rose » (v. 3 et 5,
– le culte de l’hésitation et de l’imprécision (strophes 2 à la rime). L’association entre la maison, située dans le
et 3). Nul plus que Verlaine n’a aimé et recherché l’épar- jardin, et la fleur (« une villa/Qui est une grande rose »,
pillement et la dissipation du moi dans la discrète opacité v. 4-5) permet de sous-entendre celle de la femme, elle
des éléments de l’espace et du temps : pluies, brumes, aussi située dans le jardin (« Une femme se promène
crépuscules, souvenirs, regrets ; souvent/Dans le jardin ») et de la rose. On pense évidem-
– la préférence, à l’inverse de Rimbaud, amateur de ment aussi à Ronsard célébrant la beauté éphémère de ses
couleurs franches et primaires, pour la nuance contre la dames à travers celle de la rose. Le poète est quant à lui
couleur, pour l’ombre sur le trait, la silhouette sur le por- associé au tilleul (« quand je passe sur la route bordée de
trait ; toutes priorités qu’illustrait déjà merveilleusement tilleuls », v. 8) arbre symbolisant l’amitié ou l’amour, et
son poème intitulé « Mandoline ». surtout la fidélité. Il se présente donc comme celui qui
3. Mélodie et musique (questions 4 et 5) cherchera à pénétrer dans le jardin, c’est-à-dire à accéder
Le plus remarquable dans ce poème est bien sûr le primat à sa dame. Le titre, dédiant le poème à une femme en
absolu donné à « la musique encore et toujours ». Même particulier, permet par ailleurs au lecteur de s’attendre à
pendant « l’infernale saison » existentielle, au lendemain une charmante histoire d’amour.
de laquelle il écrit cet « Art poétique », Verlaine, loin de D’autres éléments nous engagent également à suivre la
partager le goût de son cadet pour les folles aliénations, voie d’un conte amoureux : le présent, utilisé dans la
les arrachements spectaculaires et les défis hallucinés, a description (« Il contient », v. 4, « qui est », v. 5, « Ses
continué d’évoluer vers une poésie qui soit pure mélodie, rosiers et ses vêtements n’ont », v. 11, « il en manque »,
pur accent, pur tempo intérieurs. Comme dans le domaine v. 12) et dans le récit (« Une femme se promène », v. 6,
visuel, sa sensibilité auditive est d’ailleurs tout en déli- « Quand je passe », v. 8, « Nous nous regardons », v. 9)
catesses et en « nuances ». À l’« opéra » rimbaldien de permet d’unifier le texte dans une certaine atemporalité,
la Saison en enfer, il préfère les berceuses, les sonates et indiquée d’emblée par le présentatif « il y a » (v. 2) placé
les « romances ». La musique, pour lui, n’est ni tapage, à la rime. L’adverbe « souvent » (v. 6) et le dernier mot
ni « tohu-bohu », elle est « adagio » tendre, nostalgique du poème « rite » renforcent cette impression d’habitudes
et langoureux. immuables.
On notera enfin la quête permanente de la transparence La structure du poème renvoie à un récit : la première
et de la légèreté (strophes 8 et 9). Cherchant à dissiper strophe plante le décor qui paraît merveilleux (avec son
sans cesse l’épaisseur du langage, à alléger le poids des « grand jardin » et sa grande villa-rose), dans la deuxième,
syllabes, des mots et des vers, Verlaine arrive, dans ses le « nous » opère un rapprochement, une rencontre furtive
31 •
entre le « je » et la « femme » se concluant par un échange une pause à la rime après « il y a » ou au contraire marquer
de regards (« Nous nous regardons », v. 9) et la troisième l’enjambement ? Sur quel ton lire le décisif « Nous nous
semble prolonger cet échange avec l’utilisation de la pre- regardons » ? Comme un vers teinté de nostalgie, avec
mière personne du pluriel et la désignation respectueuse, des points de suspension, ou teinté d’espoir avec un point
« dame », de celle qui auparavant n’était que « femme » d’exclamation ? À la surprise de voir des lieux inhabi-
(« La dame et moi suivons presque le même rite », v. 13). tuels dans un poème s’ajoute celle du mètre utilisé : on
ne trouve jamais le même mètre sur deux vers successifs.
3. Une déception amoureuse (questions 1, 2)
Très vite cependant, des détails dissonants apparais- On peut établir la longueur des vers de la manière
sent, laissant planer le doute sur une issue heureuse de suivante (si l’on prononce les « e » de fin de mot suivis
l’histoire : la femme, par exemple, est isolée (« toute de consonne) : premier vers, sept pieds ; deuxième, onze
seule », v. 7) et le décor se montre finalement pauvre, le pieds ; troisième, huit pieds ; quatrième, neuf pieds ; cin-
seul adjectif qualificatif présent étant « grand » (« grand quième, sept pieds ; sixième, dix pieds ; septième, sept
jardin » et « grande rose »). La dernière strophe est à cet pieds ; huitième, quatorze pieds ; neuvième, cinq pieds ;
égard révélatrice : la négation (v. 11), le « manque » (v.12) dixième, neuf pieds ; onzième, treize pieds ; douzième,
et pour finir l’adverbe « presque » (v.13) sonnent le glas neuf pieds ; treizième, douze pieds.
de cette histoire. La dame et le poète sont en effet séparés Neuf vers sur treize sont impairs, et le système de rimes
par cet adverbe marquant la divergence de leurs chemins. ne se montre pas plus régulier : la première est plate, puis
La dernière strophe nous invite à revoir l’image de la on a des rimes croisées et enfin embrassées, avec parfois
dédicataire du poème. Qualifiée de « mennonite », elle une vague assonance (« souvent »/ « regardons ») en guise
renvoie une image d’austérité (le mennonitisme est un de rime. La variété du vocabulaire utilisé, oscillant entre
mouvement anabaptiste implanté aux États-Unis dont des termes extrêmement banals, voire pauvres (l’adjectif
les membres ne vivent que d’agriculture, en bannissant « grand » répété, de même que « rose ») et des termes
tout ce qui est frivole et en restant fidèles aux moeurs et beaucoup plus recherchés comme « mennonite » renforce
aux costumes du XVIe siècle, d’où leur usage de crochets cette diversité.
au lieu de boutons) renforcée par le vers qui suit : « Ses Apollinaire montre, dans ce poème, sa facilité à s’ap-
rosiers et ses vêtements n’ont pas de boutons ». Le jeu proprier des thèmes et formes traditionnels pour les traiter
sur le double sens des « boutons » (ceux des vêtements sur un ton particulier, à la fois léger et grave : le lecteur
et ceux des roses) transforme l’absence d’ornementation est finalement touché par cette histoire inaboutie, s’ache-
en rigueur castratrice : la femme refuse la floraison, l’épa- vant « presque » sur une union. Le vers 13 est alors à lire
nouissement de la nature et, par extension, la réalisation en pensant à la création poétique : le poète suit « presque
de l’histoire d’amour. Il semble qu’Apollinaire reporte le même rite » que ses prédécesseurs, inscrivant sa diffé-
l’échec de sa relation avec Annie Playden sur la jeune rence subtile dans l’adverbe.
femme qui était d’un protestantisme sévère.
4. Le renouvellement de la tradition poétique Texte 9
(questions 3 à 5) Apollinaire, Alcools, « Zone » ❯ p. 84
Apollinaire reprend dans ce court poème, la complainte
de l’amoureux déçu déjà déployée dans « La Chanson du 1. Situation du texte
mal-aimé », mais avec un traitement particulier puisque le Le poème ouvre le recueil Alcools, ce qui ne corres-
ton se veut ici fantaisiste. Ainsi, le premier vers énonce pond pas à l’ordre chronologique de rédaction, mais bien
une bizarrerie géographique, puisqu’il n’y a pas de à un choix d’Apollinaire. En effet, cette place liminaire
« côte » au Texas. De la même manière, les villes citées, nous invite à porter notre attention sur la forme nouvelle
qui se trouvent aux États-Unis, ne sont pas texanes. Il faut du poème (le vers libre, mais surtout l’absence de ponc-
en conclure que ces lieux ne sont pas là pour planter un tuation) et sur son titre : faire entrer le lecteur dans le
décor réaliste mais plutôt pour leurs sonorités, et peut- recueil, c’est le faire entrer, par ce texte, dans une nou-
être aussi pour leur incongruité. « Texas », placé à la rime velle « zone » de la poésie, un espace transitionnel entre
avec « il y a » se prononce probablement à la française, tradition et modernité, dans lequel s’inscrit le reste du
tout comme « Galveston » dans lequel on peut alors lire le texte.
« veston » de la dernière strophe. Le ton est ainsi délibéré- 2. Un manifeste de la modernité… (questions 2 et 5)
ment ironique, le jeu de mots sur les « boutons » venant Ce qui frappe d’emblée le lecteur est la forme du
parachever le refus de basculer dans le pathétique d’une poème : le vers semble s’étirer sur la page, alors que
histoire manquée. les strophes se réduisent à un seul vers (peut-on même
La fantaisie se retrouve dans la composition formelle parler de « strophe » ?), les rimes sont approximatives
du poème, composé en vers libres et dénué de ponctua- (« Christianisme » / « Pie X », v.7-8) et, surtout, la
tion comme le reste du recueil. Le poète laisse au lecteur ponctuation disparaît. Le travail du sens se fait donc
le soin de choisir le ton sur lequel il veut lire le poème : conjointement avec le lecteur : comment, par exemple,
doit-on appuyer sur la fantaisie en marquant par exemple lire le vers 12 ? Le locuteur change selon le ton que l’on
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veut donner : est-ce le « je », qui semble décider « voilà créer un lien entre présent et passé : en se renouvelant à
la poésie » ? Est-ce le « tu » du vers précédent, qui lisait chaque nouvelle génération de croyants, elle propose à la
justement les journaux ? Ou sont-ce, personnifiées, les fois la stabilité de l’ancien et la force de la nouveauté. Le
« affiches qui chantent tout haut : voilà la poésie » ? « vous » adressé au Pape permet de le faire entrer dans
Cependant, le contenu répond à cette volonté d’afficher le dialogue tissé entre le « je » et le « tu ». Ce « tu » des
une forme moderne : le poète semble bannir la tradition vers 1 et 3 désigne le lecteur, ou en tous cas un lecteur,
dès le premier vers « À la fin tu es las de ce monde celui qui rejette l’ancien, mais aussi celui qui n’ose pas
ancien », repris par le vers 3 « Tu en as assez de vivre « entrer dans une église » et celui qui lit « les prospectus
dans l’antiquité grecque et romaine ». les catalogues les affiches ». Bref, le lecteur moderne, qui
cherche du nouveau dans la poésie.
Le parallélisme de ces deux vers nous oblige à com-
parer la première expression « tu es las » et la deuxième À partir du vers 15, le « je » qui n’était présent qu’im-
« tu en as assez » : l’opposition des niveaux de langue plicitement (dans les apostrophes, par exemple) s’impose
semble montrer l’évolution vers laquelle tend la poésie dans le poème : « J’ai vu ce matin… » (suit la descrip-
d’Apollinaire qui n’hésitera pas à combiner un vocabu- tion de ce qu’il voit) puis « J’aime la grâce de cette rue
laire suranné et un autre résolument familier. Le rejet des industrielle » au vers 23, le « je » faisant alors l’apologie
modèles classiques et antiques s’accompagne d’une des- du monde urbain et moderne. On peut alors se demander
cription du monde contemporain : la Tour Eiffel (1889), si le « tu » du début n’était pas un double du locuteur,
les « hangars de Port-Aviation » côtoient le « Pape Pie ce dernier s’adressant à lui-même et affinant petit à petit
X ». Mais il s’agit aussi de faire entrer le monde quotidien sa position, partant d’un refus de l’ancien et construisant
dans le poème, celui de la rue et des « belles sténo-dacty- image après image son amour du nouveau.
lographes », des « livraisons à 25 centimes ». La forme du premier vers nous invite à le lire de deux
On retrouve ainsi le champ lexical de l’ancienneté, en manières possibles : comme un alexandrin parfaitement
opposition avec celui de la nouveauté : « ancien » (v. 1) équilibré, avec césure à l’hémistiche, si l’on fait une
repris par « anciennes » (v. 4), « antiquité » (v. 3) repris par diérèse sur la syllabe « -cien », ce qui accentuerait la lon-
« antique » (v. 7), et « fin » (v. 1), s’opposent à « neuve » gueur pesante du mot, et rapprocherait la sonorité finale
(v. 5 et 16), « moderne » (v. 8) et surtout « matin » (répété de celle du mot « fin » en début de vers. Cette lecture est
aux v. 10, 12, 15, 18 et 19). L’auteur semble ainsi marteler bien sûr remise en cause par le vers 2 qui comporte 15
la nécessité de passer à un autre temps, d’entrer dans une ou 16 syllabes (selon que l’on prononce ou non le « – e »
nouvelle ère de la poésie. de « bêle ») et fait donc basculer le poème dans le vers
Après le rejet de l’ancien énoncé dans le vers 1, le libre. Le vers semble ainsi suivre le déroulement de la
deuxième vers se présente comme un manifeste de ce phrase, quitte à s’étirer sur 20 syllabes (v. 11) avec une
que peut être une image neuve, celle de la Tour Eiffel énumération que le poète ne veut pas couper sur plusieurs
comme un guide, une « bergère » gardant le « troupeau vers réguliers. Mais des vers très réguliers apparaissent
des ponts ». Par-delà cette double métaphore originale, également, comme les vers 19 et 20 : il s’agit de deux
c’est toute une image de la ville qui nous est présentée : alexandrins, en rimes suivies. Là également, Apollinaire
les ponts, anciens, sont sous la surveillance de l’édifice le ne cherche pas à oublier complètement les formes
plus contesté de la capitale, qui semble s’imposer par sa anciennes de la poésie, mais à se les approprier pour
grandeur et par son rôle (on rapprochera les sonorités de imposer son propre rythme au vers.
« bergère » à « bêle »). C’est aussi une alliance de la ville La place de la poésie semble donc se trouver dans l’ob-
et de la campagne qui se fait par cette image pastorale servation du monde, reflétant la richesse et la diversité de
(« bergère », « troupeau », « bêle ») et urbaine (« Tour », ce dernier. Ainsi, tout semble pouvoir être sujet poétique :
« ponts »). Enfin, c’est l’alliance de la féminité et de la « les prospectus les catalogues les affiches » deviennent
masculinité (forme phallique de la « Tour Eiffel »). Il lecture poétique (« voilà pour la poésie »). L’énumération
semble bien que le poète, dans ce vers, veuille s’éloigner sans virgules permet de juxtaposer les supports à la
d’une poésie « moutonnière » qui consisterait à suivre des manière d’un collage, d’une œuvre cubiste mettant à plat
modèles sans les remettre en question, sans raviver leur la réalité.
éclat par de nouvelles voies.
3. … qui s’approprie la tradition (questions 1, 3, 4, 5 ◗ Histoire des arts
et 6) Visions intérieures ❯ p. 86-87
En effet, Apollinaire ne dénigre pas l’héritage poétique
reçu. Le « Christianisme » et son représentant officiel, le 1. Animaux symboliques (question 1)
Pape, sont ainsi convoqués comme garants de la moder- Dans sa gravure, Goya fait référence à deux animaux
nité aux vers 7 et 8. Le poète met en avant le rôle unique de considérés comme ingrats et néfastes afin de souligner le
la religion : « seule » à être « toute neuve » et « simple », caractère ignoble du roi Ferdinand VII.
tout comme le christianisme, « seul en Europe » à être Les pieds et mains aux ongles crochus rappellent
moderne. Cette valorisation de la religion permet de les pattes d’un rat alors que les ailes font allusion à une
33 •
chauve-souris. Dans la culture occidentale, les rats sont 3. Comment représenter le monde intérieur (question 3)
depuis toujours associés à la saleté, à la propagation des Les trois artistes ont utilisé différents moyens pour
maladies, à l’abjection. La chauve-souris quant à elle, vit montrer qu’il s’agit de visions relatives à leur vie mentale,
dans l’obscurité et suce le sang des autres animaux. Grâce à leur imagination, à leurs rêves plutôt qu’à la réalité.
à la symbolique facilement reconnaissable des animaux, on Goya a représenté un être qui n’existe pas, un hybride
comprend vite le sentiment négatif et critique de l’artiste à entre homme, rat et chauve-souris.
l’égard du roi : c’est un être abject, épuisant les forces de son
Gauguin a utilisé des couleurs non réalistes, notamment
peuple, obscurantiste. De plus, sa tête cadavérique et son
le rouge vermillon de l’arrière plan. Il a aussi découpé
corps bossu recroquevillé renforcent cette interprétation.
la scène en deux : les Bretonnes reconnaissables à leur
Dans les arts visuels, comme dans la littérature, la res- bigoudènes d’un côté, et la lutte de Jacob avec l’ange
semblance à un animal révèle souvent le caractère d’une de l’autre ; le monde réel d’un côté, la vision intérieure
personne (cf. les Fables d’Ésope). Ainsi, les graveurs pro- de l’autre. Car, la présence de l’ange, comme celle du
testants utilisent les animaux pour critiquer les catholiques. monstre de Goya, indique que la scène est imaginaire.
En 1698, Charles le Brun produit toute une série de dessins Enfin, l’espace improbable bascule vers le spectateur.
montrant les liens entre la personnalité et la ressemblance
Max Ernst représente un espace peu cohérent, malgré
à un animal dans sa Méthode pour apprendre à dessiner les
le fait qu’il ait respecté la perspective (voir le corrigé de
passions. Encore aujourd’hui, les animaux se mélangent
« Rythmes visuels », chapitre 1). Quadrillé par des écha-
aux hommes, comme dans la série de bandes dessinées Les
faudages, cette « halle » est habitée par une compagnie
Aventures de Lapinot (1997-2003) de Lewis Trondheim,
incongrue : des nus féminins de style plutôt classique
qui met en scène un personnage à tête de lapin un peu
que Max Ernst découpait dans les recueils de poésie du
crédule, aux pérégrinations incroyables.
XIXe siècle, des musiciens, des hommes en uniforme, un
2. Titres aux significations multiples (question 2) âne… La femme qui semble examiner le jeune homme a
Si on prononce à haute voix le titre La Femme 100 un troisième œil à la place du ventre.
têtes, on se rend compte que, selon l’endroit où l’on Les trois œuvres contiennent donc des incohérences
met l’accent/fait la césure, plusieurs interprétations sont spatiales ou narratives, des juxtapositions incongrues,
possibles. des libertés du point de vue de la couleur et de l’espace.
Tout d’abord et tout simplement, « la femme cent Quoiqu’elles représentent des visions intérieures, on ne
têtes », c’est-à-dire « la femme qui a cent têtes ». Il est saurait les qualifier de fausses, car elles expriment un
vrai que dans certaines planches du roman-collage, la regard sur le monde, mettent en évidences des attitudes,
femme semble se multiplier. des émotions, des jugements, des ressentis qui existent
Ensuite, on pourrait lire « la femme sans tête », interpré- vraiment. Que l’artiste fasse appel à une situation his-
tation à l’opposé de la première. Dans certaines images, torique (Goya), à une scène vue (Gauguin) ou à une
en effet, la femme apparaît tronquée, sans tête. Dans la rêverie ou un fantasme (Max Ernst), ces œuvres renvoient
planche reproduite ici, on voit à gauche, accrochée à une dans tous les cas le spectateur à une introspection et une
poutre, un drapé fantomatique qui pourrait faire allusion analyse du monde, au-delà des apparences.
à cette lecture du titre.
ARTS ET ACTIVITÉS Les deux activités mèneront à un
En troisième lieu, on lit « la femme sang tête », approfondissement des thèmes suggérés ci-dessus.
référence au pouvoir vampirique de la femme. Les sur- Pour Gauguin, la couleur joue un rôle essentiel, elle est
réalistes, dont Max Ernst fait partie, sont fascinés par symbolique et mystique, pas réaliste. Vous pouvez vous
les attraits érotiques féminins qu’ils considèrent comme référer aux notices des œuvres commentées du musée
un mystère qui obsède et épuise les hommes. La femme d’Orsay (http://www.musee-orsay.fr/fr/collections/
nue se balançant sur les poutres ferait-elle allusion au jeu œuvres-commentees : par exemple, Paysannes bretonnes
érotique enivrant, mais dangereux ? de 1894, Arearea [Joyeusetés] peinte à Tahiti en 1892,
Enfin, on pourrait comprendre « la femme 100 têtes » Portrait de l’artiste en Christ jaune de 1890).
comme « la femme s’entête », une référence, peut-être, Les collages d’Une semaine de bonté de Max Ernst
à la persistance du personnage tout au long du roman- rappellent La Femme 100 têtes. À part les informations
collage, dans des situations très improbables, comme ici. objectives que l’on peut apporter sur le contexte, la
Ces différentes lectures suggèrent la multiplicité des genèse de l’œuvre et la motivation de l’artiste, chaque
significations, la subtilité des nuances de la langue et des élève pourrait laisser aller son imagination.
images. Ainsi est-il possible de commenter les collages,
comme nous l’avons fait plus haut, mais l’interprétation, ◗ Analyse litteraire
en fonction du parcours et des désirs de chacun, peut
Le poème en prose ❯ p. 88-89
varier. Le propre des surréalistes est justement de ne pas
imposer de lecture unique et d’admettre la validité des Analyser rythme et musicalité
lectures personnelles ainsi que la co-existence de plu- 1 1. Plusieurs mots peuvent poser des difficultés de
sieurs interprétations, même contradictoires. compréhension aux élèves :
• 34
– « bambochade » qui vient de l’italien (bambociata) des éléments du paysage à la femme aimée. Le poète suit
désigne un petit tableau de mœurs pittoresques dans le les méandres de l’imagination pure qui efface le réel.
genre de ceux que peignit Van Laer ; Le deuxième paragraphe amorce une nouvelle rupture
– « stoël » évoque un balcon de pierre ; marquée très nettement par la locution adverbiale « Tout à
– « bourguemestre » désigne le premier magistrat des coup » qui annonce le retour au réel (« Je reçus un violent
villes en Suisse, en Allemagne, En Belgique, aux Pays- coup de poing dans le dos »). La fin semble à nouveau
Bas… et plus communément le maire d’une ville ; onirique (cf. l’indéfini « une voix rauque et charmante »)
– « Rommelpot » désigne un instrument de musique ; qui indétermine l’origine de cette voix qui est peut-être le
– « estaminet » évoque un petit café où l’on consomme. fruit de la rêverie poétique.
Par ailleurs, quelques noms propres à décrypter appa- 2. Le titre introduit une tension entre le palpable « la
raissent au premier paragraphe : Soupe » et l’impalpable « les Nuages ».
– Harlem est un quartier de New York habité par la com- 3. Le mouvement du texte (voir la question 1) reflète
munauté noire ; tout d’abord cette tension ; ensuite, on relève la présence
– Jean Brueghel est le fils de Pieter Brueghel et fut lui- d’une dualité entre réel et imaginaire : « merveilleuses
même peintre (1568-1625) et auteur de tableaux de fleurs constructions de l’impalpable »/ « petite folle monstrueuse
et de paysages ; aux yeux verts »/« marchand de nuages ». Enfin,
– David Téniers est aussi un peintre flamand qui excella l’ambivalence de la femme rappelle aussi une tension
dans la peinture de scènes populaires flamandes ; présente dans le titre ; plusieurs antithèses jalonnent le
– Rembrandt est un peintre hollandais du XVIe siècle. poème ; « belle bien-aimée »/ « petite folle monstrueuse
2. Chaque phrase est constituée de plusieurs groupes aux yeux verts »/ « une voix rauque et charmante ».
nominaux enrichis d’une proposition subordonnée 4. Le poète apparaît ici comme un rêveur et « un voyant »
relative. Cette construction syntaxique mime la technique qui transcende les apparences pour fabriquer un monde
du peintre qui esquisse souvent sa toile par touches nouveau.
successives. Elle donne une fraîcheur inédite au tableau
Analyser l’écriture poétique
poétique qui surgit ainsi devant le lecteur.
3. Le rythme est créé par des répétitions et plus 4 Plusieurs éléments font de ce texte un poème : une
particulièrement des anaphores (notons que chaque musicalité par le rythme ternaire (ô délicatesse funeste,
paragraphe commence par la conjonction de coordination ô déplorable sacrifice sans exemple, ô moi imbécile de
« et » et que le même type de subordonnée apparaît de n’avoir pas compris à temps » par exemple), l’allitération
façon récurrente). Ce système de répétitions crée une en [r] « Sous le gaz criard et parmi le fracas infernal des
véritable musicalité. voitures… » qui suggère le cadre passé peu propice à la
rencontre. On relève aussi un langage poétique qui offre
2 1. Le poème d’Arthur Rimbaud est formé de la
un portrait inédit de l’être cher (notons la construction
reprise anaphorique du même présentatif « Il y a » qui étonnante « Tes yeux me luisent vaguement comme
crée un véritable effet de rythme. jadis ») ; enfin, ce poème fait surgir une sublimation de
2. Chaque image s’attache à un détail précis du paysage l’« ami » dont l’apparence prend ainsi une dimension
(notons la récurrence du singulier et les expansions esthétique. Le poète tente d’esquisser un dialogue
nominales qui déterminent chaque groupe nominal). fictif (cf. aussi jeux d’échos entre le « je » et le « tu »)
Rimbaud produit ainsi une vision singulière qui n’est pas pour retrouver par l’écriture le souvenir évanescent de
sans pittoresque. Apparemment aucun lien ne fédère une l’absent.
unité entre les images (cf. l’absence de mots de liaison à
l’exception de l’adverbe « Enfin » dans la dernière phrase). Écrire
Pourtant, quelques associations s’établissent parfois 5 Pour évaluer le poème en prose dont le titre serait « Feux
d’une phrase à l’autre (« un oiseau »/« un nid » ; « Au d’ombres », on pourrait tenir compte de plusieurs critères :
bois »/ « la lisière du bois »). Par ailleurs, des oppositions – on appréciera d’abord la capacité des élèves à produire
apparaissent parfois : « le chant » de l’oiseau, le silence un poème en prose en ayant recours à un langage
« de l’horloge » ; « le chant » de l’oiseau « arrête » le particulier, à une musicalité et à des images qui permettent
promeneur tandis que quelqu’un « le chasse » dans la de reconnaître l’essence poétique de leur production ;
dernière phrase. – on attendra que le titre soit exploité de façon thématique
dans le poème et qu’il se présente sous forme d’une vision
Analyser les jeux de tension et d’un tableau (importance du sens de la vue).
3 1. Le poème de Baudelaire commence par une action On valorisera particulièrement les élèves qui exploitent
qui s’enracine ainsi dans le réel (cf. les verbes d’action : l’oxymore du titre en produisant des tensions dans leur
« Ma petite folle bien-aimée me donnait à dîner »). poème à travers des figures d’opposition (antithèses, oxy-
Pourtant très vite, on bascule dans une rêverie qui allie mores, chiasmes…), des constructions inversées…

35 •
Chapitre

3 Mondes et mots du XXe siècle,


de Cendrars à Queneau
❯ MANUEL, PAGES 90-109

◗ Document d’ouverture avec le champ lexical du voyage ferroviaire qui apparaît


Kandinsky (1866-1944), Jaune-rouge-bleu (1925), naturellement : « je partis » (v. 3), « le voyageur » (v. 3),
huile sur toile (1,28 x 2,015 m), Paris, « coupés » (v. 5), « express » (v. 5), « train » (v. 7),
musée national d’Art moderne. « essieux » (v. 28), « rail » (v. 28), etc. Ce vocabulaire
inscrit le récit dans un cadre réaliste, renforcé par l’évo-
1. Peintre et théoricien, Kandinsky est universellement cation précise des lieux et des dates : « vendredi matin »,
reconnu comme l’inventeur de l’abstraction en peinture, « décembre » pour le temps (v. 1-2), avec un adverbe
qui se caractérise par un détachement de la référence temporel marquant le départ (« enfin »), « Kharbine »,
au réel : la composition devient libre, non figurative, (v. 4), « Transsibérien » (v. 14), « Oural » (v. 15), « en
et l’accent est mis sur les couleurs. Kandinsky propose montant dans le train » (v. 7) pour les marques spatiales.
l’abandon de toute relation à l’objet ou à la figure, la toile On peut noter également le côté exotique de ces noms
devient alors le lieu d’oppositions multiples de forces et pour un jeune Français. En effet, le voyage se présente
de couleurs qui bouleversent l’espace. de manière excitante : l’expression « je m’en souviens »
Son ouvrage, Du Spirituel dans l’art, écrit en 1910, est répétée avec une juxtaposition, montrant la joie du
propose de réfléchir aux rapports entre la forme et la souvenir qui jaillit dans la mémoire, puis l’excitation est
couleur, la peinture et la musique, tentant de définir la rendue par la nouveauté « il m’avait habillé de neuf », et
valeur expressive des formes et des couleurs et de leurs ensuite par « j’étais tout heureux » (v. 7 et 9), l’expres-
combinaisons. sion étant reprise presque à l’identique deux vers plus
Le tableau que nous étudions se présente en deux parties, loin avec « J’étais très heureux ». L’auteur y ajoute
avec à gauche des formes essentiellement géométriques l’adjectif « insouciant » car le texte bascule dans l’uni-
et à droite des lignes plus libres. Ce qui importe n’est plus vers de l’enfance (l’insouciance étant l’apanage de la
de représenter le réel mais de jouer avec les formes et jeunesse) par l’intermédiaire d’un objet, le « browning »
les couleurs dans l’espace du tableau. L’agencement des donné par le voyageur en bijouterie. On se trouve alors
lignes crée une dynamique ; la juxtaposition et l’entremê- transporté dans l’univers des contes, avec tout d’abord
lement des couleurs créent des harmonies, des sensations le jeu : « j’étais tout heureux de pouvoir jouer » repris
visuelles chez le spectateur du tableau. vers 12 par « je croyais jouer ». On trouve ainsi « le
2. Le titre du tableau est justifié par sa composition autour trésor », « les brigands », les « voleurs » qui croisent des
de trois couleurs primaires : une masse jaune à gauche, « saltimbanques ». L’auteur mélange les références his-
le rouge au milieu et le bleu à droite. On peut associer la toriques avec les contes et les œuvres d’aventures : les
masse circulaire, rayonnante et jaune au soleil, tandis que « Khoungouzes, les boxers de la Chine » côtoient « les
le rond bleu nuit serait la lune. Un autre titre serait alors saltimbanques de Jules Verne » et « Alibaba et les qua-
Du soleil à la lune, le rouge symbolisant le passage de rante voleurs ». À chaque évocation, ce sont des figures
l’un à l’autre, ou la fusion entre les deux. dangereuses qui apparaissent, les adjectifs (« terrible »,
« enragés ») mettant en relief le risque encouru à s’oppo-
Si l’on s’attache aux détails, le regard peut être attiré
ser à ces bandits. En effet, le récit imaginaire, développé
par des éléments au centre de la toile, semblables à des
par le jeune homme retombé en enfance, propose une
damiers : on peut donc suggérer le titre Damiers en
opposition très simple entre le héros et les méchants
suspension.
voleurs (cf. l’antithèse « défendre »/ « attaquer »), ces
Les titres précédents visent à rétablir un sens figuratif derniers venant de tous les horizons (Chine, Mongolie)
au tableau ; on peut également considérer que l’abstrac- et de tous les temps, y compris « les plus modernes ».
tion doit s’inscrire dans le titre et se tourner vers des noms L’histoire merveilleuse se termine par la comparaison
comme Composition en lignes courbes ou Éclatement du « comme un enfant ».
cercle.
2. Une recherche identitaire (questions 2 et 3)
Le vers 25 (« J’étais triste comme un enfant ») permet
Texte 1
de basculer de nouveau dans l’univers du voyage. Ce
Cendrars, La Prose du Transsibérien ❯ p. 92-93
n’est plus la joie de l’enfance qui envahit le « je », mais
1. Un récit de voyage (questions 1 et 2) une certaine langueur, une tristesse quant à son avenir
Le texte se présente tout d’abord comme le récit d’un symbolisé par ce « ferlin d’or » du vers 29 : en or, certes,
voyage, fait au passé (« ce fut », « on était », v. 1 et 2) mais qui paraît bien petit par sa valeur. Interrogation
• 36
aussi sur son passage à l’âge adulte qui s’accompagne Texte 2
de la découverte des femmes : Jeanne, la petite pros- Saint-John Perse, Amers ❯ p. 94-95
tituée, se rappelle à lui par son « épatante présence »,
puis se cache derrière l’image subtile du « froissis 1. Situation du recueil
La décennie 1950-1960 est marquée, dans l’écriture de
de femmes », dont les sonorités fuyantes (le « f » en
Saint-John Perse, par deux recueils : Amers, paru en 1957,
ouverture des deux mots, le « s » redoublé et le « e »
qui ne sera publié qu’à la veille de ses soixante-dix ans,
ouvert de la fin du vers) appuient le caractère à la fois
et Chronique, qui date de 1960 : un livre, disait-il, « du
sensuel et éphémère, les femmes étant comparées à des
grand âge », du « crépuscule réconcilié » et du « sommeil
vêtements que l’on froisse, avant de les enlever. Mais le
de l’être ». S’il est souvent lu comme le livre par excel-
thème de l’argent va s’associer à ce voyage (peut-être
lence de la plénitude marine, Amers est aussi sans doute
sous-jacent à l’évocation de la prostituée ?) avec les vers
le recueil du poète qui conjugue le plus somptueusement,
49 à 52 : « Ma pauvre vie/Ce châle/Effiloché sur des
dans ses versets, la triple thématique centrale dans toute
coffres remplis d’or ». Le paradoxe évoqué met l’accent
l’œuvre du poète : la quête humaine, la femme et la mer ;
sur l’inquiétude qu’éprouve le « je » à donner un sens à
trois « forces » qui, dans ce recueil majeur, se révèlent et
sa vie. Ce terme se retrouve ainsi répété quatre fois sur
s’expriment dans une même apothéose d’un désir triple
six vers, dont trois fois à la rime.
lui aussi : spirituel, sexuel et métaphysique.
3. Une recherche poétique (questions 4, 5, 6)
2. L’hymne à la mer et ses versets (question 1)
La vie est ainsi associée par deux fois à une couver-
Notre extrait propose ici un « morceau » très caracté-
ture, d’abord par une comparaison (« un plaid/Bariolé/
ristique du déploiement du verset de Saint-John Perse
Comme ma vie ») puis par une métaphore (« Ma
dans un déploiement qui « mime », par sa disposition
pauvre vie/Ce châle/Effiloché » v. 42-44). Décrite à la
même en courts paragraphes de trois à cinq lignes, les
fois positivement par ses couleurs et négativement par
sacs et ressacs de l’élément marin, élément nourri-
son manque d’épaisseur, la couverture ne remplit pas
cier de l’inspiration et structurant de l’écriture. Henri
sa fonction : « Ma vie ne me tient pas plus chaud que
Lemaître commente ainsi le choix et la manière du
ce châle » (v. 45). L’imbrication de différents procédés
verset dans les recueils du poète (L’Aventure littéraire
stylistiques permet au poète de creuser cette image asso-
du XXe siècle, Pierre Bordas, 1984) : « Le verset de
ciée au voyage et à la nuit, donc dans le prolongement
Saint-John Perse, si l’on veut, à toutes forces, le ratta-
du rêve et des rails.
cher à une filiation, est beaucoup plus pindarique que
Les rythmes du train vont ainsi envahir peu à peu claudélien, et occupe un espace rythmique variable
l’espace poétique avec des vers qui croissent et décrois- entre une forme condensée, qui n’est que le déborde-
sent régulièrement, jusqu’à en arriver à des vers très ment d’un vers long, et une forme déployée qui atteint
courts, composés parfois d’un seul terme : « Bariolé », toute l’amplitude d’une strophe de type pindarique.
« Écossais ». Mais ce sont aussi les répétitions, de sons ou Ici, le verset traduit les variations d’un mouvement
de termes, qui rappellent la cyclicité du voyage : « vie » oscillatoire de contractions et de dilatations, que vient
répété, anaphore de « Que je » dans les vers trisyllabiques encore souligner la modulation des sonorités, le plus
« Que je rêve/Que je fume », etc. Le vers 37 peut être plus souvent consonantiques […]. Il est peu de poètes qui,
particulièrement commenté : l’allitération en « r » établit autant que Saint-John Perse, confèrent à leur technique,
une proximité des termes, tandis que les expressions « Et comme fonction primordiale, le soin de produire une
le bruit éternel » et « dans les ornières du ciel », avec la sorte d’inaltérabilité de la substance phonétique, ryth-
rime interne et un nombre de syllabes identique (si l’on mique et sémantique du langage, fonction en relation
ne prononce pas les « e » muets) semblent encadrer les essentielle avec la recherche de l’Absolu dans la nature,
« roues en folie », évoquant par les sons et le rythme du dont le langage est le mode humain. »
vers l’écho du bruit des roues dans le ciel.
3. Théâtralité et animalité (questions 2 à 4)
Le texte nous permet donc d’établir un parallèle entre Ce verset de Saint-John Perse épouse parfaitement
la vie de l’auteur qui se déroule, et le parcours du train le double caractère dramaturgique et incantatoire de
sur ses rails. Grâce à l’imagination du poète, ce voyage sa poésie. Les « Tragédiennes », qui réapparaîtront
commence en enfance puis propose des images, des souvent dans Amers, ne sont pas encore présentes ici
juxtapositions de visions à la manière d’un voyageur dans le cortège des « Acteurs » de cette scène poétique
regardant par des vitres (v. 40-41 notamment). C’est le d’ouverture du recueil, où se pressent avec majesté
déroulement de ces images qui permet d’explorer l’es- « Prophètes », « Magiciennes », « Pâtres », « Pirates »,
pace poétique, de la même manière que le train poursuit « Nomades » et autres « Concessionnaires » du drame
sa course géographique. cosmique et historique. Toutefois, le réseau métapho-
TICE On fera remarquer la similarité entre la compo- rique qui se déploie ici installe bien les éléments de cette
sition de Sonia Delaunay et celle du poème : la frise est théâtralité très caractéristique de l’univers persien dont
linéaire et propose une juxtaposition de mots et de cou- les références semblent à la fois relever de la tragédie
leurs dans un harmonieux assemblage. grecque pour les décors et architectures et de la scène
37 •
symboliste pour l’horizon et certains motifs emblé- Texte 3
matiques (on songe au Claudel du Soulier de satin par Michaux, L’Espace du dedans,
exemple). On relèvera ainsi au fil du texte : « sur les « La Cordillera de los Andes » ❯ p. 96-97
degrés de pierre du drame » (l. 1), « ses grands Acteurs »
(l. 2), « une foule en hâte se levant aux travées » (l. 13), 1. Strophes, mètres et « écarts » (question 1)
« en masse vers l’arène » (l. 13-14), ou encore « la « La Cordillera de los Andes » est un poème composé
bouche peinte de son masque » (l. 15). de vingt-huit vers très libres répartis en quatre strophes
de respectivement 5, 7, 8 et 12 vers. C’est la longueur
Cette théâtralité, cette mise en scène somptueuse et
inhabituelle de certains vers (19, 22, 24, 26 et 27) qui
très « appareillée » de l’épopée humaine – certains cri-
oblige souvent les éditeurs du texte de Michaux à des
tiques n’ont-ils pas déploré parfois le caractère péplum
« écarts » ou « enjambements » typographiques : les vers
de l’écriture de Saint-John Perse – se déploie à travers
26 et 28 ne comptent pas moins en effet d’une trentaine
une symbolique marine, qui conjugue jusqu’à l’insolite
de syllabes chacun… À l’inverse, la deuxième strophe
les motifs de la « houle » minérale (« grands plissements
est assez homogène dans le choix de mètres, toujours
hercyniens », l. 16 ; « grands soulèvements », l. 21) et
ceux d’une animalité puissante et presque inquiétante compris entre l’heptasyllabe et le décasyllabe.
(« cheptel de monstres et d’humains », l. 11 ; « grands 2. Effets sonores et rythmiques (question 2)
muscles errants », l. 25 ; « anneaux de python noir », Ample ou bref, le vers libre de Michaux ménage ici un
l. 26-27). certain nombre d’effets sonores ou rythmiques, dont on
4. « Récitation » (question 5) relèvera au fil du texte les plus intéressantes :
Tout le mouvement marin s’opère sur cette scène par un – au vers 2, les assonances en [o] et [a], complétées par
déplacement venu de l’arrière-plan obscur vers le premier les allitérations en [d] et [r] ;
plan lumineux où se tient le poète : « la Mer qui vint à – aux vers 4 et 5, les assonances des diphtongues [an]/[en],
nous […] », « ainsi la Mer vint-elle à nous […] », « un complétées par la rime intérieure « Andes/s’étendent » et
peuple jusqu’à nous […] » ; mouvement qui prend tout la répétition finale de ce verbe ;
son sens dans la formule centrale et décisive de l’extrait : – aux vers 10-12, l’insolite jeu de « rimes » entre l’attaque
« Récitation en marche vers l’Auteur […] » (l. 15). Ce qui du vers 10, la rime du vers 11 et la deuxième syllabe
s’avance vers le poète-récitant, à travers les images et les du vers 12, qui reprennent en anaphore le monosyllabe
rythmes marins, c’est donc bien le murmure originel, la « nu » ; tandis que, dans le même temps, l’adjectif « noir »
parole ontologique, tout ce « croît de fables immortelles » revient en rime intérieure du vers 10 sur le vers 12 ;
(l. 11) et d’« intumescences du langage » (l. 21) enraci- – au vers 13, la reprise, dans une sorte d’étrange parono-
nées dans l’impétuosité. mase, de ces deux monosyllabes « nu » et « noir » dans le
Le poète est alors celui qui ouvre passage, qui offre seul mot de « nu/ages » ;
voie et voix à cette « Très grande chose en marche […] » – aux vers 15-16, encore une anaphore fonctionnant
(l. 28) qui n’a plus grand chose à voir avec l’inspira- comme une rime intérieure avec la reprise de « chiens » ;
tion au sens traditionnel du terme. Dans son bel essai – enfin, dans l’interminable vers 28, le cadencement très
sur Saint-John Perse et la découverte de l’être (PUF, accentué des quatre verbes de la première partie, suivi
1980), Dan-Ion Nasta analyse en ce sens les fonctions du cahotement de la seconde : « c’est chemin ;/sur ce,/
qui incombent dès lors au poète « servant » et « réci- on les pave ».
tant » du Chant à travers lequel, dit Perse, « le poète 3. « Une terre volcanique » (question 3)
tient pour nous liaison avec la permanence et l’unité Les deux premières strophes du poème décrivent un
de l’Être » : « Le mouvement de la houle, procédant paysage étrange, qui paraît d’abord marqué par l’effa-
par “grands soulèvements d’humeurs et grandes intu- cement de ses limites : « L’horizon d’abord disparaît ».
mescences du langage, par grands reliefs d’images”, L’anaphore de « qui s’étendent », au vers 5, suggère cette
déclenche une énergie élocutoire qui ne saurait avoir dilution « à l’infini » des lignes d’un paysage qui fait
son lieu initial dans le personnage du poète. Celui-ci perdre pied et perdre repères (« Un sol venu du dedans »,
choisit constamment une position subalterne reconnais- v. 7) ou échelle (« Les nuages ne sont pas tous plus hauts
sant par là l’ascendant de la Mer qui s’adjuge, en toute que nous », v. 3). L’altitude et l’immensité des Andes
occurrence, la parole inspirée et inspiratrice. Aussi se semblent ainsi conjuguer leurs effets pour engendrer
retranche-t-il tantôt derrière le scribe (transcripteur du désorientation et dépaysement, en même temps que le
texte neptunien) tantôt derrière l’officiant (“maître du
monochromatisme des lieux (le noir) distille appréhen-
chœur”) pour s’éclipser finalement derrière le récitant
sion (« sans accueil », v. 6) puis angoisse (« le nu noir du
(“chanteur du plus beau chant”). Il assume à tour de
mauvais », v. 12) devant cette triple évidence : stérilité,
rôle, et parfois simultanément, une fonction conserva-
aridité, nudité.
trice (reproduction et mémorisation du texte rituel), une
fonction liturgique (dans la procession strophique) et 4. Les « dangers » d’un monde (question 4)
une fonction herméneutique (interprétation des signes Dans la troisième strophe, la parole du poète intervient
de l’écriture marine). » pour commenter, sur un ton à la fois didactique et assertif,
• 38
les descriptions et impressions des deux premières. L’étude les deux premières strophes domine l’imparfait de l’indi-
génétique des manuscrits de Michaux montre que, dans un catif tandis que dans la dernière s’opère une rupture avec
premier état du texte, le poète avait inséré là quelques vers l’emploi du passé simple. L’imparfait installe une forme
en rapport explicite avec ses problèmes cardiaques, devenus de permanence et d’immobilité dans le poème ; le passé
plus menaçants avec l’altitude en Équateur et la raréfaction simple révèle une perte de cet équilibre qui est aussi har-
de l’oxygène. Il ne demeure trace de ce « danger » que sous monie et une accélération temporelle également marquée
la forme d’une proposition à caractère général dans les vers par la brièveté des phrases du dernier paragraphe « Les ans
18-20, qui présentent par ailleurs la particularité d’inscrire passèrent. Les orages moururent. Le monde s’en alla ». Le
des chiffres (« 3000 mètres ») dans le tissu des syllabes lecteur comprend rétrospectivement que l’amour a passé
poétiques. Le véritable danger est en réalité ici, comme le et que le poète nous livre sa trace fugitive et évanescente.
suggère le vers 20, d’être « étranger » à cet « étrange » Chaque paragraphe constitue, en partie, un épisode nar-
pays qui vous saisit au « cœur », non seulement en tant ratif de cette histoire intime ; la première strophe pourrait
qu’organe physiologique, mais surtout en tant que siège s’intituler « Apparition » pour évoquer le surgissement de
des émotions. l’amour ; la seconde, « premières notes discordantes » ;
5. Contemplation et méditation (question 5) malgré « l’été », le poème commence à se colorer d’une
Or, d’émotions le spectateur-écrivain n’en manque pas teinte plus sombre (« désarroi », violence avec l’adjectif
dans ce décor où les montagnes donnent l’impression « meurtrières » et première expression de l’éloignement) ;
d’être prêtes à « tomber » sur Quito, ses habitants et ses le dernier paragraphe évoque un « désert intérieur » causé
« étrangers » (v. 25-26)... Dans des formulations où renon- par la disparition du poète aux yeux de l’aimée. Lui-même
ciation quasi ethnographique (« trapus, brachycéphales ressent profondément le vide vertigineux de la séparation.
[…] », v. 21) le dispute à la contemplation quasi mystique 2. Au-delà du lyrisme et de la poésie traditionnelle
(« ce pèlerinage voûté », v. 23), Michaux s’interroge en (question 4)
fait sur les modalités de la survie de l’humain dans un Un certain lyrisme parcourt « Fastes » pour l’évoca-
décor inhumain : par un bel effet poétique la colonne tion du sentiment amoureux, topos de ce genre de poésie
montante des indigènes (v. 21-24) trace son ascension (notons la répétition des termes « aimais » et « cœur »).
à rebours de la chute des montagnes qui « tombent » et Plus encore, le texte est parsemé d’images et particulière-
réussit à imposer à la menace tellurique l’apparente séré- ment de personnifications de la nature (« l’été chantait »/
nité de « la vie quotidienne » (v. 24). « mer plus encore que la mer dont la longue pelle bleue
Dans les deux derniers vers de son poème, l’écrivain s’amusait à nos pieds »/« les orages moururent »). Cette
peut alors dire, en usant d’un « nous » collectif qui le fait nature animée qui embrasse les amants d’un halo pro-
participer au « tous » des indigènes (v. 27), la nouvelle tecteur rappelle une longue tradition lyrique ; pourtant,
« ivresse » d’une parole au « petit souffle » dont on peut René Char, poète de la liberté, mène bien plus loin sa
penser qu’elle n’est rien d’autre qu’une métaphore de la quête poétique. En effet, les images sont ici fragmen-
parole poétique. « L’opium » ici n’est plus la drogue, la tées, éclatées sans qu’aucune unité ne les fédère ; l’autre
mescaline, à laquelle Michaux a cédé en d’autres temps ; originalité repose sur leur « fulgurance » ; l’écriture est
c’est celui de « la grande altitude », qui donne à l’écrivain si concentrée et dense que le lecteur ne peut se livrer à
sa « voix basse », la possibilité de proférer humblement et une herméneutique confortable ; derrière chaque mot,
librement ses vers, d’en faire ce « peu » qui revient dans derrière chaque image se cache un monde. La poésie
la triple anaphore finale comme un murmure sur l’horizon apparaît ainsi comme la quête inédite d’une autre vérité,
du grand silence andin : « Peu se disputent les chiens, peu une « route par l’absolu » (cf. le deuxième paragraphe).
les enfants, peu rient ». Ainsi se mêle dans le tissu épars des mots et des images
abstraction et émotion bien au-delà des chemins explorés
Texte 4 jusque-là par la poésie.
Char, Fureur et Mystère, « Fastes » ❯ p. 98 3. Une élégie douloureuse (questions 5 et 6)
1. Fastes : une annale poétique intime « Fastes » apparaît comme une chanson triste et nostal-
(questions 1, 2 et 3) gique, une plainte poétique. La musicalité est créée par
« Fastes », nom masculin pluriel, conserve les sens du les anaphores (« L’été chantait »),/« Je t’aimais ») et les
latin fasti. Il désigne d’abord les tables chronologiques des répétitions lexicales (« mer » au premier paragraphe, « ton
Romains (1488 ; 1570, « fastes consulaires ») puis équi- cœur » aux deuxième et troisième strophes). On relève
vaut à « annales » vers 1620. René Char dresse ici avec aussi une musicalité audible par exemple au premier para-
une extrême concentration l’histoire d’un amour que le graphe avec l’allitération en [r]. Cette mélodie produit
temps a estompé. Dans ce poème en prose, le rapport au une atmosphère profondément nostalgique.
temps figure notamment par la saison évoquée, (« L’été ») Le premier et le deuxième paragraphe associent le poète
et par le sommaire « Les ans passèrent » qui inaugure le et la femme à la première personne du pluriel (« nous »/
dernier paragraphe. Par ailleurs, le système des temps « nos », « nous », « nous ») puis une séparation semble
verbaux renvoie également à l’étymologie du titre. Dans s’amorcer à la fin du poème (cf. l’opposition constante
39 •
entre première et deuxième personne du singulier). Le ton les flots, plus brillants et plus transparents que le ciel ou
s’assombrit. En effet, une certaine légèreté habite encore le sable. Les éclats du soleil apparaissent dans les taches
le premier paragraphe (le chant redondant de l’été, saison jaunes qui parsèment la mer. Cette prégnance du soleil
de l’amour et de la jeunesse et le terme « s’amusait ») ; donne à la toile une luminosité renforcée par le lissage de
l’amour semble encore offrir toutes ses promesses, malgré la matière : la couleur est déposée avec légèreté, comme
quelques notes déjà dissonantes, comme le « silence » et si la matière s’amincissait et que les êtres perdaient leur
surtout la « tristesse » de la mer ; le deuxième paragraphe épaisseur.
évoque de façon ambivalente un refuge protecteur pour
4. Des « totems » (question 4)
les amants (« nos maisons » et « nous étions entourés »)
Les figures sont représentées sous forme d’empilement
et une menace qui figure à travers l’aspérité des « pics
de figures géométriques (essentiellement des carrés et
d’écume » et les « vertus meurtrières ». La troisième des rectangles). Leur structure verticale, accompagnée de
strophe se lit comme une dissolution douloureuse de couleurs différentes, justifie l’appellation de « totems ».
l’amour et du souvenir. Le poète est paradoxalement Les êtres immobiles se figent, comme des sculptures,
empli par le vide de la perte amoureuse. Il possède dans la beauté solaire du paysage.
ce qui n’est plus comme le suggère le possessif dans le
groupe nominal « mon vide de bonheur ». La fin du poème
s’achève sur l’opposition entre l’amour intense du poète Texte 5
(« Je t’aimais » repris deux fois, l.9-10) et l’indifférence Apollinaire, Calligramme,
de la femme aux yeux de laquelle il n’existe plus (« ton « La mandoline, l’œillet et le bambou » ❯ p. 100
cœur justement ne m’apercevait plus », l. 9). L’absence de 1. Un calligramme polysémique (question 1)
réciprocité est ici terrible et cruelle. Voici la retranscription textuelle du calligramme
C’est peut-être avec la première strophe du poème que d’Apollinaire :
Figures au bord de la mer de Nicolas de Staël entre le plus
ô batailles la terre tremble comme une mandoline
en résonance : insistance sur l’été qui figure par la lumière
femme COMME LA BALLE A TRAVERS LE CORPS
crue et chaude qui accable les deux personnages qui appa-
LE SON
raissent sur le tableau sous la forme de deux blocs ; le bleu
TRAVERSE la vérité car la RAISON c’est ton ART
sur la toile rappelle « la mer » évoquée à deux reprises par
René Char et la couleur « bleue » elle-même citée.
Que cet œillet te dise
« Fastes » exprime bien l’antagonisme à l’œuvre dans la loi des odeurs
Fureur et Mystère : d’un côté, la « fureur », le désir qu’on n’a pas encore
intarissable de suggérer les mouvements les plus imper- promulguée et qui viendra
ceptibles de la nature et de la vie ; de l’autre côté, une un jour
réserve dans l’écriture et une concentration qui rendent la régner sur
poésie de Char « mystérieuse » et énigmatique. nos cerveaux
bien +
◗ Analyse d’image précise & subtile
que
De Staël, Figures au bord de la mer ❯ p. 99
les
1. Un titre tout simple (question 1) sons
Le titre nous invite à voir des personnes (« figures ») qui
présentes au premier plan, se dressant devant un fond de nous dirigent
couleur uniforme et qui est désigné par « au bord de la Je préfère ton nez
mer ». Dans le fond de la toile se détache le ciel, avec à
des masses pouvant évoquer des nuages. Le titre reprend tous tes
donc les éléments majeurs de composition du tableau. organes ô mon amie
Il est le trône de
2. Un décor unifié (question 2)
la
On peut reconnaître le ciel avec ses nuages plus foncés,
future
la mer et ses flots plus clairs, orangés. Le choix du rouge
SAGESSE
permet d’unifier le décor, faisant ainsi apparaître plus net-
tement les personnages, mais éloigne aussi ces éléments
O
de leurs couleurs réelles et donc de la peinture figurative.
nez de la pipe les odeurs cendre
3. Effets de lumière (question 3) fourneau y forgent les chaînes
La lumière écrasante du sud semble baigner tout le O
paysage, lui donnant une même couleur à la fois chaude univers infiniment déliées
et aveuglante. Les nuances de ce rouge amènent certaines qui lient les autres raisons formelles
délimitations entre les masses : la couleur orangée évoque O
• 40
Les difficultés de la transcription viennent du sens de « future » qui projettent le lecteur dans l’avenir). Il
la lecture ; le lecteur est habitué à lire horizontalement et propose d’autres liens et d’autres synthèses pour explo-
de gauche à droite (sauf dans le cas de certaines formes rer le monde.
poétiques rares comme les poèmes en acrostiche). Ici, il
3. D’autres liens pour explorer le monde (question 4)
est dérouté surtout par la circularité des mots qui forment
Le concept du lien de la synthèse est central dans ce
le corps de la mandoline ; par où commencer, par où
calligramme. « Le bambou » tisse typographiquement un
finir ? L’exercice est d’autant plus complexe qu’aucune
ponctuation ne guide le lecteur. Par ailleurs, la vertica- lien entre « la mandoline » et « l’œillet ». Dans le texte
lité des mots qui composent le manche de l’instrument du « bambou » des termes renvoient explicitement au lien
est insolite. Dans une moindre mesure, l’oeillet-même (« chaînes »/ « déliées » ; « lient »). Une synthèse s’opère
interroge sur la direction que doit prendre l’œil (horizon- aussi peut-être entre le féminin, « la mandoline » (cf.
tale ou verticale ?) tout comme les « o » du bambou qui l’apostrophe « femme ») et le masculin « le bambou » ;
s’appliquent à plusieurs vers. Cette présentation originale enfin, Apollinaire semble aller plus loin encore que
et déstabilisante crée une véritable polysémie dans la Baudelaire dans la voie des correspondances et des
lecture du calligramme qui fait ainsi librement appel à synesthésies ; il associe la vue (cf. les images poétiques),
l’imagination du lecteur ; il coopère au même titre que à l’ouïe (la mandoline et la musicalité relevée plus haut)
l’auteur à la création du sens. et à l’odorat (« odeurs », « nez »…). Il transcende ainsi le
monde des apparences pour explorer l’inconnu à travers
2. Pour une poésie nouvelle (questions 2 et 3) des liens nouveaux.
Le jeu visuel qu’offre la forme du calligramme n’est
pas toutefois un simple jeu de potache ; il dresse en
filigrane une nouvelle conception de la poésie. « La man- Texte 6
doline, l’œillet et le bambou » forment à ce titre une sorte Ponge, Le Parti pris des choses,
de manifeste poétique. Comme le proclame Apollinaire « Le Cageot » ❯ p. 102
dans sa Conférence sur l’Esprit Nouveau prononcée le 1. Cachot/cageot (question 1)
26 Novembre 1917, « […] la surprise, l’inattendu est un L’expression « À mi-chemin » qui ouvre le texte pour
des principaux ressorts de la poésie d’aujourd’hui ». Pour
désigner le rapprochement entre les deux termes de
le lecteur, au-delà de la forme, les sources de l’étonne-
« cachot » et « cageot » semble principalement justifiée
ment sont multiples ; pourquoi avoir choisi trois objets
par la simple proximité phonétique de ces mots qui ont en
empruntés au quotidien ? Ne serait-ce pas une manière
commun trois phonèmes. Cette paronomase n’est cepen-
de signifier que la poésie ne doit pas se limiter à la sphère
dant pas totalement innocente : sur le plan sémantique en
des idées et qu’elle peut célébrer le monde réel et les
effet, elle évoque l’idée d’emprisonnement contenue déjà
choses les plus anodines ? Pourquoi encore avoir élu trois
dans un autre paronyme : la « cage ». En construisant à sa
objets qui n’ont pas une beauté évidente ? Peut-être pour
manière, facétieuse comme souvent, l’étymologie de son
suggérer que la poésie ne doit pas se restreindre à une
« cageot », Francis Ponge induit ainsi le champ métapho-
quête esthétique ; elle doit renouveler le regard qu’elle
porte au monde moderne qui change sans cesse. La sur- rique de l’enfermement qu’il va ensuite développer avec
prise surgit aussi de l’association étrange des trois objets une subtile préciosité à propos des contenus de ce conte-
qui composent le calligramme. Quels rapports unissent, nant : les « fruits » (l. 2), qui vont devenir sous sa plume
en effet, « une mandoline, un œillet et un bambou » ? Le ces « denrées fondantes ou nuageuses qu’il renferme »
poète crée la surprise. Il choisit également des caractères (l. 5-6).
variés et originaux mêlant majuscules et minuscules, 2. Description/définition (question 2)
lettres et signes mathématiques (« + »), lignes courbes On a souvent dit de Ponge qu’il était un poète essen-
et lignes droites. Il produit ainsi une écriture d’avant- tiellement matérialiste. Certains ont retenu de ses
garde et souhaite peut-être répandre les innovations des déclarations sur la peinture de Chardin et son art de la
autres arts au domaine de la poésie. La juxtaposition des nature morte (« Peut-être tout vient-il de ce que l’homme
images dans ce calligramme et la forme étrange de l’œil- comme tous les individus du règne animal est en quelque
let rappellent peut-être les techniques du collage et de la façon en trop dans la nature ») l’un des points de départ
déformation que les cubistes opèrent à la même époque. de l’existentialisme. D’autres commentateurs encore ont
Il ne s’agit plus de représenter le réel mais d’inventer une rapproché sa démarche de celles des « nouveaux roman-
autre réalité. ciers » des années 1960 : en s’attachant à saturer le réel
La nouveauté de ce calligramme réside aussi dans la par une description précise et exhaustive, l’auteur du
volonté de promulguer « la loi des odeurs » qui prime sur Parti pris des choses rejoint sans doute en effet parfois
celle des sons dont le poète joue pourtant (notons la rime les tenants de l’« école du regard » qui, tel un Robbe-
intérieure « à travers »/« traverse » dans la mandoline). Grillet dans l’espace romanesque, parti de l’objectivité la
Apollinaire se fait ici prophète d’une poésie nouvelle plus concrète, s’ouvre en fait à un subjectivisme anthro-
(notons le futur à valeur prophétique « viendra », les pomorphique qui dévoile autant la présence agissante du
compléments circonstanciels de temps « un jour » et narrateur que celle de l’objet prétendument décrit.
41 •
Les allusions anthropomorphiques ne manquent pas la reprise systématique du « disgracieux » et de « et
dans ce « cageot » : « suffocation » (l. 2), maladie (l. 3), que […] » dans les vers 9 à 14.
« éclat sans vanité » (l. 7-8), « légèrement ahuri » (l. 8), 2. De la fragilité et de la dérision de l’inspiration…
« pose maladroite » (l. 8-9), « des plus sympathiques » (questions 2 et 3)
(l. 9-10). On les comprendra évidemment ici bien autre- Derrière son allure légère voire impertinente, ce poème
ment que comme la marque d’un retour néo-romantique n’est rien moins pourtant qu’un petit art poétique qui
à une forme d’animisme tel qu’on pouvait le rencontrer conte à sa façon la venue de l’inspiration, sa mise en œuvre
chez un Hugo par exemple. L’anthropomorphisme de dans l’écriture et ce qu’on appellera sa « volatilité ».
Ponge participe, lui, d’une véritable remise en question
Le vers 1, le plus long du poème sans doute pour cette
de la notion de réalité ou d’objectivité : de même que la
raison, évoque l’étirement du temps de « l’envie », du désir
psychologie contemporaine nous a appris que la « chose »
d’écrire se conjuguant avec l’attente éperdue de l’inspiration.
n’existe qu’à travers la conscience qui l’appréhende et
s’en empare, le poète installe ici les choses (« cageot », Le vers 2, lui, décrit le surgissement, à l’improviste,
« huître », « radio », ou « pain »), les donne à lire et à d’« un petit poème […] qui passe », non pas étranger
« jouir » à travers la multiplicité des points de vue portés mais extérieur au poète, tout en se présentant à sa portée,
sur eux en-deçà de tout a priori idéologique ou culturel. en s’offrant comme un petit animal qu’il faut encore
convaincre, séduire, caresser de douces paroles : « Petit,
3. Objets-textes-prétextes (question 3) petit, petit […] » (v. 3).
« S’il est possible de fonder une science dont la matière
serait les impressions esthétiques, je veux être l’homme Les vers 4 à 14, sur un rythme de plus en plus allègre,
de cette science », écrivait Ponge en 1941 dans La Rage frisant même la frénésie, expriment ensuite avec facétie,
de l’expression. Disons que le « cageot » est bien en ce humour mais aussi dérision, les ambitions du poète et son
sens un « objeu », un de ces objets-textes-prétextes, programme de travail.
insignifiants au regard de la tradition poétique, voués Ambitions qui sont celles de l’écrivain collectionneur,
pourtant à l’élaboration de multiples effets esthétiques rêvant successivement ses poésies comme un linéaire
virtuels générés dans la conscience d’un écrivain qui, « collier » (v. 5) de perles puis comme un compactus, un
nous dit Daniel Briolet, « les observe comme autant « comprimé » d’« œuvres complètes » (v. 7). Programme
d’actions exercées sur elle par la matière constitutive du qui s’apparente, lui, à ce petit atelier mi-ingénieux
monde extérieur ». mi-loufoque du Queneau des Exercices de style et des
expérimentations oulipiennes sur la rime (v. 9), le rythme
Texte 7 (v. 10), les mètres (v. 13) ou la prose (v. 14).
Queneau, L’Instant fatal Enfin, le distique final, qui commence, non sans humour
« Bon dieu de bon dieu… » ❯ p. 104 toujours, par un grossier « la vache » (alors que le vers 3
semblait s’adresser à un tout autre animal !), suggère en
1. Rimes et attaques (question 1) une chute brutale la dérobade du « petit poème », désigne
Ce petit poème de Raymond Queneau se compose de sa fin en même temps qu’il clôt précisément le texte qui
seize vers libres dont le plus long, le vers 1, comprend vient de s’écrire avant de « foutre le camp ».
seize syllabes (en faisant la synérèse dans « dieu ») et le
plus court, le vers 15, trois syllabes seulement. 3. « Enpapouètages » (questions 4 et 5)
Devant une telle verve, c’est à la langue de Rabelais que
Formellement il est structuré en deux « strophes »
d’inégal volume : d’abord un « bloc » textuel de quatorze l’on songe bien sûr, à son ingéniosité dans l’invention
vers, puis un distique final isolé qui fonctionne comme lexicale. La recette de Queneau est ici toute simple : décli-
une « chute » traditionnelle. ner, derrière le préfixe en, les formes verbales sérieuses
(« rythme », « rime », « lyre », « verse », « prose ») ou
Les vers ne comportent pas de rimes au sens strict du humoristiques (« papouète », « pégase ») suggérant les
terme mais on notera : actes de la création poétique.
– la dominante très large des rimes féminines. Tous les
vers se terminent en effet par un E muet à l’exception du Comme proposé dans le travail d’« écriture d’invention »
v. 3 (« petit ») et du v. 16 (« camp ») ; du manuel, voici quelques suggestions de la même veine
– la recherche systématique d’effets d’assonance ou pour continuer ce « travail » de déclinaison de Queneau :
de consonance dans les mots à la rime, souvent par « Viens ici que je t’enpapouète
« paquets » de trois vers du type : et que je t’enstyle
– « poème »/« passe »/« petit » (v. 1 à 3) ; et que je t’enrhume
– « enrime »/« enrythme »/« enlyre » (v. 9 à 11) ; et que je t’encadre
– ou « enpégase »/« enverse »/« enprose » (v. 12 à 14). et que je t’embrasse
Mais le véritable rythme est bien davantage donné dans et que je t’enberlificote
ce poème facétieux par les attaques des vers qui mul- et que je t’enplume
tiplient les effets anaphoriques : d’abord avec la série et que je t’enbarbouille
des « Tiens » et « Viens » dans les vers 2 à 8 ; puis par etc. »
• 42
◗ Histoire des arts à l’explication rationnelle, pour l’étrangeté du quotidien
Abstractions ❯ p. 106-107 et le plaisir.

1. Comprendre la forme et réveiller l’imagination 2. Densité et simplicité (question 2)


(question 1) D’un point de vue formel, les œuvres abstraites peuvent
Les artistes abstraits donnent souvent à leurs œuvres être très simples comme elles peuvent être très complexes.
des titres qui soulignent le caractère non narratif et non Certains artistes, comme Serra et Man Ray dans ces
illusionniste de leur production. Ils insistent soit sur deux exemples, préfèrent les compositions épurées,
les qualités intrinsèques de l’œuvre soit sur le potentiel fondées sur des formes géométriques : la bande de Serra
lyrique stimulant l’imagination du spectateur. forme des cercles, celle de Man Ray se déploie en spirale.
Ainsi, dans le titre de Kandinsky, le mot « composi- Le spectateur peut ainsi se concentrer et contempler ou
tion » fait référence à l’agencement des formes et des expérimenter cette forme unique (comme nous l’avons dit
couleurs – donc aux qualités intrinsèques de l’œuvre – et à propos du titre de Serra). La composition de Kandinsky
le chiffre « VI » indique que l’œuvre fait partie d’une comporte des cercles, spirales, mais aussi toutes sortes de
série. La sérialité et les titres chiffrés, qui mettent en évi- lignes et autres formes plutôt libres. Le regard du specta-
dence l’évolution de la recherche formelle, sont fréquents teur « voyage » dans le tableau en suivant les mouvements
dans les titres des œuvres abstraites. Jackson Pollock, ascendants et descendants.
Pietr Mondrian, Laszlo Moholy-Nagy y recourent égale- 3. Plonger dans l’œuvre (question 3)
ment. Dans son livre théorique majeur Du Spirituel dans Certaines œuvres abstraites sont monumentales et per-
l’art (1912), qui explique les principes de sa démarche mettent au spectateur de s’y plonger totalement. Au-delà
abstraite, Kandinsky définit la « composition » comme le de sa fonction contemplative, l’œuvre devient ainsi une
type d’œuvres le plus abouti, car le moins lié à la réalité. expérience phénoménologique.
Les deux autres types sont les « Impressions », rendant
Kandinsky, toujours dans Du spirituel dans l’art déjà
compte d’une expérience concrète avec des références
cité, compare la peinture à la musique qui suscite des
possibles à la réalité, et les « Improvisations », insistant
émotions fortes chez le spectateur, immergé dans l’œuvre
sur les sensations qui découlent d’une expérience.
grâce aux rythmes et aux mélodies. Le plaisir de l’audi-
De son côté, le titre de Richard Serra insiste sur la teur n’est pas lié à une narration ou à une ressemblance
forme principale de son œuvre : la bande. Comme avec la réalité. Les émotions suscitées sont néanmoins
Kandinsky, l’artiste américain met en avant les qualités fortes et, selon Kandinsky, la peinture, en se libérant de
formelles intrinsèques à sa sculpture. En effet, son œuvre l’imitation de la réalité, aura des effets similaires à la
prend sens quand le spectateur déambule à l’intérieur de musique. Les « compositions » (comme Composition
la bande laquelle, par ses inclinaisons et son contour ser- VI ici), que l’artiste considérait comme le genre le plus
pentin, déséquilibre ou désoriente le spectateur, donne le abouti à cette étape de sa réflexion, sont ainsi comparables
vertige, rend claustrophobe… Le titre invite à appréhen- à des symphonies musicales. Les formes, les couleurs et
der avec attention la forme de l’œuvre, forme qui, tout en les lignes équivalent aux sons, au timbre des instruments,
étant générique, est traitée ici de manière unique, créant aux gammes. Le spectateur doit s’y perdre pour en sortir
des sensations inédites. transformé.
Man Ray a appelé Champs délicieux sa rayographie Les artistes minimalistes dans les années 1960, dont
suggérant une interprétation poétique, faisant appel à
Serra fait partie, soulignent le caractère phénoménolo-
l’imagination du spectateur. Ensemble, les deux mots,
gique des œuvres, le rapport de celles-ci avec l’espace
« champs » et « délicieux », ne désignent pas un objet
environnant et, par conséquent, avec le spectateur qui
concret. Ils ne font d’ailleurs pas sens d’un point de vue
circule dans l’espace. Leur travail a suscité un débat
rationnel. Man Ray fait allusion au plaisir et à l’espace,
animé entre critiques et théoriciens d’art au États-Unis.
mais aussi à la notion de « champ magnétique », constitué
d’ondes invisibles à l’œil nu, dont on sent l’impact sans Au-delà de cette mise au point théorique, cette question
être capable de les décrire. En effet, ce titre fait référence pourrait être l’occasion pour chaque élève de décrire une
au recueil Les Champs magnétiques (1920) de Philippe expérience face à une œuvre monumentale dans un musée
Soupault et André Breton, considéré comme une des pre- ou à l’extérieur. Ou encore, la possibilité pour chacun de
mières tentatives d’écriture automatique. La technique laisser aller son imagination en devinant les sensations
des rayographies – l’artiste laisse choir des objets sur du que lui procurerait la promenade à l’intérieur de la bande
papier photosensible et le résultat dépend de la trace que de Serra ou face à la peinture de Kandinsky.
laisse cet objet – est analogue à l’écriture automatique, Vous pouvez vous connecter aux sites Internet consa-
car l’artiste est censé ne pas contrôler le processus créatif. crés aux expositions « Monumenta » qui ont lieu dans
Des images insoupçonnées, avec un aura poétique et mys- la nef du Grand Palais à Paris depuis 2007 (Anselm
térieux, surgissent grâce à ce procédé. Le titre de Man Kiefer en 2007 ; Richard Serra, justement, en 2008 ;
Ray fait référence à ce potentiel suggestif et renvoie, plus Christian Boltanski en 2010 ; Anish Kapoor en 2011).
largement, à l’intérêt des surréalistes pour ce qui échappe Le concept des ces expositions est l’interaction d’une
43 •
œuvre monumentale avec l’espace, point de départ d’une également une référence à un contre traditionnel (« sœur
expérience totale et immersive pour le spectateur. Vous Anne, ne vois-tu rien venir ? » dans Barbe-Bleue) à une
trouverez sur ces sites des vidéos, des photographies, des référence plus spécifique et contemporaine (glissement
dessins préparatoires, des interviews, des commentaires vers « Sainte-Anne », qui est un hôpital psychiatrique).
critiques. 3. Cet extrait propose une réflexion sur les mots en poésie :
comment explorer de nouveaux aspects du langage ? Cela
ART ET ACTIVITÉS À travers une recherche sur Internet
peut être en déconstruisant la graphie traditionnelle pour
et/ou dans les livres, les élèves vont approfondir leur
en adopter une que d’autres lecteurs pourraient apprécier.
connaissance de la diversité des approches abstraites. Ils
Cela peut aussi se faire en rapprochant deux termes aux
vont se familiariser avec les pionniers de l’art abstrait qui,
sonorités semblables pour n’en former qu’un, comme
comme Kandinsky, rompent avec la figuration au début
dans le titre. Ce peut être enfin en considérant les mots
des années 1910.
comme des éléments vivants « lettres arborescentes qui
Dès la naissance de l’abstraction, on distingue
fleurissent », avec la métaphore filée du jardin qui incite à
l’abstraction lyrique et l’abstraction géométrique. La
relier l’esprit et le mot par la vie.
première, dont Kandinsky est le plus éminent représen-
tant, se caractérise par l’utilisation de lignes libres et 2 1. Le texte explicite le rapport entre le mot et ce
de formes informelles, disposées de manière libre. La qu’il désigne. Il envisage ainsi à la fois la globalité du
seconde tendance privilégie les formes géométriques et mot (« EAU à cette place est très bien aussi ») et sa
les lignes horizontales, verticales et diagonales. Ainsi, décomposition voyelle après voyelle : « la première, le
les compositions du Hollandais Piet Mondrian (mouve- E », puis « le A » et enfin « J’ai donné toutes mes louanges
ment du néoplasticisme autour de la revue De Stijl) se à la forme du U ». Si le groupe nominal « verre d’eau »
fondent sur des grilles strictement orthogonales et des « rend bien compte de la parenté de matière entre le
couleurs primaires (bleu, rouge, jaune). D’autre part, le contenant et le contenu », le poète entend mettre l’accent
Russe Malevitch (mouvement suprématiste) cherche à sur la parenté entre le mot (le contenant) et le sens (le
réinventer le langage artistique en partant d’une forme contenu). De la même manière que l’eau fait apparaître
géométrique essentielle : le carré noir. le verre transparent que l’on remplit, comme le dit Ponge,
Il faut noter que, malgré leurs divergences formelles, ces l’œil (associé à l’eau par sa « diphtongue suivie d’une
trois artistes veulent exprimer et atteindre une nouvelle troisième voyelle ») du lecteur avisé fera apparaître le
spiritualité à travers l’art abstrait. Les préoccupations sens à travers le signe.
d’ordre spirituel apparaissent clairement dans leurs écrits. 2. Le mot est interprété d’abord comme un signe visuel
Ainsi, on pourra consulter : dont l’aspect, les contours, l’ancrage avec les autres
– Du spirituel dans l’art (1912) et Regards vers le passé lettres dans l’espace de la page vont signifier quelque
(1918) de Kandinsky ; chose, vont appuyer le sens. La représentation et l’objet
– Du cubisme et du futurisme au suprématisme (1915) de représenté sont alors étroitement liés, se répondant l’un
Malevitch ; l’autre.
– Réalité naturelle et réalité abstraite (1919-1920) de
Mondrian ; Étudier l’invention lexicale
– L’ouvrage Art en théorie (nouvelle édition, 2007) de 3 1. Le titre permet de fixer le contexte, celui d’une
Charles Harrison et Paul Wood contient des extraits des lutte importante, et donc de donner un sens plus précis
œuvres citées précédemment. aux néologismes. Par l’adjectif, il crée un lien avec le
dernier vers de notre extrait : « On cherche aussi, nous
◗ Analyse litteraire autres, le Grand Secret ». Le combat prend donc une
certaine envergure, une dimension presque mythique
Le mot en poésie ❯ p. 108-109
avec ce « secret ». Que chacun, que ce soient les lutteurs
Analyser le travail poétique sur le mot ou les spectateurs, cherche. S’agit-il alors d’un combat
1 1. Desnos relit le nom « poésie » en « p’oasis », pour le pouvoir ? D’un combat du Bien contre le Mal ?
presque comme un mot-valise. Les sonorités étrangères D’un David contre Goliath ?
du terme « oasis » lui donnent un aspect exotique, comme 2. Les néologismes sont nombreux. On peut relever
si la poésie pouvait encore être interrogée de manière ceux formés par déformation du suffixe ou du préfixe
nouvelle. Par ailleurs, dans sa signification l’oasis est (« endosque » au lieu de « endosse », « emparouille »
« l’endroit qui recèle de l’eau en plein désert, apportant au lieu de « s’empare », « écorcobalisse » au lieu de
la vie avec elle » : peut-être est-ce la fonction que Desnos « écorche »), ajout d’une lettre à un mot courant :
attribue à la poésie. « drâle » (« d » + « râle »), changement des premières
2. Le poème repose sur plusieurs principes de lettres du mot (« rague » au lieu de « drague ») ou encore
composition : la répétition d’une part, avec les anaphores un déplacement de mot d’une catégorie grammaticale à
de « nous sommes » puis de « je vois », et l’écriture une autre (« tocard », nom commun, devient un verbe,
phonétique d’autre part, avec des lettres majuscules qui « tocarde »). Tous ces néologismes accompagnent ceux
« écrivent » le mot uniquement par les sons. Il mêle qui sont totalement inventés (« pratèle », « libucque »,
• 44
« barufle », etc.). Le poète nous donne à voir un nouveau sens, ce qu’il représente au sens propre comme au sens
combat, où les combattants s’affrontent à coups de termes. figuré. Cette interprétation est appuyée par le fait que les
La lutte est cependant également physique, les sons lettres sont imprimées avec une typographie qui les met
traduisant une certaine violence dans le combat : « rape en relief, comme si elles avaient une épaisseur, comme
à ri et ripe à ra » avec ses « r » et l’inversion des voyelles si elles représentaient une terre sur laquelle le lecteur
suggère un bouleversement total, « écorcobalisse », pourrait accoster.
proche d’« écorcher », et « drâle » suggèrent eux la Le texte nous invite par ailleurs à nous pencher sur
souffrance physique provoquant les cris du vaincu. nos habitudes de lecture. En effet, il se lit non seulement
3. « Abrah » peut être associé à l’expression homonyme verticalement, mais aussi de bas en haut : il peut signifier
« à bras », qui prend tout son sens dans ce contexte de par là qu’un texte doit se lire de différentes manières, et
combat. Scandé trois fois, avec les points d’exclamation pas simplement dans un sens littéral, en une seule fois. Le
accentuant ce cri, il peut facilement rappeler un autre cri bas du texte (ce qui traditionnellement est la fin) ne serait
« à mort », comme dans un cruel jeu de cirque romain. en fait que le début d’une autre lecture.
Mais il peut également s’apparenter à un nom propre,
celui du vainqueur probablement, que des spectateurs Écrire
enthousiasmés célèbrent. On attend de l’élève les éléments suivants :
– qu’il choisisse un mot aux connotations symboliques
Analyser la poésie du mot fortes, ou polysémiques ;
4 Le mot s’inscrit dans l’espace de la page de la même – qu’il trouve des moyens visuels, typographiques, gra-
manière qu’une île peut s’inscrire dans l’espace maritime. phiques, calligraphiques de mettre ce mot en valeur ;
Le texte invite donc à se pencher sur le rapport entre le – que le texte d’explication mette en avant une démarche
mot, dans sa réalité de signe gravé sur une page, et son poétique.

45 •
Chapitre

4 Écritures contemporaines,
de Michel Deguy aux slameurs
❯ MANUEL, PAGES 110-127

◗ Document d’ouverture s’agit, par de multiples références, d’un hommage à des


Jean-Michel Basquiat (1960-1988), King Zulu musiciens qui ont marqué l’histoire du jazz. Basquiat
(1986), peinture, acrylique, et crayon gras sur parvient donc à reproduire, dans son tableau, ce qui fait
toile (2,02 x 2,54 m), Barcelone, MACBA, Fons l’essence de cette musique, dont le caractère improvisé
d’Art de la Generalitat de Catalunya. (le volontaire inachèvement du tableau) se fonde sur de
multiples références musicales (ce qu’on appelle des
1. L’inspiration de Basquiat vient de la culture afro- « citations »). Le tableau dégage, par la prégnance de
américaine (le père de Basquiat était haïtien) et en son magnifique fond bleu, une impression d’unité et
particulier du jazz, pour ce tableau. Il s’agit, derrière le d’harmonie montrant la proximité artistique de Basquiat
masque exagérant les spécificités physiques des Noirs, avec cette musique.
d’un hommage à Louis Armstrong, trompettiste ayant
fortement contribué à la notoriété de cette musique. Texte 1
Le masque fait référence à un épisode de sa vie : en Deguy, Gisants ❯ p. 112
1949, il est élu « Roi des Zulus » (« King Zulu ») une
des principales communautés afro-américaines de la 1. Un poème lyrique (questions 1 à 3)
Nouvelle-Orléans, sa ville natale. Lors du défilé du Le titre et le sous-titre du poème nous permettent de
carnaval, le trompettiste revêt un masque pour traverser le rattacher aux topoï de la poésie lyrique : un « car-
la ville, masque que Basquiat reproduit sur ce tableau, diogramme » se définit en effet comme un « tracé
presque au centre. Les autres éléments viennent de obtenu par enregistrement des mouvements du cœur »,
références encore plus pointues : le « G » en caractère considéré comme le siège des sentiments, de même que
gothique très précis est le logo d’un des premiers labels le sous-titre « mai » évoque le printemps, la tradition-
de jazz, Gennett di Richmond, qui a enregistré en nelle saison des amours et des émois sentimentaux. Le
1923 les premiers disques d’Armstrong. Cependant, le poème se présente donc comme la transcription des
numéro 5542 A qui se trouve en dessous ne correspond sentiments, probablement amoureux, du locuteur. Cette
pas à un de ses disques, il s’agit de l’enregistrement d’un impression se confirme à la première lecture, avec la
autre trompettiste aux origines du jazz, Bix Beiderbecke. présence de termes comme « cœur » (répété au v. 8),
Or, ce dernier était blanc, mais l’on trouve sur le tableau « amour » (v. 12) mais aussi celle d’un « tu » auquel
une élégante silhouette, blanche, à droite (avec un s’adresse le « je », le couple étant même rassemblé au
chapeau) qui pourrait accompagner la référence de vers 4 dans un « nous ».
l’étiquette à Bix. La figure principale, au premier plan à Le cadre se construit également comme un cadre amou-
droite, est une composition à partir de deux photos : le reux, avec la mention de la Seine et du pont Mirabeau dès
buste reprend celle de Bunk Johnson, trompettiste de la les deux premiers vers. Ces vers forment une référence
Nouvelle-Orléans, tandis que la tête, visiblement plus explicite au poème d’Apollinaire, célèbre en particulier
récente avec les lunettes de soleil, est copiée sur une pour les vers commençant le poème :
photo de Howard Mc Ghee, également trompettiste, aux « Sous le pont Mirabeau coule la Seine
sources du bebop, et qui a joué un rôle non négligeable Et nos amours
dans les carrières de Charlie Parker (le saxophoniste en Faut-il qu’il m’en souvienne
arrière-plan du tableau ?) et Miles Davis. La joie venait toujours après la peine »
2. Le tableau se compose donc de figures ou d’éléments L’absence presque totale de ponctuation dans le poème
(masque, étiquette) reproduits à partir d’originaux, mais aussi l’utilisation du vers libre font également
comme des photographies, jetés sur un fond bleu qui penser à Apollinaire (qui, ne l’oublions pas, a écrit le
n’est pas complet. La peinture pourrait donner le poème « Mai » dans Alcools).
sentiment d’être inachevée avec le haut de la toile laissé Deguy semble donc reprendre certains motifs tra-
en blanc, les traits qui ne semblent qu’esquissés des ditionnels, avec cette promenade amoureuse sur les
figures, le manque d’unité des fonds sur lesquels elles bords de Seine. Le premier vers, « La Seine était verte
se détachent (tantôt jaunes, tantôt blancs, par exemple à ton bras » donne l’image d’une femme soumettant les
à l’intérieur de la trompette). Cependant, le détail des éléments naturels comme suspendus à son mouvement,
références, la précision du masque et de l’étiquette allant « plus loin » puis « sous les collines » et même
montrent au contraire l’extrême rigueur de l’œuvre : il en « banlieue ». Cette inversion des rapports entre les
• 46
êtres et le paysage se traduit au vers 5 par « la banlieue Le poète nous invite ainsi, dans une forme libre, à
nous prisait » : la personnification donne ainsi des goûts revisiter les éléments essentiels à la vie : le rythme du
à la banlieue qui « prise », qui apprécie ses promeneurs. cœur, mais également le cycle du jour et de la nuit. Trop
On trouve également une apostrophe lyrique au vers 12, de jour (de lumière ?) nous est nuisible, mais le « jusant
le poète s’adressant à son amour (« ô mon amour para- de la nuit nous détoure les nuits », c’est-à-dire qu’il les
doxal ! »), c’est-à-dire le sentiment, ou la personne pour fait apparaître, les détache de leur fond pour les délimi-
laquelle il l’éprouve. ter. Le poète nous amène ainsi à aller chercher, au sein
Cependant, la belle histoire semble se dégrader au fur des rythmes essentiels, le rythme de son poème.
et à mesure, puisque le passé des premiers vers est rem-
placé par un conditionnel passé puis présent « J’aurais
◗ Analyse d’image
voulu j’aurais/tant besoin » marquant une distance dans
le couple : les désirs du « je » ne sont plus satisfaits. Mais Boltanski, Vitrine de référence ❯ p. 113
ce sont les vers suivants qui, en créant une image lyrique, 1. Un ensemble composite et fragmenté (question 1)
vont aussi la briser. En effet, l’image est celle de la prison De gauche à droite, figurent en haut des pièges et des
amoureuse, avec « un cœur comme un prisonnier » : le photographies. Au centre de l’œuvre, on repère deux
« je » y est décrit comme dépendant de ses sentiments, et photos d’identité distinctes et quatorze boulettes de terre ;
de ce fait « furieux ». La circularité du vers grâce à la sur la droite, en bas, la page jaunie d’un vieux livre de
double comparaison (« comme un prisonnier »/ « comme lecture au-dessous d’une page d’écriture, de quelques
un cœur ») qui fait se terminer le vers par le même mot photographies, puis tout à fait à droite, une épaisse mèche
qui l’a commencé (« cœur ») appuie cette image de l’en- de cheveux et un morceau de vêtement. L’ensemble paraît
fermement, comme si le vers ne pouvait sortir lui aussi ainsi totalement composite et fragmenté.
de ce « cœur ». Cependant, le lyrisme se trouve remis en
cause dans la fin de la phrase. 2. Archéologie et autobiographie (questions 2 et 3)
Les photographies, les cheveux, la page d’écriture
2. Mais un lyrisme moderne (questions 3 à 5)
et de lecture ainsi que le bout de vêtement relèvent du
Le vers 9 en effet va permettre au poème d’affirmer une
domaine autobiographique. Les boulettes de terre déno-
voie différente du lyrisme traditionnel : « le courage […]/
tent une dominante archéologique. Les objets les plus
chassera du lyrique le remords de soi ! ». C’est donc au
insolites de la composition sont ces boulettes ainsi que
sein même du siège des sentiments – ce cœur que le poète
les pièges ; ils ne semblent revêtir aucune dimension
ausculte – qu’il va trouver le « courage » (le « cœur »
personnelle et l’on peine à les rattacher directement à la
aurait dit Ronsard) de chasser le lyrisme. L’utilisation du
vie de l’artiste.
futur marque cette nouvelle étape, de même que la distor-
sion de la syntaxe dans le vers : la phrase s’allonge en effet Cette œuvre fait clairement ressortir l’aspect morcelé,
sur trois vers, mais avec une coupe après le déterminant éclaté et fragmentaire de cette curieuse mise en scène de
« d’», et la double comparaison du vers 8 vient couper le soi ; cette « vitrine de référence » pourrait être renommée
sujet logique (« courage ») de son verbe (« chassera ») « Morceaux de vie »/ « Fragments »/ « Bribes éparses ».
relégué deux vers plus loin. 3. Valeur artistique unique (question 4)
Le poème va alors se développer et se conclure sur Boltanski déteste sans doute le caractère figé et
des images paradoxales : « L’allongement du jour nous impersonnel des musées ; il préfère composer son
a privés de jours », « mon amour paradoxal », « du goût musée personnel à partir d’objets intimes (photos,
de rien sur le goût de tout » (avec l’antithèse « rien »/ « pages d’écriture et de lecture) qu’il place librement
tout »). Ce paradoxe provoque de la souffrance, évoquée et sans recherche apparente. Il n’est pas en quête de
par le verbe « priver » qui revient trois fois dans cette fin beauté ou d’esthétisme qui seraient pour lui une forme
de poème : la frustration d’abord subie (« nous a privés », d’artifice. Le sujet individualisé devient la source de la
avec le « nous » complément d’objet) devient plus composition et confère à l’œuvre une valeur artistique
volontaire ensuite (« nous nous privons ») et enfin acte unique.
déterminé (« le courage sera de priver »). C’est d’ailleurs
le mot « courage » qui opère un lien entre le sentiment 4. Évocation des camps de concentration
amoureux et la poésie : c’est lui qui « chassera du lyrique (question 5)
le remords de soi », donc qui éloignera la perte de soi du Au-delà de sa vie, Boltanski suggère ici les horreurs de
lyrisme, puis c’est lui qui cherchera à « priver le poème/ la seconde guerre mondiale et particulièrement des camps
du goût de rien sur le goût de tout ». Il ne s’agit donc de concentration. « Les pièges » renvoient à la mort et à la
pas, dans ces vers, de renoncer à exprimer, en poésie, les cruauté ; les boulettes de terre signalent peut-être le retour
différents sentiments éprouvés, y compris l’amour. Mais forcé et terrible à une forme d’animalité dans ces camps
il s’agit de leur trouver un nouveau mode d’expression, de l’horreur ; les cheveux et le bout de tissu évoquent la
sans se cantonner au lyrisme qui ne donne finalement que déshumanisation et l’impersonnalité auxquelles étaient
« le goût de rien ». réduites les victimes du nazisme.
47 •
Texte 2 patiemment revécu comme il avait été intensément vécu,
Jaccottet, Cahier de verdure ❯ p. 114 instrument surtout d’une restitution d’un lieu/moment
qui, lui-même, prend en charge la remémoration – par
1. Situation de l’auteur et du recueil
similitude et différence – d’autres lieux et d’autres
Philippe Jaccottet est né à Moudon, en Suisse, en
moments : « Cette floraison différait de celles […] »
juin 1925. Il publie ses premiers poèmes dès 1944 dans
(l. 17), « Elle n’évoquait ni […], ni […], ni […] » (l. 18).
le Cahier de Poésie dirigé par Edmond Jaloux, puis son
Là où la mémoire proustienne, dite « involontaire »,
premier recueil en 1945, Trois poèmes aux démons. Lors
reconstituait, dans un jeu d’écho temporel, le « temps
de son séjour à Rome en 1946, il se lie d’amitié avec
retrouvé » de l’existence, la mémoire du narrateur de
le poète Ungaretti. Sa première traduction paraît chez
Cahier de verdure ne cherche rien d’autre que la cap-
Mermod la même année : La Mort à Venise, de Thomas
tation d’un pur présent bienfaiteur dans la chaîne
Mann. À l’automne 1946, il est envoyé à Paris comme
des moments vécus : « C’était là simplement. Présent,
collaborateur des éditions Mermod où il reste plusieurs
tranquille, indéniable » (l. 23). Autrement dit, rien n’est
années. Il y fréquente les cercles littéraires, notamment
moins imparfait que l’imparfait dont use ici Jaccottet,
celui de la NRF avec Jean Paulhan, Marcel Arland,
temps indifférent, telle « l’éternité » rimbaldienne, aux
Francis Ponge, Jean Tardieu et se lie avec des poètes
« sillages » du passé comme aux mirages du futur, « pas
de sa génération comme Yves Bonnefoy, Jacques Dupin
non plus […] comme ce qui serait gros d’une annonce,
ou André du Bouchet. En 1953, il épouse Anne-Marie
d’une promesse, d’un avenir » (l. 22).
Haesler, peintre. Ils vivent depuis cette date à Grignan,
dans la Drôme. En plus de la création poétique et de 3. Reconquête de la beauté (questions 3 à 5)
diverses collaborations critiques, Philippe Jaccottet a On pressent par là l’idéal esthétique ou tout simplement
traduit aussi bien des auteurs allemands (Musil, Mann, le sens du « mot beauté » (l. 7), tel que le revendique
Hôlderlin) qu’italiens (Ungaretti, Leopardi, Cassola), Jaccottet et tel qu’il l’analyse dans son deuxième para-
espagnols (Gongora), grecs (Homère, L’Odyssée) ou graphe. Méfiant, comme un Yves Bonnefoy ou un
russes (Mandelstam). Il a reçu le Grand Prix de Poésie Jacques Réda, à l’endroit du « trop d’émotion » ou du
de la Ville de Paris en 1985, le Grand Prix national de « trop d’effet », l’auteur du Cahier de verdure revendique
Poésie en 1995, le Prix Hôderlin de la ville et de l’Uni- en effet le droit à la beauté en l’identifiant tout simple-
versité de Tûbingen en juin 1997 et le Grand Prix de ment à la justesse, à ce qu’il appelle encore (l. 13-14)
Poésie de la Société des gens de lettres en 1998. Cahier « l’ouverture la plus juste sur ce qui ne peut être saisi
de verdure est son dernier grand recueil paru chez autrement ».
Gallimard en 1990. Considéré par certains comme un « nouveau
2. Espace et temps (questions 1 et 2) lyrique », l’expression lui va bien si être lyrique, c’est
Comme souvent chez Jaccottet, le poème en prose a en effet oser l’expression de la beauté des « choses »,
tout simplement ici l’allure d’une « promenade », d’une des « êtres », des « lieux » ou des « moments » et si être
flânerie dont l’écriture prend en compte la remémoration, « nouveau » (après le grand effondrement post-surréa-
« au retour d’une longue marche, sous la pluie » (l. 1). Il liste du lyrisme dans la poésie du XXe siècle), c’est aussi
sera donc bien normal de trouver au fil de l’extrait des assumer ce projet poétique en se gardant du trop plein
signes à la fois de la saisie de l’espace naturel visité et des émotions comme du débordement des mots et des
des indices du phénomène même de la mémoire poétique images. La « justesse » chez Jaccottet, dans l’approche
à l’œuvre. Dans le premier paragraphe de notre texte, le de la beauté, passera donc par toutes les formes lexi-
poète pose d’ailleurs ces deux éléments avec la même cales et syntaxiques de l’approximation modeste, du
sobriété : l’expression « ce petit verger de cognassiers » tâtonnement dans le « dire » comme en témoigne par
(l. 2) désigne le lieu où la « chose vue » va se faire poème exemple dans le dernier paragraphe la multiplication
dans l’imprécision du point de vue « embué » (l. 2) de des différences et des négations pour évoquer pourtant
la « portière d’une voiture » et dans l’indétermination ce qui « était ». En commentant ses premiers recueils,
d’un « avril » printanier (l. 3). Le deuxième paragraphe Jean Starobinski avait identifié ainsi dans un des vers de
va d’ailleurs multiplier l’effet d’indétermination/surim- L’Ignorant (1956) la trajectoire de l’écriture de Jaccottet
pression des moments et des lieux (« les mêmes arbres en quête de la présence et de la beauté : « L’effacement
en d’autres lieux », l. 4), de la mémoire et de l’« oubli » soit ma façon de resplendir ».
(l. 6), en juxtaposant les trois modes verbaux du présent, On conviendra avec lui en effet, à méditer ce vers
du futur et du passé. ontologiquement oxymorique, que le lyrisme du poète de
Mais c’est dans le quatrième et dernier paragraphe, Grignan, tournant le dos à toute complaisance élégiaque,
après la longue méditation esthétique du troisième sur est bien celui d’un écrivain qui accède au bonheur d’être
laquelle nous allons revenir, que Jaccottet donne le plein au monde par le geste répété d’un discret « effacement »
volume de cette dilatation poétique du temps et de de tout ce qui pourrait altérer la splendide efflorescence
l’espace dans le présent de l’écriture poétique. Tout ce de la beauté : « Sous ces branches-là, dans cette ombre,
paragraphe est à l’imparfait duratif, indice d’un temps il n’y avait pas de place pour la mélancolie. » (l. 25-26).
• 48
Texte 3 3. La vie, une promesse à venir (question 4)
Gofette, La Vie promise ❯ p. 115 La formule du dernier hémistiche « vivre est autre
chose » ressemble presque à une maxime ; l’infinitif à
1. Vers un autre lyrisme (questions 1 et 2) valeur généralisante, le présent gnomique et l’indéfini
L’emploi de la ponctuation est très original dans ce lui confèrent, en effet, une valeur universelle. Le poète
poème ; à l’exception de l’interrogative des vers 8-9, suggère de façon discrète une autre vision de l’existence
aucune pause importante n’apparaît dans le texte. On sans livrer toutefois une leçon explicite, probablement
observe plus particulièrement une continuité entre parce que définir, c’est alourdir et figer la vie qui est
chaque quatrain ainsi qu’entre le dernier quatrain et renouvellement permanent. L’existence apparaît ainsi
le monostiche final. Cette ponctuation insolite produit comme une promesse (cf. le titre du recueil). Elle serait
une dynamique et une impression de mouvement qui ailleurs que dans l’activisme moderne ; peut-être dans
reflète sans doute la fébrilité de la vie moderne ; elle la capacité à saisir la promesse fragile qu’offre chaque
révèle aussi une écriture qui s’offre comme la quête instant, peut-être dans le regard sans cesse renouvelé que
difficile d’une définition de l’existence. Les énuméra- l’on porte au monde. La vie apparaît ainsi comme une
tions très nombreuses corroborent également ce sens et quête difficile de l’ineffable.
produisent un rythme particulier. Les éléments qui les
composent sont simples. On relève par exemple très peu
d’expansions nominales dans l’enchaînement entre les Texte 4
groupes nominaux. Goffette, sensible au rythme et à la Fourcade, En laisse ❯ p. 116-117
musicalité, tend vers un lyrisme sobre, dépouillé de 1. Situation du texte
toute exaltation, et fait confiance à la force des mots. Ce texte est extrait du poème intitulé « EN LAISSE »
De façon significative, la première personne n’apparaît qui donne lui-même son titre au recueil de 2005 paru chez
qu’une seule fois au début du texte. Par ailleurs, le POL simultanément avec deux autres livres de Dominique
lyrisme vient des nombreuses répétitions qui jalonnent Fourcade : sans lasso et sans flash et éponges modèle 2003.
le poème (notons la reprise de la formule « vivre est Le fragment présenté dans le manuel fait directement écho
autre chose » qui ouvre et clôt le poème, la répétition du à la fameuse et ignoble photographie d’agence prise dans
verbe « fendre » et de la subordonnée causale « puisque la prison d’Abou Ghraïb où l’on voit une soldate améri-
[…] »). Une douceur et une quiétude harmonieuses se caine tenir en laisse un prisonnier irakien dénudé. Fourcade
dégagent ainsi du poème. avait d’ailleurs lui-même fait figurer une reproduction de la
2. La vie de l’homme moderne, un mirage d’existence photo à l’intérieur de son livre.
(question 3) 2. Une prose poétique (questions 1 et 2)
Des vers 6 à 9, Goffette offre un reflet dérisoire de la Ce fragment d’en laisse est très représentatif de l’écri-
vie moderne faite d’actions vaines qui ne permettent pas ture poétique de Dominique Fourcade depuis le début
de vivre de façon absolue, d’être pleinement au monde. des années 2000. On dira, pour simplifier, qu’il s’agit
Jouer « à brasser l’air » consiste à se louer de ce que l’on bien d’une poésie en prose mais, comme très claire-
fait sans raison ; « brasser l’eau », c’est ne pas la saisir ; ment ici, travaillée par une sorte de vibration métrique
« brasser la poussière » est sans doute l’action la plus souterraine.
dérisoire ; elle suggère peut-être la vanité de l’homme Jusqu’à la ligne 19 de notre extrait nous avons affaire
moderne, l’invitant implicitement à une certaine humi- à une prose dépouillée de toute ponctuation et de
lité. L’énumération suivante se rapporte à des verbes toutes majuscules. En dépit du retrait de la plupart des
au participe présent qui révèlent des actions en train de connecteurs logiques au profit d’une très sobre parataxe,
s’accomplir. Chaque verbe est accompagné d’un mot elle demeure parfaitement lisible, alternant de brèves
(conjonction ou préposition) qui marque un but dans « strophes » (lignes 1 à 4, 8 à 12 ou 17 à 19).
l’action (« agissant comme », « brûlant pour », « allant
vers »). Or, cette intention révèle que chaque acte est Dans la seconde partie du texte, la « tentation » métrique
intéressé ; au lieu de rechercher la beauté de l’instant, paraît plus forte, notamment dans la strophe monorime
des « vers » 20 à 26 qui constituent une sorte de sizain
l’homme moderne fige ainsi l’existence et passe à côté
étonnant. Nulle gratuité pourtant dans ce format qui s’im-
de son essence. Cette critique surgit dans la question rhé-
pose pour exprimer quasi visuellement tout la force du
torique « récoltant quoi ? » et dans la réponse que le poète
motif de la « laisse » : le poème ici se fait dramatique-
donne lui-même : « le ver dans la pomme, le vent dans
ment maigre, étiré, comme une corde pour se pendre…
les blés ». Ces « récoltes » sont insignifiantes et futiles ;
On pourra d’ailleurs rapprocher visuellement la forme
elles ne peuvent se dresser comme des actes marquants
du texte fourcadien dans sa seconde partie et le détail du
dans le flux vertigineux de l’existence. On relève ainsi un
tableau de Botero reproduit page 117.
contraste entre les efforts de l’homme à agir (soulignés
par l’énumération des verbes) et la vacuité de ses entre- 3. Au révélateur de la photographie (questions 3 et 4)
prises. Ce poème d’une grande simplicité renferme, en À sa façon, ce texte est une sorte de variation poétique
fait, une méditation profonde sur l’existence. sur la pensée pascalienne du « qui veut faire l’ange fait la
49 •
bête ». Il s’ancre au cœur d’une problématique qui force regard poétique se pose sur le monde depuis toujours.
à penser l’humain dans son rapport ontologique au Chaque regard est par ailleurs vierge et neuf, vide de ceux
bestial à travers la métaphore paradoxale du lien/laisse. qui l’ont précédé et de ceux qui le suivront ; la lassitude
Dans le Cahier critique de poésie qui lui a été consacré ne peut ainsi gagner le poète : avec ses « yeux », qui
en 2006 (éditions Farrago) Fourcade s’en était expliqué en sont comme des fenêtres sur l’univers, il saisit l’instant
répondant à une question de Frédéric Valabrègue : « Ce qui fugace, mais plein, qu’il tente de restituer par l’écriture
a “démarré” ce texte [c’est…] plus que tout la laisse, le sans le figer.
lien entre la soldate et le prisonnier – ce lien, je savais qu’il Bien sûr, le « regard » n’est pas le seul fait de voir le
existait bien avant la parution de cette photographie, et monde, il est une « vision » (l. 12), une intériorisation
que jamais rien ne le trancherait, qu’il incarnait la réalité de du spectacle qui entoure le poète. Marqué du sceau de
la condition humaine telle que je l’avais comprise dès ma la subjectivité, comme tout « regard » humain, il prend
jeunesse absolument affolée, et qu’il induisait […] l’inter- néanmoins pleinement sa valeur dans la sensibilité
changeabilité des rôles entre le bourreau et la victime. particulière du poète. Celui-ci est capable de percevoir
Robot-chien je sais tout de toi […] Je suis l’écrivain dégoû- « l’accord soudain » entre sa finitude et la permanence
tant de tout çà. Et je dégoutte de tout çà ». du monde ; or cette aptitude n’est pas donnée à tous
Il y va ici plus que d’une répugnance pour la torture, (relevons le complément circonstanciel de temps « à ce
simple manifestation de la bestialité de l’humaine moment » qui marque combien la saisie de « l’accord
condition, à travers l’oxymorique représentation d’un soudain » est à la fois unique et fugace, notons aussi le
homme-chien victime d’une femme-enfant-bourreau, modalisateur « semble » qui suggère que cette perception
déguisée en homme ! On voit bien que ce qui traverse le est incertaine).
poème, c’est l’impératif et l’urgence de dire le lien non Par son regard, le poète apparaît comme une figure
dialectique – indéflectiblement gordien – qui relie l’hu- de l’humanité ; il est d’ailleurs désigné avant tout au
main et l’animal, l’ange et la bête, en un flux réversible début du texte par le terme générique « un homme ».
et/ou permutable, comme en témoignent les variations Le pronom personnel « il » ne permet pas davantage de
du système pronominal (lignes 20-26, 29-30 et 33-34). l’individualiser. Il est universel et transcende les époques.
Le plus troublant dans cette page est bien l’absence Sa vision est d’abord celle de tout homme qui observe
totale de démonstration au profit d’une pure exposition, le monde qui l’entoure non sans une certaine passivité
au sens photographique, d’une inhumaine évidence ou (« un homme assis », « le corps immobile », l. 2). Sa
révélation, toujours au sens de la photographie argen- contemplation l’aspire entièrement, probablement parce
tique : l’humain est ce qui fait défaut, ce qui manque… qu’elle lui rappelle sa propre condition vouée à la finitude
le plus humain dans l’ignoble photographie, c’est la part (« sa fragile durée humaine »). Pour autant, aucune note
de chien de l’homme à terre ; le moins humain, l’« inhu- tragique ne vient assombrir ce texte qui célèbre les vertus
main », c’est le sourire de la chienne de guerre ; et le et les pouvoirs de l’écriture poétique.
poème, nous l’avons vu, maigre lui-même comme une
laisse ou une corde où se pendre fait le lien, est le lien ; 2. L’écriture poétique, une création à part entière
ses lais sont la laisse immatérielle qui nous suspend dans (question 4)
l’entre-deux de l’incrédulité et de l’effarement… Jacques Ancet réactive ici pleinement le sens étymolo-
gique du terme poésie qui signifie d’abord « création ».
Le poète est celui qui par son écriture peut faire surgir
Texte 5 le monde à chaque instant. Il exerce un art sacré et dif-
Ancet, Lumière des jours ❯ p. 118 ficile ; en « [recueillant] dans un léger tissage des paroles
1. La poésie, un regard sur le monde (questions 1 à 3) ces figures éparses du devenir et les rendant un instant
Ce texte mêle étroitement le lexique de la vision à celui solidaires », il fait une œuvre véritable puisqu’il trouve
de la temporalité : et invente une unité à ce qui est brisé, fragile et éclaté.
Le verbe « recueillir » traduit un geste d’une extrême
– lexique de la vision : « fenêtre » (deux fois), « regarde »
précaution comme si le poète venait à effleurer quelque
(deux fois), « un pur regarder », « regard », « voit »,
chose d’infiniment rare et précieux. Le terme « prière »
« vitre », « spectacle », « yeux » (deux fois), « vision
renvoie aussi au pouvoir presque divin qu’il détient. Du
perdue », « voir », « Je regarde » ;
reste, il a le don d’animer ce qui, sans lui, serait inerte et
– lexique de la temporalité : « toujours », « depuis des
mort (relevons le champ lexical de la vie : « renaître »,
années, des siècles », « avant même la fenêtre et le corps
« surgissant », « vivacité », « engendré »).
immobile », « chaque fois » et « à chaque fois », « en
même temps », « les aubes et les crépuscules, les saisons La poésie est donc fabrication singulière et absolue du
lentes ou rapides », « de temps à autre », « à ce moment », monde qu’elle régénère ainsi sans cesse.
« l’instant absolu du monde », « d’abord » (deux fois), 3. Transport poétique (question 5)
« maintenant », « le temps ». Jacques Ancet semble comme transporté par les
L’extrait tisse ainsi un lien fort entre le regard du pouvoirs que lui confère l’écriture poétique. Le texte
poète et le temps décliné dans toutes ses variations ; le traduit ainsi une forme d’exaltation qui transparaît à
• 50
travers plusieurs procédés : les questions très expres- « v » et des « s » (cf. l’allitération du premier vers). Or, ces
sives (l. 13-14) reflètent une parole incarnée, orale et lettres sont celles qui composent le mot « vers », présent
vivante ; par ailleurs, on glisse progressivement du dès le début du poème. On a alors le sentiment que, loin
doute (cf. ces questions dont la première est au condi- d’être simplement une contrainte ludique et superficielle,
tionnel) à une certitude qui enthousiasme complètement la « règle sévère » que s’est imposée le poète rend compte
le poète : « Oui, écrire, ce serait d’abord cela… ». Le d’une recherche active sur le « vers », et donc sur la
polyptote sur « beau » à la fin du texte exprime égale- poésie.
ment l’exaltation du poète, face à l’immensité de son
2. Trouver sa voie poétique (question 4)
entreprise.
Le poème se présente comme une « recherche » (v. 11),
EXPRESSION ORALE Lecture à voix haute un parcours initiatique : l’essai évoqué dans le premier
Voici quelques poèmes ou recueils poétiques de Jacques quatrain doit être « pensé » (v. 2) puis « repensé » (v. 5).
Ancet qui pourraient entrer en résonance avec ce texte : Le poète doit accepter les « déchets de l’échec délétère »
– « Chronique d’un égarement » (2011) : on y voit aussi (v. 3) et, loin de se décourager, il faut qu’il « persévère »
une fenêtre « ouverte » et un regard qui tente de percevoir (v. 7) pour qu’il « pénètre ces secrets » (v. 10). Ce
ce qui est imperceptible et flou ; dernier terme met bien en évidence la quête essentielle
– « Les Morceaux de l’image » (2010) pour l’idée de frag- à laquelle se livre le poète : il s’agit de « créer » (v. 10).
ments épars du monde que le poète tente de rassembler ; L’utilisation de l’impératif de la deuxième personne du
– « Portrait du jour » (2010), poème à l’écriture lapidaire singulier et de l’infinitif, de même que les présentatifs
en adéquation avec l’instant qu’elle veut saisir ; « c’est » (v. 1, 2 et 10) permettent de généraliser le sujet
– « Portrait d’une ombre » (avril 2011) (même réflexion (le poète semble s’adresser autant à lui-même qu’à un
sur le regard et le temps). lecteur indéfini) et de le rendre atemporel. Cet aspect
trouve son aboutissement dans le vers final, qui se pré-
Dans tous les cas, la lecture que l’élève proposera devra
sente comme une « belle sentence » (v. 13) : « Réel est
être vivante et dépouillée de tout artifice oratoire pour éphémère, éternel est le rêve ». La suppression du déter-
mieux rendre la pureté des mots que recherche Jacques minant « le » devant « réel », l’utilisation du présent
Ancet. de vérité générale et la parfaite régularité rythmique
du vers nous convainquent du chemin parcouru par le
Texte 6 poète pour parvenir à cette vérité. Ce vers nous invite à
Salon, 37 poèmes, « S’exercer » ❯ p. 119 relire le poème pour redécouvrir le sens de la contrainte
choisie par Salon en n’utilisant que le « e ». La « règle
1. Une poésie traditionnelle et originale (questions 1 à 3) sévère » est d’abord un choix (« préférer », v. 5). C’est
Le poème est un sonnet aux rimes embrassées dans les aussi une traque du sens : « resserre » (v. 7), « serrés »
quatrains, et plates puis croisées dans les tercets, selon un (v. 12), « pressé » (v. 12). Il s’agit également d’avoir de
schéma habituel. Les vers sont des alexandrins, dont la l’ambition, de tendre vers les sommets du sens et non de
plupart respectent la césure à l’hémistiche. L’originalité tomber dans la facilité : « Redresse tes pensées et sens
vient de l’utilisation d’une seule voyelle, le « e ». Même l’effet se tendre » (v. 9), « le sens s’élève » (v. 12), avec
s’il s’agit de la voyelle la plus courante en français, l’exer- les verbes marquant un mouvement vertical. Surtout, le
cice présente des contraintes qui ne sont pas sans rappeler poète doit être actif, ce qui est montré par la multi-
la Grande Rhétorique dont Jean Marot étant un représen- plication des verbes à l’impératif, et par les verbes de
tant, et dont Clément Marot, le fils, hérita. Ces poèmes mouvement, en particulier « pénètre » (v. 10). Ce n’est
médiévaux tournaient souvent à l’exercice de style (ce qu’alors que le verbe, le langage, pressé de toutes parts,
qui n’était pas le cas pour Clément Marot cependant) pourra délivrer ses secrets : le « e » devient la « lettre-
visant à éblouir l’audience par une dextérité verbale, fée », lettre magique au contact de la beauté du monde
thématique que semble aborder Salon dans le titre et le (« entends le vent errer ») et qui parviendra au « Rêve ».
premier quatrain : « S’exercer, c’est tenter ces vers, les Ce dernier mot, paré d’une majuscule et rimant avec
révérer ;/C’est penser et tester le verbe de l’enchère » « s’élève », laisse libre cours à l’imagination du lecteur,
(v. 1-2). En mentionnant une « enchère » (qui se traduit pour, à son tour, peut-être trouver sa « lettre-fée ».
dans son poème par la monovocalisation) et par le champ
lexical de l’essai (« exercer », « tenter », « tester »), on
Texte 7
a l’impression que le poète s’inscrit dans cette tradition
Grand Corps Malade, Midi 20 ❯ p. 120-121
ludique du langage qu’il va pousser au maximum. Ainsi,
en plus des contraintes métriques, mathématiques pour- 1. Une recherche collective (questions 1 et 3)
rait-on dire, cherche-t-il à créer des effets sonores autour Le texte se présente sous une forme versifiée, avec le
de la lettre « e ». Les verbes du premier groupe à l’infinitif passage à la ligne, la majuscule en début de vers, et des
se multiplient, de même que les adjectifs formés sur des rimes suivies qui sont, dans la plupart des cas, suffisantes,
participes passés, pour accentuer la présence du « é ». voire riches. On remarque aussi, en-dehors des rimes,
On remarque également une forte présence des « r », des des effets sonores comme au vers 24 où « renaissance »,
51 •
« essence » et « sens » se répondent par les sons en même envahit effectivement le texte : « secondes », « espace-
temps que par le sens. Mais il y a aussi, comme dans une temps », « moments » (répété cinq fois) et « instant »
ballade ou un rondeau, présence d’un refrain sur deux (répété sept fois). Tous ces termes évoquent un temps
vers : « C’est tout sauf une légende, on espère juste toucher bref, fugace, qu’il s’agit donc de saisir rapidement : les
l’instant/Les quelques secondes du poète qui échappent à cinq sens sont utilisés pour jouir pleinement de ce moment
l’espace-temps » (v. 13-14, 29-30, 41-42). Ce retour de (v. 21-23 : « on voit », « on entend », « on goûte », « on
deux vers vient ponctuer le texte, marquant les étapes sent », « on touche »).
d’une recherche sur la démarche poétique. Celle-ci est L’écriture permet ainsi de passer dans un monde hors
annoncée dans les quatre premiers vers qui sont repris à de la réalité : « état second », « transe », « échappent à
l’identique dans les quatre derniers vers. Tous ces effets l’espace-temps », « coupure », « rêve »… Elle trans-
apparentent le texte à une poésie musicale, renvoyant le porte dans un monde à l’opposé du quotidien déceptif,
texte aux origines de la poésie chantée des troubadours. inondé de « quiétude », la rime « rêve »/« trêve » étant
L’introduction, qui sert donc aussi de conclusion, nous particulièrement significative (appuyée par le parallé-
présente l’objet du texte : la revendication d’une légiti- lisme de structure « comme un »). On remarquera à ce
mité de la poésie, du rôle du poète voulant ouvrir des propos la diversité du vocabulaire et des niveaux de
voies nouvelles à l’expression. Les termes « changer », langue : on passe du vers 15 avec « Les moments rares et
« route parallèle » et « furtive évasion » inscrivent le irréels que la quiétude inonde » au vers 18 « on oublie les
texte dans une perspective de renouvellement, avec la coups durs de la vie ». Le vocabulaire choisi et soutenu
métaphore de la route et du voyage. La métaphore de (« quiétude ») côtoie donc une expression beaucoup
l’encrier (« on a trempé notre plume dans ») associe le plus familière (« les coups durs »). Il s’agit, en plus de
concret et l’abstrait (« notre envie ») pour évoquer la toucher un large public en évoquant les mêmes idées
motivation du poète (« changer de vision »). Il s’agit dans des niveaux de langue différents, d’utiliser toutes les
effectivement d’une quête comme le montrent les termes ressources du langage pour mieux cerner l’idée que l’on
suivants : « on recherche » (v. 9), « on espère » (v. 13), veut saisir : le vers 37 « y a pas moyen que je m’arrête »
« Il existe, paraît-il » (v. 5). L’aspiration à écrire se veut va ainsi calquer, par la suppression familière du « il », le
collective : le « on » sujet (repris par « notre » dans rythme des mots jaillissant.
les premiers vers) et le présent majoritairement utilisé Ce moment hors de la réalité que le poète cherche à
dans le texte permettent dans un premier temps d’uni- atteindre par tous les moments s’apparente à un besoin
versaliser le propos, renvoyant à une quête atemporelle vital : « un souffle plus profond comme une seconde
du poète. Mais cette universalisation va se préciser par respiration » (v. 20). Distinguant ce souffle de celui de
la présence dans le texte de différents locuteurs qui l’inspiration poétique (v. 19), il évoque le moment de la
sont apostrophés : « Rouda, n’oublie jamais » (v. 16), création, où « on entend l’encre devenir vivante » (v. 21).
« Là où j’ai croisé Souleymane » (v. 32), « Tu l’as Les termes « souffle », « respiration », « vivante » appar-
déjà touché, Jacky » (v. 44). On comprend alors que tiennent au champ lexical de la vie : en même temps que
le texte s’adresse d’abord à une assemblée réelle, et le texte, c’est le poète qui renaît (« renaissance » v. 24)
que la recherche poétique n’est pas ici solitaire, mais par la magie de la création. Magie puisque toutes les lois
bénéficie de la force de l’expérience collective. Dès lors, de la nature et de la réalité s’en trouvent bouleversées, ce
le « je » ne se présente que comme délivrant sa propre qui est clairement montré par l’antithèse et le chiasme du
expérience afin d’apporter sa contribution au groupe, vers 27 : « Il fait jour en pleine nuit et il fait nuit en plein
et de l’encourager à poursuivre : « j’en suis témoin » jour ». Le poète s’élève à des hauteurs surnaturelles grâce
(v. 44), « j’ai croisé » (v. 32), « laisse-moi mon stylo, y à ce souffle : « on sympathise avec le vent et on tutoie
a pas moyen que je m’arrête » (v. 38, et v. 38-39, avec la les nuages » (v. 26), dans une proximité avec la nature
comparaison « envie d’écrire »/« envie de cigarette »). qui procure une certaine « puissance » (v. 23). Le poète,
Le locuteur inscrit donc le groupe dans une démarche pour un instant et par son rôle de créateur, se trouve à une
d’engagement, qui porte la marque à la fois de la sincé- hauteur divine : la mention du Nirvana (v. 33) appuie cet
rité dans sa démarche (l’écriture se présentant comme aspect de l’écriture. Le contraste entre la simplicité maté-
une envie, un besoin irrépressible) et de l’utilité dans rielle de l’écriture (« Pourtant je suis simplement assis là
ses finalités : « il est possible de combattre le mal par les devant ma feuille », v. 34) et la force du bouleversement
mots » (v. 12). La métaphore de la « flamme qui nous qui s’opère par les mots montrent bien la puissance de
éclaire brièvement » pour évoquer l’instant magique où l’écriture.
l’on crée renvoie traditionnellement au savoir mais aussi
au mythe du voleur de feu sacré (Prométhée) qui fait
de l’homme un animal différent. ◗ Histoire des arts
« L’art, c’est la vie » ❯ p. 124-125
2. Un art poétique (questions 2 et 4)
Le titre donne l’objet à la fois du poème et de la poésie 1. Des objets utiles et inutiles (question 1)
en général : il s’agit de « toucher l’instant », expression L’objet conçu par Loewy reste un objet utilitaire alors
qui revient dans le refrain. Le champ lexical du temps que ceux conçus par Duchamp et Oldenburg n’ont aucune
• 52
fonction. Celui d’Oldenburg est même la reproduction position plus ambiguë (Duchamp et Oldenburg), voire
d’un déchet, il ne sert donc doublement à rien ! à une adhésion inconditionnelle (Loewy). Dans tous les
Loewy fait partie de la tendance Streamline cas, ces artistes nous invitent à réfléchir à notre rapport
[« Aérodynamique »] qui naît aux États-Unis au début des et notre participation à la société de consommation, à la
années 1930, après la Grande Dépression de 1929. Le but fascination qu’elle exerce, la façon dont elle fonctionne.
de Loewy et de ses collègues (un groupe de cinq designers 2. Abandonner le sérieux (question 2)
appelé « The Big Five » [Les grands cinq]) est de relancer Les trois objets reproduits sont gais. Une fraîcheur s’en
l’économie américaine en relançant la consommation. Les dégage ; ils jouent avec les attentes du spectateur.
gammes de produits changent régulièrement de « look »
Le taille-crayon de Loewy rompt avec l’idée répandue
sans évoluer techniquement (cela coûterait en effet plus
au début du siècle selon laquelle les objets utilitaires
cher). Elles séduisent les consommateurs grâce à leurs ron-
doivent être uniquement fonctionnels, quelle que soit leur
deurs aérodynamiques, à leurs matières agréables à toucher,
apparence. Le designer égaye son objet avec des angles
à leurs couleurs vives. Cela contribue à l’augmentation des
arrondis, le chrome brillant qui réfléchit l’environnement.
ventes et, par conséquent, à la relance de la consommation.
La ressemblance avec une fusée ou une voiture futuriste
En même temps, les artistes du XXe siècle – qui, contrai- dynamise le geste quotidien de tailler son crayon.
rement aux designers, ne doivent ni produire des objets
L’objet de Duchamp est constitué d’éléments non
utilitaires ni respecter des contraintes techniques – ont
nobles de bricolage (les plaques de métal, une pelote de
commencé à récupérer, à reproduire ou à détourner les
ficelle, des vis) qui lui confèrent un aspect familier et sans
objets de la vie quotidienne. Duchamp est l’initiateur de
prétention. Comme nous l’avons dit, Duchamp rompt
cette tendance avec l’invention du ready-made. Le premier
avec les définitions traditionnelles et cherche à rendre
ready-made est une Roue de bicyclette datée de 1913 et
l’art plus proche des questionnements contemporains.
le plus célèbre est, sans doute, une pissotière appelée
Fontaine détournée en 1917. Parfois, Duchamp retouche Oldenburg fait de même avec un objet très coloré : la
les objets, les assemble (comme pour À bruit secret), mais peau de la pomme est d’un rouge éclatant qui attire l’œil.
souvent, il n’intervient pas du tout. Selon lui, l’essentiel est Mais, une fois face à cet objet, le spectateur trouve un
que l’artiste choisisse l’objet. L’œuvre est le résultat de la trognon anodin, loin des préoccupations spirituelles de
rencontre du créateur avec un objet, puis de la rencontre l’art traditionnel.
entre cet objet avec une institution qui le reconnaît (galerie, Dans la continuité de la réflexion amorcée à la ques-
musée) et avec le public. Duchamp met le doigt sur des tion 1, l’utilisation des objets menant au rapprochement
questions venues à maturité dans l’art au XXe siècle, après de l’art et de la vie, est liée à l’évolution des supports et
presque cinquante ans de remise en cause des codes tra- des techniques. Ainsi, au XXe siècle, les artistes peuvent
ditionnels avec Courbet, Manet, en passant par les fauves faire de l’art avec tout.
et les cubistes. Qu’est-ce qu’une œuvre dans un contexte
3. Un art drôle (question 3)
où les artistes revendiquent une liberté absolue ? Qu’est-ce
L’objet de Duchamp fait rire par son incongruité, il est
que l’originalité dans un monde où prédomine la produc-
complètement aléatoire. De plus, il met dans l’embarras
tion industrielle de masse et où s’imposent le cinéma et la
les musées, car on doit casser l’objet si on veut l’étudier
photographie, des arts mécaniques ? Ces questions restent
en détail. Son geste malin se joue de l’institution.
ouvertes encore aujourd’hui.
L’objet d’Oldenburg est drôle à cause du contraste entre
Oldenburg, artiste du Pop Art, continue cette tradition
le déchet banal représenté et sa taille gigantesque. De
en agrandissant, dès les années 1960, des objets de la vie
plus, il est placé sur le parvis d’un musée, geste provoca-
quotidienne et en les vendant dans son atelier appelé The
teur dans le sillage de Duchamp.
Store [« Le Magasin »]. Il veut faire un art accessible
à tous, gai, joyeux, agréable, attirant… un « art sexy », ART ET ACTIVITÉS 1. Loewy a fait des logos très connus
comme il le dit lui-même dans une interview. Dans les comme celui de Lu, de Shell et de la NASA. Son nom est
années 1970, Oldenburg commence à produire des sculp- peu connu du grand public car, encore aujourd’hui, à part
tures monumentales très colorées, disposées dans l’espace quelques stars (comme Philippe Starck), la personnalité
public. Un « Rouge à lèvre » à l’Université de Yale (New du designer s’efface derrière la marque qui l’emploie
Haven, Connectitut), un « Chapeau de cowboy » en train (IKEA).
d’« atterrir » sur la pelouse du parc de Salinas (Californie) 2. La seule sculpture géante d’Oldenburg en France et
interpellent les étudiants ou les promeneurs. la « Bicyclette ensevelie » au Parc de la Villette (Paris).
Beaucoup d’autres artistes utilisent des objets : le
mouvement Dada, les surréalistes, les nouveaux réa- ◗ Analyse litteraire
listes, Fluxus… Cette omniprésence de l’objet dans
Le langage poétique ❯ p. 126-127
l’art contemporain est naturellement liée à la société de
consommation dans laquelle nous vivons. Or l’attitude Analyser l’espace du poème
des créateurs peut aller d’une position franchement 1 1. Le poème s’inscrit dans l’espace de la page comme
critique (Martial Raysse du Nouveau réalisme) à une une persienne, en suivant des lignes horizontales laissant
53 •
un interstice, comme pour laisser passer la lumière, ou au d’être beau (beauté, devenant belleté) interroge sur la
contraire la bloquer. Seul le dernier vers se démarque par création des mots : le fait de changer « beau » en « belle »
le point d’interrogation. change-t-il le sens du mot ? Le vers « Belleté est limite »
2. Il y a évidemment un côté ludique dans ce poème, qui peut ainsi être compris de deux manières différentes : la
n’est pas sans rappeler un calligramme. Cependant, le beauté constitue une limite, ou le terme est, selon une
mot et l’objet choisis ne sont pas dénués de signification : expression plus familière, « limite », c’est-à-dire qu’il
le poète n’est-il pas celui qui cherche une lumière dans ne pourrait passer dans le vocabulaire usuel. L’autre
le langage ? Et le fait de dire le mot de manière aussi motif présent dans le poème est celui du « bonheur »
répétitive n’est-il pas comme un mantra dont un sens annoncé dans le premier vers : si le début du poème parle
caché pourrait surgir ? Le point d’interrogation de la de « peine », de « limite », on revient à la fin à « l’air/
fin permet de poser ces questions, tout en creusant la heureux » et la « joyeuse raillerie », associée cependant à
singularité du mot. la « mélancolie ».
2 1. Le poème se compose de tickets de cinéma 3. Le poème s’inscrit dans la verticalité par sa
disposition sur la page : l’œil est attiré par certains vers
visiblement détournés : les titres des différents films
(existent-ils d’ailleurs ?) forment une phrase « Comment beaucoup plus courts : « Promesse est », « d’être »,
j’ai tué/Mon amour/n’existe pas/j’en ai bien peur ». La « évidente », « heureux » et « Bile aérée ». On a
disposition de ces tickets nous invite à les lire comme l’impression d’un jeu de construction bâtissant une tour
une histoire dont la chronologie serait reconstituée par fragile, demandant au lecteur un travail de relecture
les dates des séances : la première le 1er avril 2002, la pour s’imprégner du sens global de l’édifice. Le dernier
dernière le 4 mai 2002. On laisse au lecteur le soin de vers est tellement énigmatique que l’on doit revenir en
s’imaginer la façon dont l’histoire s’est déroulée : une arrière pour tisser des réseaux de significations dans le
rencontre lors d’une première séance (un polar ?) puis poème : la « bile » qui peut renvoyer aux différentes
un amour naissant (« mon amour ») puis la désillusion « humeurs » médiévales (et donc au « bonheur » ou à
(il ne s’agissait pas d’un véritable amour). Mais on la « mélancolie » évoqués dans le poème) est qualifiée
peut également lire le poème de la façon suivante : par l’adjectif « aérée ». Or on trouve, juste avant ce vers,
« comment j’ai tué mon amour » « n’existe pas, j’en l’expression « air/heureux » et encore plus haut « sirène
ai bien peur ». Cela nous renverrait, ironiquement, à aérienne ». Le poème propose donc une réflexion sur le
l’absence d’histoire (le lecteur, toujours prompt à voir bonheur : est-il à chercher dans la beauté, c’est-à-dire
des histoires d’amour tragiques, ne serait que la dupe de dans la perfection formelle, ou dans l’air, c’est-à-dire la
son imagination). légèreté, le ciel, la nature (ou le vide, selon le sens que
2. Il s’agit donc bien d’un poème puisque l’artiste joue le lecteur lui donne) ?
avec les mots, proposant une pluralité de sens sans 4. On peut voir des vidéos du poète lisant ses textes sur le
apporter de réponse figée, définitive : le sens est ouvert. site www.dailymotion.com.
Par ailleurs, le fait que l’œuvre soit réalisée à partir de 4 1. Ce poème mêle des extraits de chansons avec des
simples tickets de cinéma permet de nous interroger vers composés par l’auteur, et mélange également le
également sur la poésie du quotidien : c’est l’œil de français et l’anglais. La première chanson citée vient de
l’artiste qui crée la poésie, même dans les plus petits la bande dessinée Lucky Luke (elle a été par la suite mise
événements de la vie banale. en musique par Claude Bolling pour les dessins animés).
3. On peut aller sur le site http://tapin.free.fr qui propose de L’expression « singing in a yellow dog blues » fait
nombreux exemples de poésies visuelles. Les enjeux sont référence à une chanson de blues (musique traditionnelle
de travailler sur des formes autres que typographiques. du Sud des États-Unis) chantée notamment par Louis
Armstrong, la chanson « J’ai la mémoire qui flanche » a
Analyser le langage poétique contemporain été composée et chantée par Jeanne Moreau.
3 1. Le poème déconcerte, tout d’abord par la difficulté 2. Le héros de bande dessinée est Lucky Luke, chantant
à saisir un sens littéral : on passe d’un sujet habituel en cette chanson à chaque fin d’album, sur fond de soleil
poésie, la beauté, à des « pinces à linge » pour finir sur couchant. Jolly Jumper est son cheval, quant au chien
la « bile ». Par ailleurs, le vocabulaire utilisé oscille entre jaune, il pourrait s’agir de Rantanplan.
l’oralité (« Hein ? ») et des mots plus rares (« la tendreté », Le « je » du poème lui ressemble par son côté voyageur (il
« des défileuses ») en passant par un néologisme évoque les « villes », « cités », « autoroutes », « plusieurs
(« belleté »). Enfin, la syntaxe n’est pas non plus facile pays » où il aurait vécu) et son côté solitaire (à chaque
à appréhender, les phrases étant distordues sur plusieurs ville correspond une femme, ce qui montre l’instabilité
lignes vers. amoureuse). Le « je » serait donc un voyageur solitaire,
2. Le poème semble procéder par glissement de syllabes mais au cœur des villes (le paysage évoqué est unique-
ou de sons d’une ligne à l’autre : le suffixe « -té » relie ment urbain).
ainsi différents noms (« beauté », « tendreté », « gravité », Le titre du recueil correspond à un graffiti que les soldats
« belleté », et « dignité ») créant une unité sonore dans le de l’armée américaine, débarquant en Normandie,
poème. Le fait de créer un autre terme désignant le fait voyaient sur des bateaux, du matériel ou des murs devant
• 54
lesquels ils passaient. La légende d’un « super GI », Écrire
toujours là avant les autres, vit le jour. Il s’agissait, plus On attend de l’élève les éléments suivants :
vraisemblablement d’un inspecteur du matériel chargé – le respect de la forme choisie (les vers libres) ;
de comptage, et qui aurait marqué de nombreuses pièces – une identification aisée des deux langues ;
dans les bateaux chargés du transport des soldats. Ces – des références à des chansons, donc des textes à carac-
derniers, intrigués, auraient alors repris le graffiti, y ajou- tère musical ;
tant le dessin d’un petit bonhomme dont seuls le nez et les – l’insertion judicieuse de ces chansons dans le texte :
yeux dépassent d’un mur. elles ne doivent pas constituer tout le texte.

55 •
L ’homme
Partie
2 en questions,
du XVIe au XXIe siècle
Chapitre

5 Montaigne : l’homme retrouvé ❯ MANUEL, PAGES 142-161

◗ Document d’ouverture assimilent les incertitudes des postures humaines aux


Bibliothèque de Montaigne, mouvements généraux de l’univers ;
devises latines gravées sur les poutres – l’ivresse : elle suggère également le déséquilibre. À
partir de la ligne 8, l’homme que décrit Montaigne, c’est-
1. Sur les poutres de son cabinet de travail, Montaigne à-dire lui-même, est affecté d’une démarche d’homme
avait fait graver des citations de la Bible et des auteurs ivre (le comparant est introduit par « il va », qui conserve
grecs et latins dont la pensée lui était proche. Pour les sa charge sémantique) ; cette dernière est le fait de son
découvrir et en connaître le sens, on pourra se reporter essence même (« ivresse naturelle ») ;
aux deux sites suivants : – le réseau lexical du changement affecte la définition de
– http://www.chateau-montaigne.com/La-Tour- l’écriture : « Or les traits de ma peinture ne se fourvoient
Historique.html point, quoiqu’ils se changent et diversifient. » (l. 4) ; il est
– http://benjaminscisso.wordpress.com/2008/09/13/ développé par les expressions comme « le passage » (l. 10),
sentences-gravees-dans-la-librairie-de-montaigne/ « divers et muables accidents » (l. 13) ; il faut y ajouter
2. Il ne s’agit pas d’un simple ornement ; ces « sentences » le verbe « accommoder » (l. 11), qui marque la prise en
sont d’abord une source de réflexion constamment présente charge par l’écrivain des modifications de son être.
sous les yeux de Montaigne ; c’est aussi un façon de 2. Une écriture à l’image de son auteur
montrer que l’on dépend de la pensée des grands Anciens. (questions 3 et 4)
L’écriture de Montaigne ne peut donc être celle de la
Texte 1 stabilité, à la fois parce que son objet même – l’homme –
Montaigne, Essais, III, 2, « Du repentir » ❯ p. 144 est changeant, mais aussi en raison du cheminement de la
réflexion de l’auteur, toujours en évolution (« soit que je
1. Situation du texte sois autre moi-même », l. 14). Elle est expérimentation
Montaigne compose le livre III alors qu’il vit retiré sur (« toujours en apprentissage et en épreuve », l. 18).
ses terres, et le publie dans l’édition de 1588 ; l’extrait
C’est une réflexion en train de se construire que
proposé ouvre le chapitre 2, intitulé « Du repentir » ;
Montaigne offre à son lecteur : il la confronte à diverses
il contient une confirmation de la ligne de conduite
expériences (« c’est un contre-rôle de divers et muables
adoptée : aucun regret, aucun retour en arrière puisque
accidents […] contraires », l. 13-14), dont il rend compte
seule compte la vérité de l’homme, qui se conquiert par
pour ainsi dire en temps réel (« de jour en jour, de minute
la connaissance de soi. Le passage choisi n’illustre pas le
en minute », l. 11). Certaines métaphores confèrent un
titre du chapitre mais, dans le but de fonder une morale aspect artisanal à la démarche : « façonner » (l. 2), « traits
sur la conscience, essentiellement labile, il évoque la de ma peinture » (l. 3) ainsi que les deux occurrences du
démarche poursuivie par l’écrivain, qui insiste ici sur verbe peindre (« peins », l. 9) et « accommoder » (l. 11)
la fragilité d’une quelconque connaissance de l’homme, (voir manuel p. 147). Le sens du titre de l’œuvre est ainsi
tant la nature de celui-ci est en permanente évolution ; il éclairé : il présente l’état d’une pensée qui s’examine et se
refuse d’adopter une posture de maître à penser puisqu’il remet en question au fil de ses expériences et de ses obser-
est lui-même un homme, c’est-à-dire un esprit incertain vations. Elle ne peut se fixer à l’image de l’auteur qui ne
en constante réflexion, dont il esquisse les grands traits. sait « prendre pied » (l. 17) (voir Repères, manuel p. 149).
2. L’objet instable de l’écriture : l’homme 3. Des Essais au service de la connaissance de soi
(questions 1 et 2) et de l’autre (questions 5 et 6)
Montaigne rend compte de l’instabilité de la nature Montaigne a évolué par rapport à la conception qu’il
humaine et recourt pour cela à plusieurs figures d’analo- énonçait dans l’Avis au lecteur de 1580 : il s’intéresse
gie pour tenter de la communiquer au lecteur : désormais moins aux particularités de l’individu qu’à
– la métaphore de la balançoire : les polyptotes (« bran- des traits plus universels, qui apportent à chaque
loire » l. 5, « branlent » l. 5, « branle public » l. 6) lecteur sinon un enseignement du moins un aperçu sur
• 60
l’homme. « Chaque homme porte en lui la forme entière Montaigne met ici en cause les savoirs scientifiques,
de l’humaine condition » (l. 23-24) est une formule qui qui prétendent connaitre même l’univers (« ces gens qui
fonde la possibilité d’une connaissance sûre, assez loin se perchent à chevauchons sur l’épicycle de Mercure,
du scepticisme antérieurement cultivé ; elle justifie le fait qui voient si avant dans le ciel », l. 8-9) alors qu’ils sont
que Montaigne se saisisse de sa propre expérience et de sa incapables de livrer sur l’homme une vérité fiable (« ces
vie même, pour illustrer son propos. Elle pose qu’il y a en gens-là n’ont pu se résoudre de la connaissance d’eux-
chaque homme une part irréductible d’individualité, et en mêmes et de leur propre condition », l. 13-14).
même temps une part qui correspond à quelque chose de Ainsi il dénonce d’abord la présomption des savants et
commun, et de communicable. Mais cette certitude n’est philosophes, avant de revenir sur sa propre posture dans
en aucun cas le prétexte à un enseignement, Montaigne la deuxième partie du texte et montrer qu’il n’est jamais
s’en défend au début du passage, laissant aux « autres » satisfait de lui-même.
le soin de former l’homme, c’est-à-dire de le conduire à
la vertu. 3. La mise en cause des savants :
un raisonnement a fortiori (question 3)
La démarche est éminemment moderne ; elle ne
peut que trouver un écho chez le lecteur contemporain Le passage (l. 9-17) est construit en quatre étapes :
confronté aux découvertes de la psychologie des profon- – un constat, considéré comme acquis (l. 9-12) :
deurs, voire de la psychanalyse, qui ont contribué à ruiner, Montaigne est un lecteur lucide ; il connaît les différents
au XXe siècle, l’image d’un homme à jamais stable et défi- ouvrages scientifiques et philosophiques ayant pour
nissable, doté d’une essence garante de sa permanence, objet l’homme ; il y a constaté « tant de diversité et
(on pourra, pour élargir cet aspect de la réflexion, donner incertitude » (l. 11-12) qu’il en avoue plaisamment res-
à lire la conclusion de l’ouvrage de Michel Foucault, Les sentir une vraie souffrance physique (« ils m’arrachent
Mots et les choses, Gallimard, Bibliothèque des Idées, les dents », l. 9) ;
1966). – deux subordonnées de cause : elles soulignent
l’impossibilité, pour ces philosophes, de parvenir à la
connaissance de l’homme : « puisque ces gens-là n’ont
Texte 2 pu se résoudre de la connaissance d’eux-mêmes. »
Montaigne, Essais, II, 17, (l. 12-14) ; de même, ils sont incapables de simplement
« De la présomption » ❯ p. 145 décrire le fonctionnement de l’homme (« puisqu’ils ne
1. Situation du texte savent comment nous peindre et déchiffrer les ressorts
Ce passage est antérieur à l’extrait précédent : il fut qu’ils tiennent et manient eux-mêmes », l. 14-16) ;
composé probablement avant 1580. Il porte de nombreuses – une conclusion, sous forme d’une exclamation intro-
traces de la crise sceptique traversée par Montaigne duisant une forme d’interrogation rhétorique : « vous
autour de l’année 1576, date à laquelle il semble avoir pouvez penser […] comment je les croirais de la cause du
terminé la lecture de Sextus Empiricus. Ce philosophe de flux et reflux de la rivière du Nil ». (l. 16-17).
la fin du IIe siècle ap. J. -C. a refondé l’école sceptique, en On reconnaît dans ce passage le raisonnement a fortiori,
reprenant à son compte la doctrine de Pyrrhon (IVe siècle fréquent chez Montaigne, qui consiste à établir la vérité
avant J.-C.), son initiateur. Comme eux, Montaigne met d’une proposition à partir d’un cas encore plus évident.
en doute les grandes certitudes. Mais en outre, il déclare Ce procédé est emprunté au latin scolastique (a fortiori
s’intéresser par-dessus tout aux opinions et doctrines qui ratione) : il fonctionne par l’élargissement d’une conclu-
abaissent l’homme et le destituent de son illusoire royauté sion initialement limitée vers une autre conclusion, plus
sur la création. vaste. Ici, Montaigne implique son lecteur (« vous pouvez
Le chapitre XVII examine d’abord la fausse gloire, penser » l. 12) et l’amène à conclure à l’incapacité de la
l’estime de soi où se tient l’homme, avant de se livrer à un science à expliquer l’univers puisqu’elle ne peut même
véritable examen de conscience, au fil duquel Montaigne pas expliquer l’homme.
continue à dresser son portrait, et à se présenter comme 4. Montaigne, un homme qui doute (questions 4 et 5)
objet d’étude et d’expérience. Il fait en particulier réfé- La métaphore de la ligne 25 compare la gloire à un
rence dans ce chapitre à la beauté et à ses signes extérieurs liquide qui jaillirait sur Montaigne mais ne l’imprègne-
qui ne renvoient à aucune qualité morale. rait pas et ne modifierait pas sa couleur (« mais non pas
2. La vanité de l’homme : teint ») ; en d’autres termes, Montaigne reconnaît être
un portrait disqualifiant (questions 1 et 2) parfois saisi d’orgueil, mais proteste d’une sorte de vertu
La présomption témoigne des vanités qui caractérisent morale qui lui permet de conserver une idée lucide de
l’homme : gloires terrestres (rôle public, réussite sociale, lui-même sans céder à la présomption.
reconnaissance mondaine) et autres possessions éphé- Il incrimine la prédisposition naturelle de l’homme
mères. Elle engendre aussi la quête des vains savoirs que qui, comme une sorte de faute originelle, l’empêche
l’homme croit solides et éternels alors que l’évolution d’accéder spontanément à l’humilité (« par la trahison
scientifique et technique, par exemple, se charge de les de ma complexion », l. 21-22). Toutefois, il n’est pas
annihiler sans que l’on n’y puisse rien. dupe du regard des autres, même s’ils lui renvoient une
61 •
image flattée de lui-même (« et l’approbation d’autrui m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire
ne me paye pas », l. 27-28). […] », l. 9) : Montaigne refuse ce qui, dans les tableaux
Au total, la métaphore de la ligne 25 repose sur de l’époque, semble la loi, à savoir la pose destinée à la
l’opposition de l’être et du paraître, autour de laquelle postérité (« je me fusse mieux paré et me présenterais en
s’organise une bonne part de la philosophie morale une marche étudiée », l. 8).
classique, et que Montaigne reprend fréquemment à son Dès lors, le portrait annoncé se place sous le signe du
compte. En effet, elle fonde sur la diversité de l’homme, négatif et d’une sorte d’autocritique (« mes défauts s’y
sur sa division intime, la légitimité du doute, et par consé- liront au vif », l. 10), mais aussi sous celui de la vérité
quent du scepticisme. (« ma forme naïve », l. 10-11), c’est-à-dire proche de la
Une nouvelle métaphore conclut l’extrait ; elle illustre nature : il faut entendre par là non seulement la nature
le raisonnement mené et, en même temps, le représente de individuelle et personnelle de Montaigne, sujet premier
manière symbolique. Dans la logique de l’argumentation, du discours, mais aussi (comme cela apparaît tout au long
elle rend le raisonnement plus séduisant et relève de l’art des Essais), celle de l’homme en général.
de persuader. Elle met en œuvre une sorte de constat phy- En effet, les textes 1 et 2 montrent abondamment le choix
sique : assimilée à la « vue », la pensée de Montaigne se de la simplicité naturelle (texte 1 : « je propose une vie
veut un outil à la fois fiable et juste ; mais, lorsqu’elle est basse et sans lustre », l. 19) et de la modestie (texte 2 : « il
utilisée pour analyser le moi et le monde (« à l’ouvrer », est bien difficile, ce me semble, qu’aucun autre s’estime
l. 31), elle perd ses qualités (« elle se trouble », l. 31) et moins […] que ce que je m’estime. », l. 19-21). En même
ne permet plus d’accéder à la vérité. temps, Montaigne rappelle son postulat d’universalité
En outre, l’infinitif « à l’ouvrer » (l. 31) rappelle aussi (texte 1 : « chaque homme porte la forme entière de l’hu-
que la pensée de Montaigne, lorsqu’elle est soumise à la maine condition. », l. 23-24). De ce point de vue, le projet
réflexion et à l’examen, tout au long des Essais, et qu’elle de Montaigne est par conséquent réalisé au fil des pages.
devient à son tour objet d’expérimentation, s’obscurcit 3. Un projet paradoxal (questions 3 et 4)
elle-aussi. Ce livre est donc, de l’intention même de son auteur,
Ainsi s’énonce à nouveau l’essentiel de la démarche destiné à un usage « domestique et privé[e] » (l. 2). Et pour-
conduite par Montaigne : mettre à l’épreuve toutes les tant, Montaigne s’adresse délibérément à un lecteur tout
certitudes humaines, montrer la présomption de l’homme autre que ses « parents et amis » (l. 14) : « ainsi, lecteur… ».
qui croit pouvoir tout appréhender, établir comme seule Le projet d’écriture s’étend. L’écrivain vise la publication,
certitude le doute universel. c’est-à-dire la présentation à un public universel : de por-
trait intime, l’ouvrage devient œuvre littéraire.
Texte 3 Dans cette perspective, le chleuasme final – cette figure
Montaigne, Essais, « Au lecteur » ❯ p. 148 de pure rhétorique qui consiste à se dévaloriser et à mini-
miser la portée de son œuvre – apparaît comme ce qu’il est,
1. Situation du texte c’est-à-dire un artifice rhétorique. L’expression « un sujet
L’avis « Au lecteur » fut rédigé dès la première édition si frivole et si vain » (l. 15) ne saurait faire illusion. Le fait
des Essais (1580). Cette ouverture fonctionne sur le qu’elle constitue une reprise anaphorique de l’ensemble
mode à la fois de la captatio benevolentiae – la démarche de l’avis « Au lecteur » construit le paradoxe sur lequel
rhétorique qui consiste à se concilier d’avance les bonnes reposent les Essais : l’individu et son moi, caractérisés
grâces du lecteur – et de l’humilitas – posture bien plus par la vanité et la frivolité, emplis de présomption (voir
propre à Montaigne, et qu’on retrouve tout au long de texte 2, manuel p. 145), représentent pourtant la seule
l’ouvrage. Comme plusieurs chapitres, le livre lui-même voie plausible vers une meilleure connaissance de l’être
commence par mettre en doute sa propre validité, son
humain tout entier, avec ses qualités et ses manques, ce
utilité et son éventuelle portée didactique.
qui est précisément l’objet de la démarche de Montaigne.
2. Le projet annoncé et sa mise en œuvre Comme Montaigne, Gide interpelle son lecteur, au fil
(questions 1 et 2) de nombreux impératifs (par exemple : « jette mon livre
Il s’agit pour Montaigne de présenter à ses proches […] ne crois pas […] aie honte […] », l. 8-9). Toutefois,
(« la commodité particulière de mes parents et amis », au rebours de Montaigne, il motive cette invitation à ne
l. 4) un portrait de lui où ils le reconnaissent (« ils y puis- pas lire par un appel à l’autonomie du lecteur : « ne crois
sent retrouver… », l. 5) après sa mort (« la connaissance pas que ta vérité puisse être trouvée par quelque autre »
qu’ils ont eue de moi », l. 7), une sorte de prolongement (l. 8-9). Est-ce pourtant vraiment si différent du propos
fait de mots à ces portraits que les nobles et les bourgeois de Montaigne ? Le lecteur de celui-ci, congédié (« Adieu
fortunés faisaient établir de leur vivant. donc », l. 15), poursuit sa lecture et sa découverte, à
Ainsi, ce portrait littéraire associera-t-il à la peinture travers l’homme universel, de lui-même. Nathanaël est
physique (la prosopographie) la description morale du invité plus directement à chercher sa posture (l. 13), afin
personnage (éthopée). Cette démarche suppose de la de se trouver lui-même : « crée de toi […] le plus irrem-
part de l’écrivain une absolue sincérité (« je veux qu’on plaçable des êtres » (l. 16-17).
• 62
Il semble donc que la plus irréductible différence entre Démocrite, né en 460 av. J.-C. à Abdère et mort en
Gide et Montaigne réside dans la place de ces passages : 370 av. J.-C., est aussi un des philosophes grecs présocra-
celui-ci commence les Essais par une adresse au lecteur, tiques. Il était réputé rire de toutes choses.
celui-là, reprenant au genre ancien de la ballade le terme La philosophie de Démocrite est atomiste : pour lui, la
d’Envoi, conclut ainsi Les Nouvelles Nourritures. nature est composée d’atomes et de vide. Ce matérialisme
EXPRESSION ÉCRITE Écriture d’invention L’exercice sera abondamment développé au premier siècle avant
associe une réflexion sur le plaisir et sur l’utilité, le Jésus-Christ par le poète latin Lucrèce dans De la Nature.
couple traditionnel des arts poétiques (docere et placere). Démocrite préfère une connaissance intellectuelle, plus
Du côté du plaisir, on pourra trouver la rencontre avec un fiable, à une démarche qui se fonde sur la sensibilité, plus
individu à la fois particulier, différent, ouvert ; avec une sujette à l’erreur. Cette position philosophique définit une
écriture spontanée (v. p. 147), vivante, qui interpelle son attitude prudemment sceptique, qui inspirera Sextus
lecteur. Du côté du savoir, les Essais offrent la représen- Empiricus, philosophe grec du IIe siècle avant Jésus-
tation d’un état de la pensée humaniste, suspendue entre Christ, dont Montaigne a été un lecteur assidu.
l’appétit des connaissances, et le doute sur leur validité ; L’opposition à laquelle se réfère Montaigne est un
ils proposent aussi une image de l’introspection, qui peut lieu commun de la tradition satirique antique. Ainsi,
constituer une invite à la réflexion sur soi. dans un de ses dialogues, Lucien (IIe siècle après J.-C)
fait rencontrer Démocrite et Héraclite chez Jupiter et
leur fait adopter les attitudes opposées évoquées dans
Texte 4 le chapitre 50 :
Montaigne, Essais, I, 50, « De Démocrite
« LE MARCHAND. – Par Jupiter ! Quel contraste ! L’un ne
et Héraclite » ❯ p. 150
cesse de rire ; l’autre a l’air d’assister à un enterrement,
1. Situation du texte il ne cesse de pleurer. Hé ! l’ami ! Qu’as-tu donc à rire ?
Le titre de l’essai fait signe vers ce qui sera la pensée DÉMOCRITE. – Tu le demandes ? Tout ce que vous faites
sceptique de Montaigne dans sa dimension ironique. me semble risible, et vous par-dessus le marché. […]
Le début du chapitre examine les conditions dans LE MARCHAND. – Et toi, mon cher, pourquoi pleures-tu, car
lesquels le jugement peut s’exercer : l’empirisme et je préfère causer avec toi ?
la prudence sont de règle, les hésitations et les tâton- HÉRACLITE. – Je regarde toutes les choses humaines, ô
nements aussi. Montaigne fait remarquer dès le livre I étranger, comme tristes et lamentables, et rien qui n’y
combien la connaissance d’un objet dépend à la fois des soit soumis au destin : voilà pourquoi je les prends en
circonstances et des changements du moi comme du pitié, pourquoi je pleure, Le présent me semble bien peu
monde. En même temps, il pose comme un principe que de chose, l’avenir désolant : je vois l’embrasement et la
toutes les circonstances sont favorables aux découvertes ruine de l’univers : je gémis sur l’instabilité des choses. »
et aux progrès du savoir : ainsi, il applique son esprit, (traduction d’Eugène Talbot, 1912)
avec le même fruit « tantôt à un sujet vain et de néant La préférence de Montaigne va à Démocrite parce
tantôt à un sujet noble et tracassé. » (I, 50). De même, que l’attitude railleuse lui parait davantage rabaisser
pour connaître l’homme, il convient de le considérer l’homme. En effet, pour Héraclite, les faiblesses de
dans toute la variété et la vanité de ses occupations et celui-ci dépendent de la nature même du monde et de
de ses postures. L’exemple de Démocrite et Héraclite sa mobilité permanente ; en revanche, ce que Démocrite
intervient alors pour éclairer l’insignifiance de la condi- condamne dans l’homme, c’est la présence d’un vide
tion humaine. moral (la vanité), analogique du vide cosmique. Ainsi
Montaigne adhère davantage à la condamnation morale
2. Démocrite et Héraclite, deux postures en tension
portée par Démocrite : « elle est plus dédaigneuse et […]
(questions 1 et 2)
nous condamne plus que l’autre.» (l. 9-10). Dans la pensée
Héraclite d’Éphèse (VIe siècle avant Jésus-Christ) est
du philosophe grec, il reconnaît son propre regard : «je ne
un philosophe grec présocratique. Sa pensée se caracté-
pense point qu’il y ait tant de malheur en nous comme il
rise par une totale défiance à l’égard du raisonnement et
y a de vanité […] » (l. 13).
de l’exercice de l’intelligence. Cette posture lui a valu
une réputation d’atrabilaire, et le reproche de mépriser 2. Juger et condamner l’homme (questions 3 et 4)
l’homme et son prétendu savoir. Est-ce une légende ? La vision que Montaigne a de l’homme ne se résume
on dit qu’il pleurait devant la réalité de la condition certes pas à sa vanité, mais ce défaut essentiel provient
humaine, les faiblesses et les vanités comme l’instabilité précisément d’un manque de jugement du sujet sur lui-
des choses. même : défaut qui est en lui-même un manque, un vide,
Pour lui, le monde et les êtres changent en permanence qui fait des hommes « des vessies pleines de vent »
et l’univers entier est éternellement en devenir ; tout est (l. 17).
en mouvement, en évolution, au long d’un cycle. On Les conséquences ne sont pas négligeables ;
reconnait là une source des plusieurs des aspects essen- Montaigne ne reprend pas à son compte, à ce stade, la
tiels de la pensée de Montaigne. condamnation portée par Héraclite, mais en revanche, il
63 •
propose, au rire de Démocrite, une motivation décisive : 2. Du connu à l’inconnu : un principe d’éducation
notre vacuité est inopérante, en bien comme en mal. (questions 1 et 4)
(« Nous ne pourrions ni le troubler, ni l’altérer » (l. 23) ; Le grand reproche que Montaigne adresse à l’homme,
« il ne nous estimait capable ni de bien ni de mal faire » tout au moins à celui qui se laisse aller à la spontanéité
(l. 24-25)) du jugement non éclairé, c’est de ne considérer que son
Inversement, il intensifie l’attitude de déploration environnement immédiat, physique et moral. La méta-
d’Héraclite (« commisération » (l. 12)) par la référence phore de la vue (« la vue raccourcie à la longueur de notre
à la misanthropie de Timon d’Athènes (Ve siècle avant nez », l. 3 ; « nous, qui ne regardons que sous nous », l. 7)
Jésus-Christ), dont Plutarque (Ier siècle après Jésus- rend compte de l’insuffisance de l’imagination : « son
Christ) rapporte divers traits et anecdotes. Mais il voit imagination ne concevait autre plus élevée grandeur… »
dans cette haine, qui est une affection c’est-à-dire une (l. 16), lorsque celle-ci n’est pas nourrie par l’expérience.
passion, l’effet d’une certaine attention portée à la créa- C’est pourquoi il est si important de voyager et de se
ture humaine, attention qui s’oppose radicalement au confronter aux autres : la « fréquentation du monde »
mépris de Démocrite. (l. 1) constitue en effet pour le moi, un « miroir » (l. 24)
indispensable à la connaissance de soi (« nous connaître
EXPRESSION ECRITE Écriture d’invention de bon biais » l. 24) qui reste le projet et l’objectif fonda-
Il serait efficace de donner aux élèves de larges extraits mentaux de Montaigne.
du dialogue de Lucien, Sectes à vendre ; on en trouve Au reste, l’expérience du voyage lui est familière :
le texte sous le titre ancien de Les Sectes à l’encan sur outre ses déplacements motivés par ses missions poli-
le site Internet suivant : http://remacle.org/bloodwolf/ tiques, il a effectué en Suisse, en Allemagne et en Italie,
philosophes/Lucien/table.htm. un périple que relate son Journal de voyage (demeuré
Les arguments en faveur de la vanité de l’homme inédit jusqu’au XVIIIIe siècle).
pourront s’inspirer des différents extraits de Montaigne :
3. Une expérience proche (questions 2 et 3)
textes 2 et 7, manuel p. 145 et 154.
Montaigne a recours à un véritable apologue en une
Les arguments opposés se fonderont plutôt sur les réali- phrase, à partir duquel il laisse réfléchir son lecteur : le
sations de l’homo faber, y compris les plus récentes. prêtre, qui étend à l’humanité toute entière les conséquences
d’un phénomène atmosphérique local, est l’image propo-
Texte 5 sée au lecteur qui, trop aisément, généralise ses propres
Montaigne, Les Essais, I, 26, affections. Le procédé, parfaitement à sa place dans la rhé-
« De l’institution des enfants » ❯ p. 151 torique argumentative, fait partie de ceux qui impliquent
le destinataire : le pronom « nous » répété (l. 2, 17, 24) et le
1. Situation du texte possessif correspondant (« nos guerres civiles » l. 9) renfor-
Après l’essai « du pédantisme » (I, 25), dans lequel cent l’association ; le recours à la proximité historique des
Montaigne dénonce les maîtres dont la tête « meublée de guerres de religion joue le même rôle.
science » et dépourvue de jugement et de vertu, l’essai 26
L’exemple des guerres civiles relève de la même stra-
du livre I consacré à « l’Institution des enfants » pro-
tégie argumentative : par manque d’imagination, donc
longe, en la renouvelant, la réflexion sur les conditions
de lucidité, leurs victimes, qui sont certes à plaindre, se
les meilleures pour conduire un esprit jeune jusqu’à l’âge
placent tout de même au centre du monde, et croient que
adulte. L’essai est destiné à Diane de Foix, « comtesse de
celui-ci n’a d’yeux que pour elles.
Gurson », protectrice de Montaigne, prête à accoucher.
En reprenant l’opposition entre le savoir emprunté, On voit comment l’argumentation met le fait indéniable
venu d’autrui, et simplement mémorisé, et l’expérience qu’est l’égoïsme et l’aveuglement humains, au service d’un
construite, acquise, fruit de l’exercice du jugement, véritable retournement : l’homme, replié sur le malheur de
Montaigne se place dans la tradition de la pensée huma- sa condition, est invité à la reconsidérer en rapport avec
niste : l’éducation est au cœur des préoccupations du l’univers. Cette démarche préfigure clairement l’approche
XVIe siècle ; ainsi Érasme (De l’éducation, 1529) récuse
que le XVIIIe siècle aura de la relativité des choses humaines
l’héritage et les méthodes scholastiques et propose une (cf. Voltaire, Micromégas, manuel p. 195).
pédagogie fondée sur le jeu, faisant place à l’implication EXPRESSION ECRITE Écriture d’invention
de l’élève et à la pratique. Du côté de l’avantage des voyages d’étude, on trouvera
D’évidence, la problématique pédagogique est vite l’apprentissage des langues, la découverte des cultures, et
débordée : en offrant des conseils à une jeune mère, plus généralement, celle de l’Autre.
Montaigne en vient à questionner sa propre méthode, Mais précisément, la confrontation à l’Autre constitue
et sa propre expérience des progrès du jugement, en rela- la difficulté majeure : ainsi, on ne se satisfera pas de
tion notamment avec l’extension du monde connu (voir considérations limitées aux obstacles matériels (coût des
manuel p.157, et les chapitres consacrés au Nouveau séjours…) ; on attendra une réflexion, inspirée en partie
monde et aux « Cannibales » (I, 31), par exemple, manuel de Montaigne, sur ce défaut inhérent à l’homme qui le
p. 472). conduit à tout évaluer à l’aune de son petit univers.
• 64
Texte 6 moins un rapprochement. Dès lors se déploie une forme
Montaigne, Essais, I, 20, « Que philosopher, de dialogue, le lecteur étant interpellé au moyen d’inter-
c’est apprendre à mourir » ❯ p. 152 rogations rhétoriques (l. 7), « qui de nous ne se moque ? »
(l. 13), et associé par Montaigne par l’emploi constant du
1. Situation du texte pronom « nous ». C’est encore le rôle que jouent les cita-
Dans un siècle où l’espérance de vie se voit limitée tions, ironiquement prêtées à la voix de la nature dans la
aussi bien par les conditions matérielles de l’existence prosopopée qui commence à la ligne 17 : elles établissent
(d’où l’importance accordée par les Humanistes à l’hy- une complicité culturelle qui conduit le pôle adverse ou
giène, à la médecine, au corps. Cf. Rabelais, Gargantua, indécis que représente le lecteur à partager le point de vue
manuel p. 483 et 486), que par les circonstances histo- de Montaigne.
riques (guerres de religion, avec leurs conséquences
épidémiques), il n’est pas étonnant de voir Montaigne 3. Convaincre et persuader (questions 3 et 4)
s’interroger sur la mort et sur les attitudes de l’homme Le texte associe des arguments d’ordre rationnel à des
face à elle. Partagé entre l’ascèse stoïcienne et l’adhésion formules dans lesquelles, fréquemment, le balancement
spontanée aux voluptés de la vie, Montaigne développe rhétorique introduit une dimension poétique. Ainsi la
plusieurs arguments destinés à amoindrir la crainte phrase « le long temps vivre et le peu de temps vivre est
qu’inspire la mort. rendu tout un par la mort » (l. 8-9) relève à la fois de
la raison la plus arithmétique (faut-il rappeler que l’un
Sa réflexion reprend les raisonnements de Cicéron ou des sens de ratio est « calcul ») et d’un art oratoire qui
de Lucrèce et plus généralement, de la sagesse antique, réunit parallélisme et antithèse. On ne s’étonnera pas de
et invite le lecteur à pratiquer un véritable entraînement, voir ici préfiguré le raisonnement que Pascal déploie pour
de manière à s’accoutumer à ce qui n’est en définitive, convaincre et persuader le libertin de la validité du pari
que le fruit de notre pensée : en effet la peur de la mort, (voir manuel, p. 175).
dit Montaigne, ne peut que précéder celle-ci puisqu’elle
La stratégie argumentative de Montaigne met en
disparaît avec la vie. Ainsi, la sagesse humaine consiste-
œuvre des images destinées à susciter les réflexions du
t-elle à dominer la source d’angoisse et de doute qu’est
lecteur et son acquiescement : assimilation de la mort et
notre imagination.
de la naissance (l. 1 à 6), relativisation de la durée de la
2. Figures de la mort (questions 1, 2 et 5) vie (l. 7 à 16), intégration de l’homme dans l’ordre des
Quatre figures d’analogie remarquables traduisent la choses (l. 19 à 24), démystification biologique de la
vision que Montaigne a de la mort. Il l’envisage en parti- nature même de la vie (l. 27 à 30). Ces raisonnements
culier du point de vue du passage (l. 17) et le qualifier de visent tous à souligner le statut naturel de la mort et par
« chose de si bref temps » (l. 8). Cet aspect est développé conséquent, à rendre vaine la crainte qu’en a l’homme.
dans le second paragraphe du texte, où s’opère une rela- Ainsi l’acte de « philosopher » que revendique le titre de
tivisation de la durée de la vie au regard de l’éternité. l’essai isole-t-il dans la pensée antique, et en particulier
L’instant du passage est relativisé a fortiori de même : à dans le stoïcisme, la dimension naturaliste.
cet amenuisement de la durée est censé correspondre un ACTIVITÉS Exposé
amenuisement de la crainte : « est-ce raison de craindre si Les principaux représentants du stoïcisme sont Zénon,
longtemps… » (l. 7). Chrysippe, Sénèque, Épictète et Marc Aurèle. Né à la
Dans la tradition de l’épicurisme, revisité par le chris- fin du IVe siècle av. J.-C., ce courant a connu, après une
tianisme, la mort est présentée comme « l’origine d’une éclipse, une nouvelle fortune à la Renaissance. On notera
autre vie » (l. 4). Qu’il s’agisse de la recomposition des notamment :
atomes dissous par la mort ou de l’accès à la vie éternelle, – du point de vue des conceptions physiques : tout est
l’image assure également une fonction apaisante, ména- corporel, la connaissance ne peut être que sensible ;
geant l’espoir d’une autre vie. – du point de vue des conceptions morales : l’homme se
Il n’est alors pas étonnant de rencontrer deux formules distingue des autres êtres par la conscience et la raison,
qui reprennent cette image en la prolongeant : « C’est la qui le conduisent à privilégier l’amour de la science et
condition de votre création, c’est une partie de vous » de la vérité, le souci de la famille et de la société, la tem-
(l. 24-25) fait passer de l’espoir à la familiarité – démarche pérance, le courage, la bienfaisance, la grandeur d’âme.
que Montaigne réitère à plusieurs reprises dans le même C’est pour cette raison que le stoïcisme a été souvent
chapitre, insistant sur la nécessité de s’accoutumer à la réduit à l’image d’une résistance ferme au malheur.
mort. Enfin, l’expression « une des pièces de l’ordre de
l’univers » (l. 19) élargit le point de vue en suggérant ◗ Analyse d’image
implicitement la notion philosophique de nécessité, Holbein, L’Astrologue ❯ p. 153
commune au stoïcisme et à l’épicurisme. Les Simulacres de la Mort (1538) est une suite de qua-
Cette façon de faire prendre conscience à l’individu de rante et une gravures sur bois, œuvres de Hans Holbein le
son appartenance au cosmos instaure entre Montaigne Jeune. Ces emblèmes représentent les diverses postures
et son lecteur une relation de quasi-identité ou tout au de la Mort, mise en scène dans la vie quotidienne face
65 •
à des figures variées : juge, évêque, médecin, avocat, Plutarque, celle des écrivains de l’école sceptique, per-
paysan… mettent de le situer entre 1576 et 1578.
Une citation de Job (non reproduite) surmonte la D’après lui, c’est à la demande de son père qu’il a traduit
gravure et explique le sens anecdotique de la scène. en 1569 la Théologie naturelle de Raymond Sebond. Ce
L’astrologue (le terme a longtemps été équivalent à celui théologien espagnol plaçait l’homme en haut de l’échelle
d’astronome) est censé dévoiler la date de sa mort à des êtres, isolé très au dessus de tous les autres ; but
l’homme qui l’interroge. Le visage de celui-ci, visible à ultime de toute la création, il est dans cette perspective le
gauche de la gravure, très schématisé, respire l’angoisse maitre du monde présent et à venir.
du questionnement. En réalité, tout en prétendant les défendre, Montaigne
L’astrologue contemple une représentation du cosmos, dans le chapitre 12 du livre II des Essais s’oppose en
sous la forme d’une sphère armillaire : c’est un instru- partie aux idées de Sebond. Aussi le terme d’Apologie –
ment utilisé dès le IIe siècle av. J.-C. en Grèce et en Chine. qui signifie défense et louange – se trouve-t-il employé
L’origine du mot est le latin armilla, qui désigne un de manière presque antiphrastique. L’homme n’est, aux
anneau de fer, un bracelet. En effet, la sphère armillaire yeux de Montaigne, qu’un des éléments de la nature, un
est une combinaison de cercles emboîtés, permettant de animal comme les autres. À part les domaines politiques
représenter les mouvements des astres. C’est une sphère et religieux, où les faits dépassent les capacités de l’intel-
armillaire simple faite de deux cercles perpendiculaires ligence humaine, il peut et doit se fier au jugement de sa
qui a permis à Ptolémée de déterminer l’heure de l’équi- raison. Et pourtant, le pyrrhonisme de Montaigne sape au
même moment ces fondements rationalistes : l’écrivain
noxe. Elle permet de représenter de manière mobile les
s’oriente vers une philosophie plus douce, trouve dans la
saisons, les mouvements des étoiles et du Soleil.
nature appui, refuge et diversion ; il prend désormais pour
Ainsi l’astrologue tente de lire dans le ciel l’avenir de modèle les simples, paysans ou ignorants. L’Apologie
son client, en s’aidant d’un livre ou grimoire. marque ainsi un tournant dans la pensée de Montaigne :
La Mort, représenté par un squelette, lui présente sa prudence intellectuelle le conduit à cultiver à jamais
un crâne, symbole de toute mort et en particulier de la le doute, la suspension du jugement et le sens de la
sienne. Elle tient un discours (non reproduit) qui figure relativité.
sous la gravure :
2. Primauté de l’expérience (questions 1 et 2)
Tu dis par Amphibologie Ce texte associe la relation d’expériences réelles,
Ce qu’aux aultres doibt advenir vécues par Montaigne et d’exemples puisés dans le quo-
Dy moi donc par Astrologie tidien ou dans la tradition critique. Mais tous donnent à
Quand tu debvras a moy venir voir des opérations des sens, mises en relation avec l’in-
La scène signifie donc littéralement l’impossibilité terprétation (souvent déviée) qu’en fait la raison : le texte
pour l’homme de connaitre d’avance le jour de sa mort. se partage entre la vue et l’ouïe, ainsi que l’organisation
De manière symbolique, elle dénonce la prétention des des paragraphes le montre.
charlatans qui disent lire l’avenir dans les astres. À un Tout le premier paragraphe (l. 1 à 23) est consacré aux
niveau allégorique, elle rappelle, comme l’ensemble des impostures de la vue : le premier exemple est constitué
Simulacres de la Mort, que celle-ci est omniprésente et d’une « expérience fictive » et il faut comprendre le sub-
n’épargne pas même ceux qui, forts d’une vaine science jonctif initial « qu’on loge » comme l’expression d’une
(astrologue ou médecin…), font métier de la dominer. hypothèse. L’exemple de la poutre relève de la même
L’emblème remplit ici la fonction de memento mori, stratégie hypothétique.
expression latine qui signifie « souviens-toi que tu dois Le deuxième exemple est une expérience vécue par
mourir ». Lorsque les généraux vainqueurs parcouraient Montaigne mais aussi par ses lecteurs qu’il invite à s’asso-
Rome sur leur char triomphal, un esclave leur murmu- cier à ses conclusions (« nous assurer aux galeries », l. 5).
rait cette phrase à l’oreille pour les inviter à prendre Dans ces trois cas, la raison n’a pas assez de force pour
conscience de la vanité relative de leur statut. commander au corps, contre les conclusions qu’il tire de ses
On retrouve là des principes récurrents chez Montaigne, perceptions. Malgré la sécurité objective que représentent
tels que la dénonciation de la présomption ou l’accou- des « filets de fer », et même, selon une gradation convain-
tumance à la mort. cante, des « galeries […] de pierre », encore plus solides, le
corps humain éprouve les marques physiques de la peur, et
en particulier la paralysie (« ne le transisse » l. 4-5).
Texte 7
Une autre expérience de Montaigne, partagée elle
Montaigne, Essais, II, 12,
aussi par tout un chacun, est celle du vertige en mon-
« Apologie de Raymond Sebond » ❯ p. 154
tagne (l. 11 à 21). La remarque consacrée à l’illusion de
1. Situation du texte la sécurité offerte par « un arbre ou bosse de rocher »
Montaigne semble n’avoir pas écrit cet essai d’un (l. 16), loin de contredire l’expérience initiale, en sou-
seul jet : l’influence manifeste des Œuvres morales de tient les conclusions et confirme le peu de fiabilité de
• 66
la vue (« une évidente imposture de la vue », l. 21). Ici C’est pourquoi l’expérience, qui demeure un moyen pri-
encore, Montaigne décrit avec précision les symptômes vilégié de percevoir la différence, mérite cette place dans
physiques : « horreur et tremblement de jarrets et de l’ouvrage, en position à la fois de conclusion et de point
cuisses » (l. 13), où le mot « horreur » a le sens hérité du d’orgue. Au reste, plus que le monde sensible, l’objet de la
latin de « chair de poule ». curiosité et de la libido sciendi de Montaigne est lui-même,
Enfin, Montaigne convoque le sens de l’ouïe (l. 28 à dans l’épaisseur de sa propre énigme. Ainsi, loin de se
32) pour mettre en évidence l’impuissance de la raison à poser en exemple, il s’offre en sujet d’expérience, et après
s’opposer aux effets des perceptions : dans ces exemples, avoir exploré les attitudes des Sages et des Rois devant la
les réactions du sujet de l’expérience (« j’en ai vu qui vie, il en vient à livrer des confidences sur lui-même qui
[…] » l. 28, « plusieurs » l. 32 – voir « Expression de lui permettent de préciser moins son être que sa méthode.
la subjectivité », manuel p. 160) échappe également à 2. « Jouir de son être » (Essais, III, 13)
l’emprise de l’esprit : « perdre patience » (l. 29), « s’en (questions 1, 4 et 5)
émeuvent jusques à la colère et à la haine » (l. 32). L’essentiel dans l’existence est, pour l’homme, de
La référence à Démocrite (l. 22-23, voir texte 4, se livrer tout entier à son existence : les occupations
manuel p. 150) ressortit aux exemples, si fréquents dans réputées sérieuses, importantes, fondamentales (celles
les Essais, empruntés au domaine littéraire : c’est ainsi que Pascal qualifiera de « divertissement », voir manuel
qu’il faut interpréter l’expression « il se devait aussi faire p. 175), le sont bien moins que l’effort pour bien vivre.
étouper les oreilles » (l. 24) qui renvoie à l’épisode de C’est pour cette raison que la valeur exemplaire
l’Odyssée où Ulysse empêche de cette manière ses mate- de l’individu ne dépend pas de son statut social, de sa
lots d’entendre les Sirènes. « fortune » (l. 19) : le terme désigne ici à la fois le hasard
(latin fortuna) qui distribue les conditions, et, de manière
3. Incertitudes de la connaissance (question 3)
plus moderne, les conditions elles-mêmes. Quant à la
Bien que le propos de cet extrait ne vise pas directe-
« nature », elle renvoie précisément à ce bien vivre que
ment la connaissance, celle-ci apparaît au lecteur comme
Montaigne définit à l’aide d’équivalences : « n’avez-vous
fondamentalement entachée d’incertitudes qui provien-
pas vécu ? » (l.15) est explicité par l’expression « méditer
nent à la fois du fait que les sens interprètent faussement
et manier votre vie » (l. 17) ; le latin meditari signifie « se
les perceptions, et de ce que la raison, ne parvenant pas à
préparer, s’exercer » ; de ce fait, le verbe fait écho au titre
être la maîtresse du corps, ne peut pas non plus les régir.
même des Essais (voir manuel p. 149). Et l’on reconnait
ACTIVITÉS Exposé En grec le verbe skeptô signifie « exa- dans « manier » le latin manus : il s’agit dans les deux
miner ». Pour Pyrrhon (IVe siècle av. J.-C.), fondateur de cas de la véritable activité humaine, qui réside non pas
l’école pyrrhonienne ou sceptique, rien n’est certain ; dans les « violentes occupations et laborieuses pensées »
le sage doit s’en tenir à l’examen et s’abstenir de tout (l. 11-12) mais le flux même de la vie, ce que Montaigne
jugement. Sa pensée inspire les philosophes éléates appelle « vivre à propos » (l. 23).
comme Zénon, qui conteste le témoignage des sens, ou
Si bien que la sagesse consiste, en définitive, à faire
les sophistes comme Protagoras et Gorgias, pour qui il
bien et pleinement ce que l’on fait, danser ou dormir.
n’y a pas de science, mais des opinions variables selon
La formule qui ouvre l’extrait se fonde sur la figure de
les individus et même, dans les individus, selon les
l’antanaclase, qui demande d’opposer au sens premier
circonstances.
des termes un sens plus plein, qui reflète précisément
Le scepticisme grec a été transmis par Diogène Laërce
l’intensité de l’activité vitale.
et Sextus Empiricus, auteur des Hypotyposes pyrrho-
niennes au IIe siècle après Jésus-Christ. ap. J. -C. 3. De l’exemple au modèle (questions 2 et 3)
C’est par eux essentiellement que Montaigne a connu Le premier exemple est celui de Montaigne lui-même
la pensée sceptique. dans des activités qui symbolisent la mise à l’écart des
occupations sérieuses au profit de passe-temps agréables :
la danse, le sommeil, la promenade et même les fonctions
Texte 8 vitales (« les actions qu’elle nous a enjointes pour notre
Montaigne, Essais III, 13, besoin […] », l. 5 à 7).
« De l’expérience » ❯ p. 155 L’exemple de César et d’Alexandre (l. 8 à 13) propose
1. Situation du texte une réflexion sur les rapports entre l’otium et le negotium,
Le dernier chapitre, un des plus longs des Essais, s’inti- au profit du premier. Enfin, Montaigne élargit son propre
tule de façon signifiante « De l’expérience ». Celle-ci est cas à un « nous » qui inclut la généralité humaine ainsi
en effet, le second moyen (après la raison) qu’a l’homme que le lecteur (l. 13 à 24).
de progresser dans le sens de son désir, c’est-à-dire vers Ce recours à l’implicite adhésion du lecteur relève
la connaissance. Montaigne montre bientôt que cette de la persuasion : à ce stade des Essais, Montaigne ne
progression est toute relative tant la nature propose des convoque plus la raison, mais bien plus volontiers, tire
objets dissemblables à notre raison qui tente de trouver les fruits de la complicité qu’il a instaurée tout au long de
le semblable. l’œuvre avec le lecteur.
67 •
ACTIVITÉS Recherches des Arnolfini, un tableau de fiançailles (ou de mariage,
1. Le fondateur de l’épicurisme est Épicure (IVe siècle on ne sait pas exactement) qui représente un marchand
av. J.-C.). Cette doctrine fonde une morale sur une riche et sa compagne. Les deux protagonistes dominent
physique, c’est-à-dire un système qui rend compte de la la composition. Ils se tiennent droit, leur visages sont
nature, dans la continuité de la pensée de Démocrite (voir sereins, leur gestes chaleureux, mais mesurés. Ils sont
manuel p. 150) ; l’univers se compose de deux éléments, habillés avec goût, mais sans ostentation, comme l’indi-
les atomes et le vide. Les premiers, par leur combinaison, quent les fourrures discrètes qui bordent le manteau de
forment les corps ; leur mouvement est nécessaire ; à l’homme et les passementeries travaillées sur la robe de
l’origine, ni Dieu, ni Providence. L’âme est mortelle, et la femme. Tout cela contribue à la sensation solennelle
la mort n’est que le passage à une autre forme : ni Enfers, et la dignité qui se dégage des personnages. À travers de
ni Paradis. nombreux éléments (les socquettes sont le symbole de la
La morale épicurienne a son fondement dans la sen- domesticité bien gérée, le chien de la fidélité, le chapelet
sation interne du plaisir et de la douleur, qui sont pour de la foi, etc.), Van Eyck suggère la fidélité et la vertu
l’homme les seuls critères du Bien et du Mal. La sagesse des deux fiancés qui deviennent ainsi l’incarnation de
consiste à chercher le premier, à éviter le second. Il s’agit l’idéal de cette époque empreinte de rationalité, prônant
toutefois d’un plaisir qui est simplement la satisfaction le plaisir et le raffinement, mais toujours ancrée dans la
des désirs naturels et nécessaires, dans une vie tranquille morale chrétienne.
et sobre, exempte du trouble des passions. Les thèmes abordés par la fresque de la Chapelle
On reconnait là l’une des sources d’inspiration de l’ex- Sixtine, un des chef-d’œuvres de la Renaissance ita-
trait, qu’il s’agisse de « l’appétit » (l. 7), ou de l’expression lienne, sont semblables. Même s’il peint les nus et les
de la ligne 9 : « par conséquent nécessaires et justes » qui muscles de manière quasi scientifique, Michel-Ange
caractérise les « plaisirs humains et corporels ». aspire principalement à rendre la grandeur spirituelle
de la Création divine. Dans ce but, il souligne la dignité
2. Dans le De natura rerum, poème didactique, Lucrèce des deux figures dominantes – Dieu le Père et Adam –
fonde sur la physique épicurienne un raisonnement visant de plusieurs manières : leur monumentalité sculpturale,
à conclure que, s’il n’y a ni dieux, ni autres vies, l’homme chacune fait presque trois mètres ; leurs visages sereins,
n’a rien à craindre car la mort est une fin absolue. Ainsi, mais concentrés ; leurs gestes intenses, mais retenus ;
dans une Antiquité où les hommes vivaient dans la enfin, dans le cas d’Adam, la nudité est idéalisée sans
familiarité de divinités innombrables (chaque arbre, aucun défaut. Contrairement à Van Eyck, Michel-Ange
chaque source avait sa nymphe, chaque action humaine peint très peu d’éléments dans le décor et ce fond neutre
son dieu), l’athéisme devient synonyme d’apaisement et renforce l’importance des figures principales. Par ailleurs,
de tranquillité. la façon dont Adam est ici représenté – beau, illuminé,
Il peut paraître alors paradoxal que le XXe siècle, qui conscient et prêt à accepter la grâce que Dieu lui octroie –
n’ignore pas non plus l’athéisme, semble avoir renouvelé rend, par extension, dignes tous les hommes car, ils sont,
l’angoisse devant la mort. Le théâtre de Ionesco, et en selon la Bible, les descendants d’Adam.
particulier Le Roi se meurt (1962) met en scène diverses
formes de cette peur. Dans l’extrait, le personnage du roi Dans ces deux œuvres, la dignité des personnages
a visiblement ignoré les leçons de l’épicurisme antique : répond à la vision humaniste qui définit l’homme comme
« on aurait dû me prévenir » vise bien évidemment la un sujet indépendant, au centre de tout, contrairement au
reine Marguerite mais derrière le pronom indéfini, il Moyen Âge où il était entièrement soumis à la volonté
est légitime de lire toute la tradition philosophique que divine toute puissante.
résume la formule de Montaigne « apprendre à mourir » 2. Un homme qui avance (question 2)
(Essais, I, 20). La gravure Nova Reperta suggère le progrès humain
par sa composition ainsi que par le choix des objets repré-
◗ Histoire des Arts sentés de part et d’autre de l’axe central.
L’homme créateur ❯ p. 158-159 Tout d’abord, la composition s’ouvre par un person-
nage (Les Temps nouveaux) qui entre dans l’espace de la
1. L’homme est noble et beau (question 1) gravure. En suivant son bâton, on continue vers la droite
Dans ces deux œuvres de nature et de style diffé- pour rejoindre à l’autre bout le personnage barbu (les
rents, Michel-Ange et Van Eyck ont représenté la figure Temps anciens) qui sort de l’image. Stradanus organise
humaine de manière respectueuse, soulignant sa dignité. la composition en fonction d’un mouvement linéaire et
Van Eyck est un peintre flamand qui fait la transi- évoque donc une temporalité linéaire. Rappelons que
tion entre le « gothique international » médiéval et la jusqu’alors, le temps était perçu comme un cycle rythmé
Renaissance. Par son goût pour le détail et le rendu pré- par les saisons. Les serpents qui se mordent la queue,
cieux, il reste proche du premier, mais il est un renaissant portés par les deux personnages, en sont le symbole. Le
par ses décors réalistes et la monumentalité de ses figures. graveur a subtilement joué avec le sens de la lecture en
Cette dernière caractéristique se ressent dans le portrait Occident où l’on parcourt une image (comme un texte
• 68
d’ailleurs) de gauche à droite. Le spectateur avance avec personne (« je », « moi ») ; le sentiment est présenté
les personnages qui sont une métaphore de son regard. comme un argument indubitable.
On constate d’ailleurs que les codes visuels ont évolué d. Le jugement de Montaigne se fait entendre par l’adverbe
depuis. Aujourd’hui, si on veut représenter le futur, on de modalisation « certes », qui marque la concession que
le mettra plutôt à droite, pour mieux coller au regard qui fait le locuteur à son adversaire.
avance dans cette direction.
Analyser les marques de subjectivité
La nouvelle perception du temps va de pair avec l’idée
selon laquelle plus le temps passe, plus l’homme s’amé- 2 a. Essais, II, 6
liore, apprenant de ses expériences. C’est ce qu’indiquent – Marques du locuteur : quinze occurrences du pronom
les objets, tous légendés en bas de la gravure de manière personnel de 1re personne en fonction sujet, adjectif pos-
très pédagogique, posés de part et d’autre du canon et de sessif associé (« ma vie »).
la presse à imprimerie. Ces deux inventions marquent – Verbes d’affectivité et de jugement : « me sentir », « j’ai
pour Stradanus le début d’une nouvelle ère. Ainsi, par trouvé », « j’ai constaté », « j’espère », etc.
exemple, le bois est remplacé par le métal et l’alambic – Ponctuation expressive : exclamation, points de suspen-
par une horloge mécanique, le dispositif est une autre sion figurant le cheminement de la réflexion.
allusion à la nouvelle perception rationnelle et linéaire du Il s’agit ici pour Montaigne de partager son expérience
temps. personnelle (on relève ainsi : « j’en ai fait l’expérience ») :
il évoque un épisode de sa vie, une maladie, pour rappeler
Les problématiques abordées dans cette œuvre, la ratio-
qu’il faut s’accoutumer à l’idée de mort comme on s’ha-
nalité du temps, le progrès, l’avancement vers un avenir
bitue à celle de la maladie, que la peur que l’on en a vient
meilleur et la foi dans l’amélioration de l’humanité sont
de l’ignorance dans laquelle on est de ses symptômes. Sur
caractéristiques de l’humanisme.
le même type de fonctionnement que l’apologue, l’extrait,
3. Des créateurs (question 3) qui a débuté sur une forme de maxime, invite finalement à
Les trois œuvres représentent l’homme en tant que une généralisation (« on ») dans le prolongement même de
sujet indépendant et agissant. Dans ce sens, toutes font l’expérience personnelle de Montaigne. L’homme imagine
référence à sa capacité à créer. la mort bien plus impressionnante qu’elle ne l’est sans
Dans la fresque de Michel-Ange, Adam est un homme doute ; il est donc préférable de s’y habituer (« on ne peut
qui pense et qui agit ; il participe pleinement à l’événe- jamais trop s’y prémunir »).
ment. De créature divine, il devient créateur. b. Essais, II, 12
Dans le tableau de Van Eyck, le peintre s’est représenté – Marques du locuteur : pronoms personnels de 1re per-
lui-même dans le reflet du miroir accroché sur le mur et sonne du singulier, dans les premières phrases puis du
a écrit « Van Eyck fut là ». Il a souligné la présence du pluriel, associés à des verbes de perception (« je vois »,
peintre, créateur de cette image. « nous pouvons percevoir »).
– Modalisateurs : « parfaitement », « qui plus est ». Il est
Dans la troisième œuvre, à travers les objets du premier
à noter que ces deux modalisations sont affirmatives et
plan, le graveur a suggéré le créateur, inventeur et savant
absolues.
(la presse à imprimerie, le canon, l’horloge). – Procédés rhétoriques : une interrogative (« qui sait
ART ET ACTIVITÉS Van Eyck est associé à l’invention si… »).
de la peinture à huile. Il a, plus précisément, amélioré Le raisonnement par la réciproque (« et qui plus est :
cette technique qui s’est par la suite propagée dans toute aucun sens ne peut découvrir un autre ») joue un rôle de
l’Europe. Grâce à l’huile, le peintre peut revenir sur les renchérissement et on peut le considérer comme signalant
détails, faire des retouches, cacher les repentirs, mais aussi l’implication, sinon la présence même du locuteur.
rehausser les effets de lumière et préciser le clair-obscur. Il s’agit ici pour Montaigne de mettre en question la limite
de la connaissance fondée sur la perception ; il engage le
◗ Analyse littéraire lecteur à adhérer à son raisonnement en engageant une
forme de dialogue avec lui puis en l’associant aux étapes
L’expression de la subjectivité ❯ p. 160-161 de son argumentation.
Repérer les marques de subjectivité c. Essais, III, 5
1 a. L’utilisation du pronom personnel de 1re personne – Marques de l’énonciation : interpellation du desti-
du pluriel « nous » marque la subjectivité. Il s’agit ici nataire de l’essai, l’homme ; l’interlocution (« tu »)
d’associer le lecteur à l’expérience de Montaigne. présuppose et implique la présence d’un « je », associée à
b. La présence du locuteur est affirmée par le biais du des marques d’oralité (ponctuation expressive – adverbe
pronom personnel de 1re personne « je » ; l’interjection et exclamative : « Oui, pauvre homme, tu en as assez
« Dieu merci », relevant de l’oralité, donne à entendre la […] ! » ; interrogatives rhétoriques : « trouves – tu donc ?
voix de Montaigne et l’affirmation de sa liberté. […] Penses-tu ? »).
c. Montaigne se manifeste sous la forme du verbe de – Marques de jugement : termes dévalorisants (subs-
jugement « sentir » associé au pronom de première tantif « tes laideurs » ; adjectifs : « pauvre homme » ;
69 •
« [tes lois] partiales et imaginaires », « incertaines et 3 Écrire
discutables ») ; adverbes de modalisation (« assez mal- Il s’agit ici d’un entraînement à l’écriture d’inven-
heureux »/« trop heureux ») ; métaphores dépréciatives tion. L’exploitation la plus variée possible des outils
(« tu te cramponnes »). envisagés dans le cours (modalisation, pronoms,
Comme dans un débat oral, la voix du locuteur se fait jugements…) est attendue. Mais on valorisera aussi la
entendre par les accusations qu’il lance contre l’homme, réflexion sur la notion de « majesté » mise en ques-
Montaigne condamne ses satisfactions rapides et mes- tion dans sa dimension de représentation ; on pourra
quines qui le conduisent à accepter ce qu’il croit être le préalablement engager une recherche sur les portraits
bonheur : « tu ne crains pas d’offenser les lois naturelles » des hommes au pouvoir, réalisés à différentes périodes
et à refuser la supériorité de la Nature par présomption, historiques. De même, une enquête sur les gravures des
sans voir qu’il crée son propre malheur (cf. la première Indiens rapportées par les explorateurs peut permettre
phrase). d’enrichir l’imaginaire.

• 70
Chapitre

6 L’homme du XVIIe siècle, entre ciel et terre


❯ MANUEL, PAGES 162-185

◗ Document d’ouverture engagées par le roi, pour favoriser l’essor économique


Henri Testelin (1616-1690), Présentation du royaume.
des membres de l’Académie des sciences par Colbert On pourra compléter cette analyse en se reportant au site
à Louis XIV (v. 1680), huile sur toile suivant : http://www.docsciences.fr/Pouvoir-et-sciences.
(520 x 90 cm), musée national des chateaux
de Versaille et de Trianon Texte 1
Ce tableau de Testelin est un carton de tapisserie pour La Rochefoucauld, Maximes,
une tenture narrant l’Histoire du Roi Louis XIV. Colbert « II. De la société » ❯ p. 164
présente au roi les membres de l’Académie des Sciences
créée en 1666. 1. Situation du texte
Déçu dans ses ambitions après la mort de Louis XIII,
À l’arrière-plan, on voit l’Observatoire dont l’édifica-
La Rochefoucauld rassemble peu à peu les remarques
tion fut dirigée et achevée en 1671 par Claude Perrault.
et les observations qu’il a pu effectuer durant la période
1. Le tableau offre un résumé de l’ensemble des mondaine et militaire de sa vie : il a quarante-cinq ans
connaissances de l’époque : la terre est évoquée, au en 1658 lorsqu’il commence à rédiger ses Maximes, il
premier plan, par un globe terrestre à gauche et un globe a soixante-cinq ans lors de la dernière édition de son
céleste à droite, ainsi qu’un sextant, le plan du canal royal œuvre.
des Deux-Mers, aujourd’hui canal du Midi, et des instru-
La première édition, en 1664, parait en Hollande, et
ments de géométrie ; sur la table, une accumulation de
l’année suivante en France. Le succès est assuré, à la fois
livres – dont l’Histoire naturelle de Claude Perrault – et
par une vision lucide et désabusée du monde, et par une
de planches (entre autres, un plan de forteresse visible-
mise au jour sans concession du jeu des passions. Pour La
ment de Vauban). On remarque aussi, au troisième plan,
Rochefoucauld, la véritable et fondamentale motivation
des squelettes d’animaux.
de l’homme est ce qu’il appelle l’amour-propre, c’est-
Quelques éléments renvoient au ciel : l’échappée cen- à-dire l’amour de soi qui pousse l’individu à raisonner
trale située en haut du tableau, mais qui n’est pas sans et surtout à agir en fonction de son propre intérêt. Les
ressembler à un décor de théâtre, dans les plis multiples contemporains se reconnaissent dans cette philosophie
des rideaux ; la sphère armillaire (voir manuel, p. 153), pessimiste selon laquelle l’homme est incapable de
dans la partie supérieure gauche, évoque les espaces stel- rechercher le bien absolu.
laires ; le globe céleste à droite et la lunette astronomique
à gauche de l’Observatoire. Plusieurs hommes d’église, 2. Observer l’homme (questions 1 et 4)
reconnaissables à leur calotte et à leur rabat, figurent dans L’écriture de La Rochefoucauld est à la fois
l’assistance : parmi eux, l’abbé Jean-Baptiste du Hamel, descriptive et prescriptive : tout en analysant le
premier secrétaire de l’Académie des Sciences. fonctionnement des rapports sociaux, le passage mul-
2. Ce tableau témoigne de la volonté de Louis XIV tiplie les injonctions : on ne compte pas moins de sept
d’utiliser les sciences pour conforter la place du royaume occurrences de la forme verbale « il faut » à laquelle
en Europe. Ainsi, l’œuvre met en scène, dans un cadre s’ajoutent « on doit » (l. 31) et aussi « il faudrait »
théâtral, les personnages essentiels de la Cour : à la droite (l. 11, 12), et « doivent » (l. 22, 23, 24).
du roi, les savants présentés par le ministre Colbert, Le premier paragraphe définit l’objet de la réflexion en
à sa gauche, la Cour avec notamment le frère du Roi, distinguant la société de l’amitié (l. 1) : conformément à
Monsieur, en habit rouge. la tradition des moralistes et des philosophes, tel Cicéron
L’Académie des Sciences, créée par le Roi, l’Obser- dans le De Republica, La Rochefoucauld sépare ce qui
vatoire, financé par sa cassette personnelle, sont des relève des sentiments (« élévation et dignité », l. 3) et ce
représentations de la volonté personnelle de Louis XIV qui met en jeu l’utilité. En effet, le mot « société » vise
de favoriser les disciplines scientifiques : pour lui, le les relations (« commerce particulier », l. 4) que peuvent
rayonnement de la France passait par le développement développer les individus à l’intérieur de ce milieu fermé
des connaissances ; il a ainsi encouragé de nombreux qu’est la Cour (« les honnêtes gens », l. 5), relations faites
scientifiques de toute l’Europe à venir travailler à Paris, d’intérêts convergents ou en conflit, d’appui et de ser-
finançant par des pensions leurs travaux de recherche. vices mutuels ou de pièges.
Enfin, le canal du Midi rappelle la politique de déve- Le deuxième paragraphe montre la nécessité des
loppement des communications terrestres et fluviales diverses formes de politesse (l. 11, 17-18, 25) pour
71 •
qu’une relation mutuelle profite aux deux individus entre naturel en nous pour nous en pouvoir défaire », qui admet
lesquels elle s’établit. que l’amour propre est un défaut incoercible, s’oppose
Le troisième énumère des attitudes correspondant à la aux préceptes moraux reconnus, selon lesquels l’homme
nécessité ci-dessus. doit tout faire pour s’améliorer.

3. Vivre en société (questions 2 et 3)


La première des attitudes préconisées par le moraliste Texte 2
est bien peu morale : c’est la dissimulation (« savoir La Fontaine, Fables,
cacher ce désir », l. 11). Il en découle des attitudes recon- « Le Rat et l’Éléphant » ❯ p. 166
nues comme facteurs de liant social (« le bon sens […] 1. Situation du texte
des égards », l. 17). Il faut aussi une forme d’humilité Le second recueil des Fables, contenant les livres VII
(l. 23) qui, paradoxalement, n’est pas incompatible avec à XI, suit de dix ans le premier. En effet, dès 1668, La
l’orgueil aristocratique : le moraliste fait état de la « supé- Fontaine avait publié ses fables les plus connues, celles
riorité par la naissance ou par des qualités personnelles » des livres I à VI, sans doute élaborées à partir de 1660.
(l. 22) ; on peut remarquer que le « nous » (« nous avons », Mais au XVIIe siècle, la fable n’est qu’un genre mineur,
l. 21) l’inclut dans cet ensemble. au regard des grands genres que sont le poème drama-
Une série de prescriptions clôt la maxime : la principale tique, héroïque, l’ode ou l’épître. De fait, la fable est
est la liberté (l. 27) qui permet de préserver le bien-être essentiellement alors un matériel pédagogique, destiné
de l’autre, en sachant parfois ne pas lui infliger une pré- à l’enseignement d’une écriture agréable, au service
sence importune (l. 30-32). Dans la même perspective, La de l’art de persuader, et secondairement, à l’instruction
Rochefoucauld préconise l’attention au plaisir de l’autre morale des enfants.
(« le divertissement des personnes avec qui on veut La Fontaine remet à l’honneur ce petit genre en en
vivre », l. 33), mais aussi la simulation : la dernière ligne faisant une source de réflexion pour des lecteurs adultes :
du passage constitue une invitation non déguisée à une réflexion car source de méditation sur des comportements
forme de mensonge social. En effet, l’expression « ils humains et miroir réfléchissant les comportements de ses
soient persuadés » (l. 37) renvoie une image des relations lecteurs.
calquées sur les artifices de la rhétorique persuasive ; Les fables du deuxième recueil présentent des carac-
cette forme d’hypocrisie sort de l’ordinaire, en effet, elle tères particuliers : leurs sources sont plus diverses que
n’est pas vouée au profit de celui qui la pratique : c’est celles du premier recueil. Plus qu’Ésope, fabuliste grec
une attitude qui consiste à manifester le plaisir éprouvé à du VIe siècle av. J.-C., et Phèdre, son traducteur latin du
rendre service, et par là, à faire oublier que nous rendons Ier siècle ap. J.-C., La Fontaine suit divers recueils de
service. On voit donc que l’essence des relations sociales, fables indiennes, dites de Pilpay, traduites et adaptées, au
telles que La Rochefoucauld les conçoit, réside dans une fil des siècles, en espagnol, grec et latin ainsi que celles
grande attention portée aux sentiments d’autrui et à des humanistes, tel Abstémius, le bibliothécaire du duc
ses désirs. d’Urbin au XVe siècle, ou d’auteurs plus récents comme
C’est que l’obstacle non moins essentiel est le défaut Bonaventure des Périers (Nouvelle Récréation et joyeux
humain fondamental qui paralyse les relations ; il est devis, 1558). En outre, les sujets se complexifient : satire
désigné sans être nommé, mais décrit dans ses effets sociale, réflexion morale et philosophique, actualité poli-
(« on se préfère toujours […] on leur fait presque toujours tique, et les personnages y sont de plus en plus humanisés,
sentir […] », l. 9-10) ; le lecteur reconnaît aisément dans voire humains.
ces périphrases l’amour de soi, l’éternel amour-propre
2. L’art de persuader (questions 1, 2 et 4)
contre lequel toutes les attitudes précédemment évoquées
On peut dire, en considérant la fable du point de vue
ont pour unique but de préserver les êtres amenés à se
de l’argumentation, que la morale constitue la thèse de
côtoyer.
l’auteur. Ainsi, sa place la plus traditionnelle est soit au
ACTIVITÉS Recherches début, soit à la fin. Il est plus rare, en effet, qu’elle adopte
La maxime appartient aux genres du fragment, c’est- la disposition de la thèse « éclatée », diffuse tout au long
à-dire des genres brefs, qui ne donnent pas lieu à des du texte. Ici, les dix premiers vers portent non la leçon
développements circonstanciés (voir manuel, p. 176) ; mais les réflexions de La Fontaine : celui-ci propose une
le latin maxima sententia signifie : « pensée très impor- « image » (v. 9) de l’orgueil français, fidèle en cela à la
tante ». La rhétorique argumentative l’emploie pour définition même du moraliste, observateur bien plus
illustrer une vérité générale (d’où l’usage du présent de que précepteur. Mais, aux vers 26-27, se fait à nouveau
même nom), en association souvent avec l’exemple, qui entendre la voix du fabuliste, et réapparaît la dimension
illustre un cas particulier. La maxime est le plus souvent réflexive du propos, manifeste dans la forme pronominale
caractérisée par une syntaxe symétrique (parallélisme ou du verbe « nous ne nous prisons pas ». Enfin, le quatrain
antithèse), ainsi que par la présence d’un paradoxe, c’est- final apporte un complément de sens, en l’occurrence
à-dire d’une idée qui s’oppose à l’opinion commune. un rappel à l’humilité, et, par conséquent, une critique
Ainsi la remarque de la ligne 12 : « puisqu’il est trop des Français en général, et du roi en particulier : en effet,
• 72
Louis XIV mène alors une guerre de conquêtes contre Tous deux également invitent, plus ou moins directement
les Pays-Bas et l’Espagne qui l’oppose à presque toute leurs contemporains, à modifier leurs comportements.
l’Europe ; il s’enorgueillit de sa politique victorieuse (au Les réflexions sur l’amour-propre et l’orgueil demeu-
moins jusqu’au traité de Nimègue en 1678). En définitive, rent pertinentes : leurs applications, dans des contextes
si « thèse » il y a, elle se présente ici comme éclatée, ce historiques et sociaux autres, dépassent aujourd’hui
qui n’est pas la moindre originalité de cette fable. encore le domaine moral.
Le récit vient alors illustrer le propos ; l’anecdote
n’apporte pas d’arguments nouveaux : le pittoresque, Texte 3
l’agrément et même le sourire en sont visiblement les
Saint-Simon, Mémoires, « Continuation
fins, conformément à l’esthétique que La Fontaine expli-
du spectacle de Versailles » ❯ p. 168
cite dans l’Avertissement qui ouvre le deuxième recueil :
« [j’ai] cherché d’autres enrichissements et étendu davan- 1. Situation du texte
tage les circonstances de ces récits… » Les Mémoires se voulaient une œuvre historique et
Le recours à des octosyllabes qui viennent rompre le politique ; ce que la postérité y apprécie, c’est le regard
rythme de l’alexandrin, est à la fois d’ordre mimétique d’un observateur, l’ironie d’un analyste impitoyable,
et satirique. Le vers court mime en effet le pas pesant de et l’écriture d’un grand seigneur qui, comme le dit
l’éléphant (v. 13 à 17) ; il contribue à faire visualiser sur Chateaubriand (Mémoires d’Outre-tombe), écrivait « à la
diable des pages immortelles ».
la page l’empilement des personnages : « Sur l’animal à
triple étage/Une sultane… » ; le passage à l’alexandrin Lorsque Saint-Simon évoque la mort du Grand Dauphin,
(v. 18) introduit dans le rythme une dissymétrie qui, elle il est partie prenante dans le deuil de la Cour : le fils de
aussi, illustre la démarche et prolonge l’énumération en Louis XIV laissait espérer aux grands seigneurs un réta-
en soulignant humoristiquement le caractère hétéroclite. blissement de leurs prérogatives et l’affaiblissement de la
puissance administrative accordée à la bourgeoisie. Sa mort
3. L’animal en société ? (questions 3 et 5) signe la fin de bien des espérances ; Saint-Simon conserve
La Fontaine s’est rallié au parti-pris de décence adopté un œil scrutateur qui perce à jour les comportements, les
par Le Maistre de Sacy qui, dans sa traduction de Phèdre, faux-semblants comme les vraies douleurs.
a édulcoré la comparaison entre un âne et un sanglier. En
effet, chez Phèdre, l’âne s’enorgueillissait de ses attributs 2. La scène (questions 1, 4 et 5)
mâles ; chez Le Maistre, le Rat comparait sa queue à la C’est l’auteur lui-même qui place ce récit sous le signe du
trompe de l’éléphant. La Fontaine choisit chez ce dernier théâtre : le titre « Continuation du spectacle de Versailles »
la dimension physique, ce qui lui permet par un jeu de fait de la scène observée une représentation théâtrale dont
mot de désigner la dimension sociale : « occuper ou plus Saint-Simon est le spectateur averti (« n’empêchait pas de
ou moins de place » (v. 22) fait référence à la recherche bons yeux de remarquer et de distinguer tous leurs traits »,
des places, qui marque l’entourage du roi ; de même, l. 32). Le terme « continuation » étend à l’ensemble de la
l’hémistiche « plus ou moins importants » use de l’un des Cour la portée satirique et critique du passage.
termes qui caractérisaient les Grands. Le Rat, de son côté, Le réseau lexical du regard et celui du bruit composent
est marqué par une petitesse hyperbolique qui renvoie à la les deux dimensions du « spectacle », qui s’avère à la
position sociale des petites gens. Ainsi sont représentées fois texte et représentation. On relève le lexique de la
les classes sociales : les animaux choisis fonctionnent vue : « on lisait » (l. 1), « s’en remarquaient » (l. 10),
comme autant de métaphores des rangs. « aisé à remarquer » (l. 21) ; les objets observés : « mou-
C’est ce que dit explicitement le premier quatrain, qui vements » (l. 4 et 26), « les yeux fichés à terre et reclus en
oppose à « l’homme d’importance » le simple « bour- des coins » (l. 22), « maintien chagrin et austère » (l. 31)
geois » (v. 2 et 3). La fable propose bien deux niveaux et « des changements de posture » (l. 35) ; les sons et
paroles : « les mugissements contenus » (l. 7), « tiraient
d’interprétation, mais seule la dimension sociale est
des soupirs » (l. 14), « louaient […] plaignaient […]
explicitement évoquée. L’allusion à l’hybris royale n’est
s’inquiétaient […] » (l. 15-17), « quelque exclamation »
que seconde : on peut y voir une manifestation de l’indis-
(l. 24) et beaucoup d’autres occurrences.
pensable prudence des écrivains du Grand Siècle.
L’expression de la ligne 12, qui associe deux termes
4. Une illustration descriptive (question 6) triviaux « boutique » et « balayeurs », traduit le mépris
Il apparaît alors clairement que l’illustration contempo- de Saint-Simon pour ceux des Grands qui ne voient dans
raine de François Chauveau n’est que descriptive : aucun la mort du Grand Dauphin que la fin de leur carrière. À
indice, aucun trait, ne fait écho aux deux lectures de la travers cette métaphore, ils sont rabaissés au niveau des
fable. valets dont il est question dans les lignes précédentes.
ACTIVITÉS Vers la question de corpus Certes, l’attitude du narrateur est critique envers les
Les deux textes proposent, tout au moins, pour partie, simulations et les faux-semblants de la Cour ; mais l’art et
une description d’attitudes humaines, et plus particulière- l’écriture ôtent une partie de sa virulence au texte, qui finit
ment, de l’homme en société. par présenter la scène comme une comédie, à la fois au
73 •
sens où un bon nombre de comportements sont joués, et où les impôts : de riches financiers s’engageaient à verser
les postures percées à jour suscitent le sourire et le plaisir chaque année à l’état une somme fixée (somme « ferme »,
du spectateur et du lecteur. On voit comment l’ironie a d’où leur nom de « fermiers généraux »), en échange de
pour fonction d’estomper ce que la scène pourrait avoir de quoi ils acquéraient le droit de se rembourser, souvent
pathétique voire d’horrible, dans l’hypocrisie généralisée. avec excès, sur les impôts qu’ils percevaient auprès du
Ne subsiste qu’un regard lucide, englobant et distancié. peuple.
3. Les acteurs (questions 2 et 3) Parmi eux, on distinguait les « Partisans », qui ne se
Le regard de Saint-Simon introduit dans la foule des chargeaient que d’une partie d’un impôt. Cette fonction,
courtisans une classification qui est fonction à la fois de accessible à de petites gens moyennement fortunées, leur
la qualité de l’acteur et du rôle qu’il adopte. Le pronom permit souvent de constituer rapidement d’énormes for-
indéfini de la première ligne (« on lisait apertement sur tunes, qui leur faisaient oublier leurs origines modestes,
les visages ») renvoie au spectateur privilégié qu’est le et les rendaient haïssables, non seulement au peuple, mais
narrateur. Ceux de la ligne 2 réfèrent à la foule qui com- aussi à la grande bourgeoisie et à l’aristocratie. Les mora-
mente la nouvelle. listes ne furent pas les seuls à les critiquer : on connaît la
satire de Lesage, Turcaret, représentée en 1709.
« Les sots » constituent « le plus grand nombre » : ce
sont de mauvais acteurs (l. 14 à 15), leur texte est aussi Dans Les Caractères, le personnage du financier ou
mauvais (l. 28-29) et produit un effet déplorable. du partisan (que La Bruyère dissimule sous l’abrévia-
« Les plus fins » (l. 16) font tout de même partie du tion transparente PTS), est présenté principalement dans
groupe précédent, et ne savent pas adapter leur texte le chapitre VI intitulé « Des biens de fortune ». En effet,
(« n’en laissaient pas douter par la fréquence de leurs La Bruyère classe la société et les passions – morales et
répétitions », l. 19). sociales – par thèmes, par lieux, par groupes : les femmes
(III), le cœur (IV), la société et la conversation (V), les
La sincérité constitue le second axe du classement : biens de fortune (VI), la ville (VII) et la Cour (VIII), les
« D’autres, vraiment affligés » (l. 19) : acteurs mauvais Grands (IX), le souverain et la république (c’est-à-dire
parce que sincères, ils sont eux aussi percés à jour (« un l’État) (X), l’homme (XI), les jugements (XII), la mode
effort aussi aisé à remarquer que les sanglots », l. 20) ; (XIII), les usages (XIV) et la chaire (XV).
« Ceux qui déjà regardaient cet événement comme favo-
rable » (l. 30) : meilleurs acteurs (« maintien chagrin et Le point de vue du moraliste est celui d’un observateur,
austère », l. 31), ils sont l’occasion pour l’écrivain de non d’un réformateur ; bien que son regard soit mordant
manifester sa perspicacité (l. 31-40). et satirique, voire dénonciateur, son idéal semble être
celui d’une société et d’une vertu qui appartiennent au
Au reste, même les sincères n’échappent pas à la passé ; la dénonciation de l’époque construit en creux
condamnation. Leur douleur est causée non par la un monde où les codes antérieurs fixaient des limites
mort, mais par la perte de leurs espérances : « de cabale
que les bourgeois ne franchissaient pas pour parvenir,
frappée » signale leur appartenance au groupe de ceux qui
où les marchands et les fermiers généraux n’accédaient
attendaient la venue au pouvoir du Dauphin.
pas aux plus hautes fonctions, où chacun occupait une
4. Texte écho (question 6) juste place.
Albert Cohen se fait lui aussi le spectateur lucide et
2. Exemples et idées (questions 1, 3 et 4)
ironique d’une réception, mais son regard est relayé par
Dans cet extrait, les fragments successifs conjuguent
le personnage de Solal, présenté moins comme un parti-
l’anecdote et l’idée, le cas particulier et la vérité générale.
cipant que comme un observateur averti.
Ainsi, l’« homme fort riche » (l. 1) est dépeint à travers
L’ironie se manifeste ici surtout par la narration de quelques actions significatives (l. 2-3). Les deux mar-
petites scènes, faites de gestes dont l’apparente insigni- chands du fragment 6 sont les sujets d’un court récit qui
fiance est décryptée et le sens mis à jour : ainsi, la rotation en quelques lignes (l. 13 à 16) embrasse presque toute une
machinale du verre masque un ensemble de sentiments vie, et l’éducation des enfants. À partir de ces exemples,
et de désirs, restitués avec un point de vue omniscient : le lecteur est invité à dégager l’idée générale, au terme
« triste en réalité » (l. 4), « hélas déjà pris en main […] d’une démarche inductive. Il en va a fortiori de même
rival haï » (l. 6), « feignant d’écouter » (l. 7). La pensée pour les trois fragments consacrés aux personnages de
est révélée sous forme d’un fragment de monologue inté- Sosie (l. 29), Arfure (l. 34) et Champagne (l. 43).
rieur « (ne pas se faire d’ennemis même chétifs) » (l. 9),
Inversement, d’autres fragments déploient un raison-
caractérisé par une syntaxe inachevée.
nement déductif, en proposant une approche générale
(« un homme », l. 6, l. 21 ; « le financier », l. 19 ; « une
Texte 4 sorte de gens », l. 25 ; « les partisans », l. 61).
La Bruyère, Les Caractères ❯ p. 170
Le personnage d’Arfure fait correspondre un certain
1. Situation du texte nombre de privilèges et de marques sociales d’honneur
On appelait Ferme générale l’organisation qui a à l’accroissement de la fortune ; il s’agit de la fortune
permis pendant des siècles à la monarchie de collecter de son mari, obtenue grâce à un impôt (voir 1. Situation
• 74
du texte, ci-dessus). L’ironie de La Bruyère se manifeste Texte 5
dans le contraste entre la position d’Arfure par rapport à Pascal, Pensées, fragment 230 ❯ p. 172
l’Église avant et après son ascension : éloignée au début
de la chaire, voyant et entendant mal, elle se trouve 1. Situation du texte
ensuite au premier rang, « l’orateur s’interrompt » Le fragment 230, intitulé « Disproportion de l’homme »,
(l. 39) devant elle. En définitive, ce que La Bruyère occupe dans l’Apologie une place que justifie son inspi-
dénonce, c’est le fait que l’Église elle-même s’associe à ration, puisée aux sources de la philosophie traditionnelle
des marques d’honneur mondaines et matérielles, alors et en même temps dans les découvertes fondatrices
que l’un de ses fondements théologiques est l’humilité de la science. S’y entrecroisent les grands topoï de la
et le mépris des richesses. pensée humaine, à la fois admirative et craintive devant
l’immensité de l’univers, et les conclusions d’observa-
Le fragment 25 met en œuvre deux comparaisons, il
tions récentes, rendues possibles par l’invention de la
établit une analogie entre les opérations de préparation
lunette astronomique et du microscope (perfectionnés par
d’un festin, dissimulées aux yeux des convives, et les
Galilée dès 1609).
moyens par lesquels les partisans parviennent à la fortune ;
de même, entre ces moyens et les machines, le personnel Mais le projet de Pascal n’est en rien scientifique : de
du théâtre, invisibles pendant la représentation. Dans les ces regards portés sur le monde se dégage une vision
deux cas, les procédés, les ressorts appartiennent aux arts tragique de l’homme, évincé à jamais de la place centrale
mécaniques, c’est-à-dire manuels, méprisés par la société que lui avait octroyée une tradition séculaire. Et de cette
raffinée, et réservés aux classes laborieuses. Ainsi, le situation tragique, Pascal attend qu’elle bouleverse le
processus d’accession à la richesse est-il condamné par lecteur et le fasse se tourner vers Dieu, véritable centre
les codes mêmes de la société à laquelle ont accédé les du cosmos.
partisans. 2. L’homme entre les infinis (questions 1 et 3)
3. Pauvres riches ! (questions 2 et 5) Les deux infinis auxquels Pascal fait référence sont
Comme le titre du chapitre l’indique, La Bruyère s’en bien évidemment l’infiniment grand (« la nature entière
prend, non à la richesse en elle-même, mais à l’inadé- dans sa haute et pleine majesté », l. 1) et l’infiniment petit
quation entre les marques d’honneur qu’elle confère et (« ces merveilles aussi étonnantes dans leur petitesse »,
l’extraction, l’origine des gens qui en bénéficient. l. 34-35). Mais ils ne sauraient se réduire à cette antithèse
éloquente : leur point commun, ce qui crée en réalité le
L’expression « biens de fortune » renvoie, selon le
vertige de l’infinité, c’est l’image d’un emboîtement
dictionnaire de l’Académie, aux biens que le hasard seul
sans limite, d’un approfondissement perpétuel de l’objet
procure. Mais on peut aussi lire dans ces « biens » les
considéré (« et trouvant encore dans les autres la même
avantages que procure la fortune, au sens moderne.
chose sans fin et sans repos », l. 33). La métaphore
La Bruyère passe en revue un certain nombre d’insuf- contemporaine, triviale mais juste, des poupées russes,
fisances et de lacunes que la richesse ne parvient pas à pourrait donner une idée approchée de la vision pasca-
combler. Les partisans constituent l’une des ses cibles lienne : vision en effet dans la mesure où l’imagination
privilégiées (fragments 7, 15,16, 18). Plus générale- vient suppléer au regard (« que divisant encore ces der-
ment, il s’en prend aux différences entre l’apparence de nières choses, il épuise ses forces en ces conceptions »,
grandeur que confèrent aux gens riches leurs biens, et la l. 25).
réalité de leur être, à la fois moral et social (fragments 1,
4, 9, 13, 25). Dès lors, la question centrale (l. 19) admet une double
réponse : infiniment petit au regard des espaces sidéraux,
ACTIVITÉS Vers la question de corpus il est infiniment grand par rapport à l’atome. La question
Le fragment 1 oppose les signes extérieurs de la purement rhétorique invite le lecteur d’une part, à se
richesse (satisfactions matérielles, prestige social, accès perdre à son tour dans la rêverie cosmique, d’autre part,
à la noblesse), et le bonheur personnel, inaccessible la à éprouver à la fois par l’imagination et par la raison,
plupart du temps aux gens visés, parce qu’il repose sur l’instabilité irrémédiable de sa position dans l’univers.
une intériorité, un être essentiel et authentique.
3. Du tout au rien (questions 2, 4 et 5)
La Rochefoucauld montre au contraire de La Bruyère
La comparaison de la Terre avec un « petit cachot »
qu’une certaine inauthenticité est nécessaire pour vivre
vise à réduire la dimension relative de notre planète
ensemble, et que cultiver les apparences est un vice
(c’est l’effet de l’épithète) et par conséquent d’humilier
indispensable.
la superbe de l’homme qui se veut roi de la Création. En
La Fontaine se situe dans la perspective adoptée par La même temps, la métaphore du « cachot » transforme ce
Bruyère, tout comme Saint-Simon ; en effet, ce dernier roi en un prisonnier : l’idée, héritée des considérations
se situe plutôt du coté de la dénonciation des apparences. de la philosophie antique, est fondée sur l’impossibilité
En définitive, les trois textes en question présentent une de s’affranchir des limites du globe. C’est une autre
image de l’homme malheureux, condamné à agir plus ou façon de rappeler à l’homme sa finitude physique, mais
moins contre ce qui est sa vérité. aussi, comme Platon le fait dans le Phédon, d’illustrer
75 •
l’emprisonnement moral volontaire que représente la précédent, par exemple, la présente. Des fragments qui
soumission aux passions. s’organisent autour de la métaphore du « roseau pensant »
Le discours de Pascal use ici des procédés de la émergent toute la noblesse de l’homme et en même temps,
persuasion : recours aux images, prédominance de l’ima- la contradiction fondamentale qui le construit.
gination, implication du lecteur par le pronom « nous » Si dans d’autres passages tels ceux consacrés au pari,
(l. 9) et le possessif correspondant (l. 1 et 36). En dépit au divertissement (voir manuel, p. 175), Pascal fait appel
de la construction rigoureuse du diptyque (l. 1 à 19 et aux expériences quotidiennes de ses destinataires et à
l. 20 à 38), et de la référence constante aux acquis de la leur pratique de la mondanité, lorsqu’il est question d’at-
science, le fragment 230 fait beaucoup moins appel à la teindre à l’essence de l’homme, il ne le considère plus
raison qu’au sentiment du lecteur. Même si celui-ci est que sous l’angle de la pensée.
loin encore d’admettre la nécessité de Dieu, il est suscep- Ainsi, l’homme évoqué dans le fragment 230 (voir
tible d’être affecté par ce qu’il est à même de percevoir manuel, p. 172), atome perdu dans l’infini, reconquiert
comme par ce que l’invite à imaginer Pascal. De plus, au une grandeur (c’est le terme même employé par Pascal)
sentiment de vertige évoqué s’ajoute celui de l’indécision tout aussi essentielle que sa faiblesse. Seulement, ce
absolue quant à sa place dans la Création ; l’Apologie qui lui est désormais dénié, c’est le droit de tirer vanité
peut alors légitimement proposer la recherche d’un point de cette faculté. La démarche est la même que dans la
fixe, central et rassurant. réflexion sur les deux infinis : l’homme est à la fois géant
Le lecteur d’aujourd’hui, en dépit ou peut-être à cause et minuscule, penseur et roseau, parce qu’il est esprit et
des nouveaux progrès de la science, n’échappe pas à ce corps, Ange et Bête. Tel est le propos de toute la première
vertige, même si ce dernier ne déclenche pas une quête partie de l’Apologie.
similaire. De fait, les plus grands savants se sont inter-
2. Puissance du langage (questions 1 et 2)
rogés sur des aspects de la matière et du monde qui ne
Pascal recourt ici délibérément à l’art de plaire : le
diffèrent pas sensiblement des sujets d’observation des
roseau, végétal des plus fragiles, renvoie à un topos que
contemporains de Pascal. Paradoxalement, alors que,
dans la deuxième moitié du XXe siècle, la philosophie La Fontaine par exemple exploitera (I, 22) à son tour.
vient définitivement à bout de la permanence illusoire C’est l’une des rares occurrences, dans Les Pensées, d’un
de l’homme, celui-ci se voit confronter, d’une manière élément de la nature. L’image rend compte de la misère
encore plus aiguë, à une constante de sa condition, cette physique de l’homme, et de sa grandeur intellectuelle.
finitude dont le théâtre de l’absurde s’est abondamment La formulation métaphorique de cette dualité est
fait l’écho (voir manuel, p. 286). récurrente dans l’œuvre ; on pourra mentionner en écho de
TICE On trouvera des œuvres picturales qui tentent de nombreux autres fragments et par exemple, « Contrariétés
restituer de manière concrète l’expérience de l’infini : étonnantes qui se trouvent dans la nature de l’homme
en prenant pour origine le ruban de Möbius, que l’œil à l’égard de la vérité, du bonheur, et de plusieurs autres
ne peut cesser de parcourir, un artiste comme Maurits choses » (XXI), où se retrouvent à la fois une métaphore
Cornelis Escher (1898-1971) a construit des édifices dont le comparant est emprunté à la nature (« ver de terre »)
impossibles, escaliers ou passerelles, qui proposent eux et la même conception de la dualité humaine, au service
aussi un parcours sans fin, ou des évocations proches de d’une stratégie de la contradiction : « Quelle chimère
la mise en abîme, qui reproduisent la démarche de Pascal est-ce donc que l’homme ? Quelle nouveauté, quel chaos,
(Le Ciel et la Mer, Nature morte avec sphère réfléchis- quel sujet de contradiction ? Juge de toutes choses, imbé-
sante, Dessiner.). C’est à partir du même ruban qu’a été cile ver de terre ; dépositaire du vrai, amas d’incertitudes ;
conçu, par exemple, le logo du recyclage. gloire, et rebut de l’univers. S’il se vante, je l’abaisse ; s’il
s’abaisse, je le vante, et le contredits toujours, jusqu’à ce
Voir les sites suivants :
qu’il comprenne, qu’il est un monstre incompréhensible. »
http://www.snof.org/art/escher.html
http://www.mcescher.com/ L’autre métaphore, « chimère », est à rapprocher du
Plus généralement, les constructions géométriques (tel terme « monstre » : dans l’Antiquité, la chimère était un
le tableau de Vasarely, Boo) qui s’écartent d’une vision être composite, à la fois femme et oiseau, c’est-à-dire très
figurative de la notion, offrent au regard des formes exactement au croisement de l’humain et de l’animal.
variées de parcours sans limites. Le fragment 348 joue sur les deux sens du verbe « com-
prendre » : par l’étymologie (du latin comprehendo), il
désigne le fait de prendre à deux bras, d’entourer, et par
Texte 6
là de s’approprier, de manière physique ou intellectuelle.
Pascal, Pensées, fragments 347 et 348 ❯ p. 176
Ainsi l’expression « l’univers me comprend » renvoie à
1. Situation du texte l’encerclement physique : l’homme est inclus parmi les
Pour Pascal, la fonction définitoire de l’homme est la objets qui peuplent l’univers. La figure est celle de la
pensée. C’est elle qu’il propose à la médiation des liber- syllepse, qui, peut-être paradoxalement, aboutit ici non
tins : pour ces « honnêtes gens » cultivés, en effet, l’image à unifier mais à souligner la contradiction foncière de
de l’homme est loin d’être aussi dévalorisante que le texte l’homme.
• 76
3. Penser juste (question 3) 4. Un message de détachement (question 4)
La grandeur de l’homme réside dans sa capacité à Les Vanités ont été l’objet d’un véritable engouement
penser c’est-à-dire à se différencier de la nature dont il est au début du XVIIe siècle : associées à l’essor de la Contre-
cependant un des éléments. Pascal vise ici la conscience Réforme, elles dispensent un message de détachement.
réflexive (dans une démarche qui n’est pas sans évoquer Les richesses matérielles, autant de créations artificielles
celle de Descartes) ; mais sa perspective est bien moins et vaines, rappellent les biens auxquels un homme devrait
philosophique que morale : il s’agit de « bien penser », renoncer, non seulement à sa mort, mais surtout dans une
ce qui signifie, dans la perspective de l’Apologie, fonder vie conforme aux enseignements de l’Église. Vanitas
sur l’expérience de la contradiction le sentiment de la vanitatum et omnia vanitas, « Vanité des vanités, tout est
nécessité d’un Dieu sauveur. vanité », cette parole extraite de l’Ecclésiaste (I, 2) figure
souvent sur ces représentations, parfois accompagnée
ou remplacée par l’injonction latine : Memento mori,
◗ Analyse d’image « souviens-toi que tu vas mourir » (voir manuel, p. 153).
Simon Renard de Saint-André, Ces citations se font l’écho du vertige qui saisit l’homme
Vanité-Nature morte ❯ p. 177 devant la mort et de ses inquiétudes devant l’immensité
1. Le genre de la vanité d’un univers écrasant, et les œuvres picturales se voient
Un nouveau genre de nature morte, connu sous investies de la mission d’accompagner le renouveau chré-
le nom de « vanité », accompagne le développement tien (voir manuel, p. 175).
du mouvement baroque dans lequel il privilégie la TICE Le XVIIIe siècle, qui voit se développer une image
dimension lyrique sous la forme de la déploration. Les moins religieuse de l’homme, exclut la méditation sur la
thèmes en sont les réflexions de l’homme sur l’amour, mort, tout comme le XIXe siècle, encore plus matérialiste :
la mort, la fuite du temps et les mutations de la nature ; aussi le genre perd-il de son succès. Il sera toutefois revi-
ils ont inspiré des poètes comme Mathurin Régnier sité par des artistes fascinés par la mort comme Cézanne
ou Malherbe mais aussi des peintres et des graveurs, (Nature morte, crâne et chandelier, 1866 ; Trois Crânes,
en Italie, en Espagne, en Belgique et en Flandre. En 1901-1906), Waterhouse (La Boule de cristal, 1902) ou
France, le mouvement se développe essentiellement par Braque (Crâne, collier et crucifix, 1938). Plus récem-
l’intermédiaire de la communauté flamande de Saint- ment, les grands conflits mondiaux ou les fléaux d’une
Germain-des-Prés, où se sont illustrés des peintres nouvelle espèce comme le SIDA ont suscité à nouveau les
comme Renard de Saint-André, originaire d’Anvers, ou méditations sur les grandes peurs humaines et la fragi-
encore Philippe de Champaigne, Georges de la Tour et lité de l’homme : en témoignent les œuvres de Picasso
le graveur Abraham Bosse. (Crâne de bœuf devant une fenêtre, 1942) ou Andy
Warhol (Autoportrait au crâne).
2. Un symbole de la mort (question 1)
Le tableau présenté met en scène un crâne, symbole On pourra visiter par exemple les sites Internet du Grand
sans équivoque de la mort ; en position centrale, il attire Palais ou du musée Maillol à Paris qui proposent les archives
le regard. Il est encadré dans un triangle composé de cinq des expositions qu’ils ont accueillies en 2009 et 2010 sur le
éléments : les partitions blanches sur lesquelles il repose, thème de la représentation de la mort dans l’art.
la couronne de lauriers placée à la convergence des lignes
médianes et diagonales, le ruban rouge à droite, le luth Texte 7
en diagonale, enfin les roses fanées. La profondeur de Bossuet, Sermon sur la mort ❯ p. 178
l’arrière-plan, très sombre, contribue au relief du crâne.
1. Situation du texte
La couronne de lauriers, qu’on rencontre fréquemment
Le Sermon sur la mort fait partie d’un ensemble de
dans les Vanités, est un élément ambigu : elle renvoie au
prédications commandées à Bossuet pour le Carême de
couronnement éternel dans l’au-delà mais aussi à la gloire
1662 au Louvre. Ce genre de sermon n’était pas pro-
humaine, en particulier militaire.
noncé au cours d’un office religieux ; il était destiné
3. La fuite du temps (questions 2 et 3) à dispenser un enseignement moral et religieux à une
D’autres éléments font référence à la finitude de assemblée composée essentiellement des Grands, de la
l’homme et à la fuite du temps : une montre et un sablier Cour et du roi. Bossuet n’est alors encore qu’un jeune
sont disposés à l’un et l’autre bout du luth ; une bougie prêtre de l’Est (il est archidiacre de Metz) ; mais il est
éteinte fume à l’arrière-plan. souvent appelé à Paris en raison de sa réputation nais-
Enfin, la vanité des gloires humaines est représentée sante de prédicateur.
par la dégradation des objets : la couronne de lauriers des- Le sermon est un genre littéraire, doté d’une fonction
séchée, le luth aux cordes cassées. Les fleurs, les rubans, didactique. Il appartient au type de discours argumen-
l’instrument et la partition évoquent les plaisirs des sens : tatif et l’on y retrouve les éléments constitutifs de l’art
la vue et l’odorat, le toucher et l’ouïe. Tous ces éléments oratoire : l’invention ou choix du sujet, la disposition
illustrent de façon convergente le caractère éphémère des ou organisation de la progression, l’élocution ou mise
plaisirs terrestres. en forme littéraire du texte, la mémorisation et enfin,
77 •
l’action, à la fois déclamation et mise en scène, outil dans une perspective proche de celle de Montaigne (voir
déterminant de la persuasion. manuel, p. 144).
L’art oratoire de Bossuet est l’héritier de la tradition On reconnaît aisément la référence à la vision de Pascal
rhétorique, des grands orateurs et rhéteurs de l’Antiquité dans la phrase « si je jette la vue devant moi, quel espace
comme Cicéron et Quintilien, ainsi que des prédicateurs infini où je ne suis pas ! Si je la retourne en arrière, quelle
chrétiens, comme François de Sales ou l’Oratorien suite effroyable où je ne suis plus ! » (l. 24-25). Mais l’infini
Bérulle, ou encore Vincent de Paul. temporel s’est substitué à l’infini spatial : de même que
Dans son contenu, le sermon se présente comme un dis- Pascal inquiétait le libertin en le suspendant entre l’infini-
cours spirituel et moral : prenant volontiers pour point de ment grand et l’infiniment petit, le projet de Bossuet est de
départ des lieux communs (les loci de la rhétorique), il vise tenir les Grands en suspens entre l’infini de l’avenir et celui
à convaincre et à persuader un auditoire mondain et à le du passé, autrement dit, de les perdre dans l’Éternité.
conduire à une réformation de ses modes de vie et de pensée. Beckett, dans Fin de partie, offre une image de
2. Une méditation partagée (questions 1, 2 et 3) l’homme quelque peu similaire : Hamm prédit à Clov une
S’adressant à un auditoire plus préoccupé de ses plai- mutation qui ressemble beaucoup aux derniers instants,
sirs que de son salut, à un jeune roi qui menait alors à cette mort évoquée dans le Sermon. Ce n’est pas un
une vie peu exemplaire et commençait à se griser de hasard si Hamm convoque la représentation de l’infini :
l’accroissement de son pouvoir, Bossuet met en œuvre « l’infini du vide sera autour de toi » (l. 9) et l’image
une argumentation fondée sur l’une des préoccupations de l’homme, être minuscule perdu dans l’univers : « tu
principales de tout Grand : assurer sa descendance, la y seras comme un petit gravier au milieu de la steppe. »
pérennité de son nom, la durée de sa race. À ces ambi- La réappropriation de la métaphore signale la réécriture
tions d’éternité, il oppose dans le premier paragraphe du lieu commun, qui elle-même témoigne d’une certaine
l’expérience, relativement fréquente, des funérailles permanence des grandes problématiques humaines.
(« on entend dans les funérailles », l. 2) ; il évoque les ACTIVITÉS Lecture d’image
propos des assistants, qui révèlent une inconscience de Le tableau de Bigot est une vanité (voir manuel,
la durée accordée à l’homme, et de l’universalité de p. 177) qui rassemble plusieurs des éléments signifiants
la mort. Bossuet donne ainsi à entendre la banalité de déjà repérés : un crâne, une représentation de la beauté
formules dont la justesse ne frappe plus ceux qui les féminine, la bougie, dont la flamme est aussi fragile que
énoncent : « Voilà, dit-on, ce qu’est l’homme ! » (l. 5). le souffle vital, et le miroir, symbole de l’illusion qu’est
À ces voix, qui livrent dans une brève prosopopée, des le monde, mais aussi, par le jeu du reflet, figuration de
paroles que chacun des assistants a pu avoir l’occasion l’infini. La balance du premier plan, ainsi que le sablier
de prononcer (« chacun rappelle en son souvenir », l. 4), rappellent les efforts de l’homme pour mesurer le monde
vient s’ajouter la voix de Bossuet : « J’entre dans la vie et en particulier le Temps, en oubliant qu’il est infini.
pour en sortir bientôt » (l. 11). Mais ce « je » est un
artifice rhétorique : il porte un discours que la prédica-
tion vise à faire assumer par les assistants (c’est aussi ◗ Histoire des Arts
la fonction du pronom pluriel : « tout nous appelle à Lumières et ténèbres ❯ p. 182-183
la mort », l. 13-14). Le deuxième paragraphe dans son
1. Visages expressifs (questions 1 et 2)
ensemble devient ainsi le reflet de la méditation que
Dans les deux tableaux, les expressions des protago-
l’auditoire est amené à développer et mime en quelque
nistes sont mises en avant et dramatisées par les contrastes
sorte les pensées suscitées chez lui par le sermon.
violents entre ombres et lumières.
3. Entre instant et éternité (questions 4, 5 et 6) Dans le tableau de La Tour, le visage de l’Enfant Jésus
La métaphore filée du théâtre commence à la ligne 20, est très illuminé ou « surexposé ». Cela estompe les
avec l’image d’une humanité dont chaque génération, détails et lui donne une présence surnaturelle, comme
défilant devant les précédentes, offre le spectacle d’un si la lumière venait de lui (même si Jésus tient une
cortège ininterrompu : « d’autres nous verront passer qui bougie dans la main, ce qui donne lieu à un contre-jour
doivent à leurs successeurs le même spectacle » (l. 21-22). magistral.) Ainsi, le spectateur est d’abord attiré par le
Elle est reprise par l’image des figurants (« on ne m’a visage illuminé de l’Enfant dont l’expression n’a rien
envoyé que pour faire nombre », l. 26), personnel secon- d’enfantin. Il est sérieux, concentré, rivé sur Joseph, la
daire qui illustre l’idée de la contingence de l’homme bouche entrouverte comme si c’était lui qui dictait au
sur terre (« et la pièce n’en aurait pas été moins jouée, vieux charpentier les marches à suivre. Il regarde atten-
quand je serais demeuré derrière le théâtre. », l. 28). tivement les morceaux de bois par terre ébauchant une
Cette métaphore fait partie des ressources littéraires croix qui présage son destin tragique. Ce type de repré-
de l’écriture baroque : le topos du theatrum mundi cesse sentation de Jésus en enfant grave, déjà conscient de son
cependant ici de désigner le monde de l’illusion ; comme sacrifice futur qui doit racheter les péchés des hommes,
chez Sponde ou Chassignet, il matérialise le constat du est connu depuis le Moyen Âge. Le plus souvent, il est
passage rapide, du changement soudain et permanent figuré avec sa mère en bébé sévère qui lit un livre (voir
• 78
la Vierge auvergnate dans la collection du Metropolitan émotions complexes qui animent les personnages, mais
Museum à New York, http://www.metmuseum.org/toah/ aussi en suscitant des émotions chez le spectateur qui, ne
works-of-art/16.32.194). voyant pas tout, doit passer du temps à méditer sur ces
En face, Joseph a le visage tendu, à moitié dans l’ombre. scènes et peut ressentir de l’angoisse face à l’inconnu.
La lumière de la bougie surexpose son front et révèle ses D’autre part, les zones sombres ont une fonction
rides soulevées par l’effort de concentration. Son regard purement plastique. L’arrière-plan noir de La Tour fait
fixe renforce cette sensation de sérieux solennel. Les ressortir les personnages qui occupent toute la surface du
ombres creusent les pommettes et le relief du nez, rendent tableau. Le Caravage représente un paysage au lointain,
les traits plus tranchés, plus austères. Le fait qu’une grande mais tous les détails sont très sombres à l’endroit où se
partie de la tête reste dans l’ombre renforce l’effet drama- passe la scène pour que le spectateur puisse se concentrer
tique, car, le spectateur ne voit pas tout, mais sent, alarmé sur la relation dramatique entre les personnages.
par ses ombres noires, que quelque chose d’important se Pour Rembrandt, il s’agit moins de suggérer une ambiance
joue ici. Comme Joseph, le spectateur découvre avec un angoissante, que de représenter les changements atmosphé-
effroi retenu le symbole funeste ébauché sous la dictée de riques. Il fait preuve d’une extraordinaire technicité, car il
l’Enfant. Ainsi, le peintre invite le spectateur (forcément est très difficile de rendre ces effets par la technique de la
un chrétien à l’époque où le tableau fut peint) à méditer gravure. Beaucoup d’éléments doivent être regardés à la
sur le sacrifice du Christ avec émotion et dignité, comme loupe : les pécheurs à gauche, le troupeau de bétail avec son
le fait Joseph. berger au dessus, les amoureux dans les buissons à droite
Par ses traits tendus, sa calvitie surexposée, ses rides (voir l’animation). Peut-être, en cachant des éléments dans
creusées, son visage en partie plongé dans l’ombre, l’ombre, Rembrandt a-t-il voulu représenter le mystère de la
Joseph ressemble à Abraham dans le tableau du Création divine (on est toujours dans le monde chrétien). Il
Caravage. Les deux protagonistes sont en effet des pères, invite le spectateur à bien regarder le monde, car les choses
confrontés à la mort de leurs fils. Joseph, descendant du les plus proches sont parfois les plus difficiles à repérer,
roi David, père nourricier de Jésus et mari terrestre de comme les amants au premier plan qui sont les figures les
la Vierge Marie (dont le vrai époux est Dieu le Père), a plus grandes, mais les moins visibles.
la révélation de la mort tragique à laquelle est destiné
son enfant adoptif. Abraham a reçu de Dieu l’ordre de ART ET ACTIVITÉS
tuer son fils, longuement attendu, pour prouver sa foi. 1. Vous trouverez beaucoup de tableaux représentant le
Son expression grave, son front crispé – on le voit aux sacrifice d’Isaac, alors que Joseph charpentier reste un
sillons des rides très prononcés à cause des ombres, sujet plus rare. Le culte de Joseph n’était pas très répandu,
comme pour Joseph –, son regard sombre expriment son il l’était en Lorraine où exerçait La Tour. En revanche, le
tourment renforcé par le clair obscur violent qui renvoie sacrifice d’Isaac qui préfigure celui du Christ et montre
à sa lutte intérieure. aux fidèles qu’ils doivent obéir à un Dieu qui est toujours
Si Joseph est comparable à Abraham, ce n’est pas vrai juste, était un thème iconographique très fréquent.
pour les deux enfants. Serein et imperturbable face au 2. Vous trouverez de nombreuses peintures de Rembrandt
sinistre présage, l’Enfant Jésus de La Tour contraste avec qui jouent avec le clair-obscur. Une des plus mystérieuses
celui du Caravage. Le peintre italien représente Isaac en est La Ronde de nuit où la jeune femme au coq semble
train de comprendre pourquoi son père l’a amené sur irradier la scène de sa lumière intérieure. Un mystère que
la colline. Abraham maintient son visage avec fermeté, les spécialistes n’ont pas encore percé.
voire avec violence. Le clair-obscur transforme la bouche
d’Isaac en une cavité noire, creuse ses traits, fait ressortir ◗ Analyse littéraire
ses cernes et son regard terrifié. Les formes de l’argumentation ❯ p. 184-185
Si on trace la diagonale descendante (de gauche à Identifier les pôles de l’argumentation
droite, du haut vers le bas) on remarque que le visage 1 1. L’émetteur de l’argumentation présentée dans
d’Isaac fait pendant à celui de l’ange (à gauche), envoyé l’extrait est clairement identifiable : le pronom personnel
par Dieu. Serein, mais ferme, le messager divin montre
de 1re personne « je » renvoie à La Bruyère : « j’entends
à Abraham le bélier qu’il doit sacrifier à la place de
corner à mes oreilles ». Il s’adresse aux hommes, sous
son fils. Son visage imperturbable, éclairé avec plus de
la forme d’une apostrophe « petits hommes » et d’une
douceur, est une élément apaisant dans cette composition
interrogative directe (« qui vous a passé […] ? »)
où la violence du clair-obscur correspond à la cruauté de
2. Le procédé manifeste est l’antithèse, qui met en lumière
l’action, mettant en avant les émotions contradictoires
la présomption des hommes. La Bruyère les présente avec
d’Abraham, d’Isaac et du spectateur témoin de cette
ironie comme des êtres vaniteux qui tirent leur prétention
scène bouleversante.
de fausses valeurs des plus médiocres : leur taille est
2. Des zones d’ombre (question 3) dérisoire au regard de l’univers (huit pieds font entre
D’une part, comme nous l’avons dit, les zones sombres 2,12 m et 2,38 m selon la valeur du pied en usage après la
contribuent aux effets dramatiques en révélant les réforme de Colbert en 1668).
79 •
La conclusion prend la forme d’une interrogative rhéto- – rien ne se crée de soi-même ; exemples : la nature envi-
rique : « Qui vous a passé cette définition ? » ; la réponse ronnante (« ces arbres-là, ces rochers […] »), le cosmos
sous-entendue (« personne ») met en question tout l’an- (« cette terre, et ce ciel […] »), l’homme particulier qu’est
thropocentrisme sur lequel se fondent, depuis l’antiquité, Dom Juan (« vous êtes là […] ») ;
les philosophies de l’homme. – la Création est admirable ; exemples : « ces nerfs, ces
os… ».
Identifier les types d’arguments La tirade s’ouvre sur la réfutation préalable d’une objec-
2 « Le Loup et l’Agneau » de Jean de La Fontaine tion supposée : celle de l’incompétence de Sganarelle. Il
y a donc là une sorte de thèse seconde, affirmant la com-
1. La thèse du loup est la suivante « j’ai raison de te pétence de l’ignorant. L’unique argument repose sur une
manger ». Dans le cadre de l’argumentation, un débat idée présentée comme une vérité générale : « on en est
porte sur des valeurs, non sur des faits. La « valeur » bien moins sage le plus souvent ». Ensuite, la réfutation
incarnée par la thèse du loup relève de la justice et du procède par affirmations sans démonstration (« je vois les
droit – c’est ce que ses arguments successifs visent à choses mieux que vous »).
démontrer. La portée de la fable réside dans la critique Les expressions « on en est bien moins sage le plus souvent »
d’un droit qui ne repose que sur la force. et « ce monde n’est pas un champignon qui soit venu tout
2. les quatre arguments du loup sont : seul » visent à convaincre. Elles sont rares, le discours de
– v. 5 : trouble apporté à la jouissance ; Sganarelle est une caricature de discours argumenté.
– v. 17 : rumeurs de médisance, manque de respect,
Les expressions « Est-ce que vous vous êtes fait tout
offense ;
seul, et n’a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votre
– v. 20-22 : responsabilité collective de la famille ;
mère pour vous faire ? » ; « ces nerfs, ces os, ces veines
– v. 24 : devoir de vengeance.
[…] » visent à persuader : plus nombreuses, elles visent
Ce sont autant de contre-vérités : le loup a pour motiva-
à inclure l’énonciateur et le destinataire, tenant du pôle
tion l’aventure et la faim (v. 3) ; son but est de justifier
opposé, dans le discours.
un acte fondé sur la seule force. Sa stratégie argumenta-
En même temps, par le procédé de l’énumération, voire
tive ne repose donc pas sur la valeur intrinsèque de ses
de l’accumulation, elles tendent à solliciter l’admiration
arguments, mais sur une violence qui les rend inutiles. il
devant la nature.
incarne l’attitude humaine de la mauvaise conscience qui
tente de trouver de bons motifs au mal.
Écrire
3. L’agneau analyse les propos du loup d’un point de
vue rationnel, pour montrer qu’ils ne sont pas fondés : sa 4 Le débat pose la question des effets de la sincérité
démonstration apporte des arguments fondés sur des faits dans un groupe social : Alceste, principal protagoniste, est
(v. 12-13, par exemple), non sur des valeurs. un misanthrope qui entend vivre dans une franchise totale
même s’il doit se brouiller avec toute une société ; il refuse
Identifier la démarche en cela les préceptes de La Rochefoucauld (voir manuel,
p. 164). Récusant tout comportement destiné à assurer
3 Don Juan, Molière (III, 1)
la satisfaction d’autrui, il prône des rapports humains
1. Sganarelle défend la thèse qu’un Créateur, une puissance dépourvus d’hypocrisie et qui se veulent transparents.
divine, est à l’origine du monde : « je comprends fort bien Philinte incarne une position moins absolue et plus réa-
que ce monde que nous voyons n’est pas un champignon liste, qui fait la part de la bienséance – la nécessité de
qui soit venu tout seul en une nuit ». ménager l’autre, quitte à lui cacher sa pensée.
2. Ses arguments dérivent de l’argument physico- On attendra le transfert de cette posture dans le monde
téléologique, qui vise à prouver l’existence de Dieu par contemporain. Les arguments seront davantage développés
l’ordre du monde et sa beauté, œuvre d’une Intelligence que dans l’extrait proposé, les exemples plus nombreux.
suprême. On valorisera les exemples choisis dans un domaine dif-
Sganarelle en propose deux : férent de celui du maquillage, proposé par Philinte.

• 80
Chapitre

7 L’homme au temps des lumières ❯ MANUEL, PAGES 186-207

◗ Document d’ouverture 2. Le bonheur en soi (questions 1, 3 et 4)


Fragonard, La Fête à Saint-Cloud, huile sur toile « Contentement » vient du verbe latin contineo, qui
(2,16 x 3,35 m), Paris, banque de France. exprime l’idée d’emplir complètement, d’enserrer
quelque chose entre deux limites. Le substantif désigne
1. Plaisirs et rêveries (question 1) donc une satisfaction pleine et entière. Dans le texte, un
Les personnages manifestent plaisir et admiration à la réseau sémantique développé réunit des mots relevant du
vue du feu d’artifice qui couronne la Fête à Saint-Cloud. sème de complétude :
Toutefois, la femme en robe à paniers appuie langou- – « s’y reposer toute entière et rassembler là tout son
reusement sa joue contre l’épaule de son compagnon, être » (l. 12) ;
image de la rêverie qui, au XVIIIe siècle, représente une – « que ce sentiment seul puisse la remplir toute entière »
des facettes du bonheur d’exister (voir manuel, p. 188) (l. 18) ;
2. Les joies de la famille (question 2) – « un bonheur suffisant, parfait et plein » (l. 20) ;
Le groupe de gauche représente les joies de la famille, – « on se suffit à soi-même comme Dieu » (l. 27).
qui sont redécouvertes au XVIIIe siècle, avec le dévelop- Ainsi, c’est l’image du plein qui rend le mieux compte,
pement d’une classe bourgeoise. La mère et les enfants pour Rousseau, du bonheur qu’il connaît.
jouent (sorte de loterie ?) ; au sol, un jeu de croquet.
Le bonheur tel que Rousseau dit l’avoir éprouvé n’est
influencé ni par le passé, ni par l’avenir. L’être demeure
Texte 1 dans un éternel présent : « le présent dure toujours […]
Rousseau, Les Rêveries sans aucune trace de succession » (l. 14-15). Il n’est pas
du promeneur solitaire ❯ p. 188 non plus dépendant de l’extérieur : le seul sentiment
1. Situation du texte éprouvé est celui « de notre existence » (l. 17).
Après avoir déposé les Confessions sur l’autel de Et pourtant, un élément naturel, c’est-à-dire tout de même
Notre-Dame et rédigé les Dialogues, Rousseau croit avoir extérieur, semble nécessaire à Rousseau : il s’agit de l’eau,
achevé son entreprise de justification contre les calomnies soit du lac de Bienne, soit courante (« au bord d’une belle
et le complot dont il a toujours imaginé être la victime. rivière ou d’un ruisseau », l. 24). Bachelard (L’Eau et les
C’est dans un état d’esprit apaisé qu’il entreprend d’écrire Rêves, 1942) distingue les rêveries suscitées par « les eaux
les Rêveries du promeneur solitaire, même si, en 1776, claires […] et les eaux courantes », de celles liées aux « eaux
il éprouve encore des moments d’inquiétude. L’ouvrage dormantes – les eaux mortes ». Aux premières, il associe
se veut le récit d’errances dans les environs de Paris, les conditions objectives du narcissisme. Pour Rousseau,
ponctuées de cueillettes botaniques et de réflexions sur les eaux du lac ne sont pas immobiles : il laisse son bateau
la nécessité d’une réforme morale, sur l’accident qui lui « dériver au gré de l’eau » (l. 23), et s’accommode du « lac
est survenu lors d’une promenade à Ménilmontant, ou sur agité » (l. 18). On voit que les eaux nécessaires au bonheur
le bonheur éprouvé à l’île Saint-Pierre en septembre et rousseauiste sont bien celles qui favorisent le narcissisme.
octobre 1765 (Cinquième promenade), ou encore auprès
3. Ce que l’homme appelle bonheur (question 2)
de madame de Warrens (Dixième promenade, inachevée).
À l’image du plein s’oppose en quelques endroits celle
L’écriture de la rêverie apporte à Rousseau l’occasion du vide : ainsi, le faux bonheur « laisse le cœur inquiet
non pas de revivre un moment, mais d’en méditer les et vide » (l. 10). En effet, le bonheur communément
effets sur son être. C’est toujours le moi de Rousseau éprouvé ne s’affranchit pas du temps ni du désir (l. 3 à
qui sert de chambre d’écho aussi bien à la nature qu’aux 5 ; l. 10-11) : il dépend des « choses extérieures », elles-
impressions éprouvées en son sein. Il atteint ainsi une mêmes soumises au changement et à la dégradation (l. 2
sorte d’extase qui se nourrit de souvenirs, d’imagination et 3). C’est donc « un état fugitif » (l. 9).
et surtout du sentiment même de l’existence.
Il est intéressant de noter qu’à l’inverse, le vrai bonheur
Dans l’île Saint-Pierre, le bonheur de Rousseau est fait
ignore le vide : l’âme heureuse se maintient « sans aucun
d’activités qui ne mobilisent pas, en profondeur, l’esprit et
autre sentiment de privation » (l. 15). La possibilité même
le corps : pas de travail, presque pas de lectures ni de lettres,
du manque est niée.
mais de l’herborisation, quelques travaux des champs, une
sorte d’oisiveté heureuse. Rousseau aurait aimé passer sa 4. Malheur et bonheur antiques (question 5)
vie dans cette île, et y arrêter le temps. L’ironie du destin a La conception de Rousseau, sans y faire expressément
voulu qu’il en soit chassé par un arrêté d’expulsion. référence, reflète certaines des idées du courant stoïcien,
81 •
en particulier, la nécessité du détachement. L’extrait de peuvent paraître que sinistres, seul le passé renferme le
Sénèque, qui pose les conditions de La Vie heureuse, bonheur suprême – inaccessible.
offre l’image topique de l’homme soumis à l’esclavage Paradis ou âge d’or voient l’homme vivre oisif (v. 48),
des passions. Elles le conduisent à éprouver plaisir ou des dons d’une nature exubérante et prodigue, en paix
douleur en relation avec ce que Rousseau appelait les avec la Création et les animaux les plus féroces (v. 30).
choses extérieures, et que Sénèque désigne sous le nom Il ne connaît aucun besoin, ni alimentaire (v. 38-39), ni
général de « Fortune », c’est-à-dire de « Hasard » (l. 4). vestimentaire (v. 34 et 40).
Le bonheur, lui, est décrit par l’image de la complétude : Pour Voltaire au contraire, ce mythe ne renvoie à
la possession du vrai nous remplira d’une joie immense aucune vérité : il suppose malicieusement que lorsque
(l. 6). Il postule également une forme d’éternité : cette tel était l’état initial de l’humanité (v. 30 sq.), ce n’était
joie est « inaltérable » (l. 6). pas le bonheur qui en découlait, mais le dépouillement et
En revanche, Sénèque attribue à l’empire de la les privations (v. 33-34, 36, 45).
« raison » (l. 10) ce que Rousseau fait dépendre du senti- Voltaire recourt au rythme léger du décasyllabe, pour
ment (l. 17 et 27). évoquer le bonheur terrestre. Il s’inscrit ainsi dans une
ACTIVITÉS Lecture d’image Le tableau rassemble les tradition héritée de l’Antiquité (Ovide après Hésiode), et
signes de la rêverie : revivifiée notamment à l’époque baroque (voir manuel,
– un cadre naturel ; p. 51), au début du XVIIe siècle, par des poètes comme
– une position surplombante (terrasse, collines) ; Théophile de Viau ou Saint-Amant, qui ont chanté les
– l’eau (la Saône, à gauche) ; prestiges du monde sensible.
– le geste enthousiaste du philosophe solitaire qui com- 3. Satire de l’Âge de fer (question 3)
munique avec la nature et avec Dieu. Voltaire ironise sur les tenants du mythe, notamment
les moralistes d’inspiration chrétienne ou stoïcienne,
Texte 2 auxquels il s’oppose point par point. Dès le premier
Voltaire, Le Mondain ❯ p. 190 vers, l’expression qui les désigne, « qui veut », est
1. Situation du texte dédaigneuse ; le vers 7 les disqualifie en rejetant sur eux
Après le bon accueil réservé aux Lettres philosophiques l’accusation de rébellion contre l’ordre des choses. Ainsi,
(1734), Voltaire écrit en moins de six mois, ce poème où le début du poème ne constitue nullement une concession
se ressent l’influence de son séjour à Paris, de ses succès à la thèse opposée, mais sa réfutation. Elle apparaît sous
mondains, des plaisirs de l’Opéra et des réceptions. Le la forme de citations masquées qui donnent à entendre
bonheur qu’il éprouve l’incite à l’optimisme ; le ton du les voix de l’austérité : « ce temps profane » (v. 8), « ce
poème est non seulement ironique à l’égard des partisans siècle de fer » (v. 21), expressions par lesquelles les pré-
de l’austérité, mais parfois provocant lorsqu’il fait l’éloge dicateurs désignent le siècle ; « mon cœur très immonde »
sans réserve du luxe et du bien-être matériel. (v. 13) qui taxe d’impureté le cœur humain trop attaché
L’environnement économique et politique joue son rôle aux réalités du monde. En définitive, ce à quoi Voltaire
dans cette vision des choses : après la mort de Louis XIV, s’attaque déjà dans Le Mondain, c’est à une vision trop
en 1715, la Cour ne demande qu’à oublier l’austérité pessimiste du monde, qui ne sait pas en voir et en appré-
quasi janséniste imposée par Mme de Maintenon. Aux cier les aspects heureux, et qui situe dans un au-delà la
côtés du Régent, on rencontre les « roués », cyniques et récompense éventuelle et les châtiments certains réservés
libertins. aux hommes.
L’économie connaît un développement considérable, 4. Plaisirs romains (question 5)
favorisé par la paix, la colonisation de la Louisiane, la Le roman de Pétrone, Satyricon, donne à voir une
reconstruction de la flotte, et la résorption progressive des représentation d’un monde jouisseur qui n’ignore aucun
dettes. Malgré la faillite du système de Law (1720), la des plaisirs matériels. Le passage intitulé par la tradi-
politique efficace de l’abbé Dubois prépare à Louis XV tion « le festin de Trimalcion » dépeint les prouesses
un début de règne heureux. gastronomiques et esthétiques d’un riche parvenu,
qui offre à ses convives un régal à la fois du goût et
2. Critique de l’Âge d’or (questions 1, 2 et 4)
de la vue. Ainsi, cette « poule en bois sculpté » (l. 3)
Un courant de pensée, qui renaît périodiquement, situe
ménage une série de surprises, depuis les œufs de paon
dans un passé irrémédiablement disparu l’Âge d’or du
à leur contenu savoureux. L’exaltation du raffinement,
genre humain (v. 1-3). D’après les Travaux et les Jours
de la succession des étonnements, caractérise ainsi une
d’Hésiode (VIIIe siècle av. J.-C.), l’histoire humaine suit
époque impériale fastueuse où la richesse, notamment
une lente dégradation, passant par l’âge d’argent, puis
celle des affranchis, comme Trimalcion, permet de se
d’airain, puis de fer. Cette lecture mythique rejoint la tra-
procurer tous les plaisirs.
dition chrétienne selon laquelle l’Homme fut chassé du
Paradis terrestre à jamais (v. 4), et condamné à travailler TICE Les sites indiqués offrent un panorama assez
et à souffrir pour vivre. Dès lors, l’avenir et le présent ne complet des illustrations, littéraires ou picturales du
• 82
mythe. On effectuera les rapprochements suggérés avec comme usant toujours de la Raison (« ceux qui raison-
les Métamorphoses d’Ovide (Ier siècle ap. J.-C.). nent » l. 13 ; « le philosophe », l. 14), non sans éprouver,
en tant qu’humain, des passions : colère (l. 15), mépris
Texte 3 pour certains adversaires (l. 16). En outre, le Philosophe
Voltaire, Correspondance, n’est pas qu’un intellectuel, c’est aussi un homme
« Lettre à Damilaville » ❯ p. 192 d’action et pas seulement dans le domaine juridique :
son œuvre bienfaisante s’étend jusqu’au monde du
1. Situation du texte travail qui, à l’époque, coïncide avec l’agriculture.
Voltaire s’est engagé en faveur de plusieurs victimes Ses connaissances encyclopédiques lui permettent de
de l’arbitraire judiciaire ; il a réussi à réhabiliter leur développer les techniques, qui doivent contribuer au
mémoire, en conduisant à la manière d’un journaliste des progrès et au bien être du genre humain. C’est ce
enquêtes après ou en parallèle avec les procès. que signifient les allusions de la ligne 20 et l’expression
L’affaire Calas (1761-1762) le voit prouver que l’ins- « rendre la terre fertile et ses habitants plus heureux »
truction contre des protestants prétendument fanatiques (l. 20-21), mais aussi le développement des lignes 22
avait été menée sans rigueur, sous l’emprise d’un préjugé à 26 où sont énumérés les moyens d’améliorer les sur-
défavorable. L’acquittement des Sirven est son combat faces cultivées (« défriche les champs incultes »), leur
suivant : dès 1765, il proclame leur innocence et, résident rendement (« augmente le nombre des charrues » l. 22)
alors à Ferney, intervient pour eux par l’entremise de et les conditions de vie (l. 23 à 25).
son ami Damilaville avec qui il échange une abondante Toutefois, par un retournement qui constitue une sorte
correspondance. de chute, Voltaire détourne plaisamment cet autoportrait
Étienne Damilaville (1723-1768) faisait partie du en prétendant rendre hommage à Damilaville. Au-delà du
groupe des philosophes rassemblés autour du baron compliment adressé à un ami, on peut y lire l’expression
d’Holbach ; il a collaboré à l’Encyclopédie (on lui doit de l’universalité du Philosophe, qui s’incarne dans des
entre autres l’article « Paix »). Pendant que Voltaire hommes divers et qui vise au bonheur du genre humain
séjournait, par prudence, à Ferney, il fut à plusieurs (cf. p. 202-203).
reprises son intermédiaire juridique et politique. 3. Combattre des idées (question 3)
2. Être philosophe (questions 1 et 2) S’il n’est pas qu’un intellectuel, le Philosophe n’est
Voltaire se dépeint dans cette lettre, en exposant les pas non plus un saint. En effet, Voltaire ne nie pas avoir
raisons de ses prises de parti, notamment en faveur des toujours fait preuve d’une hostilité radicale envers
Calas et des Sirven. Les trois premiers paragraphes de la L’Année littéraire, un journal bimensuel (« deux fois
lettre s’ouvrent sur le pronom de première personne. Le par mois », l. 16) dont le rédacteur était Élie Fréron.
premier titre de fierté qu’évoque Voltaire, c’est son œuvre Celui-ci, défenseur systématique de la monarchie et de
d’historien : Histoire de Charles XII (1731), Le Siècle de la religion, ne pouvait que s’opposer aux philosophes,
Louis XIV (1750), Histoire de l’empire de Russie (1759), à leurs actions et à leurs combats. Ce n’est pas pour
et plus tard, Le Précis du siècle de Louis XV (1768). autant qu’il fut protégé par cette même monarchie : le
Cependant, loin de prétendre à l’objectivité, il fait de directeur de la Librairie, Malesherbes (un partisan et
l’œuvre historique soit une apologie du prince civili- ami des Philosophes) et plus tard, le garde des Sceaux,
sateur, soit un instrument de critique à l’égard des Miromesnil, lui furent hostiles.
obscurantismes et des préjugés. Mais au-delà de cette attaque individuelle, Voltaire s’en
Au sujet des affaires Calas et Sirven, l’apparente prend à des adversaires plus généraux : « le fanatisme »
modestie dont il fait état (« je n’ai donc fait que ce que (l. 9) et « les enfants du fanatisme » (l. 11) qu’il évoque
font tous les hommes » l. 6-7) représente une pétition de comme autant d’allégories, « le mensonge et la persécu-
principe éclairante : il est de la nature humaine (« j’ai tion » (l. 12). Ces forces se manifestent par le refus d’user
suivi mon penchant » l. 7) de secourir les opprimés. On de la Raison : « Des gens qui ne raisonnent pas » (l. 13).
reconnaît là une des thèses essentielles de la philosophie Ainsi, dans cette lettre, Voltaire recense les adversaires
des Lumières. auxquels il s’est confronté, et surtout dénonce à nouveau,
Le troisième paragraphe rappelle que les combats vol- comme dans toute son œuvre, les causes universelles de
tairiens sont motivés par la haine du fanatisme, auquel leur aveuglement.
s’opposent « la vérité et la tolérance » (l. 10). En effet, TICE Il est aisé de trouver des renseignements précis sur
à la suite de l’affaire Calas, Voltaire publie en 1763 le les deux affaires. On notera que Voltaire a retardé son
Traité sur la tolérance, œuvre militante en même temps intervention dans l’affaire Sirven jusqu’au moment où il
qu’analytique : il y expose les origines de l’intolérance, a réussi à réhabiliter les Calas. Il faut dire que les Sirven
qui trouvent sa source dans les superstitions, les préjugés s’étaient réfugiés auprès de Voltaire à Ferney et avaient
et les fanatismes religieux. été jugés par contumace. On soulignera ainsi d’une part
Voltaire élargit alors le portrait, et passe à celui du son souci de l’efficacité, de l’autre un véritable art de la
Philosophe, homme des Lumières. Celui-ci est présenté stratégie.
83 •
On pourra se reporter, entre autres, aux sites suivants : Texte 4
– http://www.memo.fr Voltaire, Traité sur la tolérance ❯ p. 194
– http://www.institutfrancais.com
1. Situation du texte
◗ Analyse d’image La fin du règne de Louis XIV connaît une intensifica-
tion de l’austérité religieuse et des persécutions contre
Prévost, Cochin, Frontispice les Protestants et les Jansénistes. Avec le Régent (1715),
de l’Encyclopédie ❯ p. 193 l’oppression s’adoucit, ce qui n’empêche pas l’Église
1. L’Encyclopédie comme manifeste des Lumières de prendre de nombreuses mesures vexatoires contre
Symbole des Lumières, l’Encyclopédie est la plus grande les hétérodoxies. Entre 1761 et 1763 se déroule l’affaire
aventure éditoriale et intellectuelle du XVIIIe siècle. Diderot Calas, drame de l’intolérance contre une famille de
et d’Alembert, en collaboration avec cent soixante-douze protestants (cf. texte 3, manuel, p. 192). Voltaire prend
rédacteurs, souhaitent présenter l’état des connaissances, parti puis intervient, entre autres, en rédigeant le Traité
puisque, pour eux, c’est leur progrès qui garantit le progrès sur la tolérance qu’il publie en 1763 à Genève, puis
social. Plaçant l’homme au centre de l’univers, l’œuvre diffuse auprès des Grands, des princes d’Allemagne et de
présente les savoirs qui, selon d’Alembert, « peuvent se l’Europe des Lumières.
réduire à trois espèces : l’histoire, les arts tant libéraux que Le Traité attribue les erreurs de la Justice à un parti pris
mécaniques et les sciences proprement dites, qui ont pour religieux, et passe de l’éloge de la tolérance à celui de
objet les matières de pur raisonnement ». La visée pédago- la liberté de pensée, c’est-à-dire à l’établissement d’une
gique des encyclopédistes se traduit dans la multiplication forme de religion naturelle, exempte de superstition, de
des illustrations : 2 885 planches répondant au principe de dogmes, de rites et donc de fanatisme. Voltaire s’inspire
Diderot énoncé dans le « Prospectus » : « Un coup d’œil des réflexions antérieurement conduites par Locke, phi-
sur l’objet ou sur sa représentation en dit plus long qu’une losophe anglais du XVIIe siècle, auteur d’un Essai (1667)
page de discours. » La preuve en est donnée par l’estampe, et d’une Lettre sur la tolérance (1689) et par Bayle. Il
envoyée à tous les souscripteurs de l’Encyclopédie, qui montre que le bien des sociétés, ce qu’il appelle « l’inté-
offre au lecteur non seulement une vision synthétique rêt des Nations », suppose le pluralisme religieux. Le
du contenu de l’ouvrage mais surtout un manifeste des chapitre XXIII, qui clôt le Traité, est une « Prière » à
Lumières : les Arts, les Sciences, les facultés humaines, la un dieu universel et rationnel. Il est suivi de deux autres
quête de la Vérité et l’Instruction. chapitres qui rendent compte de la réussite de Voltaire et
2. Une construction conceptuelle (question 1 à 6) du réexamen de l’affaire Calas.
Le décor est celui du temple de la Connaissance : 2. Une stratégie argumentative (questions 1 et 2)
cette construction d’architecture ionique évoque l’anti- Le chapitre XXV donne la parole à la nature. Cette
quité gréco-romaine, encore considérée comme un âge prosopopée justement célèbre en fait ainsi le garant et la
d’or même si le XVIIIe siècle, à la suite de la Querelle cause fondamentale de la liberté de conscience.
des Anciens et des Modernes (1687-1716), continue
Son discours recourt au développement de lieux
à prendre vis-à-vis d’elle une distance critique. C’est
communs ou topoï :
aussi le début de fouilles archéologiques en Grèce et en
– la faiblesse physique de l’homme : « Je vous ai tous fait
Asie mineure.
naître faibles » (l. 1) ;
Un flot de lumière semble émaner de la Vérité, figure – le caractère éphémère de la vie humaine : « pour végéter
féminine que la Raison, couronnée, et la Philosophie, à quelques minutes sur la terre » (l. 2) ;
sa droite, cherchent à dévoiler. Elles incarnent à la fois – la finitude de l’homme et le caractère inévitable de la
les valeurs et la stratégie des Lumières. Un groupe, au mort : « pour l’engraisser de vos cadavres » (l. 2).
premier plan à gauche, lui apporte une offrande. Tous les Ces lieux font partie d’un fond commun : ils ont
regards des personnages de la partie gauche du tableau été développés par exemple par Bossuet (voir manuel,
sont tournés vers elle Au centre, figurent des représenta- p. 178) et Pascal (voir manuel, p. 176) ; ils acquiè-
tions de tous les domaines traités par l’Encyclopédie qui rent ainsi un pouvoir de conviction que leur confèrent
occupe ainsi le point focal de la gravure. leur ancienneté et leur enracinement dans une pensée
L’Imagination qui tient une guirlande de fleurs, s’ap- commune.
prête à la couronner, ce qui suggère la réconciliation des Sont employés aussi des procédés rhétoriques et une
deux instances, l’imagination apportant à la vérité les figure d’analogie :
embellissements de l’art. – anaphores (« puisque… », l. 3 ; « quand… », l. 4-5 ;
La Théologie lève la main et les yeux au ciel, comme c’est moi seule…, l. 12, 14, 18, 22).
cherchant la source des savoirs et de la vérité. Du bras – accumulation de segments binaires : « à l’indécision et
gauche, la Philosophie tente de la ramener sur terre, illus- aux caprices » (l. 19-20) ; « de province en province, de
tration des thèses de d’Alembert qui dans le préambule ville en ville » (l. 21) ;
de l’Encyclopédie nie l’existence d’une source transcen- – antithèses et oppositions : « fureurs de l’école… la voix
dante de la connaissance. de la nature » (l. 11) ; « inspirer la justice… n’inspirent
• 84
que la chicane » (l. 23) ; « celui qui m’écoute… et celui Texte 5
qui ne cherche… » (l. 23-24). Voltaire, Micromégas ❯ p. 195
– allégorie : « il y a un édifice immense… » (l. 26 à 31) qui
1. Situation du texte
représente la religion naturelle à laquelle les hommes ont
Dès 1739, Voltaire imagine la situation d’un voyageur
ajouté les créations artificielles mentionnées plus haut,
qui découvre notre Terre. La Relation du voyage de
que Voltaire appelle « les ornements les plus bizarres…
Monsieur le baron de Gangan, (voir manuel, p. 197).
les plus inutiles » (l. 28)
Frédéric de Prusse admire ce « voyageur céleste » qui
Ces procédés visent la persuasion par le biais d’une
réduit « à sa juste valeur ce que les hommes ont coutume
rhétorique rythmée et imagée.
d’appeler grand ». Micromégas rassemble en effet une
3. Une nature maternelle (questions 3 et 4) série de situations qui donnent lieu aux deux géants visi-
La nature a donné à l’homme la pensée (« c’est moi qui teurs de porter un regard critique sur les comportements
le fais penser », l. 6), nécessaire aux opérations de l’es- et les attitudes intellectuelles des hommes.
prit, et surtout à l’élaboration d’une morale rationnelle Micromégas, habitant de Sirius, est banni de la Cour
(« une petite lueur de raison pour vous conduire », l. l8) ; pour avoir affronté les autorités religieuses. Il rencontre
elle lui permet de travailler (« des bras pour cultiver la sur Saturne le secrétaire de l’Académie des Sciences. On
terre », l. 7). le voit, la mésaventure du géant de Sirius évoque pour
Elle apporte à l’homme la possibilité de survivre le lecteur du XVIIIe siècle une actualité toujours renouve-
malgré les maux qu’il s’inflige à lui-même (guerres, lée, d’autant qu’il reconnaît dans ce secrétaire le savant
l. 13 ; division de classes, l. 15-16) : elle lui a en effet Fontenelle et son style mondain.
donné des sentiments, « un germe de compassion » Le lecteur d’aujourd’hui, de son côté, trouvera là avec
(l. 8) et de concorde (« qui vous unit encore malgré intérêt l’origine de l’expression : « vu de Sirius », qui
vous », l. 12). Cette personnification confère à la nature rappelle qu’avec un certain recul, bien des événements
un statut maternel, réécriture récurrente d’un topos perdent de leur importance.
fondamental.
2. Voir, toucher, comprendre (questions 1, 3 et 4)
On voit que pour Voltaire, rationalité et affectivité Les gestes des deux voyageurs correspondent à nos
appartiennent en propre à la nature de l’homme. perceptions ; ils mettent en jeu les sens de la vue et du
Superstition et rites, dogmes et systèmes sont des toucher :
inventions humaines, des créations artificielles qui – déplacement : « en allant et en revenant » (l. 8) ; l’humour
s’écartent de la claire raison naturelle ; le Dictionnaire du conteur consiste ici à les montrer faisant plusieurs fois
philosophique (1764) développe abondamment ce point le tour de la terre, comme s’il s’agissait d’un jardin de
de vue. La nature fait coexister ses créatures, qui, malgré quelques mètres carrés ;
leur variété, ont en commun la raison et une forme de – rapprochement de l’organe de la vue et de l’objet consi-
religion naturelle, la reconnaissance d’un créateur déré : « ils se baissèrent, ils se couchèrent » (l. 10) ; il
unique. Sur ce principe, tous les hommes qui écoutent s’agit de rendre plus efficace l’opération du sens de la
la nature ne peuvent être que d’accord, et tolérer par vue, donc de favoriser l’observation.
conséquent, toutes les formes que peut prendre cette – mise en œuvre d’un nouveau sens, le toucher : « ils
reconnaissance. tâtèrent partout » (l. 10).
Les personnages en sont encore ici au stade de l’obser-
4. L’origine du mal (question 5)
vation, sans l’intermédiaire d’un instrument.
Les sociétés humaines ont introduit des différences
ne reposant que sur l’imagination ; les hommes s’écar- Leur première conclusion est l’absence d’habitants sur
tent ainsi de la nature, et suscitent sectes et conduites la terre. Voltaire met ironiquement en cause le raisonne-
d’intolérance. ment du Saturnien : « le nain, qui jugeait quelquefois un
peu trop vite, décida d’abord… » (l. 14), où « d’abord »
C’est l’un des aspects fondamentaux de la pensée des
a le sens classique de « d’emblée ». Son erreur consiste à
Lumières (voir manuel, p. 202-203) que de rappeler à faire une confiance trop entière à ses perceptions (voir
l’homme son unité originelle, illustré notamment par la Montaigne, manuel, p. 154). De fait, le narrateur confie
figure du bon sauvage, que l’on rencontre outre Rousseau, au discours de Micromégas la critique de cette démarche :
chez Diderot (voir manuel, p. 198-199). on ne peut raisonner qu’à partir de perceptions assurées
EXPRESSION ÉCRITE Écriture d’invention La consigne (« vous ne voyez pas avec vos petits yeux…. », l. 17-18) ;
exclut volontairement le domaine des religions : il est et plus loin, « vous avez mal senti » (l. 20).
dans la vie quotidienne bien des occasions de se montrer Dans les lignes qui suivent cet extrait, Voltaire imagine
intolérant. C’est à favoriser cette prise de conscience chez que le collier de Micromégas se rompt, et qu’un des dia-
les élèves que vise l’exercice. On pourra, si nécessaire, mants se trouve faire l’office d’une forte loupe à l’aide de
suggérer des situations dans lesquelles il n’est pas laquelle les voyageurs finissent par voir une baleine, puis
spontané d’accepter la différence. un vaisseau et ses passagers.
85 •
On est passé de l’observation naturelle à l’observation Diderot demeura tout d’abord assez loin de cet engoue-
aidée, c’est-à-dire de l’usage du corps à celui des sens ment : opposé aux thèses de Rousseau (voir le Discours
prolongés par un instrument. Voltaire développe ainsi par sur l’origine des inégalités…, manuel, p. 200), il avait
le biais du conte, une réflexion sur la méthode scientifique. même rompu avec lui ; il avait entendu raconter, chez
le baron d’Holbach, les atrocités des deux camps com-
3. Vu de Sirius… (question 2)
mises pendant la guerre du Canada. Cependant, lorsqu’en
Le narrateur s’amuse à restituer le point de vue des
1771 paraît le Voyage autour du monde, relation par
deux géants sur notre globe ; il traduit leurs impressions
Bougainville de ses expériences, Diderot compose un
pour le lecteur :
article élogieux, séduit sans doute par la célébration de
– les mers : « cette mare… qu’on nomme la Méditerranée,
la liberté sexuelle à Tahiti, mais aussi par la façon de
et cet autre petit étang… grand Océan » (l. 6) ;
poser le problème de la colonisation européenne, avec ses
– le globe terrestre : « la taupinière » (l. 7) ; « si irrégu-
bienfaits et ses dommages. Le Supplément qui développe
lier… si ridicule » (l. 21-22) ;
cet article (dès 1772) sera publié en 1796. On y retrouve
– les hommes : « les petits êtres qui rampent ici » (l. 11) ;
toute l’ambiguïté de la pensée de Diderot, ses rêveries sur
– les fleuves et rivières : « ces petits ruisseaux » (l. 23) ;
le bonheur lié à un état social profondément anarchique,
– les montagnes : « ces petits grains pointus » (l. 24).
qui coexistent avec par exemple, les conseils à Catherine
Ce recours au point de vue interne marque pour le II sur l’éducation nécessaire de « l’homme civil et policé
lecteur l’étrangeté du regard des voyageurs, et l’invite à contre l’homme sauvage et naturel ».
prendre par l’imagination le même recul par rapport, non
plus aux aspects physiques de la terre, mais aux aspects Au début du dialogue, deux interlocuteurs, A et B,
moraux et politiques de notre façon d’être au monde. commentent le Voyage. L’un d’eux prétend détenir un
supplément qui explicite la pensée de Bougainville et qui
L’illustration de Monnet (p. 195) ne rend pas compte relate le discours d’un vieillard tahitien.
de la portée philosophique du passage : elle donne à voir,
simplement, d’un point de vue externe, l’événement 2. La civilisation, principe du Mal (questions 2, 3 et 4)
dépouillé de sa signification. Les Européens se targuent de représenter le siècle
des Lumières : dans le contexte de la colonisation,
VERS L’ORAL DU BAC Devant un tel texte, il est essentiel que l’expression fait davantage référence aux sciences et
les élèves comprennent, dès la classe de Première, l’enjeu aux techniques qu’aux conceptions du monde. « C’est
philosophique que représente la réflexion de Voltaire sur pourquoi le vieillard les qualifie d’inutiles » (l. 28). Le
les conditions dans lesquelles s’élabore la connaissance. Il développement du goût du luxe (cf. Voltaire, Le Mondain,
faut donc qu’ils fassent la distinction entre les opérations p. 190) est taxé de « besoins superflus » (l. 30) ; il reflète
des sens et l’interprétation qu’en fait le cerveau, ce qui une recherche sans fin des « commodités de la vie »
constitue les perceptions. Le texte souligne précisément
(l. 33) et des améliorations matérielles à la condition
combien celles-ci diffèrent, d’une part en fonction de la
de l’homme. Le vieillard les évoque sur le mode de la
qualité des sens, d’autre part, de la qualité du raisonnement.
concession dédaigneuse : « Poursuis jusqu’où tu voudras
Elles sont donc étroitement liées à l’individu qui observe et
ce que tu appelles commodités de la vie » (l. 32).
leur fiabilité est donc toute relative.
L’importation de ces principes de vie dans l’île de
Tahiti correspond à un renversement radical des
Texte 6
valeurs. Ainsi les Européens ont introduit le principe de
Diderot, Supplément au voyage la possession individuelle (« je ne sais quelle distinction
de Bougainville ❯ p. 198 du tien et du mien », l. 5). En effet, à la suite de Rousseau,
1. Situation du texte Bougainville et ses officiers imaginent que la première
Du Dictionnaire de Bayle, Diderot a repris l’idée qu’un humanité a connu la communauté des biens et l’absence
athée peut être vertueux. Dans l’Essai sur le mérite et la de jalousie, et que c’est la civilisation qui a amené « des
vertu de Shaftesbury (trad. 1745), il lit que la morale n’a fureurs inconnues » (l. 7).
pas besoin de la religion chrétienne, et que la vertu est Le discours du Tahitien constitue un réquisitoire,
le résultat d’un calcul naturel des conditions du bonheur construit de manière binaire, sur cette opposition entre
présentes. Pour lui, l’homme est bienfaisant parce que son les apports nuisibles de la civilisation, et le mode de vie
bonheur est lié au bonheur de tous. Ces idées seront mises heureux des insulaires. Elle se marque par la récurrence de
en œuvre, entre autres, dans le Supplément au voyage de la conjonction « et » avec une valeur adversative : « Nous
Bougainville. sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur
À l’issue de son périple autour du monde entre 1766 […] nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté
et 1769, Bougainville avait montré à la Cour et à Paris d’effacer […] » (l. 3 à 11) ; le lexique porte également la
un Tahitien nommé Aotourou. Le succès de cette présen- charge des antithèses (« libre […] esclavage » l. 10-11 ;
tation entraîna un intérêt enthousiaste pour ce nouveau « esclave […] asservir » l. 19-20 ; « commodités de la vie
« Bon sauvage » et l’image d’une nature heureuse qu’il […] biens imaginaires » l. 33-35). Il s’agit là au demeu-
apportait avec lui. rant d’un thème classique, déjà présent chez les historiens
• 86
anciens du Ier siècle (voir Tacite, Vie d’Agricola, discours du développement des arts (c’est-à-dire des métiers mettant
de Galgacus ; et les discours prêtés aux Scythes sauvages en œuvre une technique), liés au progrès des sciences.
par Quinte-Curce). On retrouve là le goût du philosophe de Genève pour les
systèmes, ensemble de raisonnements et d’idées dont la
3. Vivre selon la Nature (questions 1 et 5)
cohérence interne est censée garantir la vérité.
Le bonheur des Tahitiens sert de support à la présenta-
tion par Diderot d’un homme qui saurait, au cœur même C’est pourquoi, comme on l’a dit souvent, le Discours
de la civilisation, demeurer proche de la Nature, c’est- sur les sciences et les arts et le Discours sur l’origine
à-dire d’un Bien qui n’aurait plus rien de métaphysique. de l’inégalité, forment un diptyque : ils présentent un
En effet, l’état des Tahitiens est l’innocence (l. 2), c’est-à- tableau de l’humanité première, avant l’espèce de chute
dire, étymologiquement, l’absence non seulement du Mal que représente l’entrée en société. Pour Rousseau en
mais de son idée même. En découlent l’égalité (l. 22) et la effet, l’homme est né bon ; c’est la société et ses institu-
liberté (l. 10), et la satisfaction simple des besoins vitaux tions qui l’ont corrompu.
(« tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possé- Certes, l’état primitif de l’homme, état de nature où il
dons » l. 29 à 32), et comme conséquence, la possibilité vivait dans l’innocence et la bonté, est une reconstruction
de jouir de l’instant (« rien ne nous paraît préférable de l’esprit, une hypothèse féconde destinée à montrer
au repos », l. 38). La vision de Diderot semble retrouver comment le mal a pu surgir dans le monde. Mal non
ainsi, à la tradition épicurienne (voir Montaigne, manuel, point moral au sens où les mythologies et les religions le
p. 155), un fondement pré-culturel, des racines profondé- considèrent, mais mal social qui fait de l’état de nature un
ment implantées au sein de la Nature. second paradis perdu à jamais, l’histoire, pas plus que le
temps théologique, ne revenant sur ses pas.
4. Texte écho (question 6)
Article 1 – Liberté, égalité, fraternité : le raisonnement 2. Fiction et réalité (questions 1 et 5)
du Tahitien établit l’identité fraternelle, au sein de la Le texte s’ouvre par la récusation des « témoignages
nature, entre les Européens et les insulaires. incertains de l’Histoire » (l. 1). En compensant ainsi
Articles 2 et 4 – Absence de distinction discriminatoire : l’absence de certitudes par l’imagination du possible,
les Tahitiens refusent l’esclavage qu’on veut leur imposer. Rousseau ne prétend pas transformer celui-ci en certain.
La tournure interro-négative, qui transforme la question
ACTIVITÉS Le mythe du sauvage heureux dans un initiale en pur jeu rhétorique, vise à susciter l’adhésion
monde proche de la nature provoque, au XVIIIe siècle, un totale du lecteur, une empathie avec l’écrivain, et par
foisonnement d’œuvres : là à lui faire accepter l’hypothèse sur laquelle repose la
– les Dialogues avec un sauvage amériquain (1703) du réflexion. Il faut en effet revenir à l’étymologie du terme :
baron de La Hontan ; il s’agit d’une idée qui est posée (thèse) comme fonde-
– Robinson Crusoé (1719) de Daniel Defoe ; ment (hypo-) d’un raisonnement.
– dans les Lettres Persanes (1721) de Montesquieu, le
Dans la deuxième partie du texte, on trouve le polyptote
chapitre consacré aux Troglodytes.
« supposons […] suppositions » (l. 21-22), l’anaphore
– les deux discours de Rousseau (Discours sur les
« supposons […] supposons » (l. 21-24) suivie d’une période
Sciences et les Arts, 1751 ; Discours sur les origines de
anaphorique multipliant les propositions complétives objet
l’inégalité, 1755) ;
(« que sans forges […], que ces hommes […], qu’ils eussent
– L’Ingénu (1767) de Voltaire ;
[…] qu’ils eussent […] » l. 24, 25, 26, 28). Rousseau sou-
– Paul et Virginie (1788) de Bernardin de Saint-Pierre.
ligne ainsi le statut hypothétique de la page : faute de traces
Ces représentations correspondent au mythe de l’Âge
et de preuves (ce qui constitue précisément l’Histoire), le
d’or (cf. recherches, p. 191) et au besoin de compensation
penseur est contraint de recourir à l’imagination.
qu’éprouvent les hommes séparés à jamais de la Nature.
Ainsi reconstitue-t-il les causes qui, dans la nuit des
temps, ont été à l’origine des regroupements sociaux :
Texte 7 – accroissement de la population, insuffisance de la nour-
Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements riture naturelle (cueillette, chasse), (l. 21-22) ;
de l’inégalité parmi les hommes ❯ p. 200 – découverte miraculeuse (« tombés du ciel entre les
1. Situation du texte mains des sauvages », l. 25) de l’agriculture (« deviné
La question posée par l’Académie de Dijon porte sur la comment il faut cultiver la terre… » et toute la série des
longue tradition qui admet simultanément l’égalité naturelle opérations agricoles, l. 27- 29) ;
et l’inégalité civile. Au XVIIe siècle, pour des philosophes – nécessité de préserver les cultures contre les prédateurs
du droit comme Grotius ou Pufendorf, pour des penseurs « homme ou bête » (l. 33).
de la politique comme Hobbes ou Locke, la seconde ne Tous ces éléments conduisent à définir la propriété et le
contredit en rien la première, dans la mesure où elle est le partage de la terre (l. 37).
fait de l’État, et nécessitée par l’exercice de tout pouvoir. 3. Le bonheur primitif (questions 2, 3 et 4)
En plein siècle des Lumières, Rousseau s’élève contre une L’état de nature est décrit par Rousseau en relation avec
inégalité née de l’accumulation des biens, elle-même issue le mythe de l’Âge d’or : nature maternelle qui fournit le
87 •
nécessaire (l. 4), familiarité avec les merveilles du monde Les peintres et les sculpteurs reprennent les canons
(l. 6 à 10), absence de la conscience du temps (l. 11 à 16). antiques des proportions parfaites. Comme les Anciens,
On se reportera à la recherche effectuée p. 191, à propos ils idéalisent les corps, tout en respectant l’exactitude
du poème de Voltaire, Le Mondain. anatomique. Très souvent, ils représentent des nus dont
Ce bonheur de l’homme primitif pourrait ne pas les drapés, plus ou moins fournis, renvoient également à
paraître très éloigné de l’animalité. En fait, Rousseau l’Antiquité. C’est le cas du Citoyen heureux de Pigalle.
s’inspire, pour décrire l’homme naturel, de l’Histoire De leur côté, les architectes réutilisent les ordres antiques,
générale des voyages (1748) qui résume des récits de c’est-à-dire les colonnes, les chapiteaux et les entable-
voyageurs rapportant les traits originaux des populations ments (la partie posée directement sur les colonnes)
sauvages comme Pierre Kolbe, Description du Cap de disposés selon des règles précises, imitant les temples
Bonne Espérance (Amsterdam, 1741) dont il a copié des grecs. Nous les retrouvons dans les deux exemples
extraits sur un carnet de notes, ou d’autres sources qui se publiés dans ce chapitre : les bains de Crucy et la Rotonde
recoupent. Mais, loin de les citer, il présente la plupart des de Jefferson.
détails comme relevant de la connaissance partagée, de 2. Différentes interprétations du modèle antique
l’évidence, signifiant ainsi que la question n’est pas celle (question 2)
de leur authenticité mais de leur signification. Les deux bâtiments utilisent le répertoire complet des
En particulier, il attribue à l’homme sauvage une per- éléments antiques – colonnes, chapiteaux, frontons, arcs,
ception du temps limitée à l’instant présent (« les projets corniches, coupoles. On remarque que si l’on trace l’axe
[…] s’étendent à peine jusqu’à la fin de la journée », central, les deux sont parfaitement symétriques. Ils sont
l. 13). De fait, il est des peuples dont la langue ignore le par ailleurs très épurés, le décor est discret, le rythme
futur verbal. Le bonheur consiste donc dans l’absence de dicté par les colonnes est régulier. En effet, l’économie
désirs et de prévisions destinées à le satisfaire (l. 6). des moyens et la retenue sont parmi les « vertus » antiques
très prisées. Les deux bâtiments ont une coupole avec
4. Relecture voltairienne (question 6)
ouverture zénithale inspirée de l’architecture romaine.
La lettre de Voltaire réplique à la plupart des conceptions
énoncées par Rousseau dans l’ensemble du Discours (par Il y a toutefois des différences au niveau de la structure
exemple, la supériorité de la santé des sauvages, forts de et du choix des sources antiques. Tout d’abord, Crucy
leur communion avec la nature). Dans le passage considéré, étale sa façade à l’horizontale et celle-ci comporte beau-
l’expression « des couleurs plus fortes » (l. 3) renvoie à la coup d’éléments : deux entrées latérales avec frontons
deuxième partie du texte qui, avec la rhétorique analysée plus décorés par bas-reliefs, soutenus par une colonnade ;
haut, dresse une liste détaillée des travaux agraires (l. 28-29). une grande entrée principale avec des bas-reliefs en
frise reposant également sur une colonnade ; deux suites
« Le plus grand médecin de l’Europe, les maladies
d’arcades qui font le lien entre les deux extrémités. Le
dont je suis accablé » (l. 11) s’oppose ironiquement aux
bâtiment de Jefferson est plus petit et comporte un seul
« modiques besoins » (l. 4) de l’homme sauvage. Enfin,
élément central qui est en forme de cercle. Le fronton n’a
la phrase « Les exemples de nos nations […] presque
aucune décoration sculptée (juste une horloge). Le reste
aussi méchants que nous » (l. 13) répond parfaitement à
de la rotonde non plus.
la formule de Rousseau : « la tentation et les moyens de
cesser de l’être » (l. 2). Le bâtiment rectangulaire de Crucy renvoie aux temples
grecs et utilise l’ordre dorique pour les arcades et l’ordre
On relèvera de nombreuses manifestations de l’ironie
ionique pour les colonnades du fronton et de l’entrée cen-
voltairienne : « votre nouveau livre » (l. 1) sous entend que
trale. Ces ordres étaient considérés par beaucoup comme
Rousseau est coutumier de l’exaltation du monde primitif
les plus épurés et les plus parfaits. Les Bains sont d’un
au détriment de l’homme. L’expression « les horreurs
blanc immaculé, sans aucune touche colorée.
de la société humaine » rassemble une hyperbole et un
paradoxe, de même que l’expression « marcher à quatre Jefferson, quant à lui, s’inspire des rotondes romaines,
pattes » (l. 6), qui réduit à l’attitude physique l’analyse notamment le Panthéon de Rome. Il utilise l’ordre corin-
que Rousseau fait du social et du moral. thien qui était plus utilisé dans l’Empire romain.
S’y ajoute l’antithèse : « tant d’esprit […] bêtes » (l. 5). Les éléments architecturaux, d’une blancheur éclatante,
Enfin, la formule finale constitue un reproche implicite – colonnes, frontons, corniches – ressortent sur le rose vif
adressé à Rousseau qui a fui Genève, après la condamna- des murs. Est-ce une liberté de la part de Jefferson que de
tion de la Lettre à d’Alembert sur les spectacles. peindre d’une couleur si vive son bâtiment, s’opposant
au parti pris de Crucy ? Rien n’est moins sûr, car depuis
1810, après les recherches en Italie de l’architecte fran-
◗ Histoire des arts çais Jacques Ignace Hittorff, on sait que les temples et les
Un art pour le progrès ❯ p. 204-205 statues antiques étaient en réalité très colorés.
1. L’éternelle Antiquité (question 1) 3. Une figure réaliste et idéalisée à la fois (question 3)
Depuis la Renaissance, l’Antiquité fait figure de réfé- Le Citoyen heureux rappelle l’Antiquité par sa nudité
rence absolue dans le domaine des arts. et le drapé qui couvre son sexe et sa jambe droite.
• 88
Les nus, notamment masculins, sont très fréquents ◗ Analyse littéraire
dans l’Antiquité, et, depuis la Renaissance, l’art occi- Le discours citationnel ❯ p. 206-207
dental en regorge, malgré quelques frottements avec
Identifier les types de citation
des religieux appelant à la pudeur (cf. animation de
Michel-Ange dans le manuel numérique). Le nu permet 1 a. La citation de Térence homo sum humani a me
de souligner la beauté du corps qui renvoie à la vertu nihil alienum puto est signalée par des italiques. Elle
morale. vient illustrer le commentaire qu’en fait Dumarsais, qui
joue sur le mot « humanité » et traduit en termes d’intérêt
Ainsi, dans la veine antique, la nudité du Citoyen est
pour le sort des autres (« la mauvaise ou la bonne fortune
idéalisée. Son corps est très musclé et idéalement propor-
de son voisin ») la pensée plus générale de Térence.
tionné. La pose est très étudiée, évoquant la mesure et la
b. Selon l’axiome du sage Locke, il ne saurait y avoir
méditation.
d’injure, où il n’y a point de propriété.
Or, la figure comporte des détails anatomiques d’une Rousseau annonce clairement la citation de Locke par
précision naturaliste. Les plis du ventre, les veines des le groupe prépositionnel : « selon l’axiome… ». Elle
pieds, les ongles des orteils, les rides que l’on devine sur est signalée par les italiques. Le recours au langage des
le visage concentré étaient des éléments que les Grecs, mathématiques (« axiome ») vise à accréditer l’idée d’une
notamment à l’époque classique, lissaient au nom de pensée rigoureuse et vraie ; la citation fonctionne donc
l’idéal. comme un argument d’autorité.
4. Un art humaniste et pédagogique (question 4) c. La citation de Voltaire est explicitement signalée par
Les trois œuvres montrent le désir des artistes de des guillemets, sans verbe introducteur : « Dieu de tous
contribuer à l’amélioration de la société et à l’égalité des les êtres ». Insérée au fil du texte, elle illustre la notion, le
hommes, problématiques qui sont au centre de la pensée concept que représente l’expression.
des Lumières. d. La formule de Bayle « de jour en jour plus éclairé »,
soulignée par des guillemets, lui est attribuée par le verbe
Crucy fait un projet de bains publics, lieu qui doit être
de parole « avait prédit ». La pensée de Bayle vaut ici
partagé par tous les citoyens. La question de l’hygiène est
argument d’autorité, dans la mesure où l’histoire lui a
centrale : tout le monde a le droit d’être propre. Ce prin-
donné raison.
cipe permet de diminuer ainsi la propagation des maladies,
et de construire une société saine. L’agencement de la
Identifier la fonction de la citation
façade explicite les valeurs qui doivent souder la com-
munauté : ordre (régularité des rythmes), retenue (pas de 2 a. Le passage pose la question de la langue, en
surcharge de décor), calme (prédominance des éléments tant qu’écho d’une classe sociale. L’expression entre
horizontaux et verticaux), réciprocité (symétrie). guillemets « langue de la nation » renvoie aux décisions
de la Convention qui a instauré une politique linguistique
Jefferson construit une bibliothèque pour une des
nationale pour accélérer la généralisation du français, au
premières universités américaines qui veut proposer une
détriment du latin et des patois. Même si, faute de maîtres,
éducation de qualité pour tous. Le campus aéré et sain
ce projet a d’abord échoué, l’accès au français parlé à
invite à l’étude, mais aussi à la proximité avec la nature,
la Cour est un des aspects du combat pour l’égalité. La
comme le prônaient les Lumières. Or, en remplaçant la
citation a pour effet d’éclairer le projet de la convention :
chapelle traditionnelle par une bibliothèque, Jefferson
inscrire l’égalité jusque dans le langage.
promeut la laïcité, un des principes de la société libre
b. Montesquieu pose comme hypothèse une prise de
selon lui, également héritée des Lumières. La pureté de
position qui n’est pas la sienne : celle d’un partisan
ce bâtiment renvoie aux valeurs que nous avons évoquées
de l’esclavage, dont il fait entendre la voix dans une
pour Crucy (ordre, etc.)
perspective polémique. Ici, la citation est inventée, mais
Le Citoyen heureux de Pigalle personnifie le bonheur ressemble au discours effectif des esclavagistes.
des gens auquel doivent aspirer les gouvernants. Ainsi, c. La visée polémique du passage repose sur le croisement
Louis XV, dont la statue surplombait le citoyen (débou- de plusieurs voix que Rousseau donne à entendre. On note :
lonnée depuis), doit assurer le bien-être de ces sujets. – d’une part, celle de La Fontaine, portée par les citations
La prospérité du royaume – symbolisée par le sac plein en italiques de la fable « Le Corbeau et le Renard » ;
de denrées – leur est destinée autant qu’à lui. Le souci – d’autre part, celle de l’enfant qui voit les préceptes
égalitaire est un des principes fondateurs de la pensée des moraux transgressés : « on ment donc quelquefois ? »;
Lumières. voix fictive, celle-là ;
ART ET ACTIVITÉS Le Voltaire nu de Pigalle reprend – s’y ajoutent celles des maîtres de l’enfant qui relaient
la pose du Citoyen heureux, mais son corps est encore le discours de la fable : « ceux qui disent monsieur du
plus réaliste. Le philosophe est âgé et on le voit. Ce souci Corbeau… », et celle du narrateur polémiste qui montre le
de transparence et de vérité est aussi une des valeurs de danger du texte analysé (cf. l’exclamative « Monsieur ! »
l’époque des Lumières. Par ailleurs, le sculpteur souligne, ou la tonalité ironique dans l’expression : « auront bien
par contraste, la vivacité du philosophe vieillissant. des affaires avant d’avoir expliqué ce du. »)
89 •
Étudier un texte polémique Voltaire use ici avec ironie de l’autocitation : les italiques
3 1. Les italiques signalent les propos exacts du roi ; la
représentent ses propres paroles, l’exclamative souligne
son erreur de jugement. La cible n’est pas tant Frédéric II
première citation concerne un mot blessant de Frédéric,
que lui-même et son manque de clairvoyance.
qui fut rapporté à Voltaire. Ensuite, celui-ci présente sous
la forme d’un lexique les paroles courtoises prononcées en Écrire
toute occasion, et la pensée réelle du roi, ainsi convaincu
d’hypocrisie. Le changement d’attitude est souligné à la fin 4 Cet exercice peut servir d’entraînement à la
du passage par le recours à des temps du passé, en particulier dissertation comme à une écriture d’invention qui
le verbe de parole à l’imparfait de répétition « disait-il » ; cet poserait la question du bonheur. Il peut être intéressant
emploi suggère que l’affirmation du roi, citée en italiques, de commencer le travail par une préparation orale autour
de ce vaste sujet.
n’avait pas plus de vérité alors qu’en 1752.
On montrera aux élèves que la même citation, par
2. Salomon, fils du roi David, régna sur le royaume exemple a ou b, peut être un argument d’autorité si elle
d’Israël vers 970 av. J.-C., et apporta quarante ans de est présentée comme une vérité préalablement établie,
paix ; il fit édifier à Jérusalem un Temple magnifique que suit un raisonnement, ou un exemple si elle vient
pour abriter les Tables de la Loi dans l’Arche d’alliance. après celui-ci. Quant à l’usage polémique, il devra être
Il aurait rédigé les Proverbes, le Cantique des cantiques marqué par des signes linguistiques comme dans le texte
et l’Ecclésiaste. Il incarne la justice et la prospérité. de Montesquieu.

• 90
Chapitre

8 L’homme face à lui-même,


de Hugo à Le Clézio
❯ MANUEL, PAGES 208-233

◗ Document d’ouverture contre la misère, l’évolution a été lente et trente ans ont
Katharina Fritsch (née en 1956), passé. C’est ici le député qui prend la parole, l’homme
Toschgesellschaft [La tablée] (1988), politique engagé que les élèves peuvent connaître par ses
sculpture, AG, Frankfurt am Main. prises de position contre la peine de mort dans Le Dernier
jour d’un condamné ou Claude Gueux, ou encore contre
1. Connais-toi toi même (question 1) le travail des enfants dans le poème « Melancholia »,
La sculpture de Katharina Fritsch évoque l’image que textes souvent étudiés au collège.
l’homme moderne se fait de lui-même. Ce questionne-
ment hante les œuvres littéraires et artistiques à partir de 2. Unité et diversité (questions 1 et 2)
la révolution industrielle. Dès les années 1890, les travaux C’est la voix de Hugo orateur qui sert de cadre au dis-
de Freud ont mis en évidence la distinction à établir entre cours et que nous trouvons aux lignes 3 à 6, puis 26 et
conscience et inconscient, et l’origine des névroses et 27, et enfin 31 et 32. À l’intérieur de ce cadre, il met en
autres défaillances du psychisme. La psychanalyse aide scène la parole d’un homme qui aurait pu annoncer, il y
ainsi à comprendre la nature des forces qui pèsent sur l’être a quatre siècles, aux peuples qui se battaient sans cesse
humain : on ne peut plus, dès lors, se contenter d’incriminer à l’intérieur même de la France, entre villes ou entre
le hasard ou des dieux qui n’existent plus. La sculpture offre provinces, que ces guerres intestines cesseraient et que le
donc une représentation de l’introspection, premier modèle pays connaîtrait l’unité. Mais cet orateur lui-même rap-
de l’étude du Moi, tentative de rechercher un moi pur, porte d’autres paroles (l. 8-9), contemporaines de l’état
séparé de l’extérieur qui l’abîme. C’est ainsi une réécriture de division et le constatant. Ensuite cet orateur, dans une
du précepte socratique : « connais-toi toi-même », éclairé prosopopée, donne la parole à un « concile souverain »
par la démarche psychanalytique du monde contemporain. – métaphore désignant l’Assemblée nationale – qui
En même temps, on a une représentation des résultats de s’adresse au peuple (l. 18-19) en légiférant sur la paix. On
cette introspection : tous les hommes sont, à un certain observe donc un emboîtement complexe de discours
niveau, identiques ; l’individu a disparu des conceptions du directs, Victor Hugo incarnant tour à tour ces différents
monde. Enfin, le titre de l’œuvre suggère que l’homme est tribuns du passé porteurs d’un message de paix qui se
avant tout un être matériel, avant tout soumis à ses fonctions prolonge dans le présent.
biologiques, comme, ici, la quête de la nourriture. Dans une visée de persuasion, l’orateur procède par
2. Une intériorité abyssale (question 2) accumulations qui amplifient la portée du discours, dont
Les progrès scientifiques et techniques se sont accom- il faut rappeler qu’il est effectivement prononcé en public,
pagnés d’une désaffection pour la métaphysique ; malgré et renforcent l’expression des idées. C’est tout d’abord
l’accroissement des connaissances, ou à cause de lui, les une énumération (l. 5-6) des différentes provinces fran-
limites du monde physique semblent sans cesse repoussées çaises qui se sont souvent affrontées au cours des siècles
dans un infini toujours plus vaste. Il en est de même pour passés. Hugo évoque ainsi l’époque de la diversité
l’intériorité de l’homme, forme demeurée ouverte avec la provinciale, préparant l’antithèse avec l’entité unifiée
découverte de l’inconscient. Et dans la mesure où « chaque qu’est à présent la France. Aux lignes 12 et 13, c’est une
homme porte la forme entière de l’humaine condition », énumération des armes utilisées qui montre à la fois la
(Montaigne, voir chapitre 5, manuel, p. 142-161), la pers- diversité des moyens utilisés et leur inutilité, puisque
pective s’élargit en une exploration infinie des énigmes de cette panoplie destructrice sera remplacée par une simple
notre état. La disparition de la surface colorée de la table urne en bois, « l’urne du scrutin » (l. 14). L’accumulation,
peut symboliser celle des assises certaines de la connais- là encore, prépare l’antithèse et met alors en valeur le
sance, des bases mêmes de la conscience de soi. contraste entre la lourdeur des moyens de faire la guerre
et la simplicité de la paix.
Texte 1
3. Un orateur visionnaire (questions 3 et 4)
Hugo, Discours d’ouverture
Hugo construit une opposition radicale entre la vision
du congrès de la Paix à Paris ❯ p. 210
d’un passé lointain où les hommes étaient divisés, enra-
1. Situation du texte cinés dans des régions belliqueuses, et celle d’une unité
Hugo a eu un parcours politique complexe. Du fonda- à venir. C’est ce qu’indique, aux lignes 23-24, l’anti-
teur du Conservateur littéraire à l’engagement républicain thèse entre les attributs du sujet qui sont les noms des
91 •
provinces d’antan : « Vous ne serez plus la Bourgogne, c’est surtout le bouleversement intellectuel qu’a provoqué
la Normandie… » et le dernier attribut « vous serez la guerre dont il rend compte ici.
la France ». La même antithèse joue entre le pluriel
2. La civilisation en danger (question 1)
« des peuplades ennemies » et le singulier, où le déter-
La particularité de la première phrase apparaît net-
minant indéfini a également sa valeur numérale « un
tement : l’emploi réitéré (quatre occurrences) de nous
peuple ».
pour désigner les civilisations signale une prosopopée.
Le texte fonctionne sur le mode d’une extrapolation Ce sont elles qui prennent la parole. Elles annoncent une
implicite : le procédé vise en fait à montrer, en prenant prise de conscience : après la Première Guerre Mondiale,
l’unité nationale comme exemple du possible, que la elles ont fait l’expérience de leur vulnérabilité. Cette
réunion pacifique de peuples qui se sont combattus est annonce initiale dramatise la situation et souligne le
aussi envisageable sur un plan plus large, à l’intérieur danger encouru, celui d’un retour à une forme de chaos,
de l’Europe, parce qu’elle correspond à ce que Hugo de barbarie.
nomme « les desseins de Dieu » (l. 32) et qui est en fait
le sens de l’Histoire. Si l’orateur fait référence au passé, 3. Fragilité des civilisations (questions 2, 3 et 6)
c’est pour proposer une vision optimiste de l’avenir, Une civilisation, d’après les éléments contenus dans le
tourné vers l’espoir d’un avènement des « États-unis premier paragraphe, se définit par un ensemble de savoirs,
d’Europe », pour des peuples qui se sont tant combat- de croyances, de productions de l’esprit humain qui se
tus, il y a peu, au cours des guerres de la Révolution sont accumulées au fil des siècles ; elles ont jeté leur
puis de l’Empire. L’avenir lui donnera raison, mais il éclat comme un brasier ; comme l’indique la métaphore
faudra attendre encore plusieurs guerres très meurtrières, de la ligne 7 : « la terre apparente est faite de cendres »,
et plus d’un siècle de déchirements. Ainsi, il fait naître il en reste des éléments résiduels, qui forment un socle
cette espérance que l’homme puisse dépasser les conflits commun. Les cultures antiques, objet d’études séculaires,
liés aux nationalismes, même si cela paraît utopique. Le sont assimilées à « d’immenses navires » (l. 9) qui ont fini
raisonnement induit chez les auditeurs est le suivant : par couler, malgré l’impression de puissance qu’ils déga-
puisque les hommes ont déjà accompli dans d’autres geaient. Dans le deuxième paragraphe, l’emploi réitéré
circonstances, pour constituer des états, ce qui paraissait du substantif « nom », qui apparaît aux lignes 12, 14 et
inimaginable (« Oh ! le songeur ! », l. 27), ils peuvent 15, indique que ce qui nous semble solide, permanent,
aussi, à plus grande échelle, dans l’avenir, surmonter voire éternel, peut un jour n’être plus qu’un nom, c’est-
leurs divergences pour atteindre la paix universelle. à-dire la trace d’un objet disparu. Ainsi, des nations
puissantes (« France, Angleterre, Russie ») pourrait un
Le discours du Dalaï-lama apporte certaines nuances à jour ne subsister que le souvenir, comme celui des cités
la thèse optimiste de Hugo : il ne nie pas l’importance de enfouies depuis longtemps dans les sables : « Élam,
la paix, mais précise qu’à elle seule, celle-ci ne suffit pas Ninive, Babylone ».
à assurer le bonheur de l’homme. En effet, la paix qui ne
Le tableau de F. Flameng, qui montre Verdun en
s’accompagne pas de liberté (« les souffrances d’un pri-
juillet 1916, place au premier plan les destructions de la
sonnier politique », l. 3), de respect des droits de l’homme
ville, les murs effondrés, ce qui représente la violence de la
(« un déboisement incontrôlé », l. 5) ou de démocratie
guerre mais aussi les ruines d’une civilisation. La cathé-
reste un vain mot. La situation du Tibet, envahi par la
drale qui apparaît à l’arrière-plan est un signe ambigu :
Chine et pacifié, certes, mais réduit au silence, est évi-
symbolise-t-elle la permanence des valeurs religieuses et
demment celle que le prix Nobel de la paix évoque ici :
spirituelles de la civilisation européenne malgré la guerre,
c’est pour cela qu’il oppose une paix apparente et illusoire
ou peut-elle être vue comme une survivance impuissante
à la seule qui compte vraiment (« la paix de l’esprit »,
du passé, un vague souvenir qui se perd dans le lointain
l. 8), qui ne peut être atteinte par le seul « développement
de valeurs que la guerre a anéanties ?
matériel » (l. 12). C’est bien le chef spirituel d’une nation
qui s’exprime alors, et réclame une synthèse entre les 4. Le paradoxe des valeurs (questions 4 et 5)
satisfactions matérielles de l’homme et ses idéaux de vie. Le paradoxe est exprimé de manière précise à la ligne 30 :
« Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de
Texte 2 vertus ». En effet, Valéry se fonde sur l’expérience de la
Première Guerre mondiale vue du côté français. Le peuple
Valéry, La Crise de l’esprit ❯ p. 212
allemand, qui représente l’aboutissement d’une certaine
1. Situation du texte civilisation dont l’auteur semble faire l’éloge, et qui est
L’essai dont est tiré ce texte fait partie d’un ensemble associé à des valeurs éminentes comme « le travail »,
plus vaste, Variété, publié en 1924. Lui succéderont diffé- « l’instruction » et « la discipline », a engendré des com-
rents ouvrages, de Variété II à Variété V en 1944, qui sont portements destructeurs et a été responsable de la mort
des recueils d’essais et de commentaires sur des sujets d’un grand nombre d’hommes. Le paradoxe est là : ce sont
divers, littéraires et philosophiques. En 1922, Valéry a déjà ces vertus qui ont rendu possibles ces manifestations des
donné une conférence en Suisse sur la crise de l’esprit et, pires horreurs. Le choc créé par ce paradoxe est souligné
en avril 1924, il a vu défiler les fascistes à Rome. Mais aussi par l’hyperbole des lignes 26-27 : « les grandes vertus
• 92
des peuples allemands ont engendré plus de maux que dans des conditions aussi terribles que celles des camps.
l’oisiveté n’a créé de vices ». Dans cette formule, Valéry Les valeurs humaines reconnues sont inopérantes : ainsi,
retourne en quelque sorte la sentence : « l’oisiveté est mère l’amitié et même la simple considération de ceux qui n’ont
de tous les vices » pour l’invalider. aucune chance de survie est inutile (« ne valent même pas
Les deux piliers de la civilisation : « Savoir et Devoir » la peine qu’on leur adresse la parole », l. 30-31). La force
sont par conséquent affaiblis, objet de crainte ou de doute, d’adaptation (« la lutte pour la vie », l. 25) sans aucune
qui se traduit dans l’interrogation : « vous êtes donc considération morale, devient la règle absolue, comme
suspects ? ». Les valeurs jusqu’alors les plus solides en l’indique l’expression : « la loi inique est ouvertement en
apparence semblent remises en cause. En effet, l’His- vigueur » (l. 26). L’oxymore « loi inique » indique bien
toire récente l’a confirmé, le développement de l’esprit qu’il s’agit d’un univers à part où la règle existe mais ne
humain, de l’organisation rationnelle et des techniques, saurait être juste, où la férocité et le crime sont la loi.
qui peut être la preuve de progrès de la civilisation, a failli 3. En contrepoint : la civilisation (question 2)
entraîner l’anéantissement des civilisations, voire de Les marques d’un pays civilisé, où l’homme échappe
l’humanité. au classement immédiat entre élus et damnés, sont totale-
ACTIVITÉS Lecture comparée Le texte de Théodore ment opposées à ce qui caractérise le Lager. L’évolution
Monod reprend l’opposition traditionnelle entre la violence des civilisations lui a fait quitter l’état initial de barbarie :
qui relève de la nature, celle des animaux, qui tuent pour dans le tissu social peu à peu créé, « l’homme n’est pas
se nourrir, et ne tuent que des espèces différentes, et celle seul » (l. 9). La société joue un rôle modérateur, tempé-
qui est l’œuvre de l’homme, violence inutile parce que rant les forces brutales et les énergies (« qu’un individu
consacrée à la seule destruction, entre êtres de la même grandisse indéfiniment en puissance », l. 11) et inverse-
espèce. Monod souligne ironiquement que l’un des acquis ment, venant à l’aide des malheureux (« qu’il s’enfonce
majeurs de l’esprit humain – l’éducation – est dévoyé et inexorablement […] jusqu’à la ruine totale », l. 12) et
mis au service de cette violence anti-naturelle, dans le incluant des « ressources » (l. 13) dans lesquelles puiser
cadre des écoles de guerre. en cas de difficulté. Une société développe à la fois une
loi, c’est-à-dire une contrainte extérieure, et une morale
(qui est une loi intériorisée), qui modèrent la loi du plus
Texte 3
fort. Le paragraphe esquisse ainsi l’antithèse complète du
Primo Levi, Si c’est un homme ❯ p. 214 fonctionnement à l’intérieur du camp.
1. Situation du texte 4. La disparition (question 4)
Primo Levi, docteur en chimie italien entré dans la À plusieurs reprises, Primo Levi fait référence à la
Résistance italienne, a été déporté à Auschwitz en 1944. transformation de l’homme, quand il est dans un camp
Profondément traumatisé, survivant à des épreuves ter- de concentration, en une bête sauvage : c’est le sens de
rifiantes avant d’être libéré par l’Armée rouge, il choisit l’adverbe « férocement » (l. 21) et l’adjectif « féroce »
d’évoquer son expérience dans Si c’est un homme. (l. 22). Le mot « désintégration » est aussi significatif,
Ce livre est un récit autobiographique, mais aussi une surtout dans l’expression : « en voie de […] » : le latin
analyse sans complaisance du fonctionnement des camps. integer signifie « intact, sans blessure ». L’homme au
L’auteur veut témoigner contre l’oubli et la banalisation, camp est à l’inverse vu comme atteint dans son corps,
et montrer de manière très précise et lucide la déshuma- considéré comme déjà mort. Cette forme de déshuma-
nisation dont les déportés étaient victimes et acteurs. nisation est confirmée par des expressions minimisant
L’univers du camp est disséqué jusque dans ses règles les les restes de présence : « poignée de cendres » (l. 37)
plus inhumaines. et « numéro matricule » (l. 38). Ils ne sont plus que des
2. Un monde binaire (questions 1 et 3) hommes en sursis, déjà privés de leur statut d’humains et
L’auteur précise lui-même qu’il s’agit ici d’une méta- réduits, non pas même à un nom comme les civilisations
phore. Les mots sont empruntés au lexique religieux, en mortes qu’évoque Valéry (voir manuel, p. 212) mais à un
particulier chrétien, selon lequel certains hommes sont simple numéro. Enfin, ce simple souvenir est lui-même
choisis (« élus », l. 3) par Dieu pour être sauvés de la condamné à disparaître, comme le montre la dernière
mort et promis à la vie éternelle, et d’autres destinés à phrase de l’extrait (l. 40).
la damnation, c’est-à-dire condamnés aux flammes de VERS L’ORAL DU BAC Le tragique peut se définir
l’Enfer. Ces notions s’appliquent à la vie dans le camp de aujourd’hui comme l’inscription de l’inévitable dans le
concentration, puisque la vie y est d’une dureté telle que quotidien, et sa forme moderne est l’absurde, c’est-à-dire
le destin des hommes y est scellé brutalement, certains la situation de l’homme dans un univers que le sens a
étant condamnés d’avance, d’autres qui « ont su s’adap- quitté, et où la vie, inéluctablement conclue par la mort,
ter » y devenant très forts ; ils sont ainsi assimilés à des n’est en lien avec aucune transcendance. Ainsi le Lager
élus : ils pourront survivre. réunit des êtres dont le destin est d’avance scellé, et qui
Aussi celui qui résiste au Lager est un homme revenu vivent, sans espoir ni but, avant de mourir d’une mort
aux instincts les plus primaires, qui réussit à s’imposer sans signification.
93 •
Cette tonalité tragique est destinée à faire impression bassesse par-dessus cinquante années et nous disent au
sur le lecteur, en le plaçant dans la situation d’un spec- contraire qu’il y a une justice morte et une justice vivante.
tateur contemplant des victimes impuissantes – c’est le Et que la justice meurt dès l’instant où elle devient un
principe du témoignage construit par Primo Levi. confort, où elle cesse d’être une brûlure, et un effort sur
ACTIVITÉS Recherches documentaires On signalera soi-même. » (repris dans Actuelles II)
l’existence de camps de concentration, d’extermination, On pourra proposer les captations disponibles sur
et d’autres plus « spécialisés » destinés à des détenus par- Internet sur les sites http://www.dailymotion.com ou
ticuliers (politiques…). On pensera à Nuit et brouillard, http://culturebox.france3.fr
de Resnais (1955), à Shoah de Lanzmann (1985) et, dans Dans cette scène située à l’acte II, Kaliayev, le person-
un registre fort différent, à La vie est belle de Benigni nage qui a renoncé à l’attentat contre le grand duc Serge,
(1998). n’intervient pas ; ce sont les réactions que son refus a
provoquées qui nourrissent le dialogue.
Texte 4 2. Systèmes et valeurs (questions 1, 2 et 3)
Camus, Les Justes ❯ p. 216 Deux thèses s’opposent nettement dans ce dialogue, à
1. Situation du texte travers d’un côté le personnage de Stepan qui considère
Dans la « prière d’insérer », Camus précise son projet : que la révolution est un but ultime qui justifie tous les
« En février 1905, à Moscou, un groupe de terroristes, actes, même les plus violents et destructeurs (l. 2, 37-38,
appartenant au Parti socialiste-révolutionnaire, organisait 40 ; de l’autre, Dora et Annenkov, qui affirment qu’il
un attentat à la bombe contre le grand-duc Serge, oncle du existe des limites, que tout ne peut être fait au nom d’un
tsar. Cet attentat et les circonstances singulières qui l’ont idéal, en particulier lorsqu’il s’agit de tuer, et des enfants
précédé et suivi font le sujet des Justes. Si extraordinaires de surcroît (l.4-5 ; 30).
que puissent paraître, en effet, certaines des situations de Stepan accuse certains membres du groupe de révolu-
cette pièce, elles sont pourtant historiques. Ceci ne veut tionnaires d’être velléitaires et faibles dans leurs actions.
pas dire, on le verra d’ailleurs, que Les Justes soient une En particulier, il leur reproche de ne pas prendre en
pièce historique. Mais tous les personnages ont réellement compte suffisamment la misère et la faim des enfants
existé et se sont conduits comme je le dis. J’ai seulement russes, qui selon lui pèse davantage que la mort de deux
tâché de rendre vraisemblable ce qui était déjà vrai. » enfants privilégiés comme le sont ceux du grand-duc.
Camus a procédé dans son œuvre par cycles succes- Dora préfère la vie humaine à l’idéologie, parce qu’un
sifs, constitués d’un roman, d’un essai et d’une pièce acte terroriste ne résoudra en rien les problèmes
de théâtre. Après le cycle de l’Absurde vient celui de la sociaux de la Russie de 1905 : « la mort des enfants du
Révolte, qui se compose de La Peste, de L’Homme révolté grand-duc n’empêchera aucun enfant de mourir de faim »
et de la pièce Les Justes. Ici se trouve posée la question (l. 30) ; la destruction ne suffit pas. Si elle évoque à la
du meurtre politique, commise par un terroriste qui, ligne 31 « un ordre » et « des limites », c’est pour réaf-
pour défendre une cause, est prêt à tuer indistinctement. firmer la valeur de la vie humaine, et dénoncer un idéal
La mort est chez Camus l’objet d’une interrogation, en révolutionnaire capable de justifier un meurtre ; à cette
particulier la mort des enfants, mort absurde et incompré- thèse s’oppose l’idée optimiste de Stepan (l. 27), que la
hensible par excellence (voir manuel, p. 218) révolution mène à « guérir tous maux ».
La pièce est aussi un écho des Mains sales (1948), de
Sartre, qui met en scène un jeune militant, engagé chez un 3. La fin et les moyens (question 4)
politicien qu’il doit tuer, parce que le parti le juge traître Face aux membres du groupe qui semblent douter,
à la cause. Sartre traite lui aussi des paradoxes de l’enga- Stepan, par l’expression « vous vous reconnaîtriez tous
gement politique. Comment demeurer fidèle à ses idéaux les droits », proclame que la foi révolutionnaire néglige
tout en respectant la nature humaine ; doit-on « se salir les les obstacles de la morale commune. L’optimisme de
mains » pour un idéal ? cette foi justifie toute action, qui ne peut qu’aboutir à
une fin heureuse : « une Russie libérée du despotisme ».
Les Justes fut créée en 1949 dans une mise en scène de
Sa position n’est pas sans rappeler celle que préconise
Paul Oettly, principal collaborateur de Camus au théâtre,
Machiavel (Le Prince, 1513), et que résume le proverbe
avec Serge Reggiani, Maria Casarès (voir manuel,
« la fin justifie les moyens ». La violence de son ton
page 217) et Michel Bouquet. Elle fut assez bien reçue,
(indiquée par la didascalie) souligne celle des propos,
mais Camus jugeait : « chaleureusement accueilli par les
mais laisse aussi entendre que les motifs politiques et
uns […] froidement exécuté par les autres. Match nul par
idéologiques ne sont pas toujours purs et peuvent se com-
conséquent ». Attaqué par Jean Daniel, il répondit ainsi :
biner à des déterminismes psychologiques beaucoup plus
« Le raisonnement “moderne”, comme on dit, consiste
individuels.
à trancher : “Puisque vous ne voulez pas être des bour-
reaux, vous êtes des enfants de chœur” et inversement. 4. De la théorie au théâtre (question 5)
Ce raisonnement ne figure rien d’autre qu’une bassesse. On trouve dans la position extrême de Stepan des
Kaliayev, Dora Brilliant et leurs camarades réfutent cette échos du Catéchisme révolutionnaire de Netchaïev.
• 94
La révolution violente devient l’unique but du révo- se traduit par les efforts constamment répétés de l’ouvrier
lutionnaire, ce qui exclut toute autre pensée et « toute ou « prolétaire » (l. 40), efforts essentiellement physiques.
sensibilité » (l. 14-15). Cette posture s’exprime dans la Le texte prend alors une dimension politique autant que
détermination de Stepan, qui refuse d’être attendri par la symbolique : les dieux sont comparés au patronat qui, sur
mort des enfants et oppose à l’humanisme et à la com- terre, épuise la force des hommes.
passion de Dora une attitude passionnée, déterminée Mais c’est aussi tout homme qui est concerné, dans la
et dénuée de « tout sentiment tendre et amollissant ». mesure où chacun aime la vie, fuit la mort et y est malgré
(l.6-7) tout condamné. La phrase « c’est le prix qu’il faut payer
La structure dialogique de l’œuvre théâtrale permet pour les passions de cette terre » (l. 19) est au présent,
d’exposer, et simultanément de mettre en question, la expression d’une vérité gnomique. Dans les trois occur-
thèse du primat de la révolution. rences du mot « passion », la première renvoie à la fois au
sens de « souffrance » et à celui, plus général, de « senti-
ments exclusifs et violents ».
TEXTE 5
Camus, Le Mythe de Sisyphe ❯ p. 219 Ainsi, l’expression « Sisyphe est le héros absurde »
(l. 16) résume la pensée de Camus : l’homme est héroïque
1. Situation du texte dans la mesure où il lutte pour jouir de la vie, mais l’issue
Le cycle de l’Absurde est le premier où différents de ses efforts étant nécessairement rendue vaine par la
genres sont représentés, avant celui de la Révolte. À côté mort, toutes ses actions et même son triomphe momen-
du roman L’Étranger et de la pièce de théâtre Caligula, tané perdent leur sens.
Le Mythe de Sisyphe a le statut d’un essai.
4. La grandeur tragique de la condition humaine
Les parutions de L’Étranger et du Mythe de Sisyphe en (question 4)
1942 ne sont distantes que de quelques mois, les deux Ce qui fait le tragique de notre condition, c’est l’issue
textes se nourrissent vraisemblablement l’un de l’autre. fatale de la vie. Or, face à ce destin, la lucidité est évidem-
Le sujet en est l’homme, qui tire sa grandeur du goût qu’il ment douloureuse (« tourment », l. 42). Mais elle confère
a pour les sensations premières dans un contact heureux à l’homme sa grandeur dans la mesure où elle lui permet
avec le monde, mais surtout de la conscience, qui met la de connaître sa misère. L’inspiration de Camus rejoint la
société à distance et permet de porter un regard critique vision de Pascal chez qui le même renversement carac-
sur sa condition. téristique établit la faiblesse de la condition humaine,
2. Les plaisirs et les jours (question 1) pour fonder la grandeur de l’homme sur la conscience
Sisyphe refuse de regagner les Enfers après avoir qu’il en a (voir manuel, p. 174-175).
obtenu la permission des dieux de retourner sur la terre. 5. Le tableau d’André Masson (question 5)
Il retrouve à nouveau la vie et les sensations heureuses André Masson est un peintre surréaliste qui a connu et
qui l’accompagnent. Son bonheur réside dans les joies fréquenté Breton, Aragon et Eluard, et illustré des œuvres
simples et naturelles, à échelle humaine ; il prend une de Sade et de Georges Bataille. Il ne croit pas que la pein-
dimension sensuelle et hédoniste (« revu le visage de ce ture puisse rester abstraite et se passer totalement de la
monde », « goûté l’eau et le soleil », l. 9-10, « ses joies », figuration. L’acte de peindre est pour lui un jaillissement
l. 14) : il est en quelque sorte sous le charme de ses retrou- de formes qui s’imposent. On voit, dans son illustration
vailles avec les éléments (l.11-12). On pourra évoquer des de l’œuvre de Camus, Sisyphe aux prises avec la matière
scènes de L’Étranger dans lesquelles Meursault semble même du rocher. Le personnage, figuré par la ligne tour-
ne vivre vraiment qu’à travers un contact physique avec le mentée d’un contour, s’oppose aux masses grises du bloc
monde (cf. les épisodes de la baignade avec Marie, ou les de pierre ; par leur tension, les lignes rendent compte de
derniers moments heureux sur la plage, avant le meurtre, l’effort, et par leur concavité, elles représentent l’insertion
partie I). du rocher dans le corps de Sisyphe. Ainsi Masson semble
3. Images du travail (questions 2 et 3) suggérer que cette masse informe fait désormais partie
Dans les lignes 21 à 28, Camus décrit le labeur tita- de l’homme et figure en quelque sorte le destin dont il ne
nesque que constitue le châtiment imposé à Sisyphe. peut se départir.
Tout signale la rudesse de la tâche : « l’effort d’un corps EXPRESSION ÉCRITE Réflexion
tendu » (l. 21), « le visage crispé » (l. 23) et le « long « Les mythes sont faits pour que l’imagination les
effort » (l. 26). C’est aussi l’idée de répétition qui est anime » : cette citation suggère la permanence des
soulignée par l’expression : « cent fois recommencée » grandes questions humaines transmises par la fiction
(l. 22). Ce travail est donc une torture, puisque tous simple que sont les mythes. Chaque époque les préserve,
les efforts ne conduisent qu’à voir « la pierre dévaler en mais les présente aussi avec un cadre et des personnages
quelques instants », le complément de temps marquant qui varient parfois des originaux. Les transformations et
la vanité de l’action. Ce tableau n’est pas sans évoquer réécritures que leur fait subir l’imagination leur appor-
le contexte historique dans lequel s’inscrit l’œuvre : le tent un éclairage renouvelé qui témoigne d’un contexte
travail mécanique instauré par la révolution industrielle particulier.
95 •
TICE Les destinées de Prométhée, Tantale ou Atlas sens moderne (ouvrage esthétique), signifiant ainsi que
offrent des symboles aisément compréhensibles de la l’homme a besoin aussi de la vie de l’esprit.
destinée humaine : le progrès et ses dangers, les désirs
3. Un humanisme inhumain (questions 3 et 4)
inassouvis, les rêves et les remords.
Aveuglés par l’attente du progrès matériel, d’un bien-
être immédiat lié aux techniques, les contemporains ne
texte 6 voient pas qu’une libération authentique fait sa place à
Camus, L’Été ❯ p. 221 l’art, à l’intelligence et à l’esprit. Pis, ils considèrent ces
activités comme « un obstacle et un signe de servitude »
1. Situation du texte
(l. 15). En effet, les révolutions du XXe siècle, quelle que
Lorsqu’en 1954 paraît L’Été, éclate la guerre d’indé-
soit l’idéologie dont elles se sont réclamées, ont eu une
pendance algérienne, qui va profondément bouleverser
forte tendance à brimer les intellectuels, et à étouffer les
Camus. Sa terre natale est restée pour lui un lieu sym-
productions artistiques qui ne se mettaient pas au service
bolique et réel auquel l’unit un lien charnel très fort. En
du régime. Ainsi, symboliquement, non contents alors de
1952, il a fait un voyage en Algérie où il puise l’inspiration
différer de Prométhée, les hommes modernes en devien-
pour « Retour à Tipasa », qui trouvera place dans L’Été.
nent les ennemis, prêts à renouveler son supplice (« ils
Cette œuvre se présente comme un essai, genre souple
le cloueraient au rocher », l. 20-21) s’il revenait en leur
où l’écriture se calque sur les inflexions de la pensée, et
apportant la liberté. La conclusion de l’apologue porte
donne à voir une réflexion en phase d’élaboration. De
condamnation contre les persécutions et les violences
1952 en effet date la rupture avec Jean-Paul Sartre, qui
qu’exercent les régimes dictatoriaux qui prétendent
avait critiqué le précédent essai de Camus, L’Homme
assurer le bonheur matériel de l’homme.
révolté (1951). Ce passage, qui reprend le grand mythe
grec de Prométhée, s’inscrit aussi dans le prolongement On reconnaît là une idée qui traverse l’œuvre et la pensée
de l’essai de 1942, Le Mythe de Sisyphe (voir manuel, de Camus, et qui a été à l’origine de sa rupture avec Sartre.
p. 219) : à l’écoute de la révolte humaine, l’écrivain, Si celui-ci intitule sa conférence de 1945 L’existentialisme
comme le Titan, ne peut qu’offrir sa protestation. est un humanisme (voir manuel, p. 222), Camus récuse
une formule qui ne rend pas compte des camps staliniens
2. Un homme mal libéré (questions 1 et 2) ni de l’oppression totalitaire. Ainsi, dans Les Justes, (voir
Les figures de Prométhée et de l’homme moderne manuel, p. 216), il met en scène des hommes comme Stepan
s’opposent et se complètent. Comme celui qu’a connu qui, pour la révolution, sont prêts à tuer et abandonne
Prométhée, l’homme d’aujourd’hui figure une humanité tout humanisme au nom d’une idéologie. En un sens, ils
écrasée : « privé de feu et de nourriture » (l. 5), il « souffre mettent en avant le corps plutôt que l’esprit en privilégiant
par masses prodigieuses » (l. 8). Cependant la conces- une forme de libération matérielle des hommes, qui échap-
sion initiale (« On pourrait dire sans doute […] », l. 1) peraient ainsi à la misère, alors que précisément leur action
reconnaît dans l’histoire du XXe siècle un début de révolte, s’oppose à l’humanité. Dans Le Mythe de Sisyphe (voir
« une convulsion historique qui n’a pas son égale » (l. 4), manuel, p. 219) l’homme, à l’image de Sisyphe, se trouve
allusion transparente à la Révolution soviétique qui elle confronté à la matière et à une tâche absurde. Cependant,
aussi a pris naissance dans « les déserts de la Scythie » (l. c’est par la conscience qu’il a de son destin absurde, et en
3). En cela, il est proche de Prométhée, « ce révolté dressé somme par l’exercice de l’esprit, qu’il dépasse sa condition
contre les dieux » (l. 2) et « ce persécuté » (l. 5). misérable et atteint à une certaine grandeur. Les deux textes
Et pourtant, Camus note une différence importante avec précédents illustrent donc assez clairement ce reproche
le mythe : ce contemporain n’a pas acquis le bonheur ni formulé par Camus à l’encontre de l’homme moderne, prêt
la liberté, et demeure englué dans un destin misérable : à anéantir l’homme au nom de l’homme lui-même.
« il n’est encore question pour cet homme que de souffrir
TICE Les grandes figures de la révolte convoquées ont,
un peu plus » (l. 10), dans l’attente d’un mieux encore à
à des degrés divers, incarné le nécessaire conflit entre
venir.
l’action violente nécessitée par une situation, et la vision
En effet, Prométhée représente celui qui est intervenu en de l’homme qui l’inspire et la motive. On éclairera à
faveur de l’homme, certes pour lui donner « le feu » c’est- partir de ces recherches les réponses diverses apportées
à-dire les moyens matériels de pourvoir à son existence par les héros de l’histoire et on les mettra en rapport avec
en dominant la nature, mais essentiellement pour le faire les images qu’en ont données les récits et les mythes.
accéder à « la liberté ». La dénonciation de Camus porte
sur le fait que l’homme moderne s’en tient aux choses Texte 7
matérielles : il « n’a besoin et ne se soucie que de tech-
Sartre, L’existentialisme est un humanisme ❯ p. 222
niques » (l. 14). Alors que Prométhée voulait libérer « les
corps et les âmes » (l. 17), l’homme contemporain ne voit 1. Situation du texte
qu’une priorité : « libérer le corps » (l. 18) ; son désir ne Dans l’œuvre de Sartre, le cheminement intellectuel
vise que les techniques et l’amélioration des conditions passe à la fois par la création romanesque et l’élaboration
d’existence. Camus associe au sens classique du mot d’une pensée qui trouve sa forme dans le genre de l’essai.
« arts » (l. 13), qui désigne les pratiques des métiers, son L’écrivain et philosophe a déjà publié La Nausée en 1938,
• 96
Les Mouches et L’Être et le Néant en 1943 et Huis clos et politique.
en 1945 : il s’est donc déjà illustré de façon magistrale L’autre exemple (l. 17 à 20) envisage « un fait plus indi-
aussi bien dans les écrits de fiction que dans les œuvres viduel » (l. 17), celui du mariage, qui signifie l’adhésion
de réflexion, non sans éveiller oppositions et polémiques. aux conceptions sociales occidentales, marquées par la
Il prononce en 1945 la conférence L’existentialisme est monogamie et le primat de la procréation. On a donc ici
un humanisme, qui sera publiée en 1946 : en réponse aux affaire à un raisonnement a fortiori, dans la mesure où la
critiques et objections des communistes, des humanistes proposition, si elle est vraie dans ce cas extrême d’indi-
et des chrétiens, il y expose sa conception de l’homme et vidualisme qu’est le mariage, l’est à plus forte raison
définit l’existentialisme. pour tous les actes qui ont déjà, en eux, une dimension
2. Choisir (question 1) collective.
Selon le philosophe, l’homme est « responsable » : ce 4. Responsabilité de l’individu (question 4)
mot-clé de l’existentialisme signifie que chaque action Que Sartre prête à l’ouvrier la pensée suivante : « je
humaine engage l’ensemble de l’humanité. Les premières veux être résigné pour tous » (l. 16), ne signifie nulle-
phrases explicitent cette proposition en analysant l’acte ment que l’ouvrier – pas plus que l’homme en général
de choisir, qui définit, en quelque sorte, tous les instants – soit conscient, sur le moment, de la signification de son
de l’existence. Agir, c’est faire un choix, et ce choix, choix. Le sens est simplement que l’ouvrier qui accepte
qui concerne l’individu, a des répercussions – au niveau sa condition sans révolte trouve ainsi normal que les
symbolique – sur tous les hommes : en effet, ce choix autres ne se révoltent pas, et que par conséquent il les
correspond à une certaine conception de l’homme, qui engage, même s’il ne s’en rend pas compte, sur la voie
est ainsi affirmée même si l’on n’en a pas conscience. On de l’acceptation résignée du statut de dominé. Ainsi il ne
remarquera la récurrence du verbe « choisir » qui est au faut pas lire l’expression « je veux » au sens propre, mais
cœur de l’argumentation, et l’abondance des connecteurs la comprendre comme l’indication d’un mécanisme qui
logiques (« mais », « en effet », « si » et « ainsi » dans engage la responsabilité de l’individu : son choix, avec
les dix premières lignes) signalant une forte articulation ses conséquences, est l’effet non d’une détermination
caractéristique de l’essai. extérieure, mais de sa volonté.
3. Individu et humanité (questions 2 et 3) On retrouve la même idée aux lignes 19-20, dans
Il n’est pas clair d’emblée pour chacun que les choix l’exemple relevant des choix faits dans la vie privée,
faits par un homme soient lourds de conséquences pour puisque Sartre affirme dans une formule qui peut sur-
tous. Sartre développe l’idée en l’étayant d’exemples, prendre qu’en me mariant, « j’engage non seulement
et la répète sous des formes différentes, ce qui confère moi-même, mais l’humanité tout entière sur la voie de la
à son propos une allure didactique prononcée et au rai- monogamie ». Ainsi le raisonnement général est appliqué
sonnement celle d’une démonstration. Le destinataire parallèlement aux deux exemples, qui illustrent le reten-
est impliqué par l’emploi constant du pronom pluriel tissement universel des actes individuels.
« nous », les abstractions sont représentées par des EXPRESSION ÉCRITE Écriture d’invention Sans
pronoms neutres (« ceci ou cela », l. 5) ou soulignées par prétendre développer chez les élèves une pensée philo-
des tournures clivées (« ce que nous choisissons, c’est sophique, on les initiera à dégager des cas concrets de la
[…] », l. 7). L’idée centrale sur laquelle repose le dis- vie quotidienne un sens, une portée signifiante ; on les
cours est que l’attitude humaine choisie est posée comme aidera ainsi à effectuer une lecture du réel et à accéder à
bonne (l. 7-8), non seulement pour l’individu, mais pour son interprétation.
l’ensemble des hommes – c’est dire en somme qu’elle
est fondamentalement morale. Le second membre du ◗ Analyse d’image
syllogisme, est que l’attitude choisie à un moment donné
fait l’individu, le crée en quelque sorte – et c’est là le sens Photographie de presse ❯ p. 223
même de la doctrine existentialiste (l. 8-9). La conclu- 1. Composition et cadrage (questions 1 et 2)
sion est alors qu’un choix individuel élit une image de Le cliché montre un enfant suivi de deux autres plus
l’homme qui se trouve avoir une valeur universelle, grands, et précédé d’un adulte ; il est armé d’un fusil-
comme l’indique la formule « cette image est valable mitrailleur et coiffé d’un béret de couleur kaki, accréditant
pour tous et pour notre époque toute entière » (l. 10), son identité militaire. Cette image, en plan américain, se
idée reprise encore aux lignes 17 et 19 (« l’humanité tout compose de trois parties délimitées par les trois lignes
entière »). verticales des corps en marche, à gauche et à droite avec,
Les exemples viennent illustrer les notions : celui de en position centrale, le jeune garçon armé.
l’engagement dans une ligne syndicale (l. 12 à 17) répond Le triangle dessiné par son corps et ses membres, dont
en même temps à la critique que les communistes adres- la pointe est signifiée par sa tête, marque la position
saient à Sartre, accusant l’existentialisme de conduire à affirmée et stable de sa démarche. La diagonale de son
la résignation ; Sartre renvoie le reproche sur le christia- fusil, ainsi que son regard, entraînent le lecteur vers
nisme. L’exemple a donc une portée à la fois polémique le hors-champ et contribuent aussi au dynamisme du
97 •
cliché. En opposition avec cet aspect décidé, plusieurs la ligne 5. En se lançant dans l’action humanitaire, ils
éléments soulignent le statut enfantin du combattant : le sont prêts à suivre « l’émotion qui retrouve ses droits »
cadrage resserré, les hautes herbes du premier plan qui (l. 5), ainsi que leur sensibilité (l. 22) : ainsi, utilisant
le dépassent, la taille du garçon habillé d’un tee-shirt une terminologie et une formule qui fait écho aux
bleu, la plongée, provoquent l’étonnement et le malaise Maximes de La Rochefoucauld, l’auteur affirme qu’ils
du spectateur. écoutent davantage leur « cœur » que leur « raison ».
Dans une antithèse qui laisse imaginer qu’il n’est pas
2. La visée du cliché (questions 3 et 4)
dupe, Finkielkraut oppose « l’homme humanitaire [qui]
Le choix du personnage vise à créer une réaction à
cède à la pitié » (l. 30) à celui qui était sous « l’emprise
une situation d’opposition, à la limite du paradoxe : la
du philosophe », c’est-à-dire convaincu que l’individu
présence d’un enfant dans une œuvre artistique connote n’est rien, et que seule la société mérite d’être défen-
le plus souvent la jeunesse, l’innocence et la naïveté, les due. Attentif au contraire à la douleur du prochain,
jeux, en somme, la paix. Ici, l’image dénonce la guerre l’homme de l’âge humanitaire est décrit comme
qui ôte toute innocence à l’enfance, la responsabilité d’un un « sauveteur sans frontière » (l. 19) qui agit dans
monde adulte qui entraîne les enfants dans un combat l’urgence pour soulager la « détresse » de tout homme.
dont ils ignorent tout et les engage à jouer avec de vraies L’humanitaire est donc valorisé par opposition à la
armes comme ils le feraient avec un déguisement de cruauté induite par l’idéologie, mais l’éloge comporte
Zorro ou de Rambo, mettant en jeu leur « vraie » vie dont une part de nuance ironique.
ils ne savent pas qu’elle est unique.
3. Des idéologies dévastatrices (questions 2 et 3)
TICE On pourra souligner la considérable multiplication Marx et Hegel renvoient à l’idéologie marxiste, qui a
des reportages de guerre depuis la Première Guerre conduit à la doctrine politique communiste, dont Trotski
mondiale, favorisée et poursuivie grâce aux progrès a été un acteur marquant. Selon l’auteur, ces idées ont
techniques, à la miniaturisation et à la généralisation du engendré des régimes criminels. Nombreux sont les
format 24 × 36. termes qui appartiennent au lexique de la violence des-
On insistera sur le rôle de Life, revue de l’agence tructrice : « victimes » (l. 4), « violence » (l. 8), « féroces »
Magnum fondée en 1936 et disparue en 1972, du fait (l. 11), ou l’expression imagée : « vies écrasées par l’His-
du développement de la télévision (voir le site : http:// toire » (l. 16). « L’écrasement » (l. 17) des hommes pour
etudesphotographiques.revues.org/index396.html). des raisons idéologiques aboutit à la métaphore ironique :
Parmi les grands photographes de la Seconde Guerre « omelette humaine » (l. 26) ; fondée sur l’expression cou-
mondiale, on citera Robert Capa ou Henri Cartier- rante, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, elle
Bresson. On pourra donner à lire un extrait du chapitre désigne le consentement aux idéologies meurtrières, et
« Photos-chocs » (Mythologies [1957], p. 105 sq., Seuil) suggère l’idée de destruction massive et de déshumani-
dans lequel Roland Barthes montre déjà les limites des sation des victimes dont le corps est broyé et les droits
représentations du monde offertes par la presse. sont niés dans un même élan idéologique. C’est en effet
au nom de l’idéologie issue de l’œuvre de Marx que des
Texte 8 politiques liberticides et criminelles, que ce soit le goulag
de l’ère soviétique ou les procès politiques sous le régime
Finkielkraut, L’Humanité perdue ❯ p. 224
de Mao, ont été conduites, provoquant des millions de
1. Situation du texte morts. L’expression : « destin culinaire » (l. 26) file la
Le livre d’Alain Finkielkraut ne propose pas une métaphore d’une humanité devenue proie de grands ogres
histoire du XXe siècle, mais une réflexion et un ques- nés de ces idéologies ; une réaction salutaire a eu lieu.
tionnement : avons-nous su tirer les leçons de ce siècle
4. Le scandale moderne du Mal (question 4)
terrible ? La génération humanitaire, qui est au centre de
La thèse adverse est formulée explicitement aux
ce passage, est définie en opposition aux idéologies des-
lignes 8-12. Certains hommes, aveuglés par l’idéologie,
tructrices et est donc valorisée, mais l’auteur montre par
ont pu penser que « l’avènement de l’égalité » ou « la
la suite les limites d’une pensée qui ne prend en compte
moralisation définitive et universelle » pouvaient justi-
que la souffrance des victimes. On trouve sur Internet
fier les actes les plus atroces. On ne peut plus, d’après
des éléments utiles avec l’enregistrement de l’émission
Finkielkraut, justifier le « Mal » par « les intérêts supé-
« Apostrophes » de Bernard Pivot, en 1996, lors de la
rieurs de l’humanité » (l. 9). Il considère que les idéaux
parution du livre : l’auteur explique précisément quelle
politiques, même les plus séduisants en apparence, ne
analyse il propose dans son ouvrage.
doivent pas amener l’homme à fermer les yeux sur les
2. L’éloge de l’humanitaire (question 1) crimes commis en leur nom. Ainsi, la violence faite à
Finkielkraut valorise ceux qui privilégient le secours l’homme est injustifiable ; l’idée s’appuie sur un argu-
aux victimes face à l’idéologie, qui veulent aider avant ment d’autorité tiré de l’œuvre de Lévinas (l. 13-14),
tout les hommes quels qu’ils soient, « dans quelque selon qui la tentative de justifier la souffrance d’autrui
camp que les ait situés l’Histoire et quel que soit le signe est, à l’opposé de toute morale, à l’origine du Mal
idéologique de leur oppresseur », comme il l’indique à absolu.
• 98
5. Réagir contre l’inhumain (question 5) chimères » (l. 6). L’exemple du tremblement de terre (l. 9)
Pour parvenir à l’indépendance de l’Inde, Gandhi a illustre cette démesure inévitable entre les prétentions de
proposé une désobéissance non-violente, s’interdisant, l’écrivain et l’efficacité de son discours.
comme il l’écrit dans Tous les hommes sont frères, de tuer
3. La solitude féconde (questions 2 et 3)
son prochain (l. 4), même si on est menacé. Pour lui, toute
L’écrivain se veut un être voué à la solitude : en effet,
« atteinte à la personne est un crime contre l’humanité »
d’une part, l’image traditionnelle du créateur le peint à
(l. 5-6). Seul le respect de l’absolue justice peut construire
l’écart des hommes sinon du monde, d’autre part, on peut
un monde sans violence (l. 7).
lire dans cet enfant « fragile, inquiet, réceptif excessive-
On réfléchira aux deux attitudes : l’intervention huma- ment » (l. 11-12) un autoportrait où Le Clézio esquisse
nitaire ou la non-violence, sachant que les contextes ou une biographie ambiguë, choisissant comme comparai-
les motifs peuvent être bien différents. Dans le cas de son un être féminin venu sous la plume d’un écrivain
Gandhi, celui qui est non-violent est impliqué dans le également ambivalent (l. 12).
conflit et il choisit de ne pas répondre à la violence qui
La solitude aimée et voulue se ressent dès lors de cette
lui est faite, à lui personnellement. Dans le cas de l’aide
humanitaire, celui qui intervient est extérieur au conflit, il dualité foncière : par une généralisation qui s’ancre
fait aussi le choix de pas intervenir militairement – encore dans la valeur topique de l’image, et par une personni-
que les deux puissent être associés – mais il apporte un fication tout aussi topique, elle devient la compagne et
soutien à celui qui est victime de la violence. Il soulage la maîtresse, le substitut de l’amour impossible. D’où
sa faim ou soigne ses blessures. Les deux attitudes ne les antithèses multipliées, qui infusent de souffrance ce
sont pas contradictoires, mais l’intervention humanitaire « bonheur contradictoire » (l. 15) : « douleur et délec-
requiert dans certains cas de faire cesser les combats, tation » (l. 16) opposent le plaisir et la douleur (« un
donc d’intervenir aussi militairement pour faire taire les mal sourd et omniprésent », l. 17) ; l’oxymore « triomphe
armes et laisser une chance de survie aux hommes. dérisoire » rend compte de l’insatisfaction essentielle qui
détermine l’écrivain à écrire, et peut-être d’un sentiment
humaniste de vanité. La métaphore de la ligne 18 illustre
Texte 9 cette antithèse : la « plante […] nécessaire » représente
Le Clézio, Discours lors de la remise l’élément favorable, source de fécondité ; mais son
du prix Nobel ❯ p. 226 caractère vénéneux évoque une corrosion intérieure, une
1. Situation du texte douleur permanente (qui reprend une autre métaphore,
Le Clézio a, dès son premier roman, Le Procès verbal « une petite musique obsédante », l. 17) et qui ne peut
(1963), obtenu succès et reconnaissance de la critique. être que létale.
Avec des personnages qui vivent pour certains au plus 4. Naissance du texte (questions 4 et 5)
près de leurs sensations, à travers le thème de la ville fas- Le Clézio propose un portrait de l’écrivain en train
cinante et effrayante, mais avec aussi un goût manifeste d’écrire, il fait entrer le lecteur dans le processus d’une
pour l’ailleurs, il a su donner vie à un univers particulier. création essentiellement solitaire. Après avoir évoqué la
Passionné par la mythologie maya, il crée chez Gallimard chambre et l’écran de l’ordinateur, il élabore une méta-
une collection de textes sur les mythes du monde entier, et phore filée, où l’écriture est associée à l’espace naturel
son intérêt pour les cultures éloignées de la nôtre l’amène de la forêt. Chaque piste suivie par l’écrivain, chaque mot
aussi à considérer les œuvres francophones comme une ou idée débusquée au hasard lui apparaît neuve, encore
part légitime de la littérature française. inconnue et méconnaissable, c’est dans ce sens qu’il
2. Impuissance des mots (question 1) faut entendre l’emploi de l’indéfini « quelque chose ».
L’écrivain tend vers l’action ; l’image qu’il a de lui- Ce gibier qui s’échappe a jailli devant ses yeux et ne
même est celle d’un homme engagé, qui ne peut se lui appartient pas vraiment, il est l’objet d’une quête.
contenter d’être un simple témoin ; ses moyens d’agir L’expression désigne en définitive l’œuvre littéraire, en
sont les mots et les rêves qu’ils suscitent chez ses lec- ce qu’elle naît le plus souvent d’un hasard heureux, d’une
teurs (l. 2). L’évidence de ce mécanisme n’en assure rencontre verbale (« c’était au hasard », l. 25), et non
cependant pas l’efficacité : la réception de l’œuvre, toute d’une idée préconçue. Le texte acquiert ainsi progressive-
favorable qu’elle soit, ne la transforme pas en outil de ment le statut d’un art poétique, et la citation masquée de
changement. En un mot, l’écrivain sait, dès l’abord, la Bérénice (« malgré lui, malgré elle », l. 25) réaffirme la
vanité de ses efforts (« une voix lui souffle que cela ne dimension intertextuelle qui nourrit toute création.
se pourra pas », l. 4-5) et finit par douter même de leur Ainsi est rompue l’initiale solitude, puisque l’écrivain
légitimité (« Est-ce vraiment à l’écrivain de chercher est associé à ceux qui l’ont précédé. Loin de s’enfermer
des issues ? », l. 7). Ainsi Le Clézio résume-t-il l’oppo- dans « une attitude négative » (l. 26), il réaffirme la
sition entre l’engagement et l’esthétique, renouvelant permanence du pouvoir des mots, malgré (ou en raison
la question parnassienne d’un art fermé sur lui-même. de) leur statut « complexe, difficile » (l. 29). En effet, si
De fait, l’écriture s’inscrit davantage dans l’imaginaire « les arts de l’audiovisuel » (l. 28) représentent une voie
et reste en dehors du réel : « les rêves ne sont que des immédiate pour l’expression d’une vision du monde, la
99 •
littérature impose un effort de décryptage, demande un propagande américaine (voir question 4) et en parodiant
travail, suppose un lecteur toujours actif. C’est à ce prix l’héroïsme.
qu’elle donne à lire des représentations de l’homme, aussi
2. Une destruction négative ou positive (question 2)
instables et fluctuantes que l’est l’homme lui-même (voir
Comme mentionné dans la question 1, il s’agit, d’une
manuel, p. 144).
part, d’une représentation négative de la destruction et,
En définitive, la conception que Le Clézio livre de la d’autre part, d’une héroïsation de celle-ci.
littérature, même s’il n’écrit jamais le mot homme, est
Dans l’image du film, les deux hommes sont menacés
profondément humaniste. Légitimement, elle se réclame
par l’explosion, ils paraissent petits et impuissants. Le
des grands ancêtres, Byron et Victor Hugo (l. 30), avec
côté arbitraire est suggéré par l’obus tombé juste à côté
lequel l’extrait entretient des rapports lisibles. Outre le
d’eux : quelques centimètres de plus et les deux hommes
recours à la métaphore de la forêt (« c’est cela sa forêt »,
auraient été déchiquetés.
l. 23, et « L’arbre, commencement de la forêt… », texte
écho, l. 1), qu’on trouve dans la Préface de La Légende L’affiche de propagande évite, justement, la figure
des Siècles, les deux extraits posent l’écrivain comme humaine. L’action se passe dans un monde inanimé et
solitaire mais également uni à l’humanité (« solitairement presque abstrait, peuplé de machines et de bâtiments
[…] solidairement », l. 5-6). Certes, Hugo énonce avec industriels. La légende suggère que la destruction de la
plus de confiance sa foi dans la mission de l’écrivain, puissante industrie allemande, qui nourrit l’armée du
mais il ne prétend pas ici changer directement le monde ; Reich, est une réussite pour l’armée britannique. On sous-
l’œuvre littéraire, miroir offert au lecteur, est pour celui- entend que par la destruction de cette centrale allemande,
ci l’occasion de réfléchir. les soldats anglais protègent leur peuple. Le dessin laisse
imaginer le danger que représenterait cet ensemble indus-
ACTIVITÉS Préparer un débat Le débat propose, sur un triel tentaculaire qui s’étale à perte de vue.
autre mode, une réflexion sur l’efficacité, les vertus et les
modalités d’action comparées de l’image et du texte. Il 3. Plonger le spectateur dans l’action (question 3)
prépare ainsi à un ensemble de sujets de dissertation qui L’affiche Back Them Up ! est constituée essentiel-
posent ce problème. lement de lignes oblique qui suggèrent le dynamisme
La technique du débat est exposée pages 234-235, celle et l’action. Les cheminées d’usine, en bas à gauche, et
de la dissertation pages 240-241. l’avion britannique, en haut à droite, sont les obliques les
plus prononcées.
Les premières forment des « obliques descendantes ».
◗ Histoire des arts En effet, ces lignes « descendent », car le regard occiden-
Représenter la guerre ❯ p. 230-231 tal se déplace de gauche à droite (comme pour la lecture).
1. La guerre comme sujet (question 1) Ce type de lignes suggère la défaite, l’effondrement,
Les œuvres se réfèrent à la guerre de trois manières selon les codes des images en Occident. En revanche,
différentes. l’avion va vers le haut, suivant une « oblique ascendante
» (ici, on peut parler de diagonale, car la ligne coïncide
Le film de Milestone est une narration qui fait renaître a
avec la diagonale du quadrangle). Traditionnellement, les
posteriori les événements de la Grande Guerre. Il se fonde
obliques ascendantes suggèrent la victoire, la réussite, un
sur le récit d’un témoin, l’écrivain allemand Remarque
avenir meilleur.
qui a participé aux combats. Comme le sous-entendent
les corps crispés et vulnérables dans cette image, le film Le point de vue choisi par Gardner est une « plongée »
(comme le livre de Remarque) prend une position très vertigineuse, cela veut dire que le spectateur se trouve
critique face à la Grande Guerre. Il dénonce la dévalori- au-dessus de la scène, qu’il domine. Notons que le
sation de la vie humaine que le conflit entraîne. point de vue contraire s’appelle « contre-plongée » et
induit un spectateur en contrebas, dominé. La plongée
L’affiche de Gardner est une affiche de propagande
et les obliques déstabilisent l’espace et suggèrent que le
produite pendant la guerre. Son but est de promulguer
spectateur se trouve également dans un avion, immergé
l’idée que la guerre est nécessaire et d’en persuader la
dans l’action. Ainsi, le public s’identifie au pilote, se sent
majeure partie de la population. Pour atteindre ses buts,
impliqué dans les combats. Ce procédé d’entraînement,
la propagande peut dévoyer la réalité, montrant sous un
d’empathie émotionnelle, est souvent utilisé dans les
jour héroïque des actes de destruction. Pendant les deux
images de propagande.
guerres mondiales en Europe, tous les pays belligérants
utilisent des images de propagande pour maintenir le 4. Un mémorial anti-héros (question 4)
moral de la population civile et l’inciter à souscrire à des On peut diviser le mémorial de Kienholz en trois
emprunts de guerre. parties. La dalle noire marque clairement le centre par sa
L’installation de Kienholz est une œuvre faite en saillie et par sa couleur noire.
pleine guerre du Vietnam. Comme le film À l’Ouest rien À gauche, l’artiste détourne des éléments de la
de nouveau, Kienholz critique âprement la guerre, sans propagande américaine. On y voit une affiche utilisée
raconter les événements, en détournant des éléments de la pour la mobilisation de la Première Guerre mondiale,
• 100
représentant Uncle Sam (symbole de l’État américain), 4. Cette nouvelle met en cause l’usage du pathos pour
pointant le spectateur de manière agressive avec la vendre, même au prix d’un mensonge, une réalité qu’on
légende I Want You [« Je te veux »]. Devant, Kienholz va jusqu’à fabriquer pour la photographier. Le danger de
a parodié la chanteuse Kate Smith devenue célèbre en tels procédés est l’intensification du pathétique au risque
chantant de manière émouvante l’hymne américain, de le banaliser. On peut penser que Daeninckx met aussi en
incitant les citoyens à adhérer à la guerre, sans réflé- cause le lecteur qui recherche et achète ce type d’émotions.
chir aux causes et aux conséquences du conflit. À côté, 5. La connaissance du contexte permet de tisser des liens
Kienholz a fait une réplique du monument d’Iwo Jima entre les événements de la fiction et ceux du monde, dans
situé à Rosslyn en Virginie, qui s’inspire d’une photo la mesure où ces derniers servent de source d’inspiration ;
du reporter Joe Rosenthal montrant les marines plan- à travers l’œuvre imaginaire, il est alors possible de
tant le drapeau sur l’île japonaise d’Iwo Jima pendant dégager la portée du référent, c’est-à-dire le sens ou du
la Seconde Guerre mondiale. Cette image est devenue moins l’un des sens du texte.
l’icône de la puissance militaire américaine. 3 1. Le nom « principes » accompagné de l’adjectif
Kienholz a couvert tous les éléments de poussière antéposé « grands » désigne les idées morales
grisâtre, atténuant les couleurs de l’affiche, diminuant fondamentales selon lesquelles s’organise l’action
ainsi l’exaltation. Il a mis par ailleurs Kate Smith dans humaine : recherche du Bien, fuite du Mal. Mais
une poubelle et a fait monter les marines sur une chaise l’expression a toujours une connotation critique : les
de café. Tous ces éléments indiquent qu’il s’agit d’une principes du Bien, que la pratique ne met jamais en
parodie de la propagande et traduisent l’attitude critique œuvre, restent toujours de « belles idées » sans aucune
de l’artiste face au nationalisme conquérant qui domine concrétisation bénéfique à l’homme.
son pays. 2 et 3. Par « combattants de la Révolution », Finkielkraut
Au milieu, on trouve une dalle de granit noir avec une désigne toutes les forces qui se sont elles-mêmes ainsi
croix blanche qui rappelle une tombe. Kienholz a inscrit à désignées. Il y a eu d’abord les révolutionnaires russes
la craie les noms de tous les pays, y compris des empires qui ont lutté contre le tsarisme et ses partisans, puis
très civilisés et puissants, qui ont disparu à cause des tous les mouvements de libération et d’indépendance
guerres. Il a laissé exprès des parties vierges, suggérant au cours du XXe siècle, de la Chine à Cuba, de l’Algérie
que l’on peut encore en « enterrer » d’autres. au Vietnam. Mais Finkielkraut vise aussi les auteurs
de violence moins politiques, qui s’abritent derrière la
Enfin, à droite, l’artiste a collé une photo grandeur
notion de Révolution pour excuser leurs exactions. Ainsi,
nature d’un diner, un wagon-restaurant rapide typique
les « moujiks », anciens paysans du régime tsariste,
des villes américaines. Les deux personnages tournent le
devinrent les premières victimes de la machine soviétique
dos à la scène et au monde dont ils semblent totalement
qui se proposait initialement de les libérer.
désintéressés. Kienholz suggère que la consommation les
Pendant la guerre d’indépendance qui opposa le Biafra au
pousse à être passifs et repus, laissant passer des choses
Nigéria, de 1968 à 1970, d’innombrables enfants Biafrais
inadmissibles. La propagande leur fait « avaler » les
moururent de faim.
informations comme ils mangent de hamburgers.
Ce dernier exemple est doublement intéressant puisqu’il
renvoie à la création de Médecins sans frontières, à l’insti-
◗ Analyse littéraire gation de Bernard Kouchner et de Max Récamier : jeunes
La notion de contexte ❯ p. 232-233 médecins, ceux-ci avaient d’abord répondu à l’appel de la
Croix-Rouge pour servir dans les hôpitaux de fortune des
Le contexte d’un mot
insurgés biafrais. Refusant de quitter le lieu des combats,
1 a. « Image » : photographie, instantané de vie.
comme la Croix Rouge le voulait devant l’impossibilité
b. « Vivre » : profiter de l’instant présent. de remplir la mission, ils témoignèrent des atrocités qu’ils
avaient vues et décidèrent de créer, en 1971, M.S.F. ;
Le contexte d’une œuvre désormais, cette organisation humanitaire revendiquerait
2 1. TICE Didier Daeninckx insère dans des fictions un le droit à l’ingérence et à la communication, contraire-
état du monde contemporain : il y combat particulièrement ment aux idées d’Henri Dunant, le fondateur de la Croix
pour la vérité et contre l’injustice, l’illégalité, la raison Rouge (1863).
d’état, s’intéresse aux marginaux et plus généralement 3. TICE On envisagera l’importance du mouvement des
aux victimes de l’Histoire et de la société. « nouveaux philosophes » caractérisé par la prise de
2. En 1998, on faisait état de divers foyers de guerres conscience de l’inhumanité concrète du marxisme, et le
ethniques et civiles : combats au Kosovo ; état d’urgence développement d’un nouvel humanisme qui prétend agir
au Sri Lanka ; intervention du Sénégal et de la Guinée en pour l’homme en ignorant délibérément les idéologies.
Guinée Bissau ; sans parler du Tadjikistan, du Congo, du 4. Est mise en cause ici l’attitude qui consiste à ne s’engager
Chili et de l’Angola… qu’en fonction de l’idéologie de ceux que l’on se propose de
3. Le slogan de Paris Match était : « Le poids des mots, le sauver, et à considérer que seuls les révolutionnaires victimes
choc des photos ». des forces contre-révolutionnaires méritent l’intérêt.
101 •
Au contraire, Finkielkraut préconise d’en revenir à 4 1. TICE On pourra se rapporter au site personnel du
« l’universalisme naïf » qui présida à la création de la caricaturiste.
Croix Rouge : il s’agit de préserver toutes les vies 2. La chute du mur de Berlin fut accueillie dans le
humaines, quelle que soit leur idéologie. monde avec une euphorie qu’il est difficile aux élèves
Le titre de l’ouvrage signifie clairement que la prédomi- d’aujourd’hui d’imaginer. Le dessin de Plantu s’en fait
nance des idéologies révolutionnaires a fait perdre de vue l’écho et donne à l’événement historique une dimension
le fondement moral de toute action humaine, qui est de affective, de fête populaire, de liesse générale, qui le
faire concrètement du bien à l’homme. « L’humanité », dépasse ; le dessin tient parfaitement compte, à travers
avec son double sens, fait référence aussi bien à l’en- l’exagération de la caricature, du contexte historique.
semble des hommes (d’où l’universalisme) qu’au Ainsi le violoncelliste à gauche rappelle le geste de
sentiment d’humanité envers les hommes, d’où l’expres- Rostropovitch, les colonnes de la porte de Brandebourg
sion du texte étudié dans le manuel, p. 224 : « L’homme dansent, le char qui la couronne s’anime et le soleil brille
humanitaire cède à la pitié ». (l. 30) sur le drapeau allemand.

• 102
L e texte théâtral
Partie
3 et ses représentations
du XVIIe siècle à nos jours
Chapitre

9 La parole théâtrale en question ❯ MANUEL, PAGES 246-273

◗ Document d’ouverture « trahissez » à deux reprises et les trois COD renvoyant


Comédie, de Samuel Beckett, mise en scène chacun au statut de Phèdre). La mort de Phèdre constitue
de Christian Rist, avec Sylvie Chenus, une offense ou un danger : Phèdre doit donc vivre. Œnone
Catherine Laborde, Christian Rist, Vincennes, joue ainsi sur des valeurs morales, cherchant à éveiller
théâtre de l’Aquarium, la Cartoucherie, 2000. un sentiment de culpabilité, à provoquer un sursaut
d’orgueil, mais espérant aussi une réaction dictée par la
1. La mise en scène de la parole (question 1) jalousie ou la haine (v. 13 à 16). Plus loin, elle rappellera
« À l’avant-scène, au centre, se touchant, trois jarres à Phèdre sa présence indéfectible, son abnégation et sa
identiques, un mètre de haut environ, d’où sortent trois fidélité, évoquant sa mort prochaine (v. 33 à 40).
têtes, le cou étroitement pris dans le goulot. […] Elles
La répartition de l’alexandrin en trois temps entre
restent rigoureusement de face et immobiles d’un bout à
les deux personnages marque un premier tournant dans
l’autre de l’acte. Visages sans âge, comme oblitérés, à peine
l’échange. La mention du nom « Hippolyte » par Œnone
plus différenciés que les jarres. […] Voix atones sauf aux
provoque un bouleversement chez Phèdre (v. 9-10) que la
endroits où une expression est indiquée. Débit rapide. »
nourrice interprétera faussement. Cette méprise sur les
« Visages sans âge comme oblitérés », « visages impas- réactions de Phèdre (« colère », « frémir à ce funeste
sibles, voix atone », selon les recommandations de Beckett, nom », v. 11-12) conduit Œnone à vouloir exploiter ce
trois personnages prisonniers des jarres : ce dispositif qu’elle croit être un sentiment de rejet, comme le montre
empêche tout mouvement, toute gestuelle. Les corps sont le caractère injonctif du passage (impératifs d’ordre et de
immobiles, proches mais séparés, tournés vers le public ; défense, généralement placés en début de vers).
ils ne peuvent se voir, se tourner les uns vers les autres,
entrer en communication entre eux. Les dialogues s’appa- L’objectif d’Œnone est alors de faire dire à Phèdre le
rentent alors davantage à des soliloques, et le spectacle est mal qui la ronge, de lui faire avouer le « crime » (v. 23)
la mise en scène de la parole, puisque la seule dynamique ou l’« affreux projet » (v. 27) source de tourments et de
est produite par le discours, à destination du public. remords. La multiplication des phrases interrogatives
souligne cette volonté de « faire dire » ; le discours de la
2. La mise en lumière (question 2) nourrice est par ailleurs dominant dans la première moitié
Fond sombre sur lequel se détachent les jarres et les de l’extrait. Le lexique du « dire » (v. 43) se décline en
têtes des trois personnages (triangle amoureux classique interrogatives ou négatives (v. 30) ; ne point dire, c’est
– le mari, la femme, la maîtresse) : Beckett voulait aussi refuser d’en dire plus (v. 29) ou se taire (v. 31, 42) ; mourir
que les têtes se confondent avec les jarres, dans une sorte est alors la possibilité du silence (v. 30). Lorsque l’aveu
d’uniformisation ou d’effacement des individualités. se dessine, il est tout aussi difficile à formuler (v. 51).
Les têtes sont tour à tour éclairées par un projecteur
(seul le début de la pièce montre les trois personnages 2. Comment dire ? (question 4)
éclairés) qui, véritable metteur en scène, distribue la Phèdre reprend la parole d’Œnone (v. 20-21, 24-25),
parole, l’interrompt : « La parole leur est extorquée par retarde l’aveu en évoquant les conséquences funestes de la
un projecteur se braquant sur les visages seuls, le transfert parole, en prévoyant la réaction d’Œnone (v. 42), en insistant
d’un visage a l’autre est immédiat, la réponse à la lumière sur sa culpabilité (v. 46). Lorsqu’elle semble décidée à parler
est instantanée. » (Beckett) On ne pourra que souligner le et que toutes les conditions de l’énonciation sont réunies
contraste entre la mise en scène et le titre « Comédie ». (v. 50 : voir le jeu sur les pronoms et la structure en chiasme),
elle hésite encore (voir la formulation interrogative du v. 52),
évoque son ascendance, son « sang » (détour par Vénus et
Texte 1 Ariane). Survient alors l’aveu de l’amour, mais sans que
Racine, Phèdre, Acte I, scène 3 ❯ p. 250-253 l’objet de cet amour soit défini. Le nom ne sera d’ailleurs
1. Comment faire dire ? (questions 1 à 3) pas prononcé par Phèdre, mais par Œnone (voir le rôle de
Œnone tente de rappeler à Phèdre ses devoirs de la périphrase au vers 66) comme si dire était impossible ;
fille, d’épouse et de mère (voir les verbes « offensez », l’aveu se formule donc de manière indirecte (v. 68).
• 108
3. Une parole tragique (question 5) seules didascalies concernent ce personnage et mettent
Si l’on considère qu’au théâtre, « dire, c’est faire », en relief son état d’inconfort, voire d’infériorité. L’aveu
l’aveu constitue donc en soi un acte coupable (ce que nécessite de sa part un véritable courage : il s’agit de
souligne Phèdre aux v. 45-46). La référence à la malé- surmonter ses appréhensions sur l’inutilité de son aveu
diction touchant la famille de Phèdre (fatum) constitue (l. 54) ou sur les conséquences qu’il pourra avoir. H2
aussi un autre exemple du registre tragique, ainsi que le manifeste également une relation difficile non seulement
lexique de la furor et de la fatalité. Il ne s’agit pas d’amour avec H1 mais avec les autres aussi (l. 45).
(malgré l’affirmation répétée de Phèdre), mais de passion,
sentiment destructeur qui se manifeste physiquement
Texte 3
et qui conduit à la mort. La dernière réplique d’Œnone
Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard,
(référence aux dieux, à la « race » maudite, métaphore
Acte III, scène 8 ❯ p. 256-257
des v. 71-72) manifeste cette prise de conscience du
tragique, de l’enchaînement inéluctable des actes né 1. Structure de l’extrait (question 1)
de cette parole, de cet aveu. La première étape est un jeu de fausses sorties :
celle de Dorante d’abord – ce qui provoque l’aparté de
Texte 2 Silvia – puis celle de Silvia (l. 7-8). À partir de la ligne 9
Sarraute, Pour un oui ou pour un non ❯ p. 254-255 s’élabore le dialogue entre les deux personnages –
caractéristique du dépit amoureux – où il s’agit de dire
1. Le dit et le non-dit (question 1) mais surtout de faire dire. Enfin, la tirade de Silvia
Le lexique de la parole, aisément repérable, domine amène à la troisième étape, celle du duo amoureux, de
cet extrait. Il s’agit de dire, de ne pas dire, de ne pas la reconnaissance mutuelle et de la « réconciliation »
pouvoir dire, de mots que l’on ne peut dire, qui ont été annoncée à la ligne 8.
dits, qui ne veulent rien dire mais qui disent tout, d’une
certaine façon. Le texte progresse à partir du dit et du 2. Sortir ou rester ? (question 2)
non-dit qu’il faut dire : l’action progresse donc à partir du L’aparté de Silvia et les didascalies marquent le jeu
dialogue, du jeu sur les mots, sur les expressions toutes des regards entre les deux personnages. L’observation
faites (« que veux-tu que je te dise ! », « je te l’avais bien de Silvia (« il regarde si je tourne la tête ») fait écho à
dit »), les reprises entre les personnages, et non d’actions la didascalie « Elle le regarde aller ». Se révèle aussi,
extérieures. par la gestuelle, le jeu des fausses sorties : « Il s’en
va » (voir les multiples occurrences du verbe « aller »
2. Un aveu difficile (question 2) dans ce passage), « Dorante reparaît pourtant », « il
La difficulté à dire, la difficulté de l’aveu, est claire- revient », « feignons de sortir afin qu’il m’arrête » et
ment visible dans l’usage des points de suspension, signe enfin la demande de Dorante : « Restez ». Ces revire-
d’une parole hésitante, en suspens ; on remarquera aussi ments et déplacements soulignent à la fois l’hésitation,
les formes négatives (l. 15, 17…), le lexique du rien le doute voire l’inquiétude des deux personnages, la
(l. 13, 21…), les processus de rectification (l. 33-35). La confusion des sentiments (« je ne l’aime plus », « je
parole reste inachevée, se corrige, hésite, ne parvient pas l’aime encore ») et la stratégie mise en place par Silvia
à dire, s’esquive. (l. 7-8) qui inverse ainsi la situation initiale.
3. L’effacement des personnages (question 3) 3. Faire dire sans dire (question 3)
Cette dénomination marque la perte d’une identité Les répliques, dans la deuxième étape, s’enchaînent
en tant que personnages. Ce ne sont que des êtres de par la reprise de termes en fin et début d’énoncé.
langage, des supports conventionnels d’un discours (afin On repérera par exemple : « à vous »/« à moi »
de permettre la représentation), ils extériorisent la parole. (l. 9-10), « « sans rien me dire »/« je vous répondrais
On reliera cette déconstruction du personnage tradition- bien »/« Répondez-donc » (l. 16-18), « vous ne sauriez
nel à la crise du langage (voir repères, manuel p. 263). On m’aimer »/« Je suis sensible à son amour » (l. 22-23),
pourra prolonger sur le Nouveau Roman auquel appar- « un homme qui part »/« Je ne partirai point » (l. 27-28),
tient Nathalie Sarraute. « Que vous importent mes sentiments »/« Ce qu’ils
4. La dynamique du discours (question 4) m’importent » (l 31-32). On remarque aussi l’alter-
H1 est celui qui interroge, qui questionne, qui mène nance d’affirmations et de questions, de formulations
l’interrogatoire afin d’obtenir, dans le cadre de la fable, affirmatives et négatives, la réponse à une question par
une explication sur leur éloignement. Il est aussi celui qui une question rhétorique. S’élabore ainsi le discours
encourage (l. 14, 29, 44), qui rassure, qui pousse H2 à amoureux qui, d’une opposition apparente, aboutit
l’aveu. Ce dernier refuse, esquive, tente de se justifier, de à un aveu indirect et à une réconciliation. Il s’agit de
minimiser l’incident, se réfugie derrière l’impossibilité faire dire (voir l’importance dans ce passage du lexique
de dire, les convenances, les codes de la conversation de la parole et du silence – « vous êtes trop heureux que
(« personne ne l’ose […] on n’en entend jamais parler », je me taise »), sans se dévoiler, sans prendre le risque
l. 23 ; « rien dont il soit permis de parler », l. 27-28). Les d’entendre son amour nié ou rejeté.
109 •
4. Masque et parole vraie (question 4) que Rosette, cachée, entende cette parole et perde ses illu-
C’est paradoxalement sous le masque de Lisette sions. La stratégie de Camille consistera dans un premier
que Silvia peut « parler à cœur ouvert ». En mettant temps à jouer la coquette (l. 21 à 23), à séduire Perdican.
en cause la force de l’amour qu’éprouverait pour elle Elle joue aussi l’étonnée, fait semblant de remarquer
Dorante, elle lui fait entendre les craintes de la jeune l’absence de la bague, lui rappelant indirectement un
fille abandonnée : légèreté d’esprit, distractions d’un gage d’amour. Elle l’accuse ensuite (l. 39-40), l’amenant
jeune homme bien né et sollicitations extérieures, dif- ainsi à affirmer vigoureusement, dans la même réplique,
férence de condition, inconséquences de son attitude… son honnêteté (« je ne mens jamais ») et son amour pour
tout cela aura raison de l’amour de Dorante. À cette elle (« Je t’aime Camille »).
peinture elle oppose la solitude future de la servante, de
3. Un discours féministe ? (questions 3 et 4)
la jeune fille blessée qui aura cru naïvement à cet amour,
Camille dément la versatilité des femmes : il s’agit
jeune fille désormais étrangère au monde (l. 45-46). Par
d’un simple changement de langage (l. 40-41) et non d’un
l’enchaînement des questions rhétoriques et de procédés
changement de « pensée ». Ce changement de langage,
hypothétiques, elle fait entendre à la fois son amour –
ou mensonge, est rendu nécessaire par l’emprise de la
de manière indirecte – et sa plainte inquiète.
société. Celle-ci juge la femme, lui impose une conduite,
5. « Le triomphe de l’amour » (questions 5 et 6) des principes et, par cette rigueur, la force à mentir
Le jeu sur le langage, le dit et le non-dit (l. 57-58), le (l. 44-46). Désignant la femme comme un « être faible et
marivaudage amoureux se poursuivent encore, mais violent », un « petit être sans cervelle », Camille étend la
Silvia a obtenu ce qu’elle voulait : la demande en pratique du mensonge (l. 47), expliquant ainsi ses chan-
mariage de Dorante à Lisette. Elle peut ainsi donner libre gements d’attitude à l’égard de Perdican, mais justifiant
cours à sa joie, ne doutant plus de la profondeur et de la ainsi par avance sa tromperie.
constance (voir la répétition du verbe « changer » à la Camille reproche à Perdican sa duplicité et son
forme négative) des sentiments de Dorante (l. 67-68) et orgueil, orgueil excessif qui l’a conduit à faire de Rosette
considérer la partie gagnée, l’épreuve finie : « Enfin, j’en l’instrument de sa vengeance (l. 66 à 75). Mais la jeune
suis venue à bout ». fille a reproduit en fait le même schéma dans cette scène :
Cette scène marque donc « le triomphe de l’amour » elle agit par vengeance (l. 5) et se sert de Rosette qu’elle
car, au-delà de l’aveu et du duo amoureux, chacun a ne songe d’abord même pas à secourir.
réussi à dire et à faire dire la puissance du sentiment L’issue n’est pourtant pas celle qu’attendait
éprouvé et la joie qu’il ressent de cet amour partagé. Camille : Perdican joue sur la situation (« je te trouve
Silvia a pu s’avouer et avouer à l’autre le sentiment amou- hardie de décider à quel instant ») et réaffirme son désir
reux, Dorante a reconnu en elle la noblesse de cœur (« je d’épouser Rosette, tout en suggérant l’orgueil et le
te respecte ») et peut ainsi l’aimer. manque de lucidité de Camille sur ses propres sentiments
(l. 79-80).
Texte 4 4. Le jouet de deux enfants (question 5)
Musset, On ne badine pas avec l’amour ❯ p. 258-260 Rosette, ballottée entre les deux jeunes gens, sert
1. Le dispositif scénique (question 1) alternativement les projets de vengeance de Camille et
Au début de l’extrait, deux personnages sont en scène, Perdican. Elle est le jouet entre deux enfants orgueilleux
Camille et Rosette. Camille fait ensuite sortir Rosette et capricieux qui ne parviennent pas à se dire leur amour.
(l. 4), se retrouve brièvement seule sur scène avant l’ar- Image de l’honnêteté et de la pureté, elle sera celle qui
rivée de Perdican (l. 6). Rosette assiste donc cachée à subira les conséquences de ce jeu dangereux, annoncé
l’entretien entre les deux jeunes gens (Camille – comme par le titre de la pièce. Son évanouissement dans la scène
le spectateur – connaît sa présence, pas Perdican) ; puis préfigure le dénouement : assistant cachée (sans que les
Camille montre Rosette à Perdican (l. 52-53). jeunes gens le sachent) à la scène d’aveu mutuel entre
Camille et Perdican, elle mourra.
Ce dispositif scénique est à mettre en relation avec la
scène 3 de l’acte III : Perdican avait donné rendez-vous
à Camille et Rosette, a déclaré son amour à Rosette, Texte 5
Camille étant cachée – ce que Perdican savait (l. 66-67). Ionesco, La Cantatrice chauve ❯ p. 262-263
Musset utilise ainsi plusieurs fois dans la pièce le disposi-
1. Parler : oui, mais pour quoi ? (question 1)
tif du témoin caché, jouant sur la double énonciation,
Tous accueillent la proposition du pompier avec une
donnant à entendre à ce personnage ce qu’il n’est pas
joie disproportionnée, comme le montrent les didascalies
censé savoir.
(l. 3, 5, 18 et 25). La narration des anecdotes devient une
2. La stratégie de Camille (question 2) véritable cérémonie requérant un silence quasi-religieux
Camille doit, comme elle l’a annoncé à Rosette, donner (l. 14), un exercice difficile pour l’orateur que l’on doit
la preuve de la duplicité de Perdican. Son objectif est encourager. La fin d’une fable doit être immédiatement
donc d’amener Perdican à lui déclarer son amour, afin suivie d’une autre (l. 34, 46, 49), un mot en appelle un
• 110
autre (l. 41 par exemple), comme si le silence n’était pas 2. La parodie du discours scientifique (question 2)
permis. Peu importe le sens, l’essentiel est que le silence Le discours présente apparemment les signes d’un dis-
ne s’installe pas, que la parole meuble le vide. cours organisé, d’un raisonnement logique et objectif
(« Étant donné […] », « attendu d’autre part […] », « il
2. Les fables et leur réception (questions 2 et 3)
est établi que […] », « considérant d’autre part », « les
Les anecdotes, définies par le pompier comme des
faits sont là »…). Mais ces connecteurs introduisent des
« fable [s] expérimentale [s] » (l. 28) mettent en scène
affirmations où les mots, les référents, semblent reliés
des animaux qui rappellent les fables traditionnelles. De
de manière arbitraire ou illogique. À cela s’ajoutent
même, on attend une morale (l. 39-40). Mais la repré-
les répétitions de fragments, d’expressions, de syllabes,
sentation des animaux est quelque peu étonnante, les
comme si le discours s’enrayait, comme si plusieurs
histoires multiplient les incohérences ; la représentation
énoncés se superposaient, se mêlaient, s’interrompaient.
du réel, quelque peu décalée, fantastique et de plus en
On remarquera aussi, par exemple, les insultes à peine
plus violente, ne donne pas lieu à une morale repérable
déguisées (« Conard »), les allusions scatologiques (l. 16)
ou explicite. par le biais du bégaiement, les néologismes (« assavoir »
Lorsque le discours ne comble pas l’attente, la colère l. 16, qui fige en un mot une expression toute faite) les
(l. 34) ou les reproches surgissent (l. 44, par exemple). Se inventions (les différentes formes de tennis, de hockey…).
crée aussi une forme de compétition, de jalousie entre les
locuteurs, chacun complète ou ajoute un élément du récit 3. Cette fatrasie a-t-elle un sens ? (question 3)
ou une anecdote, souvent par le biais d’une opposition Ce discours semble n’être qu’une association mécanique
(« Par contre », l. 58). Les réactions sont donc exces- de mots, une fatrasie, un chaos verbal. Pourtant, Beckett
souligne lui-même (voir la citation de la question 1) la
sives, que ce soit dans l’approbation ou la désapprobation,
structure de ce soliloque et les thèmes qui le composent.
et révèlent indirectement les tensions sous-jacentes.
On observera aussi les liens sonores entre les mots, la
3. Les enjeux de la conversation : absurde et faillite progression d’une expression à une autre (« l’homme
du langage (question 4 et 5) en Bresse », « l’homme enfin bref », « l’homme en bref
Les fables multiplient les non-sens et mettent en enfin », l. 26 et sq., par exemple), ce qui met en relief la
évidence l’absurde. On peut mentionner les dysfonc- musique du langage. La quasi-absence de ponctuation
tionnements du langage (« un autre bœuf », « un autre participe de ce travail sur le rythme qui structure le dis-
chien »), les liens faussement logiques (« En consé- cours. On retrouve enfin des expressions ou des énoncés
quence », l. 35), l’inversion des caractéristiques (le veau rappelant des thèmes beckettiens : l’absence de dieu,
qui accouche d’une vache) ou l’incohérence de certaines son silence ; la petitesse de l’homme, sa quête de « diver-
situations, déclarations ou personnifications (le coup de tissement » ; les tentatives dérisoires de l’homme pour
poing du serpent, l. 57 ; la mort du renard qui « se brisa expliquer et dominer le monde.
en mille morceaux » ; l’exclamation finale). Ces éléments
4. Les réactions des personnages : faire taire Lucky
créent le comique, comique de l’absurde ou du non-sens.
(question 4)
Le dialogue s’élabore à partir de la répétition de schémas Les didascalies insérées dans le texte théâtral
ou d’affirmations (l. 6 à 11) stéréotypées ; le pompier concernent Lucky et l’intonation de son discours. Les
propose de raconter des anecdotes, mais demande à didascalies en marge du texte donnent des indications
ce que personne ne l’écoute (l. 19 à 22) ; les réactions sur les réactions des personnages (Estragon, Vladimir,
des auditeurs sont excessives ou agressives. Tous ces Pozzo : doubles du spectateur ?). Celles-ci mettent
éléments soulignent l’impossibilité d’un véritable dia- l’accent sur une attitude de plus en plus négative, malgré
logue, d’une conversation, d’un échange porteur de sens. la bonne volonté initiale de Vladimir et Estragon, sur la
Le comique de l’absurde accentue ainsi la faillite du progression de la douleur, de la souffrance, jusqu’à
langage : les personnages parlent pour combler le vide, l’agression physique finale. Le discours de Lucky, par
peu importe le sens. le dérèglement qu’il met en mots, s’oppose aux énoncés
logiques et rassurants qui nous donnent une vision
Texte 6 apaisée du monde (n’oublions pas que Lucky obéit à une
injonction de Pozzo lui ordonnant de penser). Il constitue
Beckett, En attendant Godot ❯ p. 264-265
alors quelque chose d’« inaudible », que l’on doit faire
1. Étude de la structure (question 1) taire, ce à quoi s’emploient les autres personnages.
L’évocation d’un Dieu (l. 3), de « sa divine apathie […]
athambie […] aphasie » au début du soliloque renvoie à
Texte 7
l’insensibilité du ciel (première partie de la citation). À
Novarina, L’Origine rouge ❯ p. 267
partir, approximativement, de la ligne 17, le discours se
centre sur l’homme et son « rapetissement » (l. 27-28). 1. La déconstruction du personnage (question 1)
Enfin, on repère dans une troisième étape le lexique des Les personnages ne sont pas identifiés par un patronyme
éléments naturels (l. 52 et sq.) et l’image correspondant à mais désignés par des fonctions ou des périphrases. On
la dernière partie de la citation. remarquera le lexique religieux (sans oublier la citation
111 •
d’Origène) et la présence d’opposition (la désignation se dans la surface blanche. Rauschenberg envisageait en
construit aussi par la négative) : « Panthée » s’oppose au effet l’art comme un reflet de la vie. L’œuvre doit être,
« bonhomme nihil » comme le tout s’oppose au rien (ils selon lui, ancrée dans la vie.
sont pourtant unis à la ligne 15), un des personnages est Le carré blanc de Malevitch flotte dans l’espace de la
un « contresujet », et « l’illogicien » se caractérise par ce pure spiritualité que rien n’encombre. La peinture a pour
qu’il n’est pas (voir le logicien absurde de Rhinocéros de cet artiste une très haute valeur spirituelle, elle est capable
Ionesco). Certains personnages sont réduits à des têtes, d’amener le spectateur dans une autre dimension. Alors
associées ou non à un patronyme : si « Jean Terrier » que Rauschenberg est plutôt attaché aux aspects éphé-
semble désigner un personnage précis, le personnage mères et concrets de la réalité immédiate. La peinture est
féminin est indifférencié (« la tête d’une femme »). Ces le réceptacle des événements brefs et changeants qui se
différents procédés participent de la déconstruction du passent autour.
personnage théâtral.
2. Du blanc immaculé partout (question 3)
2. Faire parler le corps (question 2) La notion de vide est mise en avant par la blancheur des
Le titre de la pièce renvoie à une interrogation sur murs de toutes les salles.
l’origine et la nature de l’homme : qu’est-ce que
l’homme ? Il faut donc couper le corps humain (voir L’accrochage (la façon dont les œuvres sont disposées)
le personnage de la femme coupée en deux et le discours du centre Pompidou rend hommage à une exposition de
du logicien, l. 5) pour examiner ce qu’il contient : faire l’artiste français Yves Klein en 1958 qui eut lieu dans la
« parler » le corps (l. 13), mais le risque est de le faire petite galerie parisienne Iris Clert. Au départ, l’exposition
mourir (voir le jargon médical, « ne débranchez pas le devait s’intituler « La Spécialisation de la sensibilité à
huit B ») ou de désorganiser la parole, de déstructurer l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée »,
le langage (l. 25). Le corps est lui-même éclaté, perd mais l’artiste a fini par accepter le titre, « Exposition du
son unité première, il est source de confusion (les pieds vide », donné par la critique.
« sont en fait ceux de Jean Terrier », « sauf si c’est un Klein n’y expose, certes, rien, mais crée un événement
homme », l. 9). très particulier. Pour mieux comprendre les intentions
de l’artiste, rappelons d’abord qu’il est l’inventeur d’un
3. Un nouveau langage (question 3)
bleu, le « International Klein Blue » ou le « IKB », appelé
La parole est ici jeux sur les mots (l. 1), reprises plus
encore le « bleu Klein ». Il a fait de nombreux mono-
ou moins décalées d’expressions figées ou de la vie cou-
rante, les répliques s’enchaînent apparemment sans lien chromes avec ce bleu saturé et vibrant. Pour l’exposition
logique. Cette déstructuration du langage nous oblige chez Iris Clert, Klein colle sur les enveloppes d’invita-
en tant que spectateurs à abandonner nos schémas tion des timbres bleus, peint la vitrine en bleu, puis fait
habituels de raisonnement pour « que nous comprenions passer le spectateur par un rideau bleu et lui fait servir un
encore nos oreilles ». cocktail de couleur bleue. Le visiteur est par conséquent
« imbibé » de bleu – dans tous les sens du terme – avant
On pourra prolonger par l’étude de la mise en scène ;
d’entrer dans la galerie blanche, mais hantée par la pein-
des images sont disponibles sur le site de Valère Novarina.
ture immatérielle qu’il porte en lui. Les rayonnements
Voir aussi les ressources sur le site www.sceren.com.
du bleu sont disponibles pour l’esprit seul. La peinture
est pour Klein, comme pour Malevitch, une porte vers la
◗ Histoire des Arts quatrième dimension, celle de la pure spiritualité.
Des riens signifiants ❯p. 270-271 Lors de l’exposition au centre Pompidou, il n’y avait
ni timbres bleus, ni rideaux bleus, ni cocktails bleus à
1. Un blanc spirituel et un blanc matériel
l’entrée. Chaque salle, destinée à un artiste, compor-
(questions 1 et 2)
Les œuvres de Malevitch et de Rauschenberg sont tait des inscriptions expliquant la démarche de son
toutes les deux blanches. Toutefois, elles comportent concepteur. Ainsi, le visiteur attentif pouvait rapidement
quelques différences. comprendre que les vides ne répondaient pas à la même
motivation.
La première est constituée de deux variantes de blanc
superposées. Le carré blanc d’une teinte plus grise est À l’instar de Malevitch et Klein, certains artistes invi-
dessiné à l’intérieur du champ blanc crème. Il est incliné taient à une contemplation spirituelle. D’autres, plutôt
sur une diagonale ascendante. Malevitch voulait repré- proches de Rauschenberg, proposaient de se concentrer
senter le mouvement, voire l’élévation, vers la quatrième sur la matérialité de l’espace existant. D’autres encore,
dimension (là où se recoupent l’espace et le temps) qui incitaient le spectateur à laisser son imagination construire
était pour lui totalement spirituelle. des structures, suggérant que les possibilités sont plus
riches qu’un projet fixé à jamais.
L’œuvre de Rauschenberg est constituée de plusieurs
parties de format vertical, disposées côte à côte. La 3. Du blanc (question 4)
surface est lisse et brillante, le blanc est le même partout. Naturellement, les trois exemples sont réunis par l’uti-
Les ombres des spectateurs ou des passants se reflètent lisation du blanc.
• 112
Dans la civilisation occidentale, le blanc, qui avec le Étudier un dialogue
noir est une non-couleur fondamentale, est attaché aux 2 1. Célimène est le personnage qui parle le plus, elle
valeurs de pureté, d’ordre, de sérénité.
mène donc le jeu. Les marquis, Acaste et Clitandre
Depuis la Renaissance, on associe le blanc à l’idéal servent, en lançant le nom des « cibles » (Damon, Timante
antique. Avec Newton, on apprend que le blanc est la et Géralde), à provoquer le discours de Célimène, soit
somme de toutes les couleurs du prisme lumineux. Il les différents portraits. Eliante et Philinte, observateurs,
équivaut à la pure lumière, à l’unité. commentent, apprécient le jeu qui se déroule sous leurs
On sait aujourd’hui que les œuvres et bâtiments yeux.
antiques étaient très colorés, même criards. Toutefois, 2. La société mondaine se met en scène : nous avons
l’aura du blanc comme modèle originel de la beauté pure ici une mise en abyme du théâtre dans une pièce
persiste encore aujourd’hui. où Célimène joue le premier rôle. Les personnages
ARTS ET ACTIVITÉS 1. On peut choisir un exemple qui va secondaires ont pour fonction de mettre en valeur cette
dans le sens de la spiritualité et un autre plutôt ancré dans actrice, dont le jeu sera apprécié par Eliante et Philinte,
la matérialité du lieu, afin d’enrichir la réflexion entamée figures du spectateur. Il s’agit aussi, pour Molière, d’offrir
avec les questions. aux spectateurs de la Cour le spectacle de leur propre
2. Ce carré est une des premières œuvres abstraites. existence, où le paraître est plus important que l’être, où
En effet, Malevitch, Mondrian et Kandinsky dépassent l’hypocrisie domine, où la conversation – qui comble le
au même moment l’imitation de la nature et inventent vide de leur existence – consiste à médire de l’autre tout
l’abstraction. en faisant valoir la maîtrise de la parole.

◗ Analyse littéraire Étudier un monologue


La parole théâtrale ❯p. 272-273 3 1. Lorenzo s’adresse principalement à lui-même.
Étudier discours et didascalies Mais en imaginant la scène du meurtre, en se projetant
dans l’avenir, il parle aussi au duc (« je lui dirai ») et le
1 1. Les deux dernières didascalies montrent la
monologue prend la forme d’un dialogue fictif dans le
réaction – ou l’absence de réaction – des personnages. deuxième paragraphe et Lorenzo commente son propre
Le comportement de Serge, visiblement vexé, fait écho au stratagème. Enfin, il interpelle la lune (dernière ligne).
rire de Marc, plutôt moqueur. Les didascalies « un temps »
2. Lorenzo tente de prévoir dans les moindres détails
et « après un temps » rythment le discours, marquant
une pause, comme une hésitation des personnages à le déroulement du meurtre. Ne voulant rien laisser au
poursuivre ce qui risque de dégénérer en conflit. Mais on hasard, il répète le dialogue qu’il aura avec le duc. Ceci
note aussi la didascalie de la ligne 23 qui donne l’impression peut révéler sa détermination, mais aussi sa peur de ne
d’une interruption de la scène, comme si l’on retrouvait pouvoir mener l’acte à son terme. Il est aussi partagé
les personnages plus tard, comme s’il y avait eu une ellipse. entre les conséquences funestes du meurtre (« Que ma
mère […] ») et le désir de reconnaissance (« Cela pourra
2. Cette indication évoque ici l’aparté puisque le
les étonner, même Philippe »).
personnage fait comme si l’autre ne pouvait l’entendre. Ce
discours est donc destiné au public, comme le montrent
Écrire
l’utilisation de la troisième personne, les informations
qu’il délivre sur Marc et le jugement que porte Serge sur 4 On attendra des élèves qu’ils travaillent non
son ami et la société. seulement sur le discours théâtral, mais aussi sur les
On pourra prolonger par l’étude d’extraits de la pièce didascalies. Le monologue devra mettre en évidence
afin de faire saisir l’importance des silences ; des vidéos les réactions de Serge, réactions que l’on peut aisément
sont disponibles sur Internet. déduire de l’extrait. On valorisera le travail sur le langage.

113 •
Chapitre

10 Du renouvellement à l’éclatement des formes ❯ MANUEL, PAGES 162-185

◗ Document d’ouverture Le discours se fait alors sentencieux (l. 15 et 16, par


La guerre de Troie n’aura pas lieu, de Jean exemple), catégorique et injonctif. Le commandeur se
Giraudoux, mise en scène de Nicolas Briançon, pose en observateur critique de la situation.
Paris, théâtre Sylvia-Montfort, novembre 2006 Nous voyons donc clairement l’opposition des
caractères entre le père de famille, lié affectivement à
1. La composition de l’espace scénique (question 1)
ses enfants, et le commandeur qui, habitué à diriger et
Le décor se réduit à quelques éléments qui servent à
ordonner, persuadé de détenir les vraies réponses, donne
rappeler, en trois espaces scéniques séparés, le contexte
froidement une leçon de morale et juge sans connaître.
historique (le palais antique en arrière-plan), le cadre (la
Centré sur lui-même, il exprime ses désagréments phy-
table et les sièges), les enjeux du discours (la tribune de
siques et se retire de la scène.
l’orateur). Ces éléments jouent essentiellement sur la
verticalité et l’horizontalité structurant l’espace et déter- 3. Le pathétique dans le drame bourgeois (question 3)
minant les lieux de l’action. Le pathétique est visible dans la situation et le per-
sonnage du père tourmenté (expression de sa douleur,
2. Regard et posture (question 2) de sa souffrance). Mais on notera aussi la mort de la
Sur cette image, peu de regards se croisent. L’orientation mère (l. 6) et l’image d’une famille meurtrie. Cécile
des corps et des visages (donc du regard) évoque davan- tente de faire comprendre au commandeur à quel point
tage un repli sur soi ou une projection vers un ailleurs ses reproches sont déplacés mais en vain (voir l’évolution
(dirigée vers l’espace du public) qu’une communication dans l’apostrophe, l. 10 et 12).
entre les personnages. Seule la figure féminine et le jeune
garçon assis au bord de la scène échappent à ce schéma. 4. Du caractère à la « condition » (question 4)
On passe, avec le drame bourgeois, de la notion de
« caractère » à celle de « condition » : condition sociale
Texte 1 ou familiale, elle est incarnée par un personnage qui en
Diderot, Le Père de famille ❯ p. 276 exprimera les « devoirs », « avantages » ou « embarras ».
1. La désignation des personnages (question 1) Cet ancrage social s’associe aux thèmes de la famille et
Le personnage de Cécile mis à part, la désignation s’ef- de l’argent et détermine le choix des personnages-fonc-
fectue à partir d’une caractéristique, d’une fonction. tions : homme de lettres, philosophe, commerçant, juge,
Ainsi, on repère « le père de famille », sans que celui-ci avocat, politique, citoyen, magistrat, financier, grand sei-
se voit attribuer un nom ; même principe pour « le com- gneur, intendant, mais aussi père de famille, époux, sœur,
mandeur », beau-frère du précédent. Cette démarche est frères (Entretiens sur le fils naturel). Ceci, à la différence
révélatrice des enjeux du drame bourgeois : mettre des genres théâtraux précédents, permet une plus grande
en scène des caractères et non des individus particuliers, empathie du spectateur (voir la question 1) : « Pour peu
afin que le processus d’identification, la projection du que le caractère fût chargé, un spectateur pouvait se dire
spectateur sur le personnage (statut, fonction) soient plus à lui-même, ce n’est pas moi. Mais il ne peut se cacher
efficaces (perspective didactique et morale du drame que l’état qu’on joue devant lui, ne soit le sien ; il ne
bourgeois). peut méconnaître ses devoirs. Il faut absolument qu’il
s’applique ce qu’il entend. »
2. À chaque personnage un discours (question 2)
Le discours du père est essentiellement affectif. Il est
marqué par les phrases exclamatives et interrogatives (l. 1) Texte 2
qui expriment l’inquiétude d’un père devant l’absence Hugo, Ruy Blas ❯ p. 277-278
inexpliquée de son fils. Les phrases négatives (l. 4 et 14) 1. Un dénouement progressif (questions 1 et 2)
soulignent l’abandon, le désarroi ; la reprise du pronom Le début de la scène est marqué par la demande de
« il », sans précision sur l’identité (l. 14), montre claire- pardon et le ton de la supplication pour Ruy Blas. Il
ment que le seul objet des pensées du père est son fils. demande son pardon, mais se heurte à son refus. Le mot
Le discours du commandeur est un discours qui se « jamais » à l’initiale du vers marque la fermeté de ce
veut plus objectif et raisonnable (l. 2). Il se fait aussi refus, il est repris par Ruy Blas à la forme interrogative
reproche (l. 5 et 8) et entend donner une leçon d’éduca- puis réitéré par la reine sous une forme accentuée, sem-
tion. Le commandeur est celui que l’on doit écouter (l. 13 blant marquer ainsi une décision définitive, irréversible.
et 21) car il détient – en tout cas le croit-il – le savoir. Parallèlement à cet échange créant un jeu d’écho, il faut
• 114
noter le déplacement de Ruy Blas vers la table qui porte (voir les didascalies mettant en évidence l’union physique
la fiole de poison, mouvement qui le conduit vers la des amants). Ainsi cette mort est associée à la joie, à
mort. Enfin, le lexique est aussi celui de l’achèvement : la consolation, l’amour : les amants semblent réunis
« éteins-toi » (v. 3), « rien » (v. 3-4) répété deux fois, au-delà de la mort, dans une forme d’éternité.
le participe « finis » (v. 4) et la formule « Voilà tout » Cette scène, fortement dramatisée, resserre progressive-
(v. 5). Cette étape, scène de rupture (voir le chiasme du ment l’espace scénique pour se concentrer sur le couple.
vers 4 et le passé composé du vers 6), pourrait donc ainsi L’héroïsme de Ruy Blas, le sacrifice de sa vie ne peuvent
constituer un dénouement, le refus de pardon et la mort que provoquer l’admiration chez le spectateur et le
de Ruy Blas. pardon de la reine, son amour réaffirmé, le « merci »
Le geste de Ruy Blas provoque une modification dans ultime ne peuvent que l’émouvoir. Victor Hugo joue aussi
le comportement de la reine. Ce changement se marque sur la double énonciation théâtrale (« Que fait-il ? », v. 3,
par la gestuelle (« se levant et courant vers lui ») indi- par exemple) afin de renforcer l’émotion ; le spectateur
quant un double mouvement. Parallèlement, la notation est le témoin privilégié d’une scène qui doit rester secrète.
« éperdue » confirme une évolution des sentiments. Mais il s’agit aussi de montrer la mort sublime d’un
De plus, la ponctuation devient expressive car la reine laquais devenu digne de la reine par sa grandeur
s’interroge et interroge Ruy Blas, l’exclamation « Don d’âme : figure du pardon absolu (« Vous me maudissez, et
César ! » révèle sa peur. On remarquera aussi le change- moi je vous bénis », v. 4), Ruy Blas prend une dimension
ment d’énonciation (« Qu’avez-vous fait ? Dis-moi »), le christique, sa mort est un sacrifice pour sauver la reine :
ton de la supplique, le serment d’amour renouvelé et le on pourra étudier la position des personnages (image de la
pardon accordé. Enfin, la didascalie « l’entourant de ses Pieta ?), le discours adressé à Dieu, l’expression « cœur
bras » marque la réunion des amants. crucifié » – diérèse – et le lexique religieux.
2. Un dénouement de drame romantique (question 3) La mort de Ruy Blas est la seule issue possible :
Cette scène transgresse plusieurs règles de la tra- sur le plan dramaturgique, elle résout, de façon tra-
gédie classique. Tout d’abord, elle montre la mort sur gique, l’amour impossible entre une reine et un laquais
scène, à la fois l’absorption du poison et la mort de Ruy par un suicide qui marque l’accession du personnage à
Blas, elle impose le corps sur scène (cf. le grotesque) et l’héroïsme et au sublime. Mais Ruy Blas est aussi l’in-
mêle les genres (la mort renvoie à la tragédie, mais la carnation du peuple ; sa mort symbolise donc l’échec de
fiole de poison appartient plutôt au mélodrame). Ensuite, l’alliance de l’être social et de l’être individuel, elle est
elle présente une scène d’amour contraire aux conven- révélatrice d’une société bloquée où le peuple n’a pas
tions sociales entre une reine et un laquais. Enfin, Victor le présent, pour rappeler la préface de Victor Hugo. Le
Hugo disloque de façon particulièrement significative suicide est donc le seul moyen de poursuivre le rêve
l’alexandrin (étudier le procédé de la stichomythie, la qui ne pouvait que se briser contre la réalité sociale, la
voix agonisante de Ruy Blas jusqu’à la chute), ce dernier contrainte sociale ne pouvant permettre à Ruy Blas d’être
renfermant parfois en outre des formules familières (v. 11 laquais, amant de la reine et ministre.
et début du v. 12). Là encore, ce mélange des genres, des 4. La reconquête d’une identité (question 5)
registres, des langages est encore à mettre en relation Le jeu des noms est particulièrement significatif dans
avec les enjeux du drame romantique. cette scène. « Don César » est le nom de l’« autre », c’est
3. Ruy Blas, ou la mort d’un héros romantique un nom usurpé. Ruy Blas le refuse car il veut être reconnu,
(question 4) être aimé pour lui-même. Au vers 9, il rectifie le nom
La grandeur du héros trouve d’abord sa source dans employé par la reine car l’affirmation de son identité passe
la nature même de la mort. Le suicide est un choix, par la reconquête de son nom. Pour la première fois, la
il peut être perçu comme un signe de la liberté du reine l’appelle aussi Ruy Blas, et ceci se révèle important
personnage, il correspond ainsi à la vie passée de Ruy pour ce dernier : en effet, la reconquête du nom, donc
Blas. On remarquera aussi sa lucidité et son calme exté- de soi, passe par la reconnaissance de l’autre de ce que
rieur : il affronte la mort dans une attitude stoïque, il l’on est véritablement. En affirmant qui il est, Ruy Blas
se donne l’ordre de mourir. Ce suicide s’apparente à un sort de l’aliénation où le confinaient son déguisement et
acte d’héroïsme, c’est aussi la seule issue pour la reine son mensonge, sa noblesse morale fait que sa condition
et pour lui-même : « J’aurais agi de même ». Il assume d’homme du peuple n’apparaît plus comme inférieure.
donc l’entière responsabilité de son acte et ôte ainsi à la Cette reconnaissance s’effectue en deux temps : tout
reine toute responsabilité à l’égard de son suicide. De d’abord avec une certaine distance (« Ruy Blas » est
même, l’expression « pauvre ange » souligne la tendresse associé au vouvoiement), puis de façon proche par l’em-
au moment même où il meurt ; dans ce moment à la ploi du tutoiement qui symbolise l’acceptation de l’autre.
fois tragique et pathétique, il ne pense qu’au salut de Cette reconnaissance est achevée lorsque la reine pro-
la reine : « Fuyez d’ici !/Tout restera secret. » (v. 19-20). nonce spontanément ce nom au moment de la mort. Le
Sa mort prend un caractère sublime qui renforce le pathé- « Merci » de Ruy Blas marque la satisfaction, la joie d’être
tique. On remarquera encore l’importance de la gestuelle aimé pour lui-même, comme le « je t’aime » constitue la
115 •
seule véritable déclaration d’amour de la reine, la seule reine annonce elle-même un avenir menaçant (utilisation
destinée à Ruy Blas et non à don César. Ainsi, Ruy Blas du futur à la ligne 55). La machine infernale est donc
retrouve son intégrité, il n’est plus ce moi éclaté entre enclenchée.
être et paraître.
Texte 4
Texte 3 Giraudoux, Électre ❯ p. 282
Cocteau, La Machine infernale ❯ p. 280-281
1. Un récit d’apparence classique… (question 1)
1. Le décalage personnage-langage (question 1) La mort, du héros tragique ou des personnages impor-
Le langage courant, voire familier de Jocaste et tants, si elle ne constitue pas un élément obligatoire dans
Tirésias, les diminutif et appellation (« Zizi », « Ma petite le dénouement d’une tragédie ou d’une pièce recourant au
biche ») apparaissent déplacés dans la bouche de la reine registre tragique, apparaît néanmoins comme récurrente.
de Thèbes et du devin. Ces procédés désacralisent les Mais sa représentation sur scène, parce qu’elle peut
personnages, les rapprochent du personnage commun. heurter le spectateur, n’est pas autorisée par la règle
Ils créent aussi un effet comique par le décalage (fonc- classique de bienséance et le dramaturge utilise alors
tion-langage) qu’ils mettent en évidence. généralement le récit pour raconter la mort sans la
On pourra aussi analyser le processus de désacralisation montrer explicitement.
en travaillant sur les préoccupations ou désagréments Giraudoux ne déroge pas à la règle dans cet extrait
soulignés par Jocaste (odeur, douleurs physiques par d’Électre où, pour venger la mort de son père, Oreste,
exemple), incongrus dans un contexte tragique. poussé par sa sœur, tue le couple Clytemnestre-Égisthe.
Le récit de cette double mort est assumé par le personnage
2. Le fantôme, un personnage comique (question 2)
du Mendiant, énoncé destiné aux autres personnages
La transformation du nom est déjà un premier
sur scène mais aussi au spectateur, selon le principe de
élément du comique : « Laïos » devient « Laïus », terme la double énonciation. La tirade du Mendiant, qui pré-
qui renvoie de manière péjorative à un discours abondant sente donc les caractéristiques du récit et du dénouement,
mais creux. Comble de l’ironie, ce fantôme ne peut se faire a pour but de décrire l’action se déroulant hors-scène, afin
comprendre (ce qui constitue pour Jocaste une preuve de de rendre visible aux spectateurs ce qui ne l’est pas. Le
son identité…) et ne parvient pas à se faire entendre. Il ne récit du double meurtre, qui constitue le dénouement
peut se manifester que dans la puanteur (l. 6-7) et la des- d’Électre et la résolution de l’action, semble présenter
cription du soldat réduit ce personnage au « trou noir de les caractéristiques du dénouement classique et remplit
la bouche qui parle ». De même, l’explication (l. 22-25) ainsi différentes fonctions. En effet, le théâtre classique
est source de comique, en dissociant image et son, et en du XVIIe siècle, s’inspirant du théâtre grec et des principes
révélant l’impuissance du fantôme : « alors il ne savait énoncés par Aristote, pose la règle de bienséance qui
plus comment s’y prendre ». Le personnage du fantôme interdit la représentation de la mort sur scène. Le double
est donc, comme celui de la reine et du devin, démythifié, crime d’Oreste se déroule alors hors-scène et son récit est
désacralisé. assumé par le personnage du Mendiant, dans une longue
3. La dimension satirique (question 3) tirade.
Jocaste s’attaque principalement aux pouvoirs divi- Celle-ci présente les caractéristiques de la narration :
natoires de Tirésias (l. 8-9, par exemple) qui semble un les temps dominants sont le passé simple (« délièrent »,
simple disséqueur de « volailles », voire un charlatan. l. 1, « précipita », l. 2), l’imparfait (« découpait », l. 20,
Elle privilégie aussi le peuple comme interlocuteur, et « secouait », l. 22) et le plus-que-parfait (« avait frappé »
l’oppose à Tirésias ou Créon, la parole prophétique ou l. 8) ; le narrateur s’efface presque totalement, le « je »
politique (l. 60), comme pour marquer l’éloignement apparaissant seulement dans la dernière réplique.
entre ceux qui détiennent le pouvoir et le peuple. En effet, la fonction du récit est de rendre apparent ce
4. Une nouvelle écriture du tragique (question 4) qui est caché au spectateur, donc permettre à ce dernier
La dimension parodique de la scène exclut le tragique de localiser et de percevoir, à travers différents sens, la
classique. Mais une représentation plus moderne du scène des meurtres, de la « vivre ». Le mendiant guide
tragique apparaît : l’atmosphère est étouffante, pesante donc le spectateur dans la course d’Oreste, en locali-
(les odeurs, l’orage – dans l’antiquité considéré comme sant les différentes actions : « à travers la cour » (l. 2),
une manifestation de la colère divine) comme le sou- « de la niche en marbre » (l. 4), « dans son dos » (l. 6).
ligne Jocaste. Le sang (l. 17) rappelle le meurtre commis, L’enchaînement rapide des actions est mis en évidence
la phrase inachevée sur la reconnaissance d’Œdipe (l. 62) par l’accumulation des verbes d’action (« se précipita »,
– reconnaissance impossible si l’on considère qu’elle n’a l. 2, « atteignit », l. 3, par exemple) et la répétition de la
jamais revu son fils depuis l’abandon – annonce la venue conjonction « et ». Ce rythme rapide est soutenu par des
d’Œdipe ; les souffrances physiques de la reine prennent propositions souvent brèves.
un caractère prémonitoire, la répétition de « J’étouffe » D’autre part, le récit du Mendiant inscrit des détails qui
préfigure la mort par pendaison de Jocaste. Enfin, la doivent permettre au spectateur de visualiser ce qui est
• 116
invisible : « elle se cramponnait au bras droit d’Égisthe », Clytemnestre n’est pas dans cet extrait la meurtrière de
« le lacet de sa cuirasse se prit dans une agrafe de son mari, celle qui a sacrifié ses enfants, mais la figure
Clytemnestre » (l. 21) ; il supplée aussi l’absence de la mère (le terme est présent à trois reprises) : « tout
d’audition : « il entendit crier dans son dos une bête » est sensible et mortel dans une mère, même indigne »,
(l. 6). Enfin, ce récit inscrit la résolution de l’action : « Oreste avait l’impression que c’était une autre mère,
le Mendiant annonce « voici la fin », la mort d’Égisthe et une mère innocente qu’il tuait ». Le geste d’Oreste
de Clytemnestre étant l’aboutissement du désir de ven- devient un assassinat, un crime injuste dont il perçoit
geance d’Électre, une forme de punition pour l’assassinat d’ailleurs toute l’horreur, comme le montrent son atti-
d’Agamemnon. tude et son aveuglement volontaire : « Il avait frappé au
Ainsi, le récit de ces deux morts ôte au spectateur hasard sur le couple, en fermant les yeux » (l. 8). Le per-
la vision d’une double mort tout en lui permettant de sonnage d’Égisthe, loin d’être traité de façon négative par
connaître les événements qui se déroulent hors scène, Giraudoux, meurt pour un crime qui n’est plus le sien :
respectant apparemment ainsi la règle de bienséance. il est « désespéré de mourir en criminel quand tout de
lui était devenu pur et sacré ». Les termes de « loyauté »
2.… Mais en réalité perverti (questions 2 et 3)
et d’« innocence » renvoyant à Égisthe amplifient cette
Mais Giraudoux, dans la réécriture du mythe, pervertit ce
présentation : Égisthe est rattrapé par son passé, mais
récit d’apparence classique : le personnage du Mendiant
meurt quand il est devenu autre. Là encore, le geste
n’est pas le simple narrateur d’un événement passé.
d’Oreste peut sembler injuste, tout au moins déplacé
Si l’utilisation dominante des temps du passé semble temporellement.
présenter l’événement raconté comme appartenant au
C’est donc un dénouement ambigu que propose ici
passé – il s’agirait alors d’un récit a posteriori –, cette illu-
Giraudoux, ambigu car le récit accentue la violence
sion se dissipe dans les dernières lignes de l’extrait : la voix
de l’acte, et ne respecte donc la bienséance classique
d’Égisthe, qui vient du hors-scène, perturbe la narration en
révélant le décalage temporel, décalage confirmé par la qu’en apparence, et ambigu par le sens que prend le
dernière réplique du mendiant « J’ai raconté trop vite. Il geste d’Oreste, plus matricide et régicide qu’acte de
me rattrape » (l. 28). Ainsi, le présent est raconté comme « justice » ou de réparation.
un passé, ou mieux encore, le passé anticipe le présent. Le
statut du récit se trouve modifié : la narration est alors Texte 5
prophétie, comme l’annonçaient dès le début de la tirade Sartre, Les Mouches ❯ p. 283
le passé composé et le futur : « Il a eu tort. Il ne la touchera
jamais plus » (l. 3). Le Mendiant n’est donc pas un nar- 1. Deux crimes différents (question 1)
rateur traditionnel mais la figure du devin, de celui qui Égisthe, qu’Oreste ne désigne qu’une fois par son nom,
a accès au futur, de celui qui peut raconter des événements est « un autre meurtrier » un « criminel » qui a usurpé
qui ne se sont pas encore produits. Cette confusion entre le le pouvoir. Il est aussi celui qui n’a pas assumé son crime
passé, le présent et le futur, accentue le parallélisme entre (l. 4-5) et que le peuple a accepté par lâcheté. C’est sur
le meurtre d’Agamemnon et la mort du couple, le deu- le peuple que repose maintenant la culpabilité (l. 7-8).
xième événement étant à la fois conséquence et répétition Oreste au contraire revendique son crime au lieu de
du premier. le cacher, il libère donc le peuple d’Argos des Erinnyes.
Il est digne d’être roi (même s’il refusera la fonction) à la
3. Une violence amplifiée (question 4) différence d’Égisthe.
D’autre part, ce récit, qui brouille les repères tempo-
rels, loin d’évacuer la violence de la scène, l’amplifie. 2. Le pouvoir divin et le pouvoir humain (question 2)
La récurrence du verbe « saignait » et l’utilisation du Jupiter s’est auparavant présenté à Oreste (note 3)
terme « bête » (l. 6) évoquent une scène de la bouche- comme un charmeur de mouches. À cette histoire Oreste
rie, mettant ainsi en relief la brutalité du meurtre. Les substitue celle du charmeur de rats, s’identifiant au joueur
quatre phrases marquent la prise de conscience progres- de flûte (on repérera aisément les liens comparant-com-
sive d’Égisthe, prise de conscience d’un meurtre qui a paré). Il s’approprie donc le pouvoir divin, ou plutôt,
lieu par surprise. L’agression d’Oreste est redoublée par il ôte le pouvoir au dieu pour le donner à l’homme.
celle de l’oiseau (« il y avait encore cet oiseau qui le Assumant son acte, il emporte avec lui les mouches, libé-
giflait de ses ailes et l’attaquait du bec », l. 15), les verbes rant le peuple d’Argos.
d’action à l’imparfait marquant à la fois la répétition, la 3. Oreste, un homme libre ? (question 3)
durée de l’agression et donc l’importance de la douleur et Oreste accepte son destin en tuant le couple
de la souffrance. Clytemnestre-Égisthe : il ne peut agir sur le passé. En
4. Un meurtre « injuste » ? (question 5) revanche, il se distingue du héros tragique en choisis-
Enfin, le geste d’Oreste, qui pouvait peut-être appa- sant son présent et son futur. En effet, il s’affranchit du
raître comme une vengeance justifiée par le meurtre pouvoir divin en refusant le trône (l. 19 et 20) ; il assume
d’Agamemnon, se révèle, à travers les commentaires du la responsabilité du meurtre, il devient ainsi un homme
Mendiant (narrateur omniscient), beaucoup plus ambigu. libre. Ainsi, conformément au héros sartrien, Oreste
117 •
assume ses actes, choisit son destin, définit lui-même le le pantalon ouvert, la répétition de la désinfection et l’ob-
sens de son existence. Il se libère et libère son peuple. servation attentive qu’elle provoque à chaque fois…) ;
par le jeu sur les mots (confusion coite/coïte, et l’enchaî-
Texte 6 nement logique avec le verbe « baiser », la pause (l. 41)
permettant de mieux apprécier le jeu verbal, comme dans
Jarry, Ubu roi ❯ p. 284-285
un spectacle comique) ; par la référence scatologique qui
1. Les sources du comique (questions 1 et 2) se poursuit aux lignes 42-43.
Pour analyser les sources du comique, on analysera : On notera aussi que le rire est présent à travers les per-
– le comique de répétition (interrogation sur l’identité, sonnages (l. 13) mais révèle ici l’inanité de la proposition.
réponse, question sur les revenus, réponse et décision
toujours identique d’Ubu, quelle que soit la réponse) ; 2. Une mise en abyme du théâtre ? (question 2)
– le comique de langage (voir la question 2) ; La première réplique de l’extrait contient le terme
– le comique de situation et de caractère (soif d’argent et « comédie » que l’on peut interpréter, outre le sens
de pouvoir, appétit inextinguible des Ubu, enchaînement courant, comme une référence à l’univers théâtral.
des morts tellement horrible – voir les lignes 11 à 13, les Cette « comédie » jouée « tous les jours », « suit son
hyperboles – qu’elle en devient grotesque) ; cours » et risque de « signifier quelque chose », obser-
– le comique de l’absurde ainsi créé. vée par « une intelligence » qui serait « de se faire des
On étudiera notamment, pour le comique de langage : idées, à force de nous observer ». Cette « intelligence »,
– les dénominations décalées et répétitives (« la caisse à observateur extérieur qui s’interroge sur ce qu’il voit,
Nobles et le crochet à Nobles […] »), inventant ainsi de cherche à comprendre et à interpréter, ne serait-elle pas
nouveaux « objets » ; cette figure du spectateur qui se demande le sens de ce
– la dénomination des lieux, des expressions incongrues à quoi il assiste, c’est-à-dire la pièce elle-même, Fin de
(« les sous-sols du Pince-Porc », l. 12-13, par exemple) ; partie ? On pourra aussi étudier la lunette (de théâtre), et
– l’utilisation d’un niveau de langue particulièrement le fait que Hamm et Clov observent eux-mêmes un lieu,
familier qui contraste avec la fonction de roi, les insultes. le monde extérieur.
2. Une farce grinçante sur l’arbitraire du pouvoir 3. Images de l’humanité (question 3 et 4)
(questions 3, 4 et 5) L’univers, la pièce de la maison, les personnages
Cette scène fait rire par sa démesure, par son carac- semblent morts. La réponse de Hamm (l. 5) est sur
tère excessif qui lui donne une certaine irréalité. Si l’on ce point étonnante. Il semblerait que la vie soit niée et
considère que la pièce est une parodie et met en scène rejetée ; l’existence d’une puce ou d’un morpion consti-
une parodie du pouvoir, cela renvoie indirectement à tuerait alors une autre forme de vie à partir de laquelle
une réalité possible, même si les schémas sont exa- « l’humanité pourrait se reconstituer ». Les exclamations
gérés. Le père Ubu est la figure de la dictature, de angoissées de Hamm et la frénésie avec laquelle Clov
la tyrannie, celle qui, indifférente à la vie humaine, s’attaque à l’insecte révèlent ce rejet de l’existence
s’approprie les biens de son peuple tout entier. humaine.
L’automatisme des réponses du père Ubu fait rire mais
Les deux personnages restent cloîtrés dans une pièce,
interpelle aussi, tout comme le « programme poli-
le seul contact avec l’extérieur se fait visuellement, grâce
tique » énoncé (l. 49-52).
à la lunette (l. 17). Ils répètent les mêmes gestes tous les
Le père Ubu officie dans « la grande salle du palais », jours, les mêmes mots, les mêmes situations, et refusent
ordonne (voir la répétition des impératifs), insulte et toute autre manifestation de vie. Tout questionnement
humilie, a le pouvoir de vie ou de mort et ne dédaigne philosophique ou métaphysique est immédiatement rejeté
pas d’exécuter lui-même la sentence qu’il a prononcée (l. 13), l’homme, en retrait du monde, est réduit à ses
(l. 20). Peu importe la réponse du Noble, ce dernier fonctions organiques (l. 42-44).
sera puni de mort : le caractère dérisoire des motifs
invoqués (l. 33) révèle la tyrannie et le caractère
sanguinaire du personnage. Enfin, tel un tyran, il ◗ Histoire des arts
concentre tous les pouvoirs et entend tout diriger, et ce, Un personnage, plusieurs vies ❯ p. 290-291
pour son unique profit (l. 49-52). Sa monstruosité est
1. Un moment dramatique (questions 1)
telle qu’elle est soulignée par les remarques de la mère
Klimt a peint la dernière scène de Roméo et Juliette. Il a
Ubu (l. 7 et 40).
représenté les deux jeunes amoureux morts, car empêchés
par leurs familles de vivre leur passion.
Texte 7 La composition est clairement séparée en deux.
Beckett, Fin de partie ❯ p. 282-287
Dans la partie gauche, sur une légère oblique ascen-
1. Les sources du comique (question 1) dante, toute en blanc, Juliette attire immédiatement
Une des sources du comique est le comique de farce : le regard. Roméo lui fait pendant sur une oblique des-
par le jeu sur les gestes (les grattements répétés de Clov, cendante. Le religieux, sans doute le père Laurent qui a
• 118
marié les deux amoureux, se trouve dans l’ombre, dans le Elle se trouve sur une oblique ascendante, suggérant
prolongement du corps de Juliette. Sa silhouette sombre une élévation, une spiritualité. L’interprétation de Klimt
contraste avec la robe lumineuse de la jeune femme. Ses insiste sur l’innocence et de la vertu sacrifiée, le blanc
gestes amples et son visage grave suggèrent qu’il s’agit étant la couleur qui convient à ces qualités. De plus,
d’un moment dramatique. L’espace sur la scène est aéré, depuis le XIXe siècle, la mariée est en blanc et, quoique
on se concentre sur les personnages. secrètement, Juliette est l’épouse de Roméo.
En revanche, la partie droite est beaucoup plus dense, La Juliette de la BD est blonde, habillée en noir,
avec beaucoup de protagonistes. Au centre, le roi et la allongée par terre, entourée de pétales rouge vif, sur une
reine, puis, vers la droite, les nobles et, enfin, dans le coin oblique descendante qui instille la chute, la mort, l’ef-
droit, les gens du peuple. Tous, au-delà des distinctions fondrement. L’interprétation des auteurs est orientée vers
sociales, sont saisis par le moment dramatique. Les visages le deuil de Roméo qui va se suicider peu après, croyant
sont rivés sur la scène. La reine tient un mouchoir, la dame que sa bien-aimée est morte. Le rouge et le noir nous
du balcon agrippe, tendue, la paroi. L’homme en noir est renvoient à la passion dévorante et tueuse, contrairement
comme happé par la scène, tendu vers l’avant. Un autre à la mise en scène de Klimt qui souligne l’innocence et
spectateur, devant, empoigne la chaise de son voisin. le mariage. À la lecture du texte de Shakespeare, les deux
Malgré la retenue toute classique du tableau, Klimt a su interprétations sont valables.
rendre ce moment de saisissement quand, après de mul- ARTS ET ACTIVITÉS
tiples rebondissements, Roméo et Juliette meurent. En 2. Comme dans le film de Baz Luhrman, les protagonistes
représentant le public diversifié ébahi devant la puissance de West Side Story portent des vêtements de leur époque ;
de l’amour, Klimt insiste sur l’universalité de ce sujet. le décor et la musique sont également modernes. Adapté
2. Un Roméo moderne (questions 2) d’une représentation de Broadway, dirigé par Robert
Roméo est de toute évidence un garçon du XXe siècle. On Wise, le film sort en 1957 et obtient un immense succès.
le voit à ses vêtements, la veste bleue rappelle la mode des Depuis, la comédie musicale a été adaptée maintes fois
années 1990. La cravate est plutôt fantaisiste. La chemise sur scène. La musique célèbre de Leonard Bernstein a
ouverte, portée au-dessus du pantalon. On peut appeler largement contribué à ce large succès.
cela un « look » décontracté. Sa coiffure aussi est moderne. L’action se passe à Manhattan (West Side) et non pas à
Vérone ; deux bandes, non pas deux familles, s’affrontent
3. Une tragicomédie (question 3) – celle des « Jets » (Américains blancs), et celle des
En publiant le texte intégral de Roméo et Juliette de « Sharks » (Portoricains immigrés). Roméo s’appelle
Shakespeare chez un éditeur de bandes dessinées (Vent Tony et fait partie du premier groupe et Juliette devient
d’Ouest), David Amorin et Hélène Macé font bénéficier à Maria et appartient au second. Les noms sont changés,
l’œuvre classique, réputée difficile, des attraits d’un genre le lieu aussi. Le film touche à des problèmes qui n’exis-
plus accessible, la bande dessinée. Le thème de l’amour taient pas au temps de Shakespeare – l’émancipation
impossible est alors réécrit avec les codes humoristiques du des femmes et l’intégration des minorités immigrées –
neuvième art : ainsi les « cœurs-pétales de rose » ridiculisent- typiques de l’Amérique des années 1950.
ils le caractère topique de la scène de dénouement tragique ;
de même, Roméo, avec ses airs de voyou décoiffé, s’éloigne
de la figure candide de l’adolescent et renvoie davantage aux ◗ Analyse littéraire
héros comiques comme Gaston Lagaffe ; Juliette, quant à Les registres au théâtre ❯ p. 292-293
elle, n’est plus qu’une chevelure fauve. Identifier les registres
En même temps, ce dessin se double d’une tension dra- 1 Le registre tragique s’accompagne du registre
matique forte : le regard sombre et douloureux de Roméo pathétique. On repérera l’évocation de la fortune ou
laisse présager une histoire tragique, et le corps de Juliette, de l’infortune, le lexique du destin et la soumission du
enfoui dans les bras de son bien-aimé, comme une exubé- personnage tragique (« Livre-toi […] »), l’image de la
rante forme noire qui s’étale sur la moitié de la couverture chute brutale associée à l’orgueil, le passage au néant.
et dont le visage est caché, ne peut évoquer qu’un destin Le registre pathétique est particulièrement visible dans
funeste. À mi-chemin entre l’univers comique de la bande l’expression de la plainte, de la souffrance, des larmes.
dessinée et celui, tragique, de deux adolescents condam-
nés, la couverture est alors particulièrement fidèle à aux Analyser les ressorts du comique
tragicomédies shakespeariennes.
2 1. Cette tirade constitue un véritable exercice
4. Deux Juliette (question 4) de style, comme le montrent les termes « agressif »,
La Juliette de Klimt et celle d’Amorin et Macé sont « amical »… La diversité des styles alliée au caractère
assez différentes. Seules la position allongée et le port de répétitif de l’exercice est déjà source de comique. De
longues robes les rapprochent. plus, le caractère hyperbolique de chacune des répliques,
La première est brune, porte une robe blanche. Elle est l’accumulation des périphrases pour désigner le nez
allongée sur un lit, entourée de pétales de roses blanches. renforcent l’effet.
119 •
2. Le vicomte est ridiculisé sur plusieurs points : d’une n’est autre que lui-même. Ses paroles accusatoires
part Cyrano manifeste sa maîtrise du discours en faisant prennent donc un sens particulier, il énonce sans le
la démonstration au vicomte de toutes les modalités savoir ce qui sera son châtiment futur, et ce, à double
possibles ; d’autre part, il annihile le reproche en se titre : en tant que criminel, et en tant qu’hôte de lui-même.
moquant de lui-même, avec humour et maestria.
Écrire
Repérer l’ironie tragique 4 À partir des analyses précédentes, on travaillera sur
3 1 et 2. Œdipe ne connaît pas encore sa véritable les textes de Jarry, Beckett (En attendant Godot et Fin de
identité, il ne sait donc pas que le criminel dont il parle partie) et Ionesco.

• 120
Chapitre

11 Cérémonies théâtrales ❯ MANUEL, PAGES 294-321

◗ Document d’ouverture aussi le maître de cérémonie qui préside à l’ouverture


L’Illusion comique, de Pierre Corneille, de la pièce.
mise en scène de Jean-Marie Villegier, Paris, 3. La fin de l’illusion théâtrale (questions 3 et 4)
théâtre de l’Athénée, février 1997. En tant que personnage omniscient qui annonce le
1. Une mise en scène de l’illusion théâtrale… devenir des personnages (l. 25-27), leur mort prochaine,
(question 1) connue ou inconnue d’eux, il détruit l’illusion théâtrale,
Les différents niveaux des plateaux, structurés par les l’impression que l’histoire se déroule au fur et à mesure
lignes horizontales et leur hauteur progressive, marquent qu’on la regarde. Il détruit tout suspense quant au futur
un rétrécissement progressif de l’espace qui conduit des personnages. Il rappelle aussi à plusieurs reprises que
l’œil vers l’arrière-plan central où est représentée la le spectateur assiste à une représentation théâtrale
pièce jouée à l’intérieur de L’Illusion comique (voir (cf. lexique) : l. 4, 11, 12, 42-43, 60-61 notamment. Le
manuel, p. 310). Au premier plan et au centre, est assis spectateur a l’impression d’avoir accès au moment qui
le personnage d’Alcandre, figure du dramaturge mais précède le lever de rideau, lorsque les acteurs se prépa-
aussi spectateur de la scène : celui qui regarde l’image rent à jouer leur personnage.
ou le spectacle se trouve dans la même ligne de structure Le statut du prologue change : parfois ce personnage
qu’Alcandre. se place du côté des spectateurs (l. 14-15) lorsqu’il
2. …servie par une esthétique en clair-obscur évoque la différence entre les personnages de l’histoire et
(question 2) les « personnes réelles » (spectateurs, mais aussi acteurs) ;
Les jeux de lumière permettent de mettre dans le plus souvent, il se distingue à la fois des spectateurs et
l’ombre ce qui n’appartient pas – a priori – au spec- des personnages-acteurs, dans un statut intermédiaire,
tacle : on aperçoit, à droite et à gauche, les balcons comme le montre l’utilisation des troisième et deuxième
pour les spectateurs, tandis que l’espace scénique où personnes : « Ces personnages vont vous jouer l’histoire
évoluent les personnages de la pièce emboîtée est bril- d’Antigone », « ils vont pouvoir vous jouer leur histoire ».
lamment éclairé. Les couleurs en sont vives, l’arbre en 4. L’entrée dans le tragique (question 5)
fleurs, blanc, évoque le printemps, le ciel est d’azur, Le devenir des personnages est fixé (voir l’utilisation
tout respire le bonheur et l’image du couple s’oppose récurrente du futur) et ne peut être modifié (voir les
à l’homme assis, solitaire. Ces contrastes accentuent formules d’obligation et le lexique de la fatalité). Les per-
l’opposition entre l’espace du « public » et l’espace sonnages se partagent entre ceux qui savent (Antigone,
scénique, entre le « réel » et ce qui est présenté comme le Messager) et ceux qui ne savent pas (Hémon, par
vrai (cf. l’illusion de Pridamant qui croit voir la vie de exemple). Le prologue saisit le moment avant que la
son fils se dérouler sous ses yeux). machine tragique ne s’enclenche, nous approchant au
plus près de la crise et de son dénouement.
Texte 1
Anouilh, Antigone ❯ p. 296-297 Texte 2
1. Une scène d’exposition ? (question 1) Artaud, Le Théâtre et son double ❯ p. 298-299
Ce discours présente les personnages de la pièce : 1. Théâtre et peste (questions 1 et 2)
identité, physique, liens familiaux ou fonctions. Il rap- Le parallèle entre le théâtre et la peste (l. 2, 9, 15,
pelle les événements passés (l. 16-25, l. 30-33), situe 22, 28, par exemple) construit l’extrait. Le premier
l’action et énonce le conflit (l. 60-70) et indique le point commun est le mouvement d’extériorisation,
thème de la pièce (l. 4). de « révélation » de « ce fond de cruauté latente », des
2. Qui est le prologue ? (question 2) « possibilités perverses de l’esprit » habituellement
À la fois personnage et fonction, ce personnage-pro- refoulées. Ce n’est pas le théâtre (ou la peste) qui est
logue informe les spectateurs, il les interpelle, jouant mauvais ou cruel en soi, mais la vie, les forces libérées,
d’une certaine manière le rôle du metteur en scène en une sorte de pulsion « noire » qui existe en tout homme.
présentant les groupes répartis sur la scène, selon un Il est créateur de chaos, de « carnage », mais, comme la
ordre d’importance, en faisant part de ses attentes (l. 11). peste, il « est fait pour vider collectivement les abcès »
Il se place en marge de l’action, il décrit et commente, (on expliquera l’image). En outre, l’issue peut être sal-
ressemblant sur ce point au chœur antique. Mais il est vatrice ou destructrice (voir la désagrégation possible
121 •
du corps social), mais son action est finalement « bien- l’immobilisme et l’hypocrisie d’un pouvoir arbitraire
faisante » : elle oblige l’homme à prendre conscience de que la parole d’un valet va faire vaciller, comme le
ce qui existe en lui (on voit le lien avec la psychanalyse, montrera l’échec, même atténué, du comte.
les notions d’inconscient et de refoulement) et le théâtre
2. Les procédés de la satire (question 2)
permet cette extériorisation des « forces […] noires »
Les procédés de décalage, l’ironie, les paradoxes, les
et sa réalisation virtuelle, dans le cadre du théâtre, à
oppositions, soutiennent la satire et mettent en évidence
l’image du rêve dans le domaine psychanalytique. Ainsi,
l’injustice et l’absurdité de cette société. On remarquera,
le théâtre, comme la peste, permet ensuite à l’homme
par exemple :
de s’élever dans « une attitude héroïque et supérieure ».
– « veux courir une carrière honnête » (l. 11-12)/« partout
Son action est donc, paradoxalement, « bienfaisante »,
je suis repoussé » (l. 13) ;
car si le théâtre crée le chaos, il permet ensuite de le
– la censure par des « princes mahométans, dont pas un, je
dépasser.
crois, ne sait lire » ; la disproportion entre « une comédie »
2. Théâtre et cérémonie (question 3) et l’énumération des pays qui se sentent attaqués ;
Artaud entend retrouver la dimension métaphysique – l’opposition entre l’expression « un système de liber-
du théâtre (voir notamment la référence aux mythes à tés sur les ventes de production » (l. 48-49) et la longue
la ligne 5) et conçoit le spectacle théâtral comme une énumération, rythmée par l’anaphore « ni » des inter-
cérémonie, un rituel révélant le « sacré », c’est-à-dire dictions ou restrictions et l’existence de censeurs, qui
« l’équivalent naturel et magique des dogmes auxquels annule la première expression ; le choix du titre « journal
nous ne croyons plus ». inutile » (l. 55), qui montre l’absence de danger repré-
senté par cet écrit, et la réaction suscitée ;
3. Le retour aux sources antiques ? (question 4)
– l’expression paradoxale « par malheur j’y étais
On retrouve chez Artaud la notion de « catharsis » ou
propre » (l. 58) et la conséquence absurde « il fallait un
de « purgation des passions », cette fonction du théâtre
calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint » (l. 58) ;
qui consiste à représenter sur scène ce qui peut inspirer
– le renversement final : « pour prix d’avoir eu par mes
« pitié » et « terreur » au spectateur, afin que ce dernier
soins son épouse, il veut intercepter la mienne » (l. 69).
quitte le théâtre en quelque sorte « purifié ». Le théâtre
a donc une fonction auprès de l’homme, du citoyen, 3. Une réflexion philosophique sur le sens de
même si l’approche d’Artaud est nécessairement plus l’existence (question 3)
moderne, et plus extrême. Beaumarchais intègre cette critique au récit rétrospectif
de Figaro. En effet, l’attitude du comte amène une inter-
rogation sur le sens de l’existence : « Est-il rien de plus
Texte 3 bizarre que ma destinée ? ». Les différentes questions
Beaumarchais, Le Mariage de Figaro ❯ p. 300-301 montrent un personnage en quête d’un sens, alors que sa
1. Une critique audacieuse (question 1) vie n’est qu’une accumulation d’expériences se termi-
Dans ce très long monologue, Figaro s’attaque d’abord nant par un échec ou amenant à la désillusion. Le sort
au Comte Almaviva qui s’est simplement « donné la peine semble s’être acharné sur Figaro qui ne parvient plus
de naître » et, à travers lui, à la noblesse et ses privilèges. à trouver une cohérence, un fil directeur, un sens à sa
À ceux-ci, il oppose le mérite et l’honnêteté, le travail et « destinée ». Le personnage cherche pourtant à agir (l. 6),
la volonté, bien mal récompensés par cette société figée à s’adapter à la société, à apprendre (l. 12, 36-37, par
et hiérarchisée. Chaque expérience ou tentative pour exemple), mais les formulations négatives et les phrases
sortir de sa condition et exercer un métier honnête est exclamatives manifestent son désarroi, son incompréhen-
suivie d’un échec. Figaro dénonce aussi le pouvoir de sion en même temps que sa colère.
la censure, qui peut ruiner une carrière de dramaturge ou 4. Figaro, une figure emblématique de la philosophie
de journaliste, la légèreté de la justice. Il ne reste plus à des Lumières ? (question 4)
Figaro que le retour à son métier initial de voleur (l. 59), La complexité du discours qui mêle narration, analyse
puisque toutes ses tentatives échouent. Mais là encore, de soi, critique ironique et amère, interrogation sur l’exis-
« chacun pillait autour de moi en exigeant que je fusse tence, donne au personnage de Figaro une dimension
honnête », la société hypocrite l’exclut. Si le comte bien supérieure à celle du valet traditionnel de comédie.
apparaît provisoirement comme un sauveur (allusion au Mais l’enseignement qui se dégage de ce texte est aussi
Barbier de Séville), il se révèle lui aussi ingrat et jaloux une philosophie ou une morale de l’action : la pre-
de ses prérogatives lorsque son désir veut s’exprimer, mière ligne manifeste toute la détermination du valet
lorsqu’il se pose en noble. (visible dans le récit de son existence) qui refuse (voir la
L’audace de cette critique du pouvoir en place et des répétition) de céder au comte, de lui laisser exercer son
institutions tient au fait qu’il la fait porter par le person- pouvoir ; au-delà de la situation ponctuelle, il manifeste
nage d’un valet qui montre, sous une monarchie absolue son refus de se soumettre à l’arbitraire et à l’injustice et
de droit divin, toutes les contradictions du système. entend se battre pour son bonheur, incarnant ainsi un
Mais Beaumarchais, par le biais de Figaro, révèle idéal philosophique.
• 122
Texte 4 Cette fraternisation peut donc se révéler dangereuse
Brecht, Maître Puntila et son valet Matti ❯ p. 304-305 pour le valet-chauffeur si le maître est d’humeur chan-
geante, ou si le valet s’assoupit (l. 37-38). Le maître aura
1. Une relation dominant-dominé (questions 1 et 2) d’autant plus de pouvoir qu’il aura fait croire au valet que
Bertold Brecht reprend la thématique traditionnelle ce dernier est son égal.
du couple maître-valet, et les caractéristiques qui
l’accompagnent : vouvoiement d’un côté, tutoiement de 3. Et chez les femmes ? (question 5)
l’autre. Le maître est celui qui interroge, son discours On retrouve dans l’extrait de Hilda cette volonté
est sec, direct, inquisiteur et suspicieux (l. 13). On du maître de fraterniser avec la domestique (l. 10, par
remarquera cependant l’accentuation de certains traits : exemple). Mais ce désir se heurte au refus de Hilda
l’ignorance du maître (question sur l’identité de celui qui entend se conformer strictement à son statut, garder
qu’il emploie, question manifestant au mieux son indif- sa place, c’est-à-dire peut-être son indépendance. Le
férence, l. 2 et 6), la remise en cause de l’humanité de discours de Mme Lemarchand, tout en se prétendant
Matti (l. 16-18) puisqu’il est chauffeur. On notera aussi généreux et humaniste, révèle en réalité sa condescen-
l’attente patiente du maître par Matti (l. 10) qui montre dance (les interrogations rhétoriques – l. 2 et sq., l. 15-17,
que le monde de Puntila s’organise autour de celui qui le lexique péjoratif pour désigner la fonction) et sa colère
le dirige et de ses désirs. devant l’attitude de Hilda (l. 10-14).

2. Une fraternisation possible ? (questions 3 et 4)


La relation maître-valet évolue car Matti se révolte Texte 5
face au comportement méprisant du maître (l. 14), il Genet, Les Paravents ❯ p. 306-307
revendique son humanité (« Vous ne pouvez pas traiter 1. La beauté du Mal (question 1)
un homme de cette façon », l. 15, « Je ne me laisserai L’oxymore « un aussi beau monstre » montre l’am-
pas traiter comme une bête de bétail » l. 20), manifeste biguïté du personnage et l’indécision de celui qui le
ainsi son refus de tout supporter : « je n’attendrai pas considère. L’appellation « monstre » (dont il peut être
dans la rue que vous ayez l’obligeance de sortir » (voir les utile de rappeler le sens étymologique) renvoie aux actes
formulations négatives et l’ironie de la dernière expres- cruels commis par le sergent (l. 20), actes qui inspirent la
sion). Il décide de partir (l. 23-24), montrant ainsi son terreur (l. 7, 10, la didascalie « d’une voix blanche », à
indépendance. deux reprises). Il apparaît inhumain dans ses crimes,
Cette attitude du « valet » provoque un changement son absence de limites (« il sait la conduire jusqu’à son
dans l’attitude du « maître » qui reconnaît en son chauf- terme, cette splendeur »), sa détermination, sa froideur ou
feur « un homme », se montre cordial, l’invite à boire insensibilité. Ce sont ces caractéristiques qui provoquent
avec lui. On remarque l’utilisation du « on » qui unit les à la fois l’effroi et la fascination et construisent cette
deux hommes (l. 27) et le terme « frère » à la ligne 40 qui esthétique du Mal : le « monstre » est alors « beau »
suggère une égalité et identité entre le maître et le valet, (voir aussi l. 23-24).
comme si les différences sociales étaient balayées. Il ne peut être alors que « gracié » parce qu’il a l’amour
Nous avons donc l’impression, avec les deux dernières de ceux qui l’entourent (l. 28-29), il est, par avance,
répliques, d’assister à une nouvelle rencontre, comme si absous de ses crimes.
un cinéaste tournait à nouveau la scène en supprimant ce 2. La figure du héros guerrier : un modèle qui
qui révélait un antagonisme ou une hiérarchie : nouvelle provoque effroi et fascination (question 2)
présentation des personnages (c’est maintenant le maître Les statuts différents du lieutenant et du général
qui se présente en premier), passage de la fonction au peuvent en partie expliquer la différence de réactions :
nom (l. 3 et 40), formules de civilité et partage de l’aqua- le lieutenant voit le « monstre » agir et en éprouve de
vit pour marquer la convivialité du moment. l’effroi mêlé à une certaine fascination ; il ose à peine
Le rapport maître-valet se révèle ainsi plus complexe : en parler comme si évoquer le sergent pouvait porter
les deux personnages-fonctions semblent pouvoir malheur (parole magique) ou parce que les scènes vues
fraterniser si l’un sait faire reconnaître à l’autre son reviennent en mémoire. Le général, qui est davantage
humanité. La paix sociale semble possible (l. 39-40) en situation d’observateur et d’organisateur, éprouve
dans une estime mutuelle (l. 26-27, 33 et 40). Mais on clairement de l’admiration (l. 10-11 par exemple, la
peut remarquer que la distinction entre le « tu » et le didascalie, l. 20), il est pleinement satisfait car le sergent
« vous » persiste, que le discours de Puntila laisse planer constitue à ses yeux un moteur qui entraîne les hommes
une menace ou évoque un danger, même si ceux-ci sont dans la guerre, un modèle qui conduira à la victoire. Peu
aussitôt niés (l. 36-38). On relèvera aussi certaines inco- importe les crimes commis (l. 20) il est « trop tard pour
hérences apparentes dans le discours du maître (l. 30-32) reculer », « quand le combat est accepté, il faut le mener
qui peuvent montrer son entière adhésion, son indiffé- jusqu’à la damnation ».
rence, ou les effets de l’alcool (à relier aux indications sur Le héros ou le modèle guerrier est non le héros médiéval
le personnage double de Puntila). traditionnel, alliant qualités physiques et morales, mais
123 •
celui qui incarne la Force froide et résolue, capable de Texte 6
barbarie. La référence à Durandal (voir note 2) inscrit Vinaver, Les Travaux et les Jours ❯ p. 308
le personnage dans le mythe guerrier, construisant un
pont entre la lutte contre les Sarrasins (d’où l’emploi de 1. Une ouverture peu classique (question 1)
ce terme dans la bouche du général) sous Charlemagne et Le lecteur, et encore davantage le spectateur, ne trouve
la guerre d’Algérie. Le sergent est donc cette épée (c’est- pas dans cette ouverture de pièce les éléments informatifs
à-dire l’instrument et non le chevalier) qui « se plonge traditionnels de la scène d’exposition. S’il perçoit facile-
jusqu’à la garde », image frappante suggérant la force ment le contexte de l’action (un espace professionnel,
sanguinaire. Il est « au pouvoir », il est à la fois le modèle les bureaux, les accessoires qui permettent de différen-
à suivre pour le général « qu’on le veuille ou non », le cier les emplois – voir les didascalies initiales), il lui est
protecteur (l. 25) des hommes selon le Général, figure à la beaucoup plus difficile de trouver de prime abord une
fois proche et lointaine pour le sergent (l. 29) mais surtout cohérence dans le discours, et d’identifier précisément
celui qui peut les mener vers la « damnation ». les personnages. En effet, les répliques s’enchaînent
sans se répondre – apparemment – marquant le choix de
3. Guerre, mort et théâtralité (questions 3 et 4) Vinaver d’une écriture discontinue : pas de lien logique,
Le premier mouvement de la phrase énumère les attri- pas de relation cause-conséquence qui permettraient de
buts traditionnels des soldats tandis que le deuxième construire une histoire cohérente et solide. Ce procédé
renvoie au maquillage. Dans ses indications sur les per- est accentué par l’absence de ponctuation, l’absence de
sonnages, Jean Genet a écrit : « Si possible, ils seront précision quant à l’identité du destinataire dans de nom-
masqués. Sinon, très maquillés, très fardés (même les breuses répliques, et l’utilisation de pronoms personnels
soldats). Maquillages excessifs, contrastant avec le réa- sans que l’on sache à qui ou à quoi ils renvoient (« lui »,
lisme des costumes. […] Aucun visage ne devra garder l. 1, 7, 19, par exemple).
cette beauté conventionnelle des traits dont on joue trop
au théâtre comme au cinéma. » Le fard constitue donc 2. Une écriture discontinue (question 2)
un élément important de mise en scène, il prend aussi Le caractère discontinu des répliques déstabilise le lec-
dans ce passage une signification plus précise : on peut teur-spectateur qui perd ses repères. Ce dernier doit donc
l’analyser comme étant le masque qui dépersonnalise, progressivement (mais c’est sans doute plus facile pour le
déshumanise ou le maquillage qui, par son caractère lecteur que pour le spectateur) élaborer des hypothèses
excessif, renvoie au masque de théâtre dans les farces ou de lecture, tenter des « connexions » entre les répliques
parodies (Genet recommande l’utilisation de postiches) ; pour retrouver un (?) sens à ce discours. Ce qui déroute
il s’agirait aussi, grâce au maquillage, de faire disparaître le lecteur est pourtant, selon Vinaver, le fonctionnement
toute trace de peur afin de présenter un visage déterminé, d’une conversation réelle : « Le réalisme ? C’est peut-
ou de masquer, dissimuler le squelette que chaque soldat être ce à quoi mon écriture théâtrale aboutit. Car il n’est
– futur mort — constitue. Le dernier mouvement de la pas exclu que celle-ci colle de très près à la réalité de la
phrase fait glisser le mouvement, la progression guerrière conversation humaine dans le quotidien. Cette conversa-
(« on doit y aller », l. 31) vers la mort (« tue », « sque- tion, la nôtre, si on l’écoute attentivement, est avant tout
lette », « tués », l. 32-33), déjà présentée comme certaine discontinue, faite de fragments réfractaires. » (Écrits II).
et réalisée (futur antérieur). La mort immédiate et brutale Ces « fragments réfractaires » se laissent malgré tout
du Général (voir la didascalie l. 34-36) sonne comme une appréhender – au moins partiellement. On comprend pro-
confirmation du discours (celui-ci prend rétrospective- gressivement le lien entre les personnages et les actions
ment une valeur prophétique). mises en scène : Nicole est en conversation téléphonique
Marche inéluctable vers la mort, semant elle-même la avec une cliente, conversation dont elle rendra compte à une
mort, la guerre est donc une « entreprise infernale » ou tierce personne (à partir de la ligne 25), Jaudouard rappelle
une « boucherie héroïque » si l’on peut oser ce rappro- à Yvette les règles et principes de l’entreprise familiale,
chement avec Voltaire. Elle est synonyme de barbarie et Yvette et Anne ont une conversation privée portant sur
de cruauté, elle conduit non des soldats mais de futurs les liens amoureux entre Nicole et Guillermo, Jaudouard
squelettes, grimés pour faire croire à la vie. Elle est ce semble se rapprocher d’Yvette. En revanche, l’intrusion du
théâtre, cette comédie (on analysera le lexique théâtral personnage prénommé Cécile dans la conversation (l. 19)
dans la dernière réplique de l’extrait) dont les soldats suscite de nouvelles questions.
sont les acteurs, grimés et affublés de postiches, tels des 3. Les sources du comique (question 3)
clowns, le Général le metteur en scène (l. 40), comédie Cette discontinuité dans l’écriture, alliée à l’absence de
grinçante aux rôles bien définis : toute confusion est ponctuation, crée une forme de puzzle que le spectateur
punie de mort. doit tenter de reconstituer ; comme dans ce jeu, il recherche
Mais Genet, dans cet extrait comme dans ses œuvres, les liens, les phénomènes d’écho et de variation, les rap-
nous fait aussi voir ce que le Mal peut avoir de fascinant prochements syntaxiques ou sonores. Il tente de combler
pour l’homme qui éprouve le besoin de se fabriquer les ellipses et les vides et s’amuse des jeux sur les mots.
des héros, des guides et des modèles, aussi sombres et Ainsi, l’expression oxymorique « c’est moche d’être
terrifiants – par leur anormalité – soient-ils. belle » constitue un premier paradoxe, déjà amusant en
• 124
soi, qui plus est si on le rapproche de l’indication spatiale 5. Un « théâtre du quotidien » ? (question 5)
« au fond du couloir » ; la réplique d’Anne à la ligne 7 Le théâtre de Vinaver ne montre pas des personnages
soit introduit une nouvelle situation d’énonciation, soit héroïques mais des hommes et des femmes de la vie
constitue la réponse à la remarque précédente d’Yvette. quotidienne, dans leur activité, leur travail. Il mime
Même indécision pour l’expression « la première fois il par son écriture la conversation éclatée (cf. citation de
y a sept ans » qui peut se comprendre aussi bien dans la question 2) et nous donne à entendre des discussions
la conversation professionnelle que dans la conversation sur des sujets tout aussi communs que les personnages.
sur l’amour (l. 12). La réplique de la ligne 18 juxtapose Pourtant, la juxtaposition dans l’exergue des citations
deux dénominations qui ne prennent leur sens que si on d’Hésiode, d’André Giraud, ministre de l’Industrie, et de
l’attend la ligne 15. Ainsi, les répliques se télescopent La Quête du Saint-Graal montre la démarche de Vinaver :
dans un dialogue qui ne semble avoir ni queue ni tête à unir ordinaire ou banalité et mythe, unir discours
première vue tant les thèmes et le lexique s’opposent : le mythique et discours économique, donner à la banalité
décalage est particulièrement visible entre le discours de des personnages et du quotidien une dimension mythique,
Jaudouard (l. 17-18), celui d’Anne (l. 19) et de nouveau créer ce « va-et-vient entre le quotidien, l’actualité et le
celui de Jaudouard (l. 20), et crée un dialogue absurde, mythique » et représenter la condition humaine.
source de comique. Pourtant, ce jeu sur la discontinuité
permet un jeu sur le sens du dialogue : le chien évoqué
Texte 7
à la ligne 11 amène la remarque de Jaudouard sur la peur
à la ligne suivante, alors que les deux énoncés n’ont pas L’Illusion comique, Corneille ❯ p. 310-311
de rapport ; le « chien » trouve son prolongement dans le 1. Situer l’extrait
« loup » (l. 36) qu’il n’est pas « chez Cosson » (l’est-il La pièce présente trois niveaux d’enchâssement :
ailleurs ?) – même si la suite de la phrase lève l’ambi- – la pièce-cadre, qui raconte comment Pridamant fait
guïté. La remarque d’Anne à la ligne 15 peut être soit la appel au magicien Alcandre pour retrouver son fils Clindor
réponse à la question d’Yvette (l. 15), soit un jugement qu’il n’a pas revu depuis leur brouille dix ans auparavant.
sur Cécile (l. 23). Enfin, les deux dernières répliques, Ces deux personnages, toujours présents sur scène (dans
l’une évoquant la colère du mari, l’autre le sérieux du la grotte d’Alcandre), interviennent régulièrement pour
professionnel, forment un contraste comique. commenter ce qui se déroulent sous leurs yeux ;
4. Le monde du travail, entre sphère professionnelle – les aventures passées de Clindor, grâce à la « baguette
et sphère intime (question 4) magique » d’Alcandre : le jeune homme est le valet d’un
Le monde du travail apparaît, d’après les didascalies soldat fanfaron, Matamore (voir manuel, p. 321), et amant
sur le décor, comme un espace hiérarchisé et cloisonné, d’Isabelle ;
mais qui n’est pas hermétique. On notera cependant – un fragment de tragédie (scènes 2 à 5 de l’acte V) que
les différentes mentions sur le caractère métallique, donc Pridamant, comme le spectateur de L’Illusion comique,
fonctionnel et froid, du mobilier. prend pour la suite des aventures de Clindor et d’Isabelle.
Le discours de et sur l’entreprise, présent dans les 2. Le théâtre dans le théâtre (question 1)
répliques de Nicole, Jaudouard, et Yvette (dans la La scène 5 du dernier acte marque, au début, l’illusion
deuxième moitié de l’extrait) est un discours d’abord théâtrale (Pridamant croit avoir assisté à la mort de son
stéréotypé et commercial (la fidélisation du client, l. 4) fils – v. 16) puis la révélation de l’illusion théâtrale par
mais oppose ensuite deux types d’entreprise : l’entreprise Alcandre qui explique à Pridamant les ressorts et buts du
Cosson, de type familial (l. 17-18, « le style de la maison » piège qu’il lui a tendu. En effet, Alcandre interrompt, dans
l. 34), et l’entreprise Beaumoulin ou Mixwell (on pourra un discours ambigu (v. 19, par exemple), les lamentations
étudier le jeu sur les mots) de taille plus conséquente, du père affligé, et la didascalie (l. 23-24) révèle le disposi-
mais avec des valeurs différentes (l. 36-37). tif et laisse voir les coulisses de « la pièce dans la pièce ».
Il ne s’agit pas pour Vinaver de dénoncer dans cet extrait Corneille, lors de la création de la pièce en 1636, intitule
les dures conditions de travail ; la dénonciation du fonc- son œuvre L’Illusion comique. Procédant à différentes
tionnement du monde de l’entreprise viendra plus tard. modifications, il donne une nouvelle version en 1660 et
Il s’agit ici de rendre compte des liens entre domaine abrège le titre initial en L’Illusion, gardant ainsi le thème
privé et domaine professionnel qui se tissent sur le principal de l’œuvre : le jeu sur les apparences, le paraître,
lieu de travail. La juxtaposition, précédemment étudiée, la fiction, le mensonge. En effet, les personnages ne sont
des deux niveaux de conversation, l’un portant sur les que des « spectres », ils se mentent (à eux-mêmes et aux
relations amoureuses qui naissent au sein de l’entreprise, autres – voir, par exemple, le cas de Matamore qui vit dans
l’autre sur le rapport entreprise-clientèle et les valeurs de un monde d’illusions). L’illusion est aussi bien sûr (et le
Cosson, le montrent. Cet entrelacs, ce tissage se fait par titre complet le rappelle) théâtrale, comme le montre la
le biais du texte théâtral qui mêle intime et entreprise ; mise en abyme, Pridamant confondant représentation et
on pourra ainsi étudier comment l’affectif se mêle au réalité, fiction et réel. Que faire de l’adjectif « comique » ?
matériel lorsque le moulin à café devient survivance du Le registre comique est présent dans la pièce, notamment
mari mort (l. 26)… à travers le personnage de Matamore ; nous avons, comme
125 •
dans une comédie, un dénouement heureux. Mais ce serait La scène 2 nous propose la préparation de la pre-
oublier que le nom « comédie » – et l’adjectif « comique » mière répétition (distribution des rôles, présentation de
qui en découle – désignait alors toute pièce de théâtre l’action) et la scène 3 le début de cette pièce improvi-
indépendamment de son genre. C’est donc bien l’illusion sée. Mais, à l’intérieur de cette scène, Colette et Blaise
théâtrale qui est au centre de l’œuvre, mais cette pièce jouent le rôle de spectateurs (cf. indications et didascalie
baroque met aussi en scène le topos du theatrum mundi. l. 36-38). Les didascalies nous renseignent ainsi sur les
différents niveaux d’enchâssement, sur le passage de la
3. Éloge du théâtre (question 2)
pièce-cadre à la pièce emboîtée (l. 40) et sur le retour
Après avoir révélé le piège qu’il lui a tendu, Alcandre
à la pièce-cadre, lorsque Colette ne peut s’empêcher de
expose les règles et les vertus de l’art du comédien. Cet
réagir (l. 71) provoquant ainsi l’irritation de Merlin (l. 73)
art « si difficile » est un « noble métier » que les acteurs
qui d’acteur redevient metteur en scène (même évolution
exercent pour gagner leur vie (noter l’insistance sur la
à la ligne 47). On relèvera bien sûr le lexique théâtral
rétribution dans la didascalie et aux vers 32, 51-52, par
renvoyant au jeu et à la comédie.
exemple) mais aussi pour « (ravir) à Paris un peuple tout
entier ». Les comédiens visent à donner l’illusion sans s’y 2. Une comédie pour qui ? (question 2)
laisser prendre : « Mais la scène préside à leur inimitié » Merlin fait correspondre le caractère des personnages et
(v. 34), « Et, sans prendre intérêt à chacun de leurs rôles,/ des acteurs improvisés (l. 17-18). Il attribue donc le rôle
Le traître et le trahi, le mort et le vivant,/Se trouvent à la en fonction du caractère de chacun, comme le montre
fin amis comme devant. » (v. 36-38). Le théâtre est aussi l’énumération des lignes 18 à 24. Mais ce qu’il cache
ce « doux asile » (v. 44) pour les exclus ou ceux qui sont à Lisette et Blaise est l’objectif final : en changeant,
en fuite (v. 42), il est le lieu du partage et de la concorde le temps du spectacle, les couples constitués, il entend
(v. 31-32). En outre, par le piège tendu à Pridamant, « voir un peu la mine que feront Lisette et Blaise à toutes
Alcandre cherche non seulement à réunir un père et son les tendresses naïves », les rendre « un peu alarmés et
fils, mais aussi à guérir Pridamant de ses préjugés envers le jaloux » (l. 6). Il fait de Colette son alliée (« nous sommes
théâtre et le métier de comédien. La représentation théâtrale convenus tous deux ») afin de donner la comédie aux
est ainsi dotée d’une fonction initiatique ou cathartique. deux autres personnages. On repère donc la mise en
Pour bien comprendre la portée de ce discours, il peut abyme du théâtre et le procédé de l’illusion théâtrale :
être nécessaire pour les élèves de rappeler le contexte Lisette et Blaise vont-ils croire à ce qu’ils voient ?
historique : à une époque où l’Église condamne les comé- 3. Jeu ou réalité ? (question 3)
diens pour immoralité et menace de les excommunier s’ils Les remarques de Blaise (l. 25-26), de Lisette (l. 28-29)
ne renient pas leur profession avant de mourir, Corneille montrent l’inquiétude des deux personnages : le jeu
cherche à vaincre les dernières réticences envers le théâtre doit rester un jeu (voir notamment l’opposition entre
qui a déjà pour lui les faveurs de la Cour et d’une partie « jouer » et « vrai », les formulations négatives) et ne
importante du public. pas se confondre avec la réalité (cf. la réitération du
4. Pridamant, figure du spectateur (questions 3 et 4) sentiment amoureux). Lisette souligne son peu d’« endu-
Le magicien Alcandre incarne le dramaturge – metteur rance » (l. 29) comme si elle craignait que la comédie
en scène plus qu’auteur – qui fait voir à Pridamant, figure ne se transforme en réalité, comme si l’histoire fictive
du spectateur de théâtre, une double représentation du pouvait influer sur leur histoire « réelle ». Cette confu-
réel. La répétition insistante du verbe « voir » dans l’extrait sion, cette porosité entre les deux mondes se manifeste
(v. 7, 25-28) est significative du rôle dévolu au théâtre, ce lorsque, par exemple, Colette interrompt la scène entre
trompe-l’œil qui vise à brouiller la frontière entre le réel Merlin et Lisette (l. 71-72) : l’interrogation « est-ce du
et le fictif : Pridamant a donc cru que le rôle que tenait son jeu » renvoie indirectement au jeu théâtral, et la remarque
fils acteur était sa vie réelle. Son incrédulité, lorsque ses sur l’absence-présence révèle la confusion entre Colette-
yeux sont dessillés, se manifeste par la répétition du verbe personnage-personne et Colette-actrice. La réplique de la
« voir » et les phrases exclamatives. La dernière réplique ligne 75 relève du même principe.
résume à elle seule ce principe d’illusion qui touche aussi 4. Qui est Merlin ? (questions 4 et 5)
le spectateur dans la salle : « J’ai pris sa mort pour vraie, et Merlin est le personnage central de ces trois scènes
ce n’était que feinte ». pour différentes raisons. Il est l’interlocuteur du Maître,
On pourra utiliser l’iconographie à la page 295 pour il occupe donc une position supérieure aux autres domes-
étudier la mise en scène de ce « théâtre dans le théâtre ». tiques (ceci est aussi visible dans la répartition de la
parole). Il est le créateur – double du dramaturge – et
le metteur en scène de la pièce : il en définit la forme,
Texte 8
il distribue les rôles (l. 18-24) – acteur, il garde pour lui
Marivaux, Les Acteurs de bonne foi ❯ p. 312-314
le premier et le plus valorisant –, complimente (l. 27, 30,
1. Les niveaux d’enchâssement (question 1) 33-34) ou réprimande les comédiens, corrige leur jeu
La pièce-cadre est mise en place dans la scène 1 (l. 47-48). Il rappellera aussi à Colette la distinction entre
dans laquelle Éraste demande à Merlin un impromptu. l’acteur et le personnage (l. 73-74).
• 126
Son ambiguïté vient du fait qu’il joue avec ses com- 3. Les sources du comique (question 3)
pagnons, et se joue d’eux. On l’a vu dans ses intentions Cet extrait joue sur les différentes formes de comique
cachées (scène 1), on le voit aussi dans les compliments traditionnelles (par exemple, le comique de gestes – acti-
ironiques et moqueurs qu’il adresse à chacun (scène 2). vité fébrile du directeur, signes de colère excessive –), la
Cet impromptu semble être pour lui l’occasion non seule- dimension caricaturale du personnage, l’humour (auto-
ment de gagner de l’argent (l. 10), de se mettre en valeur parodie et autodérision) et les ressorts de l’absurde. En
(l. 2-3, 21), mais aussi de tenter une expérience qui sera effet, pour convaincre le grand premier rôle masculin
peut-être douloureuse pour ses compagnons, même s’il de jouer le rôle d’un cuisinier, le directeur se lance dans
affirme vouloir « les écouter et les instruire » (l. 10) – une argumentation aussi vide que la coquille d’œuf qu’il
leçon à relier à la destruction de l’illusion théâtrale et à évoque, dans une parodie du discours, de la glose savante
l’analyse du titre de la pièce. de l’art dramatique (l. 36-44) qui « surinterprète ». Cet
excès trouve sa fin absurde dans l’aveu même du direc-
teur qui ne comprend pas davantage ce qu’il vient de
Texte 9
déclarer (l. 46).
Pirandello, Six personnages
en quête d’auteur ❯ p. 315-316 4. Une certaine image du théâtre (question 4)
Au-delà de sa portée comique, ce procédé de mise en
1. Une troupe en action ? (question 1)
abyme donne l’illusion au spectateur d’assister à une
Une mésentente manifeste règne entre le directeur et
répétition et offre une image du microcosme théâ-
l’ensemble de la troupe. Celui-ci semble d’abord avoir
tral : fonction des différents personnages, construction
une certaine autorité sur elle. Il prend les décisions,
du décor, décision quant aux costumes et accessoires,
choisit les éléments du décor, leur disposition sur scène,
place et gestuelle des comédiens. Il montre surtout au
les accessoires et costumes : on remarque les phrases
spectateur l’envers du décor dans un parti pris gro-
injonctives et l’utilisation de l’impératif, les didascalies
tesque et caricatural, démystifie la magie du théâtre en
indiquant ses déplacements (l. 11, par exemple). Mais ces mettant en évidence le fonctionnement parfois difficile
actions et paroles semblent marquer, par leur abondance d’une troupe de théâtre, entre tentatives pour asseoir
et leur aspect trop catégorique voire agressif (l. 20), une son autorité (le directeur) et conflits naissants. Apparaît
certaine fébrilité. Assez rapidement, les choix, plus aussi une certaine conception du travail du metteur en
généralement la parole du directeur, seront contestés scène : le respect à la lettre des didascalies présentes
(l. 25 et 29) ; ceci est visible dans le discours (« c’est dans le texte (l. 27) montre que le directeur conçoit
ridicule ! », l. 29) et dans les réactions (principalement son rôle comme celui d’un simple exécutant. Enfin,
le rire et l’ironie) des acteurs notées dans les didascalies les phrases comme « Vous aurez aussi à représenter la
(l. 34, 38 et 39). Le directeur perd visiblement toute coquille des œufs que vous battez » ou « un jeu où, les
autorité en « se fâchant tout rouge », en s’enferrant dans rôles étant distribués, vous qui interprétez le vôtre êtes
un discours abscons et absurde, en tentant inutilement de intentionnellement le pantin de vous-même » soulignent
(re) conquérir son pouvoir (l. 39-40), en manifestant son le décalage entre une forme de représentation théâ-
incompétence. trale, abstraite et hermétique, et la réalité qu’elle est
2. Parodie et autodérision (question 2) censée illustrer.
On peut parler ici d’une double mise en abyme théâ-
trale puisque Pirandello met en scène des comédiens ◗ Histoire des arts
répétant une autre pièce de Pirandello. Les noms des
personnages lus par le souffleur (l. 2, 17 et 18) sont en Affiches de spectacle ❯ p. 318-319
effet ceux du Jeu des rôles, pièce écrite et représentée 1. Une combinaison savante (questions 1 et 4)
par Pirandello en 1918. Mais la répétition présentée ici Les affiches sont généralement conçues par des gra-
constitue une parodie de la pièce d’origine : dans cette phistes – métier né au XXe siècle – qui produisent aussi
dernière, il n’est question ni de cuisinier ni d’œufs à battre des brochures, des livrets, des dépliants et les maquettes
(l. 21-24), mais de soirée habillée dans un lieu luxueux. des livres. Les graphistes veillent particulièrement à
En faisant jouer, dans Six personnages en quête d’au- l’équilibre entre le texte et l’image. Leur but est de trans-
teur, une version bouffonne du Jeu des rôles, Pirandello mettre clairement un message, mais aussi de surprendre
s’amuse à se parodier lui-même et aussi à ironiser sur et d’accrocher le spectateur avec une image pertinente.
les critiques faites à l’encontre de ses œuvres, souvent Cela est particulièrement important aujourd’hui, car la
jugées complexes, voire intellectuelles. Cette autodérision concurrence est grande dans un monde saturé d’images.
est prise en charge par le discours du directeur, caricatural Toulouse-Lautrec fut l’un des initiateurs du XIXe siècle.
et grotesque (l. 31-34, et « les obscurités du dialogue », Des artistes contemporains célèbres, tel Andy Warhol, ont
l. 48). Jouant sur la double énonciation propre au discours eu une formation de graphiste.
théâtral, Pirandello lance un clin d’œil aussi humoristique Les trois affiches de cette double page contiennent à
que complaisant à ses spectateurs dont il cherche à gagner la fois du texte et de l’image. Dans celle de Toulouse-
la sympathie et la complicité. Lautrec, le texte nous informe sur le lieu du spectacle – le
127 •
Moulin rouge – répété trois fois en rouge vif, à gauche, 3. Le suspens (question 3)
donc immédiatement perçu par le spectateur. L’artiste Stahl et Arpke annoncent dans leur affiche la tension
a choisi de dessiner un seul grand « M » pour les trois dont est imprégné le film de Wiene. Celui-ci met en scène
inscriptions, permettant au spectateur de commencer la un scientifique obsessionnel et peu scrupuleux qui, par ses
lecture de manière claire. À côté, en lettres noires, sont expériences audacieuses et peu précautionneuses sur des
mentionnées la nature du spectacle – un concert bal –, la êtres vivants, provoque malheurs et meurtres. L’affiche
vedette – La Goulue, une danseuse célèbre de cancan –, annonce le mal. En effet, un sentiment d’inquiétude se
et la fréquence – tous les soirs. L’image illustre le dégage à la vue des torsions formelles du dessin et de
spectacle. Au centre, on voit la Goulue, située sous la typographie. La chambre oppressante se referme sur
l’inscription de son nom. Elle attire l’attention, habillée elle-même et semble briser la fenêtre. La perspective des
en rouge vif et blanc éclatant, en train d’exécuter un murs, de la chaise et de la table est tordue et bancale.
cancan. L’affiche de Toulouse-Lautre est donc parfaite- Les objets semblent s’animer d’une manière inquiétante
ment lisible et annonce clairement de quel spectacle il – le dossier de la chaise grandit, la table se penche. Le
s’agit. contraste entre jaune et noir, correspondant à l’éclairage
Dans l’affiche pour Le Cabinet du docteur Caligari, de la bougie, mais très exagéré, renforce le malaise.
on ne peut lire que le titre du film, inscrit en forme d’arc
dans la partie supérieure. Contrairement à l’affiche pré- ◗ Analyse littéraire
cédente, la typographie (la fonte/forme des lettres) est Le personnage de théâtre ❯ p. 230-231
ici très complexe. Ses torsions font écho à l’image qui
Étudier le discours et la représentation
montre une pièce bancale et déserte, avec un bougeoir
d’un personnage
tordu, une chaise au dossier exagéré et une fenêtre qui
semble écrasée. On peut imaginer que c’est le cabinet 1 1. La tirade de Matamore illustre son égocentrisme
du docteur Caligari, ou une partie de celui-ci. Les et sa vantardise : il fait son propre éloge, se mesure au
mêmes couleurs se retrouvent dans l’inscription et dans monde, se compare à un dieu pour célébrer son pouvoir et
le visuel. Le sol rouge correspond au « D » du Dr. Le son courage. Les hyperboles, métaphores, parallélismes
jaune prédomine à la fois dans le texte et dans l’image. et gradations construisent cet autoportrait parodique.
Cette affiche ne donne aucune précision sur l’intrigue du 2. Le personnage de Matamore dans la pièce de Corneille
film, le lieu et la date de projection. Elle se concentre sur trouve son origine dans le « miles gloriosus » de la
l’ambiance du film, suggère que le spectateur ressentira comédie antique (Aristophane et surtout Plaute), type du
une grande tension. soldat fanfaron et lâche que l’on retrouve aussi dans la
Cieslewicz a un autre parti pris pour son affiche. Il commedia dell’arte sous les traits du Capitan, parodie du
donne quelques informations claires à propos du spec- « héros » militaire espagnol.
tacle : le nom du dramaturge est Beckett ; le lieu est 3. La mise en scène de Giorgio Strehler reprend la
le théâtre Maly ; le titre de la pièce, en polonais et en représentation traditionnelle du « matamore » : chapeau
anglais, est inscrit en noir dans un carré blanc en bas. à plumes, épée, attitude volontaire et orgueilleuse ; les excès
L’image est en décalage par rapport au titre. Un parapluie (moustache démesurée, attitude exagérément affirmée,
abrite un espace rempli de pastilles colorées, deux mains costume brillant) soulignent la dimension parodique et en
tiennent le carré avec le nom de la pièce. Les couleurs font un personnage ridicule. La mise en scène de Brigitte
sont acides et criardes. Le spectateur est libre de faire ses Jaques-Wajeman est intéressante : elle met l’accent non
interprétations ; il peut se voir lui-même mis en abyme, sur la vantardise du personnage, mais sur sa capacité à
livret de la pièce en mains ; ou encore voir dans ce visuel créer un monde par l’imagination. C’est un clown, une
une préfiguration de l’absurde beckettien. marionnette (cf. les fils) – on étudiera le maquillage, le
costume décalé par rapport à ce que le personnage est
2. Le spectacle (question 2)
censé incarner – qui vit dans l’illusion créée par la parole.
Seule l’affiche de Toulouse-Lautrec représente le
Il appartient au monde des rêves et suscite ainsi (on le voit
spectacle annoncé. En effet, comme nous l’avons dit, la
dans la posture de Clindor) davantage de sympathie.
danseuse de cancan La Goulue, qui est le clou de la repré-
sentation, se trouve au centre. Elle est justement figurée
en train de danser. Par ses couleurs, elle attire l’attention Étudier la symbolique des personnages
et ressort d’autant plus que les autres personnages sont 2 Ce dialogue confronte deux hommes, deux
en ombres chinoises. Les spectateurs forment un cercle caractères. À l’expérience et au savoir de l’un (Hoederer)
autour de la vedette. Le personnage au premier plan, s’opposent l’idéalisme et la détermination apparente de
coupée à la taille, a pour fonction de faire rentrer le spec- l’autre. Il s’agit donc pour Hoederer de mettre au défi
tateur dans la scène. C’est comme si l’on était derrière Hugo de le tuer afin, paradoxalement, de le dissuader
un homme, dans la continuité du cercle que l’on voit à d’agir, en lui montrant la différence entre l’idée
l’arrière plan. Toulouse-Lautrec suggère que le spectacle du meurtre et la réalité du crime. C’est pourquoi
est gai, fascinant et spectaculaire. Hoederer désigne à plusieurs reprises Hugo comme un
• 128
« intellectuel » : « tu réfléchis trop : tu ne pourrais pas ». – en développant des choix de décor et de costumes, et
La pensée du crime empêcherait sa réalisation ; Hugo plus généralement de mise en scène, qui situent le person-
au contraire valorise sa propre volonté (« si je l’avais nage dans un contexte précis, ou au contraire, lui donne
décidé ») ou l’ordre du Parti. une dimension plus moderne (exemple de Dom Juan),
voire intemporelle ;
– par la gestuelle, qui permet par exemple d’opposer deux
Écrire
types, deux caractères (cf. Hugo et Hoederer dans l’exer-
3 Voici quelques éléments de réponse :
cice 2 ci-dessus) ;
– grâce à l’incarnation du personnage par un acteur – par la diction, l’intonation qui permet de saisir les sub-
(corps, visage, voix) ; tilités, l’implicite ou le comique du texte (voir les extraits
– par le costume, les accessoires qui mettent en relief des des Femmes savantes, de Pour un oui ou pour un non, de
caractéristiques du personnage (voir la représentation Fin de partie…) ;
traditionnelle de Figaro, de Matamore et les interpréta- – à travers les procédés d’interpellation du public par un
tions différentes qu’offrent de nouvelles mises en scène personnage (cf. le prologue dans Antigone), plus efficaces
– cf. iconographies, manuel p. 321) ; lors de la représentation théâtrale.

129 •
Chapitre

12 Entrées en scène ❯ MANUEL, PAGES 322-343

◗ Document d’ouverture « l’homme au paradoxe » ou « l’homme paradoxal »,


L’Ordinaire, de Michel Vinaver, oppose le comédien « sensible » (l. 1) « qui joue […]
mise en scène de Michel Vinaver d’âme » (l. 12-13) à celui « qui jouera de réflexion »
et Gilone Brun, Comédie-Française, 2009. (l. 16). En privilégiant le second, Diderot s’oppose à
l’opinion courante qui considère que l’acteur doit partir de
1. Situer la pièce son intériorité, éprouver les sentiments qu’il joue. Ainsi,
S’inspirant d’un fait divers réel survenu en 1972 (un Diderot souligne dans le titre ce parti pris contraire
accident d’avion laisse quelques rescapés qui doivent pra- à l’idée générale, à la conception traditionnelle du jeu
tiquer le cannibalisme pour survivre), Michel Vinaver écrit théâtral (ou doxa) qui voudrait que la sensibilité d’un
L’Ordinaire pour décrire une situation extraordinaire. acteur soit sa qualité première et essentielle (remarque :
2. Le choix du décor (question 1) bien d’autres formes de paradoxe présentes dans l’œuvre
La première création en 1983 à Chaillot propose une justifient aussi le titre).
mise en scène que l’auteur qualifie lui-même d’« hyper- 2. Les procédés de l’argumentation (question 2)
réaliste ». Celle de la Comédie-Française en 2009, qui On remarquera la distinction créée par les temps
unit le travail de Michel Vinaver et Gilone Brun, offre un verbaux (le jeu du premier type de comédien est envi-
espace au décor épuré et symbolique. La froideur des sagé sous la forme hypothétique (l. 1-4) ; le futur de
couleurs et du matériau peut évoquer le paysage enneigé l’indicatif est utilisé pour le second). On notera aussi les
et glacé de la Cordillère des Andes, la froideur du métal connecteurs logiques soulignant l’opposition (« Au lieu
de l’avion ; c’est aussi un espace blanc, sur lequel vont que », l. 4, 16 et 27). L’énoncé joue aussi sur l’opposition
s’inscrire les actions et paroles des personnages. « Même entre un lexique mélioratif et un lexique péjoratif, sur
si je pars de la platitude comme matériau, tout le travail les antithèses (l. 7, par exemple), les structures négatives
aussi bien d’écriture que de mise en scène et de direction (anaphore, l. 20) qui valorisent l’un et dévalorisent impli-
d’acteurs consiste à faire apparaître les reliefs, c’est-à- citement l’autre (portrait par la négative). On montrera
dire les aspérités, les rugosités », écrit Michel Vinaver enfin la différence dans la structure et le rythme des
(extrait de Michel Vinaver metteur en scène, entretien phrases, plus saccadé lorsque le locuteur évoque le comé-
avec Évelyne Ertel, revue Registres, numéro spécial dien sensible, plus ample pour l’évocation du second.
Vinaver, I, 2008, Presses de la Sorbonne Nouvelle ; repris
en postface de L’Ordinaire, Babel, Actes Sud, 2009). 3. Le travail du comédien (question 3)
Diderot est en cela fidèle au principe de mimesis :
Gilone Brun explique dans un entretien (site de La
l’acteur doit être d’abord un « observateur continu de nos
Terrasse) la disposition scénique : un « vaste pro-
sensations » (l. 7) qui joue « d’étude de la nature humaine »
montoire » qui s’avance vers la salle, le public, afin de
(l. 17) ; il s’agit donc d’un travail continu, qui suppose une
souligner la continuité des deux espaces, de favoriser la
observation « réfléchi[e] » du monde, des hommes. La deu-
circulation de la parole et de la vue entre les deux, faire
xième étape consiste à imiter (l. 4, 17) ce qu’il a su observer
« éclater le cadre de la scène ».
sur les autres et sur lui-même (l. 6), c’est un « copiste ». Il
3. Les personnages (question 2) offre ainsi au spectateur un miroir, « une glace » (l. 24) et
Les personnages sont tous face au public, mais un seul saura s’améliorer (l. 7-9), se renouveler car il trouve hors
est debout. On remarquera la solitude des uns, le repli sur de lui la source de son jeu (l. 26).
soi (personnage de droite) ou la permanence du statut social Être comédien est donc un travail (l. 19) dans lequel
(homme d’affaires à gauche), l’entraide et le réconfort (per- il faut montrer de la constance, de la rigueur, de la
sonnages centraux). Le personnage debout, les bras tendus réflexion ; il faut savoir observer pour imiter et ensuite
vers le ciel, tient à la main une radio, seul contact avec le transformer sur scène, à partir du modèle idéal construit
monde extérieur. Cette image offre ainsi différentes atti- (l. 17-18). L’avantage de cette « méthode » pour l’acteur
tudes ou réactions humaines face à l’événement. est l’égalité de jeu (voir le lexique très abondant dans le
texte, notamment les lignes 18 à 20, et les figures rhéto-
Texte 1 riques qui le soulignent, particulièrement les anaphores,
Diderot, Paradoxe sur le comédien ❯ p. 324 l. 25, par exemple) proche de la perfection (l. 19).
1. Deux conceptions du jeu de l’acteur (question 1) 4. Les limites du jeu sensible (question 4)
Diderot, par le biais d’un locuteur qui sera désigné À toutes ces qualités, Diderot oppose les défauts du
(dans la dernière partie de l’œuvre) par les périphrases comédien sensible. Le principal est l’inégalité de jeu
• 130
due notamment à la spécificité théâtrale – la succession que tu dis qui est le contraire du morceau », l. 45).
des représentations (l. 1-4, l. 12-16). Cette inconstance
4. Texte et jeu, mot et corps (questions 4 et 5)
est soulignée par les multiples antithèses et les procédés
L’entrée en scène constitue ce moment difficile qui
d’inversion. L’autre défaut est l’absence de progression
détermine et préfigure la suite, réussie ou manquée.
possible, de renouvellement ou d’enrichissement puisque
Claudia oppose une expérience précédente (l. 2-3)
le comédien sensible joue à partir de lui, de ses sensations
positive, à celle présentée ici (l. 56), manquée. En effet,
ou émotions, et donc limite son jeu à sa propre personne
l’osmose entre le personnage et l’acteur doit précéder
(l. 27). À l’infini de l’un s’oppose le fini de l’autre.
l’entrée en scène, et les premiers gestes, les premières
5. Et aujourd’hui ? (question 5) paroles permettent d’une certaine façon de voir si
Les deux ouvrages, celui de Diderot et celui de l’exercice sera ou non réussi. La mise en condition qui
Stanislavski, semblent se répondre et s’opposer à plus précède ce moment passe par une compréhension du
d’un siècle de distance. Stanislavski développe la thèse texte théâtral.
selon laquelle l’acteur doit partir de lui, travailler sur En effet, en même temps que Jouvet analyse et critique
son intériorité pour ensuite « le porter sur scène ». le jeu de l’élève, il commente le texte de Molière. Il
On notera la répétition des adjectifs possessifs et des rappelle la situation d’Elvire, ses dispositions religieuses
pronoms réfléchis. L’acteur est, selon Stanislavski, le qui expliquent son caractère « extatique » et « céleste »,
« terrain [le] plus fertile pour l’inspiration » alors que il montre qu’elle ne parle plus à Dom Juan puisqu’elle ne
Diderot invitait l’acteur à s’ouvrir au monde extérieur. La l’aime plus d’un amour terrestre (l. 38-39), elle est tournée
diversité des rôles constitue pour le metteur en scène une vers elle-même, habitée par Dieu. Cet « état de transe »
difficulté (voir les interrogations rhétoriques du deuxième (l. 54) doit être le moteur du jeu de Claudia, doit devenir
paragraphe) que l’acteur ne peut surmonter qu’en puisant son « sentiment », permettant ainsi d’unir mot et corps.
en soi, en vivant réellement son rôle (dernier paragraphe).
Texte 3, Document 4, Texte 5
Texte 2 Ionesco/Lavelli, Le Roi se meurt ❯ p. 328-331
Jaques-Wajeman, Elvire Jouvet 40 ❯ p. 326-327
1. Le rôle des didascalies (question 1, texte 3)
1. Qui est Elvire ? (question 1) Les didascalies sont nombreuses à l’ouverture de cette
Elvire, jeune fille séduite puis abandonnée par Dom pièce. Elles concernent d’abord le décor, le décrivant
Juan (début de la pièce) s’est retirée dans un couvent avec beaucoup de précision. Elles donnent ensuite une
« pour expier la faute ». Elle n’est plus animée par la indication sur les effets sonores (dernier paragraphe de
vengeance, mais veut prévenir Dom Juan, lui « faire part la longue didascalie initiale). Les didascalies suivantes
d’un avis du Ciel », l’amener au repentir pour lui éviter précisent l’intonation (« annonçant »), le costume des
le châtiment divin. personnages (l. 2, par exemple), leurs déplacements,
2. Comment jouer ? Ce qu’il ne faut pas faire entrée et sortie (l. 11 et 12, l. 18). Il s’agit ainsi de poser
(question 2) les éléments qui serviront de cadre et de ligne directrice,
Louis Jouvet reproche à l’élève sa « conscience » trop les éléments classiques d’une scène d’exposition. Mais on
présente, la distance trop grande entre le personnage et remarque aussi que les didascalies donnent, à travers. les
elle. D’une certaine manière, Claudia intellectualise le consignes sur l’habit, des informations sur le caractère
rôle et ne peut donc rendre compte de l’état d’Elvire. À la et comportent pour certaines des notations subjectives
conscience, à la raison, à la volonté qui produisent l’artifice (voir les didascalies concernant Marie).
ou l’erreur de jeu, Louis Jouvet oppose l’inconscience d’El- 2. Le décor et les accessoires (question 2, document 4)
vire, son état « extatique », « céleste », son « égarement » La couronne et le sceptre, attributs traditionnels du
dans un discours « qui jaillit d’elle inconsciemment ». roi, indiqués dans la didascalie (l. 2) identifient le per-
Louis Jouvet lui reproche d’être dans un démarche sonnage de Bérenger Ier. Au-dessus du roi, un lustre
analytique, explicative, voire argumentative (l. 18). imposant ; à l’arrière-plan, un fauteuil sur une table basse
Ceci influe sur la diction (l. 13-15, 33-34), sur la figure le trône auquel on accède par un escabeau ; à gauche
gestuelle (l. 25-28, l. 31, l. 36-37), la position du corps un fauteuil roulant. Ces différents éléments renvoient au
(l. 38-40), les expressions du visage (l. 40-42). titre : un roi vieillissant (le fauteuil roulant) proche de
la mort, un roi « de pacotille » (attributs dégradés de la
3. Ce qu’il faut faire (question 3)
royauté), qui s’illusionne sur son pouvoir.
Louis Jouvet oppose la véritable comédienne à la
« tricheuse » (l. 7). Ce que doit retrouver Claudia, ce 3. Le Roi se meurt selon Jorge Lavelli
que doit trouver tout comédien est ce que Jouvet appelle (questions 3 et 4, texte 5)
ailleurs le « sentiment », à l’intérieur de soi (l. 1-2, Les choix portent :
l. 7) et ne peut venir de l’extérieur (l. 8). Cela lui permet – sur le décor et l’éclairage : présence d’« une immense
d’être en accord avec le personnage, de ne pas « perdre » cloche » (l. 2), « traces sur les murs » (l. 11) et « dispro-
le texte (l. 49), de ne pas le trahir (« avec un sens de ce portion des portes » (l. 13) ;
131 •
– sur le costume des personnages : Lavelli souligne l’ab- échec des « jeunes étudiants, braves et déterminés » qui
sence de « parti pris historique » (l. 20 et 42-43). se sont fait « massacrer en vain » pour une chimère,
La mise en scène est donc conçue, dans la scène la république. Le meurtre d’Alexandre, le sacrifice
d’exposition et dans la pièce entière, afin de mettre en individuel est donc inutile, sur un plan personnel
relief les thèmes importants de la pièce et souligner (Lorenzaccio ne redeviendra jamais Lorenzo) et sur un
le processus de dégradation, de manière parodique. Il plan politique. Le discours final de Côme est un discours
ne s’agit pas de célébrer la richesse, l’opulence, le luxe de soumission, soumission au cardinal Cibo – véritable
d’un palais royal, mais de représenter « la dévastation du vainqueur – annoncée aussi dans le dialogue qui précède.
monde » (l. 23) et « la dégradation du roi » (l. 64). Ainsi, 3. Mise en scène de l’échec et thématique du double
les murs sont les preuves du vieillissement (« humidité (question 2, document 7 et texte 8)
présente », l. 11 ; « vestiges d’une décoration qui appar- En jouant sur les doubles et la « renaissance » du duc
tient au passé », l. 12-13), la disproportion des portes de Médicis à travers le personnage de Côme, Krejca
figure « l’état de transformation ou de disparition » montre qu’« une nouvelle dictature s’annonce, que rien
(l. 14) ; les attributs de la royauté (l. 22) sont dévalorisés n’a changé » (l. 63). Les hommes sont interchangeables
par leur matière (les couronnes sont « en tôle ») ou par (« Côme est la métamorphose d’Alexandre », l. 62)
leur caractère utilitaire et polyvalent (« un sceptre qui est seul compte le pouvoir politique, le mode de gouver-
à la fois signe de la royauté, bâton de vieillesse et arme de nement. Cette thématique du double se retrouve aussi
défense », l. 34-36). Les costumes jouent aussi sur l’ana- chez le personnage de Lorenzo (l. 64-64) : Lorenzaccio
chronisme, le mélange des styles, l’accumulation des assassiné « ou plutôt un autre Lorenzo ») se retrouve aux
diverses fonctions des personnages ; différents symboles pieds de Côme, double d’Alexandre. L’histoire peut donc
se mêlent (voir la description du costume de Bérenger et recommencer, que ce soit l’histoire politique ou l’histoire
la comparaison intéressante de Lavelli) mais quasiment individuelle entre les deux hommes. L’utilisation des
tous mettent l’accent sur l’usure, la vieillesse, la dégra- masques illustre cette forme de dépersonnalisation.
dation : « les vêtements de Marguerite sont très abîmés »,
La réponse de Krejca (l. 33-48) souligne le dédouble-
on retrouve l’image du rideau pour le costume de Marie
ment de Lorenzo en plusieurs personnages (l. 36-38),
(l. 43). Enfin, la métamorphose des décors (les trappes,
et les relations étroites mais complexes entre le duc et
les portes qui s’enfoncent…) figure la mort progressive
Lorenzo (« il tue son double, son ami ; c’est peut-être
du roi, renvoie au spectacle que le public regarde (l. 73),
aussi une sorte de père »).
image de notre condition pour Lavelli : « J’ai cherché à
mettre en valeur « la théâtralité de l’existence » ». Cette thématique du double est caractéristique du
héros romantique, en quête de son identité (voir l’extrait
de Ruy Blas).
Texte 6, Document 7, Texte 8
/ , Lorenzaccio ❯ p. 331-336 4. Re-création ou trahison ? (question 3, textes 6 et 8)
Krejca supprime toute référence historique précise
1. Situer l’extrait (l. 6-9), afin de lui donner une portée plus générale, intem-
Drame romantique complexe, Lorenzaccio mêle diffé- porelle (« n’importe quelle ville de l’univers […] quelle
rentes intrigues : celle de Lorenzo qui consiste à tuer le que soit l’époque », l. 11 et 12) à la réflexion qu’engendre
duc pour retrouver une vertu passée (l. 8, 10-12) ; celle la pièce. Les acteurs « sont vêtus d’un costume de base »,
du groupe des républicains emmené par Philippe Strozzi sans recherche excessive de la « couleur locale » chère
(leur objectif est de renverser le pouvoir incarné par le aux romantiques, le décor est minimal (voir l’iconogra-
tyrannique duc de Médicis) ; la troisième, la moins pré- phie). La mise en scène (présence des praticables, jeu
sente dans la pièce, est celle menée par le cardinal Cibo avec la marotte, les masques…) donne à voir les arti-
qui veut que le pouvoir demeure dans la famille Médicis fices théâtraux, c’est-à-dire la théâtralité de l’existence
et reste sous l’influence du pape et de l’empereur Charles humaine, le « carnaval » (l. 19 et 65). Enfin, il met en
Quint (voir note 2 et ligne 49). scène (question 2) la continuité politique et l’inanité du
2. Un meurtre inutile (question 1, texte 6) geste de Lorenzo en introduisant des éléments (tapis,
C’est dans la dernière scène que le cardinal, peu doubles…) non présents dans la pièce écrite par Musset.
présent dans la pièce, réapparaît et clôt, avec son Une mise en scène témoigne du parti pris du metteur
protégé Côme, la pièce. Son action souterraine, ses en scène, de son interprétation de l’œuvre. Si Krejca fait
chantages et manigances lui permettent de triompher subir à la pièce des transformations importantes (cet
dans la scène 8. Les deux premières intrigues se soldent extrait n’en révèle que certaines), il ne semble pas pour
par un échec : échec de Lorenzo qui ne peut retrouver autant « trahir » l’œuvre : il lui donne une portée poli-
son innocence perdue (l. 13-15), qui n’est pas parvenu, tique importante, dans une réflexion sur les liens entre
par son meurtre, à reconquérir le peuple (l. 17-22) et qui l’individu, le collectif et le pouvoir, passé et présent ;
meurt assassiné par lui (l. 36-37) ; échec du clan Strozzi ceci n’est pas très éloigné des objectifs qu’Hugo assi-
qui voit succéder à Alexandre de Médicis ce « planteur gnait au drame romantique, dans la préface de Cromwell
de choux », Côme de Médicis, pâle double du premier ; notamment.
• 132
5. La mise en scène du dénouement (question 4, ◗ Histoire des arts
document 7) L’étoffe des héros ❯ p. 340-341
On notera : le décor minimaliste, les cubes déplaçables
qui permettent de varier la construction de l’espace, les 1. Les vêtements expriment les personnages
personnages à l’arrière-plan ; la hauteur différente des (questions 1)
cubes et les postures des personnages permettent de Naturellement, une partie de la réponse dépend de la
rendre compte d’une hiérarchie. On remarquera aussi les disposition personnelle du spectateur et de ses goûts.
lignes différentes des regards. Toutefois, les costumes, comme les images, sont réfléchis
et conçus avec soin. Ils obéissent à des codes formels qui
peuvent varier selon le contexte.
Texte 9
Ainsi, prise dans une danse déchaînée, la bacchante est
Vitez, Le Théâtre des idées ❯ p. 337
habillée d’une tunique ample et légère. Dans ses mains,
1. Le rôle du metteur en scène (question 1) elle tient un voile de couleurs très vives. Le flottement
Le metteur en scène est un « interprète » dans la mesure des étoffes renvoie à la liberté des bacchantes, femmes
où il est l’intermédiaire entre le texte et les acteurs (puis, très sensuelles qui faisaient partie de la suite du dieu
plus largement, entre le texte et le spectateur), il donne Dionysos. Les couleurs sont chaudes et symbolisent
sens au texte (« les signes laissés sur le papier »), le l’énergie, la passion, la lumière. Bakst a choisi des tissus
révèle, comme « le devin, le médium, l’augure ou l’arus- légers qui répondent à la nature de la danse passionnelle
pice » donnait du sens aux phénomènes ou entrailles qu’il et permettent des mouvements amples. Les motifs floraux
observait, interprétait les signes constituant les auspices. et végétaux rappellent la nature dans laquelle se passent
Vitez par cette comparaison semble conférer une dimen- les rites dionysiaques (voir l’animation). Ce genre de
sion religieuse au metteur en scène, mais c’est notamment costumes aériens, libres et colorés, loin des normes clas-
pour mettre l’accent sur le lien temporel (entre le texte siques du ballet, a fait la gloire des Ballets russes au début
« des siècles passés » et la représentation contemporaine) du XXe siècle.
que permet ce travail d’interprétation du metteur en Dans la mise en scène de Marthaler, les costumes sont
scène. Plus encore, selon Vitez, le metteur en scène opère plutôt « ringards », ni élégants ni recherchés. Les shorts
ce même mouvement de révélation pour les acteurs, flottants, le survêtement, les tee-shirts courts et serrés, les
proche de la maïeutique : « il découvre ce qu’il cache marcels larges, sont typiques de la mode des années 1980.
en eux, ce qu’ils ont envie de dire » (l. 5). Cette mise en Les personnages ont l’air ridicules avec leurs chaussettes
lumière de ce qui est caché, ce processus d’extériorisa- noires tendues bien visibles et leurs grandes lunettes. Le
tion est possible parce que le metteur en scène sait voir et côté grotesque, non élégant, même un peu lourd, de ces
détient, d’une certaine manière, la vérité (l. 6-7). Mais le costumes correspond à l’esprit de la pièce et provoque le
metteur en scène a cette faculté, non parce qu’il serait un rire. À cela s’ajoute le côté daté et démodé, immédiate-
élu, mais parce qu’il est le regard extérieur qui observe, ment reconnaissable par le public en 1995 (date de cette
déchiffre, ce qui est donné et non pas ce que l’acteur croit représentation).
donner : il peut ainsi indiquer « ce qu’il a vu et compris »
Dark Vador porte un costume noir qui répond bien à
(l. 10)
sa personnalité sombre – il a basculé du côté obscur.
2. Le travail de « dépossession » Son habit est donc opaque et son ample cape noire
(questions 2 et 3) inspire la peur et le mystère. En effet, il est à la tête de
Cette « dépossession » est un processus nécessaire, l’armée maléfique et son histoire est inconnue de tous
inhérent au travail de metteur en scène pour Vitez jusqu’au dénouement (c’est à la fin que Luke Skywalker
(l. 12-13) qui évoque Stanislavski : « Le metteur en découvre en blessant mortellement Dark Vador que
scène meurt dans l’acteur ». Le premier s’efface au celui-ci est son père). Le costume a également des
profit du second lorsque la pièce est jouée, est née (d’où aspects futuristes, inhérents aux films de science fiction.
l’intérêt du terme « création » pour une pièce). Cette Le casque robotique et les panneaux de contrôle sur sa
transmission du pouvoir pour le metteur en scène, cet poitrine et sur sa ceinture renvoient à sa double nature
accès à l’autonomie pour les acteurs (ces « enfants trop d’homme-machine.
grands », l. 19) peut se faire avec difficulté : la compa- Les trois costumes répondent au caractère des person-
raison parents-enfants insiste sur le lien affectif et le nages et/ou contribuent à créer une ambiance particulière.
rapport d’autorité entre le metteur en scène et les acteurs. Par leur couleur et leur forme, ils suscitent des émotions
Certains (l. 18-19) – tels des parents surprotecteurs ou chez le spectateur.
intrusifs – ne peuvent se résoudre à se séparer du fruit
qu’ils ont créé, d’autres préfèrent ne pas « voir » ce sur 2. Êtres lumineux et êtres sombres (question 2)
quoi ils n’ont plus de pouvoir (l. 16-17). L’ingratitude ou On peut dire, en effet, que les costumes de la Bacchante
l’absence de reconnaissance constitue donc un facteur de et de Dark Vador s’opposent.
la relation entre le metteur en scène et les acteurs, et plus Même si la première n’est pas dépourvue de côtés
largement, la pièce créée. sombres (elle est réputée dévorer les hommes après l’acte
133 •
sexuel), son costume et sa danse inspirent une sensation 2. Les statues de femmes nues, dans différentes poses,
de liberté, de légèreté, de lumière, de proximité avec la figurent les femmes séduites par Dom Juan : elles mettent
nature. De son côté, Dark Vador est prisonnier de son en évidence le Dom Juan séducteur, le libertin de mœurs.
costume opaque et des machines qui maintiennent arti- 3. Les deux images mettent chacune l’accent sur un
ficiellement son souffle. Sa silhouette raide se déplace aspect différent de Dom Juan : d’un côté, le libertin
lentement. Ses mouvements contraints s’opposent aux de pensée, celui qui bafoue la religion et proclame que
gestes débordants de la Bacchante. « deux et deux sont quatre » ; de l’autre, le libertin de
3. Les effets grotesques (question 3) mœurs, « épouseur à toutes mains ». Loin de s’exclure,
De manière générale, les effets grotesques proviennent ces deux aspects se rassemblent.
des effets de contraste et des décalages. 2 Pour mettre en scène les témoignages de réfugiés de
Dans la mise en scène de Marthaler, on observe un différents pays, Ariane Mnouchkine choisit des plateaux
fossé entre les costumes ridicules et les gestes très sur roulettes que des personnages font évoluer sur la
solennels des personnages. À cela s’ajoute le fait qu’ils scène. Le plateau central amène les personnages, les
portent de manière pompeuse des objets de la vie quoti- plateaux plus petits donnent des éléments qui servent,
dienne : une poubelle très ordinaire et un coussin. Leur de manière concrète ou symbolique, à situer le
pas cérémonieux imite les parades militaires. Toutefois, contexte. Les acteurs accessoiristes, tout en cherchant à se
chacun lève la jambe à sa manière et le résultat est plutôt dissimuler, se laissent voir (jeu sur l’illusion théâtrale) ;
chaotique et drôle. L’ensemble de tous ces éléments par- les personnages du centre, dans cet espace restreint,
ticipe à la satire. enfermés doublement sur eux-mêmes, semblent coupés
de l’extérieur.
ARTS ET ACTIVITÉS 1. Les Ballets russes étaient très
populaires au début du XXe siècle. De nombreux artistes
Imaginer le jeu de l’acteur
tels Pablo Picasso, Henri Matisse, Nathalie Gontcharova,
George Braque ont participé à la conception des décors 3 Les propositions peuvent être multiples, comme
et des costumes. La première femme de Picasso, Olga, le prouvent les nombreuses adaptations différentes de
était danseuse aux Ballets russes. De nombreux dessins Tartuffe. On écartera cependant toute proposition qui
liés aux costumes et aux décors sont conservés au centre montrerait une erreur de compréhension du texte et qui
Pompidou. ne serait pas justifiée.

◗ Analyse littéraire Analyser une mise en scène

La mise en scène ❯p. 343 4 Le drame bourgeois s’attache à la représentation


Étudier les accessoires et le décor de types, sociaux ou familiaux, et a un but didactique,
moraliste comme l’indique le titre de la pièce Le Fils
1 1. La croix sépare, en un axe vertical, la scène ; elle naturel ou les Épreuves de la vertu (voir l’étude du
oppose et isole l’un de l’autre les deux personnages, texte Le Père de famille, manuel p. 276, et le paragraphe
Dom Juan et Elvire, qui se font pourtant face : d’un sur le drame bourgeois, p. 288). On voit ici un homme
côté le libertin provocateur, athée, qui transgresse âgé, allongé, peut-être malade ou fatigué, entouré par
les lois divines, séduit les femmes et les enlève des de jeunes gens qui constituent en partie sa famille, en
couvents (Elvire en est un exemple) ; de l’autre la costumes d’époque. Il est le centre des regards et la main
femme abandonnée qui s’est tournée vers Dieu de la jeune femme qu’il tient, l’expression des visages,
pour y chercher le réconfort, qui avertit Dom Juan de sont l’image d’une entente heureuse. On rapprochera
l’imminence du châtiment divin (voir Elvire Jouvet 40, cette mise en scène des tableaux de Greuze (voir
manuel p. 326-327). Ainsi est mis en scène un des axes l’iconographie p. 288) et on développera le travail sur les
majeurs de la pièce. lignes directrices, le traitement des couleurs.

• 134
L e roman
Partie
4 et ses personnages
de l’illusion au soupçon
Chapitre

13 La naissance du personnage,
des bergers de L’Astrée aux libertins de Laclos
❯ MANUEL, PAGES 358-381

◗ Document d’ouverture Eris, déesse de la Discorde et destinée à la plus belle.


Georges de la Tour (1593-1652), Le Tricheur à l’as Repoussant les présents d’Athéna et Héra, Pâris offre la
de carreau (XVIIe siècle), huile sur toile pomme à Aphrodite qui lui a promis en échange Hélène,
(1,06 x 1,46 m), Paris musée du Louvre. reine de Sparte, épouse de Ménélas. Céladon joue ici le
rôle de Pâris, les trois grâces sont devenues trois jeunes
1. Le jeu des regards filles candidates à un prix de beauté, la dimension mytho-
La composition souligne la complicité entre les trois logique et son enjeu tragique ont disparu, les protagonistes
personnages qui forment un groupe soudé par la proxi- ne sont plus des déesses mais des bergères. La scène est
mité des corps et qui pourrait faire l’objet d’un tableau à transposée du Mont Ida à l’univers pastoral de la plaine
lui seul. La diagonale gauche/droite qui partage la toile du Forez – région natale de l’auteur – dans la Gaule du Ve
les rejette en effet du côté gauche, alors que la victime est siècle. L’épisode mythique est théâtralisé ; le jugement de
isolée sur la droite. Le jeu des regards souligne la com- Pâris est devenu une représentation donnée en l’honneur
plicité des tricheurs : regards en coin de mauvais augure, de Vénus et une jeune fille y joue d’ordinaire le rôle de
la joueuse regarde fixement la serveuse qui regarde de Pâris, mais l’imagination d’Honoré d’Urfé laisse libre
son côté les cartes du jeune noble tout en jetant un coup cours à sa fantaisie. Céladon s’est déguisé en fille pour
d’œil sur la gauche, vers le tricheur qui, à moitié retourné,
approcher Astrée. Surtout, le parti pris narratif – un récit
regarde derrière lui. Le jeu des regards anime la scène :
rétrospectif – modifie l’éclairage de la scène : celle-ci est
les yeux ouverts, vigilants, du trio contraste avec les yeux
racontée par Astrée elle-même à son amie Diane, après la
mi-clos du jeune noble attentif et concentré, qui ne sur-
disparition de Céladon qu’elle croit mort.
veille pas ce qui se trame autour de lui.
Les invraisemblances sont nombreuses, mais ne
2. L’implication du spectateur gênaient pas le lecteur de l’époque. Au contraire, elles
Le spectateur est impliqué dans la scène par le regard étaient perçues comme un charme supplémentaire
du tricheur. Il est rendu complice d’une malhonnêteté, conféré au récit. Rapin définit ainsi au XVIIe siècle la
invité à admirer le tour de passe-passe ou incité au vraisemblance : « tout ce qui est conforme à l’opinion du
silence ? Le jeu des regards circule de droite à gauche public ». Est donc vraisemblable ce qui est conforme à
(la courtisane, la servante, le tricheur) puis revient vers l’idéal de vie et aux valeurs des groupes sociaux cultivés.
le spectateur pour l’englober. La peinture a toujours une L’invraisemblance réside ici dans le procédé romanesque
visée morale réelle ou prétendue telle, c’est le cas ici : le récurrent du déguisement employé une nouvelle fois ici
tableau résonne comme une mise en garde et comme une par d’Urfé et qu’utilisera à plusieurs reprises Céladon
condamnation du jeu. Les pièces posées sur la table, les pour approcher Astrée. Il vivra ainsi auprès d’elle déguisé
cartes, le vin évoquent en outre les plaisirs illusoires de la en druidesse ! Difficile de croire qu’Astrée ne se doute
vie. Le jeune naïf est soumis à trois tentations figurées ici de rien, ne devine pas son soupirant dans le juge Orithie,
par le vin, le jeu, la chair. Avec son collier, son décolleté soupirant revu la veille et qui lui a offert la fameuse
plongeant, la femme est une courtisane. Avec son plumet, guirlande (l. 5-6) et ne reconnaît pas non plus sa voix.
la future victime va se faire « plumer ».
La manière dont elle tombe dans le panneau grossier
du serment exigé par son juge, d’autant plus qu’elle ne
Texte 1 manifeste pas une grande impatience à emporter le prix,
Honoré D’Urfé, L’Astrée ❯ p. 360-361 accuse l’artifice romanesque.
1. Une réécriture (questions 1 et 2) 2. Une scène équivoque ou « le serpent dans la
Le texte est une réécriture du jugement de Pâris. bergerie » (Gérard Genette) (question 3)
Devant le jeune troyen comparaissent Aphrodite, Héra Le récit est imprégné d’érotisme et joue avec les bien-
et Athéna qui se disputent la pomme d’or lancée par séances. « Le serpent » de la sensualité est ainsi entré
139 •
dans la bergerie romanesque. La situation est osée : Ce qui pourrait devenir abstrait et ennuyeux est animé
Astrée apparaît nue devant Céladon lui-même déguisé ici par une situation équivoque et dramatisée par l’enjeu :
en fille. Sa nudité est évoquée indirectement à travers la Céladon a innocemment révélé son stratagème, Astrée
description des cheveux (l. 4-5) et soulignée à plusieurs tient donc sa vie entre ses mains, elle tranche en sa faveur
reprises de façon euphémisée (« en cet état », l. 7), allu- et préfère aller se rhabiller ! L’épisode soulève donc une
sive (l. 18-20). La jeune fille soulignant qu’elle n’a fait série de questions morales qui faisaient les délices des
que se plier à la coutume, évoquant sa honte (l. 9-13), salons. L’amour selon d’Urfé, ce qu’il appelle « l’hon-
revenant sur sa nudité et le caractère insupportable de neste amitié », doit être fondé sur l’estime réciproque, la
celle-ci (l. 47), d’où sa hâte à se rhabiller. maîtrise du désir. À cette condition, il pourra procurer un
L’impatience de Céladon (l. 1), la honte de la jeune bonheur durable.
bergère signalent « l’intrusion d’Éros dans la pastorale » Le style noble et raffiné est à l’unisson. Hyperboles
(Gérard Genette). Le deuxième paragraphe accentue (l. 4, 10, 32, 35, 37, 41…), euphémisation (l. 4-6), com-
l’érotisme : jeu des regards, symptômes du désir chez pliments galants (l. 10-11), interrogation oratoire en
l’un, honte de l’autre, absence de paroles, seuls les corps forme de reproche rompant le silence (l. 14), double litote
parlent et avec quelle éloquence ! Le caractère rétrospectif de la ligne 16, antithèse de la ligne suivante : décidément,
du récit contribue à cette érotisation en dévoilant d’emblée les bergers d’Honoré d’Urfé maîtrisent la langue et le
la véritable identité d’Orithie. Le plaisir éprouvé par le subjonctif comme en témoigne le tour recherché clôturant
jeune berger est sans équivoque et souligné (l. 8 et 12). Ce la réponse d’Astrée. On notera la formulation en forme
dernier pousse l’avantage que lui procure son incognito et d’antithèse doublée d’un paradoxe des lignes 25-26, la
propose avec rouerie un marché à la jeune fille. L’épisode personnification mythologique et emphatique d’Éros,
des cheveux rajoute à la grâce et à l’érotisme de la scène. ligne 39, l’emploi par Céladon du vocabulaire du
La gêne qui pourrait être ressentie par un lecteur est « service d’amour », le chiasme savant d’Astrée résumant
amortie par la grâce de la bergère, sa gêne, mais aussi la situation, lignes 43-44.
l’humour gracieux qui préside à l’entrevue : impatience
comique du juge qui le pousse à expédier les autres can- Texte 2
didates, effarement devant la nudité qu’il voit ainsi pour
Paul Scarron, Le Roman comique ❯ p. 362-363
la première fois et lui coupe la parole. Ainsi, il « change
deux ou trois fois de couleur », au risque d’être démas- 1. Un narrateur ironique (question 1)
qué (l. 12) et d’interrompre sa contemplation ! C’est en Comme à son habitude, Scarron fait intervenir son
« riant » (l. 35) qu’il révélera à Astrée le bon tour qu’il narrateur à maintes reprises, interrompant le récit pour
vient de lui jouer. ajouter son grain de sel, contribuant ainsi puissamment à
la tonalité tantôt comique, tantôt ironique du récit. Dès les
3. Raffinement des cœurs et du style (questions 4 et 5)
premières lignes, sa présence se manifeste : « nous » de
La noblesse des sentiments vient atténuer ce que la
la ligne 1 (que reprendra avec humour Stendhal dans sa
scène pouvait avoir de choquant au regard des bien-
Chartreuse de Parme, « nous avouerons que notre héros
séances. Le stratagème du héros, sa fourberie (le coup
était fort peu héros en ce moment »), le narrateur résu-
du serment), l’humiliation qu’il impose à celle qu’il
aime, sont excusés par le caractère absolu de l’amour mant l’épisode précédent : le récit scarronien bifurque
qu’il lui porte. Lorsqu’il se démasque, il rappelle qu’il souvent, abandonnant une intrigue pour une autre, puis
agit au nom d’« Amour » (l. 39), qu’il a risqué la mort revenant la première. Au « nous » succède le « je » qui se
en pénétrant dans le temple, preuve s’il en fallait. Gages lance dans une longue comparaison mythologique (l. 3-6)
d’amour (guirlande, cheveux), serments renouvelés, rela- chargée d’insister sur la fâcheuse posture du cavalier. La
tion dame/serviteur (l. 38), honte de la jeune fille, dispute comparaison se poursuit sur une digression à propos de la
intérieure finale qui agite celle-ci à partir de la ligne 43 fortune (l. 6-7), aussitôt interrompue pour raison narra-
renvoient à l’univers des salons. Sous le romanesque et tive : l’effet comique est garanti. Le narrateur traite avec
l’invraisemblance du récit affleurent les grands thèmes de familiarité et désinvolture son personnage de « notre petit
prédilection qui occupent les conversations mondaines. avocat », souligne la toute-puissance de l’auteur sur son
Rappelons que le titre interminable de l’œuvre d’Urfé personnage (l. 6-7), de même que l’emploi des possessifs
(que nous résumons !) est « L’Astrée de messire Honoré (« notre troupe », l. 9). Ceux-ci installent en outre une
d’Urfé […] où par plusieurs histoires et sous personnes connivence narrateur/lecteur.
de Bergers, et d’autres, sont déduits les divers effets de L’impertinence du narrateur se manifeste encore par
l’honneste Amitié ». Ainsi la scène au temple est-elle les périphrases emphatiques désignant ses héros, « l’in-
l’occasion d’un débat intérieur rapidement rapporté fortuné Ragotin » (l. 9) ou « le citoyen du parnasse »
(l. 42-46) mais très construit (« car »/« toutefois »/ (l. 32) ou par les commentaires enjoués que suscitent
« enfin » : que doit faire Astrée ? Opter pour l’honneur leurs mésaventures, ainsi de la précision comique des
et venger la honte endurée ou pardonner à l’amour ? lignes 12-13 ou de la remarque ironique de la ligne 21. Le
Comment concilier pudeur et amour, amour et dignité ? chapitre se clôt sur une nouvelle intervention explicite du
Jusqu’où s’exercent les droits de l’amant et de l’amour ?). narrateur annonçant sa volonté de mettre un point final au
• 140
récit avec une souveraineté désinvolte. le bizarre, voire le fantastique, le burlesque se caractérise
par le traitement trivial d’un sujet noble, mythologique
2. Gags à gogo (questions 2 à 4)
et héroïque ou inversement l’emploi d’un style épique et
La scène est rendue vivante par le rythme allègre du
noble pour traiter un sujet trivial. Ragotin est désigné par
récit : succession de verbes d’action et de mouvement
un qualificatif épique (« infortuné », l. 9), Roquebrune est
des lignes 9 à 21 ; simple parataxe relatant avec minutie
« le poète » (l. 25) ou encore évoqué par une périphrase
l’enchaînement des situations. Avec l’adverbe « aus-
emphatique « citoyen du Parnasse » (l. 32). La remise des
sitôt » (l. 9) repris ligne 14, le récit s’accélère après la
armes prend un tour solennel et amusant avec le verbe
longue intervention du narrateur et s’emballe, mimant
« résigna », aux connotations ecclésiastiques ; l’adjectif
l’emballement du cheval jusqu’à la chute de Ragotin
« martial » achève de ridiculiser Roquebrune qui joue les
rendue sensible grâce au rythme décroissant de la phrase
matamore.
des lignes 20-21.
Le comique tient d’abord au personnage. Ragotin 3. Un récit parodique (question 5)
est la tête de turc du Roman comique dont le titre annonce La situation de départ rappelle le roman héroïque
la couleur. Le chapitre XX donne la mesure de la puis- emprunté à la tradition chevaleresque et précieuse. Ragotin
sance comique du personnage, anti-héros par excellence. et Roquebrune sont deux soupirants qui tentent de s’attirer
Avocat de province, entiché de théâtre, il suit une troupe les faveurs d’une belle en rivalisant par leurs prouesses,
errante et tombe amoureux d’une des comédiennes. Or Ragotin s’est affublé d’un attirail guerrier (épée, carabine,
le personnage prête à rire, comme le montre l’extrait : bandoulière, baudrier) ; leur exploit se déroule en public,
mauvais cavalier, peureux, radin (il court à la fin après à la manière d’un tournoi visant à éprouver leur aptitude
son cheval), physiquement disgracié comme se plaît à à caracoler sur un cheval. Mais la démonstration tourne
le rappeler Scarron, il est petit (« notre petit avocat »), court et les deux chevaliers malheureux rentrent dans les
son caractère chétif est évoqué par le jeu des périphrases carrosses sous les quolibets après avoir connu une chute
désignant son postérieur, l. 10-11 et 13). humiliante montrant leur maladresse. On retrouve ici
certains des aspects du roman de Cervantès : chevalier
Comique de répétition encore. Scarron enchaîne les
courtisant une belle inaccessible, aveuglement, vanité des
gags à la manière d’un spectacle de cirque : d’abord un personnages, ironie du narrateur à l’encontre de son héros
impressionnant numéro d’écuyer de Ragotin, ensuite (cf. « notre tout neuf aventurier », texte écho, l. 1). Plus
encore plus impressionnant, celui du fat Roquebrune. En encore que Scarron, Cervantès parodie les clichés épiques
un court chapitre, l’infortuné héros subit pas moins de du roman de chevalerie.
« trois disgrâces devant sa maîtresse », note le narrateur :
sa chute devant toute l’assemblée, sa course après son
cheval, son attirail de guerre dérisoire qui encombre le Texte 3
carrosse. Madame de La Fayette,
Comique de geste bien sûr, très visuel, la posture La Princesse de Clèves ❯ p. 364-365
des personnages est décrite avec une extrême précision, 1. Un narrateur omniscient (question 1)
l’enchaînement des faits détaillé au cours d’une longue Le lecteur suit d’abord la progression de Nemours
phrase (l. 12 à 21) découpée en brèves séquences selon pas à pas, franchissement de la palissade, avancée vers
une parataxe qui semble faire un arrêt sur image sur le cabinet et dissimulation « derrière une des fenêtres ».
chacun des mouvements et se succède comme dans un En même temps, le narrateur fait entrer son lecteur dans
film muet. On est dans la farce. Celle-ci culmine avec les sentiments de son personnage (l. 6 et 9). À partir de
Roquebrune qui finit le derrière à l’air devant toute l’as- la ligne 10, il s’efface derrière ce dernier pour découvrir
semblée. L’effet comique est accentué par le fait que le au lecteur la scène qui s’offre à ses yeux. Le lexique du
spectacle et se déroule devant une assistance choisie qui regard (le verbe « voir » est repris trois fois à la seule
réagit aux exploits : « plaisir » (l. 23), rires (l. 35-36), ligne 10) est insistant et souligne la curiosité indiscrète de
« grande huée » (l. 37). Comique de situation double Nemours et l’intensité du désir qu’il reflète. Le narrateur
donc : une scène de ridicule publique, deux héros en n’intervenant que pour évoquer les sentiments qui agitent
fâcheuses postures. Tous deux sanctionnés pour leur pré- la princesse tels qu’ils apparaissent à Nemours (l. 12, 13
tention, le plus présomptueux payant double. et 21), cette dernière indication prenant la forme d’une
Comique de langage aussi dans le traitement de confirmation au présent de vérité générale par le narrateur
la scène. Celle-ci est traitée sur le mode du burlesque de la certitude de Nemours.
héroïco-comique au travers de la comparaison épique et Le narrateur intervient plus longuement, de manière
noble qui ouvre le récit et compare Ragotin à Phaëton, impersonnelle (« on », l. 22, troisième personne, et
rapprochement évidemment disproportionné qui ne fait tournure passive, l. 25) dans le second paragraphe et se
qu’accentuer le ridicule du personnage. On retrouve pose en analyste : il commence par affirmer à l’aide
ici les indices du burlesque : exagération comique et d’une litote ce qu’a d’indicible l’émotion du prince. La
mélange du noble et du trivial. À la différence du gro- phrase qui suit tente d’élucider les raisons de celle-ci,
tesque qui se développe au XVIIe siècle et qui insiste sur un ensemble de circonstances réunies dont le caractère
141 •
exceptionnel explique un trouble si puissant. l’amour que lui porte la princesse ; révélation nocturne
Le troisième paragraphe plonge le lecteur dans l’intimité qui ne fait qu’accroître sa passion et son impatience ;
de l’indiscret au moyen de tournures indirectes (« il pensa – d’où la gradation, « ce prince était aussi tellement hors
que », l. 29, « il crut que », l. 30), exposant les termes du de lui-même ». Le spectacle auquel vient d’assister le
débat, les hésitations, la résolution et les craintes qui en prince lui fait perdre ses moyens ordinaires, ce qui est
découlent. Celles-ci sont rapportées sous la forme d’une surprenant chez un séducteur comme lui. Il reste « immo-
triple exclamative disposée en gradation (« trouble », bile », perd du temps, tergiverse, puis finit par connaître la
« crainte », « peur ») exprimant les pensées intérieures de peur, d’où les exclamatives presque étonnées du narrateur.
Nemours, la voix du narrateur se confondant avec celle de Les sentiments de Mme de Clèves sont évoquées
son personnage dans la dernière exclamative. de façon indirecte, à travers le regard de Nemours qui
2. Poésie de la scène (question 2) n’en perçoit que les signes physiques car la scène est
Le cadre spatial et temporel, campé avec précision et muette : abandon de la jeune femme, désordre des
insistance, contribue à installer un climat poétique qui cheveux (l. 11), qui traduisent un état inhabituel chez
rend la scène sensible au cœur du lecteur : c’est l’été, il elle. Celle-ci se croit seule, peut déposer un moment le
fait chaud, comme le rappelle le narrateur (l. 10), ce qui masque qu’imposent les convenances et le théâtre de
explique le négligé de la princesse, d’où un surcroît de la Cour. C’est pourquoi la scène a quelque chose de si
sensualité. Les fenêtres sont ouvertes (l. 5) rapprochant exceptionnel pour Nemours. Ce dernier suit les gestes
d’autant l’objet du désir et rendant possible enfin une de la jeune femme. Ceux-ci lui révèlent progressivement
explication (l. 31-32, Nemours prend la décision de sa passion pour lui, la scène du flambeau venant confir-
pénétrer dans le cabinet). On est « au milieu de la nuit » mer son amour. Des gestes et mouvements on passe aux
(l. 23), comme dans un conte, mais la nuit est ici calme, sentiments qui transparaissent : « avec une grâce et une
chaude, trouée de lumière. La romancière a composé douceur » (l.18), « avec une attention et une rêverie »
l’éclairage de la scène à la manière d’un tableau, selon un (l. 21). Peu à peu Mme de Clèves s’abîme dans une
effet de clair/obscur qui rajoute à la beauté et à la poésie rêverie amoureuse. Du visage nous savons peu de choses,
de celle-ci : nuit du jardin/« beaucoup de lumières (l.4), les termes qui le qualifient sont très généraux et d’ordre
lumière du flambeau (l. 19). moraux, ainsi de la « douceur » qui revient aux lignes
28 et 34, qualité requise dans les salons. La passion est
Le lieu est secret, retiré, protégé par une double
d’autant plus ressentie qu’elle passe uniquement par les
haie de palissades « fort hautes ». C’est une première
regards et les mouvements du corps sans l’intermédiaire
épreuve franchie avec aisance par Nemours ; d’emblée,
du langage qui la trahirait nécessairement.
on est plongé dans l’atmosphère du conte ou du roman
de chevalerie : prince charmant défiant tous les obstacles 4. « Une canne… fort extraordinaire »
pour approcher sa belle. La scène se déroule dans un (questions 4 et 5)
endroit qualifié par une hyperbole élogieuse de « plus Mme de La Fayette ne décrit guère, d’où l’importance
beau lieu du monde » (l. 23). C’est un jardin, lieu qui des rares objets évoqués comme le portrait, la lettre ou
évoque le thème courtois du jardin d’amour, de l’hortus ici la canne. Surtout lorsqu’ils sont sur-signalés par une
amoenus des latins. Le décor du cabinet, les rares objets hyperbole qui en suggère la richesse, sa connotation exo-
mentionnés suggèrent la richesse. La canne introduit tique accroît encore son caractère exceptionnel. L’objet
une note d’exotisme qui renforce l’enchantement. Le joue un rôle narratif : sa circulation est précisée aux lignes
silence des lieux, le calme qui préside à la scène ajoutent 15 à 17 et trahit la passion de Mme de Clèves. Surtout,
à la poésie du moment. Enfin, le caractère singulier de elle remplit une fonction symbolique : métonymiquement
la situation confère à celle-ci quelque chose de mysté- rattachée à Nemours, substitut de ce dernier, elle en pallie
rieux : c’est une scène d’effraction avec un regardant et l’absence, objet amoureux, fétiche, qui sert de support
un regardé, un jeu de regards qui se fait plus complexe au fantasme amoureux. On notera la délicatesse des
lorsque Nemours regarde la jeune femme regarder son gestes, le choix attentif de la couleur des rubans, le geste
portrait. sensuel par lequel elle noue ces derniers à la canne, dans
un geste érotique qui rappelle en même temps l’univers
3. Les sentiments des personnages (question 3)
de la chevalerie, la dame récompensant le chevalier vain-
Le trouble croissant de Nemours est souligné à travers
queur de son ruban.
plusieurs indices :
– tout naît du regard, « il la vit d’une si admirable beauté », La dimension troublante de cette scène de voyeurisme,
les mots sont hyperboliques, l’effet est instantané : un la présence incongrue d’une canne mystérieuse ont
« transport » qu’il a peine à maîtriser, litote expressive ; inspiré les illustrateurs comme en témoigne la gravure
– des lignes 10 à 21, le narrateur décrit ce que voit de la page 365 (manuel). C’est la canne, qui trace une
Nemours, la beauté de la princesse offerte à son regard diagonale à l’intérieur de ce « tableau dans le tableau »
indiscret, d’où l’effet produit sur le prince : litote de la que constitue la fenêtre du pavillon qui attire le regard du
ligne 22, jouissance sans mélange qui tient aux circons- spectateur conduit par celui de Nemours.
tances mais aussi au fait que Nemours a la preuve de Texte 4
• 142
Marivaux, La Vie de Marianne ❯ p. 366-367 La tactique est habile, Marivaux se pose en défenseur de
Marianne, accrédite une nouvelle fois ce qu’il affirmait
1. De l’utilité des Avertissements (questions 1 et 2)
dans l’Avertissement de la première partie du livre : « on
Notre extrait constitue l’intégralité de l’Avertissement
rédigé par Marivaux qui précède la deuxième partie du pourrait soupçonner cette histoire d’avoir été faite exprès
roman. Précisons que la première partie elle-même avait pour amuser le public, je crois devoir avertir que je la
fait déjà l’objet d’un Avertissement. L’auteur éprouve tiens moi-même d’un ami qui l’a réellement trouvée ».
donc ici le besoin d’interrompre le récit de son héroïne Il n’est qu’un intermédiaire et Marianne est une jeune
pour prendre la parole. Son Avertissement s’inscrit dans femme ayant vraiment existé. Il s’efface donc dans ce
une stratégie narrative qui a un double but : d’une part, plaidoyer derrière son personnage : « Marianne n’a point
répondre aux critiques soulevées à propos de la première songé », « Marianne n’a aucune forme d’ouvrage »,
partie, d’autre part, conforter l’authenticité du récit. Il « c’est une femme qui pense », etc. Tactique habile qui
fonctionne donc comme un procédé d’authentification permet à Marivaux de conforter le lecteur dans l’idée
caractéristique des narrations à la première personne qui que Marianne est bien réelle, de renforcer ainsi l’effet
s’épanouissent au XVIIIe siècle. de vraisemblance et surtout de défendre la forme de son
ouvrage en soulignant la cohérence entre celle-ci et son
Avertir signifie prévenir le lecteur au double sens de
auteur présumé, « une femme qui pense » et qui raconte
signaler afin de prévenir mais aussi d’anticiper les réac-
sa vie à bâtons rompus à une amie. La réfutation porte
tions d’un lecteur que le contenu ou la forme de l’ouvrage
sur trois points : premièrement, Marianne n’a pas voulu
pourrait heurter (cf. l. 3). À la différence de la Préface
faire un roman ; deuxièmement, ce n’est pas un auteur
souvent plus développée, à visée plus générale, qui
mais une femme qui a vécu et rapporte son expérience ;
expose les circonstances de la rédaction et les intentions
troisièmement, et elle conte les choses naturellement
de l’écrivain. L’originalité de l’Avertissement réside ici
comme elles lui viennent sur le mode de la conversation.
dans le double jeu de Marivaux qui ne se présente pas
comme l’auteur de La Vie de Marianne, façon adroite Le paragraphe suivant introduit par « pourtant » a pour
d’esquiver les critiques en renvoyant celles-ci au véritable but de rassurer le lecteur réticent en annonçant ce qui suit
auteur, Marianne. Il se pose donc en défenseur de celle-ci et en promettant moins de… « réflexions ».
tout en se retranchant derrière elle. Ainsi Marivaux main- L’Avertissement se clôt sur un paragraphe qui opère
tient-il la fiction d’un récit autobiographique authentique. un changement de ton. Marivaux se fait polémique en
reprenant l’un des grands thèmes de son œuvre : la cri-
2. Habileté marivaldienne (questions 3 et 4)
tique des préjugés de classe, des distinctions fondées sur
L’Avertissement entreprend donc de répondre aux
la naissance et non sur le mérite. Il répond ici à ceux qui
critiques adressés à la première partie de La Vie de
ont crié au scandale à propos d’une scène célèbre qui a
Marianne. Celles-ci sont au nombre de deux : d’abord
défrayé la critique du XVIIIe siècle, celle de la « querelle
l’excès de digressions d’ordre moral interrompant le
du cocher » au cours de laquelle Marianne doit subir la
récit. Le reproche est exposé en deux temps : de manière
grossièreté d’un cocher parce qu’elle n’a pas d’argent
générale aux lignes 2-3 et affiné aux lignes 9-10. Critique
pour payer sa course. Le Marivaux réaliste, observateur
de fond qui repose sur un présupposé : un roman doit
du peuple parisien, chroniqueur de la rue a fait scandale.
plaire et non faire réfléchir, il y a des traités de morale
La réponse est sèche et méprisante : « il y a des gens qui
pour cela. La deuxième critique porte davantage sur la
croient » (l. 31), il leur oppose « ceux qui sont un peu plus
forme, le style trop cru, trop réaliste de l’ouvrage qui a
philosophes » (l. 32), c’est à eux qu’il s’adresse (« ces
choqué.
gens-là », l. 34). Une litote (« ne seront pas fâchés »)
La réponse est solidement étayée. Dans le premier ferme le ban en prenant la défense d’une scène qui vise
paragraphe, Marivaux commence par rappeler avec à l’universel et dévoile l’homme sous le masque de la
une feinte modestie (« a paru plaire ») le succès de son condition sociale.
ouvrage, « bien des gens » l’ont apprécié, en revanche
« d’autres lecteurs », implicitement en nombre beaucoup 3. Le roman selon Marivaux (question 5)
moins grand, ont émis des critiques. Marivaux balaie La conception du roman de Marivaux transparaît à
celles-ci au moyen d’une double interrogation oratoire travers l’Avertissement. On en retiendra quelques traits :
qui place le lecteur mécontent devant ses contradictions le réalisme des situations (lieux, conditions sociales,
(pourquoi se plaindre ici de ce qu’on admire ailleurs ?) langage), quitte à choquer les bienséances ; le naturel qui
tout en prenant le lecteur de l’Avertissement à témoin mêle récit et réflexion ; un ton personnel par l’emploi
du caractère absurde d’une telle attitude. Marivaux s’en de la première personne qui permet d’entrer dans l’inté-
prend ensuite à la conception du roman défendue par ses riorité d’un personnage qui n’est ni héroïque ni noble ;
adversaires. La défense est habile et le reproche réfuté des héros sans naissance qui doivent se réaliser par leurs
d’emblée par une concession apparente (« si vous regar- seuls mérites et non grâce à leur naissance ; la forme du
dez… », l. 11) dans laquelle Marivaux feint de se ranger roman mémoire, autobiographie fictive qui joue sur la
dans le camp de ses détracteurs ; le « mais » de la ligne 14 superposition du passé et du présent, le décalage entre ce
annule celle-ci. La Vie de Marianne n’est pas un roman. que le narrateur-personnage était et ce qu’il est devenu.
143 •
4. De Marivaux à Laclos (question 6) ses sentiments d’alors. Le récit établit avec précision
Alors que Marivaux s’efforce de maintenir l’illusion les circonstances de la rencontre : la date, « la veille de
d’authenticité de son ouvrage, se retranche derrière mon départ d’Amiens », les lieux, une cour d’auberge,
Marianne et prend fait et cause pour elle, Laclos met en haut lieu du roman picaresque, les faits, l’arrivée du
scène un éditeur fictif qui commence par mettre en garde « coche d’Arras », le mobile qui pousse les jeunes gens,
le lecteur sur le caractère douteux de l’ouvrage qu’il « la curiosité » (l. 7). Avec le « mais », qui amorce une
publie ! Démentant par avance la préface du rédacteur qui rupture et prépare l’événement décisif, commence le
suit. Rédacteur tout aussi fictif d’ailleurs, derrière lequel récit du coup de foudre. Le récit est entrelacé de com-
se dissimule Laclos. Qui croire ? Ironie de Laclos bien mentaires après-coup de Des Grieux commentant son
sûr, dont les arguments de l’éditeur pour défendre sa thèse état d’esprit d’alors : son innocence (l. 16), sa timidité
constituent au passage une satire féroce, par l’antiphrase (l.17, 19-20), preuves de la maturité du héros qui analyse
qui s’y déploie, des mœurs du siècle. les raisons de cet amour soudain. La remarque de la
ligne 27 concernant Manon est faite après-coup et ne
Texte 5 peut être le fait d’un jeune homme de 17 ans qui ignore
alors tout de la vie. Le modalisateur « sans doute » à
Abbé Prévost, Manon Lescaut ❯ p. 368-369
la ligne 28 est une supposition postérieure elle aussi à
1. Un dispositif narratif complexe (questions 1 à 3) la rencontre. À ces nombreux commentaires escortant
La Véritable histoire du chevalier Des Grieux et de le récit il faut ajouter les réflexions qui annoncent le
Manon Lescaut fait partie du tome VII des Mémoires d’un caractère funeste de cette soudaine passion (l. 29, 36). À
Homme de Qualité qui s’est retiré du monde. L’Homme la ligne 40, Des Grieux livre au présent son incompré-
de Qualité est un marquis qui a voyagé et connu bien des hension encore actuelle devant son comportement. De
aventures, au cours de ses errances. Celui-ci rencontre même, la remarque sur Manon de la ligne 43 est celle du
une première fois Des Grieux à Pacy sur Eure au moment narrateur d’aujourd’hui et non du naïf dont il pointe une
où le chevalier accompagne Manon qui doit être déportée. nouvelle fois le manque d’expérience (l. 46).
Mais c’est deux ans après, à Calais, que ce dernier lui
2. Un regard ironique et tragique (questions 4 et 5)
raconte son histoire. Des Grieux s’est alors retiré chez un
La rencontre est placée sous le signe de la fatalité,
parent au retour de son voyage dans le Nouveau Monde
conférant d’emblée au texte une tonalité tragique.
après la mort de Manon. C’est le début du récit de Des
L’arrivée de Manon bouleverse les plans de Des Grieux.
Grieux qui constitue notre extrait.
« J’avais marqué le temps de mon départ » (l. 7), l’inter-
Le roman de Prévost se présente donc sous la forme jection « Hélas ! » et le conditionnel passé qui la suit
d’un récit dans le récit comme le montrent les six pre- colorent d’emblée de regrets le récit et insistent sur le
mières lignes. L’« Homme de Qualité » dit « je » et avertit caractère fatal de la rencontre. Un jour plus tôt et tout
le lecteur qu’il va rapporter fidèlement, selon un procédé aurait été différent. L’allusion à l’innocence perdue
d’authentification romanesque courant au XVIIIe siècle, le inscrit le thème de la culpabilité et le regard du père au
récit que Des Grieux lui a fait. La reprise de l’adjectif cœur de cette confession. Le récit de la rencontre sou-
« fidèle » (l. 3) assorti du qualificatif « exact » insiste sur ligne la force irrésistible de la passion comme le montrent
la véracité du récit. La vraisemblance est renforcée par la les hyperboles (« si charmante », « enflammé », « trans-
précision des lignes 1-2. Le récit a été écrit « presqu’aus- port », « si éclairé »), la rapidité du changement opéré
sitôt après avoir été entendu », ce premier narrateur cède est souligné, « tout d’un coup » (l. 18). Les oppositions
la place à la ligne 7 à un second narrateur, Des Grieux, qui entre le jeune homme d’avant et celui d’après la ren-
prend désormais en charge le récit à la première personne, contre (l. 16-19 vs. l. 20) soulignent la métamorphose.
le premier narrateur devenant narrataire et s’effaçant du S’ensuit alors une succession d’initiatives, d’actions
récit comme il s’y engage (l. 5). C’est donc un récit – on inattendues qui surprennent encore aujourd’hui le nar-
devrait dire une longue confession rétrospective – qui rateur et qui sont accomplies comme dans un rêve : « je
commence. L’originalité de celle-ci tient à deux éléments m’avançai » (l. 20), « je lui demandai », (l. 22), « je lui
principaux : au décalage temporel qui sépare le moment parlai d’une manière » (l. 26), « je combattis » (l. 29),
de l’énonciation des événements rapportés (trois ans) – le jeune homme timide est méconnaissable et prend de
entre temps, Des Grieux a mûri ; à l’extrême jeunesse des l’assurance, « je l’assurai » (l. 37). La transformation
héros – Des Grieux a 17 ans lorsqu’il rencontre Manon et qui se produit en lui met en évidence la toute-puissance
celle-ci 15 ans et demi. de la passion. Ligne 29, une brève prolepse annonce
Ce décalage temporel est inscrit dans la narration les malheurs à venir ; aux lignes 36-37, Des Grieux
qui superpose constamment deux époques : celle des revient sur le rôle du destin en évoquant « l’ascendant
faits rapportés, celle où le jeune chevalier raconte sa de[s] destinée[s] », c’est elle qui peut seule expliquer
rencontre. La première est évoquée par une alternance ce penchant fatal, comme le suggère le « plutôt » recti-
de récit et de discours rapporté au style indirect, la ficatif, bien plus que les charmes de Manon. Il rappelle
seconde ajoute au récit les commentaires du héros, non sans complaisance qu’il est voué au malheur (« qui
celui-ci analysant non sans ironie son comportement et m’entraînait à ma perte »). Autant de considérations qui
• 144
renvoient au pessimisme de Prévost. La présence muette Texte 6
de Tiberge, témoin de la rencontre, lui confère le rôle du Montesquieu, Lettres persanes ❯ p. 370-371
confident tragique.
1. Règlement de comptes au sérail (question 1)
Les signes prémonitoires des malheurs à venir s’ac- Dans ces dernières lettres, le roman philosophique
cumulent donc sur cette passion naissante. Le charme
sombre dans le déchaînement des passions et le sang :
du récit tient à l’ironie qui vient contrebalancer la
Usbek a fait exécuter l’amant de Roxane, la favorite
gravité sombre du récit de ce coup de foudre. Ironie de
du sérail dont il est sincèrement épris. C’est une lettre
Des Grieux à l’égard de lui-même, soulignant à maintes
de Solim, l’eunuque, qui a dévoilé la liaison (lettre
reprises sa timidité excessive, son innocence, se moquant
CLIX). Roxane laisse alors éclater sa fureur et règle ses
de son « éloquence scolastique », souriant trois ans après
comptes avec le sultan dans une lettre pleine de bravade
de sa métamorphose soudaine, de ses audaces, le voilà
qui s’ouvre sur un aveu (« oui », l. 1) qui récapitule les
qui promet à la jeune inconnue de l’arracher aux griffes
fautes commises en toute connaissance de cause. Quatre
de ses parents ; on notera la discrète ironie du « je l’assu-
verbes énumèrent celles-ci sous forme d’une gradation
rai » (l. 37), de l’exagération emphatique de sa promesse
dans la gravité des crimes mise en valeur par le rythme
de la ligne 39. Des Grieux se voit déjà en preux chevalier
croissant (5-6-9) : « trompé », « séduit », « joué », « et
prêt à enlever sa belle.
j’ai su ». L’antithèse « affreux sérail »/« lieu de délices et
L’homme mûri par les épreuves qui raconte la scène de plaisirs » (on notera les pluriels pleins de sous-enten-
n’est plus dupe de l’attitude de Manon, ce qui accentue la dus) implique un renversement des règles du sérail, une
naïveté et le ridicule du rôle qu’il a joué alors, il revoit la inversion de l’ordre despotique d’Usbek. Cette première
scène avec une distance empreinte d’ironie. Celle-ci est phrase sonne comme un défi. Roxane appuie là où ça fait
perceptible à plusieurs indices : on relèvera la discrète mal (l. 4), en rappelant indirectement qu’elle n’a jamais
valeur ironique de l’adverbe « ingénument » (l. 23). La aimé Usbek ; elle répond à la violence par la violence en
nature du sentiment de Des Grieux n’échappe pas à la faisant exécuter les sbires de ce dernier et le proclame
fine mouche qu’est Manon, le « c’était malgré elle » qui avec l’ironie du désespoir : « je meurs bien accompa-
pourrait être interprétée comme du style indirect libre, gnée » (l. 7). La suite de la lettre solde les comptes et
rapporte les propos de la jeune fille et vise à apitoyer le
ironise sur la naïveté d’Usbek (« Comment as-tu… ? »,
jeune homme. La notation « elle n’affecta ni rigueur ni
Roxane lève le masque et multiplie les révélations : le
dédain » est amusante, et pour cause, Manon a vu immé-
pouvoir que s’est arrogé son maître n’est jamais que celui
diatement le parti qu’elle pouvait prendre de l’intervention
qu’elle a bien voulu lui concéder (antithèse paradoxale de
inespérée du bavard. Nous ne savons rien des véritables
la l. 10) ; pis encore, elle ne l’a jamais aimé et n’a fait que
sentiments de la jeune fille : joue-t-elle la comédie en
lui jouer la comédie (lexique du paraître et du mensonge
cherchant à apitoyer Des Grieux ? N’est-ce pas noircir
qui émaille le propos, répétition de « paraître », du verbe
le personnage ? En tout cas ses propos rapportés au style
« tromper »), l’amour d’Usbek et Roxane était bâti sur
indirect (l. 32-34) jouent sur la corde sensible, on est
un malentendu, une méprise de celui-ci et la comédie de
en plein pathétique. Elle en rajoute en prenant une pose
sa favorite. Une formule brillante en forme de paradoxe
persuasive (« douceur de ses regards », « air charmant
(l. 19) résume la situation : le bonheur dans le mensonge.
de tristesse »). Quand on connaît Manon, on peut mettre
en doute l’innocence de son attitude, le chevalier note La force de la lettre – ce qu’elle a de terrible pour son
d’ailleurs son comportement étonnant pour une jeune fille destinataire – c’est son caractère posthume. Usbek ne
(« sans paraître embarrassée », l. 22). peut plus rien changer, tout a déjà eu lieu et l’irréparable
commis. Le suicide ôte à ce dernier l’occasion de se
3. Un topos renouvelé, la scène de la première venger.
rencontre (question 6)
Prévost traite de manière originale une scène attendue : 2. Une tragédie épistolaire (questions 2 et 3)
– par le choix d’un récit rétrospectif à la première per- La lettre revêt une dimension théâtrale dans sa
sonne mêlant sentiment d’alors et d’aujourd’hui, jouant forme comme dans la situation et les personnages
sur le décalage des époques ; qu’elle met en scène. Jean Goldzinck, dans son étude
– par le caractère tragique revêtu par ce qui est ordinai- sur le roman (Lettres persanes, « Études littéraires »,
rement traité sur le mode de l’éblouissement et du plaisir ; PUF) parle à propos de cette lettre de « pastiche en prose
– par la présence de l’ironie ; des monologues ou des tirades tragiques ». Comme au
– par l’ambiguïté de Manon dont le lecteur ignore les théâtre en effet, Roxane s’adresse directement à son
intentions et les sentiments. interlocuteur, à la différence notable que la lettre est lue
– par le plaisir que le narrateur prend à raconter la de façon posthume, mais elle s’apparente à un ultime
scène, revivant l’apparition de Manon se détachant sur monologue dans lequel Roxane énumère les raisons
le fond banal d’une cour d’auberge, « elle me parut si de se plaindre et justifie sa vengeance. La lettre est un
charmante », l’adjectif sera repris d’ailleurs ; il revoit son coup de théâtre, la théâtralité de la situation est souli-
visage, ses regards, elle est encore « la maîtresse de (s) gnée, Roxane est à sa table et rédige sa dernière lettre
cœur » (l. 20). (« je vais mourir », l. 3), nous sommes au dénouement.
145 •
Comme dans un monologue tragique, « je » et « tu » se beau sang du monde », celui-ci est d’ailleurs expédié
succédent, les temps employés sont ceux de la déclama- en quelques mots. Est-ce l’amour qui a engendré la
tion théâtrale ; la lettre utilise les ressources de la double haine pour Usbek ou l’inverse, ombre et lumière du
énonciation puisque le lecteur est institué en confident personnage ?
de l’héroïne. Le cadre évoqué – le huis clos – et son
unité de lieu – l’univers cruel du sérail et de l’orient avec Texte 7
ses personnages types comme l’eunuque – évoquent le
Denis Diderot, Jacques le fataliste ❯ p. 372-373
Racine de Bajazet.
Roxane apparaît avec tous les traits de l’héroïne 1. Jacques ou le valet philosophe (question 1)
tragique : comme Phèdre, elle choisit de se donner la Le fragment de récit des lignes 1 à 7 expose le thème
mort par le poison. La décision est prise, irrévocable, qui de la disputatio : « l’attachement singulier des femmes
dramatise la scène : futurs immédiats de la ligne 4, pré- pour les animaux », thème qui fait sourire le lecteur
sents des lignes 22-23, indications scéniques (« le poison mais, comme toujours chez Diderot, un détail engendre
me consume », « la plume me tombe des mains »), qui une réflexion d’ordre philosophique. Fidèle à son rôle
décrivent de façon très visuelle l’agonie du personnage. dans le roman, le maître consulte son valet (l. 8), la
Le rythme de la dernière phrase rappelle celui des vers mécanique bavarde est enclenchée, elle revêt sous une
par sa régularité et s’achève sur un alexandrin. La para- allure désinvolte « à sauts et à gambades », une forme
démonstrative : d’abord une double observation rapportée
taxe et ses pauses traduisent l’affaiblissement progressif,
au style indirect et introduite par le verbe « remarquer »
le ralentissement des battements cardiaques (4-6-6). La
(l. 9, 11) et que le maître est invité à faire sienne. Elle
fureur, l’énergie, la passion de Roxane évoquent celle
tient dans un double constat universel (« quelle que fût »,
des héroïnes bafouées de la tragédie racinienne. La mort,
l. 9) mis en valeur par le parallélisme de la formulation :
comme dans toute bonne tragédie, suscite ici l’admiration
tous les malheureux ont des chiens, tous ces chiens
et la pitié (l. 21)
sont rendus malheureux par leur éducation. Jacques tire
Le registre est celui, noble et soutenu, de la tragé- la conséquence logique (« d’où il conclut », l. 14) de
die dont elle reprend la rhétorique : « oui »/ « non », ce constat énoncé sous la forme d’une loi universelle :
hyperboles (l. 4 et 6, avec la métonymie « le plus beau « tout homme voulait commander à un autre ». Au style
sang du monde »), périphrase emphatique de la ligne 6 direct, à la ligne 17, Jacques illustre de manière concrète
(« ces gardiens sacrilèges »), la tournure noble « mon et plaisante cet énoncé un peu trop abstrait, en faisant
ombre s’envole » (l. 5), interrogations oratoires (l. 4, 6, 8), des rapports homme/chien une métaphore de l’humanité
anaphore des lignes 12 à 15, oppositions soulignées des (l. 17-20). Il termine sa démonstration en appliquant à
« je » et des « tu » qui ont de la lettre un ultime face à face. son cas personnel la loi qu’il vient d’illustrer (l. 19-20) :
3. Une héroïne des Lumières ? (question 4) « que suis-je autre chose que son chien ? ». Les caprices
On retrouve dans la lettre des idées chères à du maître et la soumission du valet fournissent le prétexte
Montesquieu. D’abord la lettre arrache le masque de d’une reformulation plus générale de la loi énoncée pré-
modération arboré par Usbek. Le voyageur philosophe cédemment : « les hommes faibles sont les chiens des
vantant la raison, la tolérance, critiquant les préjugés, hommes forts. » Enoncé pessimiste, les rapports sociaux
s’avère un despote cruel qui fait de la femme sa chose sont des rapports dominants/dominés.
et ne supporte pas l’acte de rébellion qu’elle vient de Une objection du maître, reprenant le terme d’« atta-
commettre. Comme Montesquieu, Roxane proclame le chement » déjà employé à la ligne 6, interrompt la verve
primat de la nature : « j’ai réformé tes lois sur celles de la du valet, soulevant une contradiction logique : pourquoi
nature ». Les termes sont empruntés au lexique politique une femme puissante et riche aurait-elle besoin de s’en-
et philosophique très présent par ailleurs dans la lettre, ticher d’animaux de compagnie ? La loi énoncée par
invitant le lecteur à replacer celle-ci dans le contexte Jacques n’est-elle pas valable que pour les humbles et
d’un siècle philosophique. Roxane revendique les droits les faibles ? L’objection est balayée du revers de manche
de la nature et de la justice sur un régime d’oppression ; d’une ellipse : « c’est leur satire », faute d’aimer les autres
la lettre est une exaltation de la liberté (l. 10-11) et des hommes, les « grandes dames » se rabattent sur leur
droits du désir au nom desquels elle a conduit la révolte chien. Diderot aborde ici l’autre grand instinct qui meut
et mis sens dessus dessous le sérail. Roxane ne se repent la nature humaine, le désir sexuel. C’est lui qui explique
que d’une chose : sa soumission, les compromis qu’elle cet attachement paradoxal de la « grande dame ».
a acceptés en feignant l’amour pour son tyran. Usbek 2. Originalité du couple maître/serviteur
incarne ici le despote oriental gouvernant ses sujets selon (questions 2 à 4)
ses caprices (l. 9-10). Le suicide peut être alors lu comme « Vous avez là un serviteur qui n’est pas ordinaire » : la
l’acte héroïque par lequel Roxane reprend sa liberté et réflexion du marquis, homme cultivé, libertin à qui on ne
dispose enfin d’elle-même. le fait pas, est un hommage à Jacques et à son esprit. Si
Mais Roxane est une héroïne ambiguë conduite ici par ce dernier emprunte nombre de ses traits au valet molié-
la fureur, la vengeance plus que par l’amour « du plus resque, il se distingue de celui-ci par sa verve. Jacques est
• 146
un impénitent bavard, c’est lui qui occupe le terrain de la fois les révélations de la marquise sur sa jeunesse et son
conversation comme le montre sa tirade, il montre une éducation. C’est d’ailleurs la seule lettre de ce type dans
prédilection pour les idées philosophiques comme ici ; le roman. Si le « vous » est ici moins fréquent que dans
c’est un esprit qui manie le paradoxe comme le prouve les autres lettres c’est qu’il s’agit avant tout d’une lettre
l’utilisation brillante de l’exemple de la domestication autobiographique.
animale pour expliquer la vie sociale. À partir d’un fait – D’où bien sûr l’emploi des temps du passé (imparfait/
apparemment anecdotique (« l’attachement singulier des passé simple) renvoyant à l’adolescence de la marquise ;
femmes pour les animaux »), il généralise à l’ensemble de temps du récit entrecoupés des temps du discours ren-
la vie sociale. Des Arcis ponctue l’explication de Jacques voyant au moment de l’énonciation : présent des lignes 1,
d’un « cela est singulièrement vu » (l. 34). Jacques est 3, 5 ou passé composé des lignes 2, 5, 6, 8, 14, 17, 18,
un original, l’adjectif « singulier » et l’adverbe qui en 20, désignant un passé encore proche dont les effets se
découle caractérisent sa tournure d’esprit, il se rattache au mesurent encore au moment où la marquise écrit sa lettre
Neveu et à sa « pantomime des gueux », autre métaphore et dont elle fait de Valmont le témoin et le garant.
de la comédie sociale. La fonction de cette lettre est double. Informative pour
Le couple traditionnel de la comédie est profondé- Valmont, qui découvre un aspect de Merteuil inconnu de
ment renouvelé : le maître sert ici de faire valoir, c’est lui et, par voie de conséquence – Laclos jouant ici de la
lui qui demande à Jacques son avis (l. 8), tout le monde double énonciation inhérente au roman épistolaire – pour
écoute religieusement ce dernier, le maître relance par le lecteur. La lettre éclaire ainsi la personnalité de cette
une objection, puis finit pas se ranger à l’avis de son dernière et les mobiles de son libertinage. Deuxième fonc-
valet : le « non » de la ligne 38 est comique. La relation tion, narrative cette fois, qui s’inscrit dans les rapports
de pouvoir semble ici inversée, c’est Jacques qui parle ambigus des deux libertins : la lettre est une réponse hau-
et l’emporte en imposant son avis. Néanmoins (l. 21-26), taine aux mises en garde de Valmont à propos du danger
ce dernier rappelle qu’il est « le chien de son maître », encouru par la marquise, laquelle fait l’objet d’un pari
soumis à ses caprices (mis en évidence par l’anaphore de Prévan, autre libertin redoutable qui s’est vanté publi-
de la tournure « lorsque/et que »), renonçant à sa propre quement de la séduire. La réponse Mme de Merteuil est
volonté pour satisfaire les exigences de celui-ci. Jacques cinglante et s’ouvre sur une double interrogative chargée
s’avère donc malgré sa supériorité intellectuelle, un valet de rappeler à Valmont à qui il a affaire. Piquée dans son
obéissant, reconnaissant dans le chien son semblable. Lui orgueil, celle-ci va donc lui révéler combien il se méprend
aussi fait partie de ces « homme[s] faible[s] [qui] sont les en croyant Prévan capable de la séduire.
chiens des hommes forts. » 2. L’orgueil de Merteuil (question 3)
Écrite dans une Tchécoslovaquie soumise à la censure, Il se manifeste à travers une série d’indices :
la pièce de Milan Kundera Jacques et son maître, publiée – la missive s’ouvre sur un « moi » précédé d’un « mais »
en 1981, est un hommage au roman de Diderot et une mettant en évidence le caractère exceptionnel de l’auteur
apologie de la liberté. La photographie illustre l’origina- de la lettre ;
lité du couple : rien ne semble les distinguer socialement, – la répétition insistante du « je » par lequel la marquise
le maître tourné vers Jacques semble attendre une rappelle tout ce qu’elle a accompli pour devenir ce qu’elle
réponse, c’est le valet vers qui sont tournés les regards. est, « je » sujet de verbes d’action décrivant ses efforts ;
Celui-ci contemple le ciel, n’est-il pas l’homme de la – le « je » renforcé par les nombreux possessifs (« mes
pensée, celui qui affirme que « tout est écrit là-haut » ? principes », « mes profondes réflexions », « mon
S’il porte le parapluie, attribution dévolue au domestique, ouvrage »…), qui reflètent la fermeté, la certitude d’un
l’objet semble bien décalé, anachronique, donnant une personnage qui s’efforce de ne pas être dépossédé de sa
dimension intemporelle au propos, tout comme le décor personnalité et de son corps : ainsi revendique-t-elle la
nu éloigné de toute illusion référentielle. maîtrise de son visage (« je tâchai même de régler les
divers mouvements de ma figure », l. 15, « sur ma physio-
Texte 8 nomie », l. 20, « sûre de mes gestes », l. 26) ;
– la fréquence de la forme pronominale (l. 2, 16, 18…)
Choderlos de Laclos,
qui trahit un être tourné vers lui-même, se prenant en
Les Liaisons dangereuses ❯ p. 374
charge, refusant d’être transformée en objet passif d’une
1. Fonctions de la lettre LXXXI (questions 1 et 2) éducation asservissante ;
On retrouve naturellement dans cet extrait les indices – on relèvera les nombreuses marques d’autosatisfaction
caractéristiques de l’écriture épistolaire : comme le « j’ai su » de la ligne 8 et repris à la ligne 20,
– pronoms personnels et possessifs de la première et de même que les moments où la marquise prend Valmont
de la deuxième personne, le « je » omniprésent de la à témoin de sa supériorité comme aux lignes 14 ou 20-21,
marquise, le « vous » du destinataire, le vicomte de évoquant même l’admiration de celui-ci ;
Valmont, ex-amant, complice et rival. On ne se tutoie – lexique laudatif ponctuant le commentaire que la
pas évidemment entre aristocrates libertins. Le « vous » marquise s’adresse à elle-même tout en répondant à son
est ici en position de confident, recevant pour la première interlocuteur (« profondes réflexions », l. 5, « observer,
147 •
réfléchir » qualités opposées à « étourdie et distraite », sur le comédien. Chez le libertin, pas de considérations
l. 8-9, « cette puissance », l. 20) morales, aucun souci d’autrui, Merteuil suit les règles
– une syntaxe sèche, ferme, faite d’une série d’affir- qu’elle s’est « prescrites », cherche ce qui lui est « utile »
mations s’ouvrant sur des verbes d’action et reflétant (« cette utile curiosité », l. 11). Le libertin est un pragma-
l’énergie du personnage. tique avant l’heure, et s’adapte aux circonstances (ainsi
elle profite de sa condition de fille, pour s’instruire à
3. Une démarche méthodique (questions 4 et 5) l’insu des adultes, l. 7-8).
Merteuil est une fille des Lumières et une création 4. Une féministe avant l’heure ? (question 6)
d’un officier d’artillerie féru de mathématiques. Son Il y a des accents féministes dans l’évocation indirecte
lexique traduit cette attitude rationaliste : Merteuil, en de la condition féminine que fait la marquise lorsqu’elle
héritière du Descartes des Règles pour la direction de écrit, lignes 6-7 : « dans le temps où, fille encore, j’étais
l’esprit, se donne des « règles » auxquelles elle ne déroge vouée par état au silence et à l’inaction », deux traits
pas (l. 2), des « principes » – le terme est repris (l. 2-3)–, qui caractérisent l’assujettissement de la femme, privée
elle cherche à « régler » (l. 15) sa physionomie ; les termes de parole et d’initiative, ou encore ces principes « reçus
renvoyant à l’activité intellectuelle émaillent son propos : sans examen » (l. 4) inculqués à la femme. Mais rien ne
« réflexions » (l. 5), « observer et réfléchir » (l. 8), « je serait plus faux pour autant que de la qualifier de fémi-
m’étudiais » (l. 16), « pensée » (l. 23), reprise des verbes niste. Merteuil s’émancipe des préjugés en se prescrivant
« observer » et « régler » aux lignes 26. ses propres règles, c’est une femme libre, maîtresse de
En bonne rationaliste, elle pratique la méthode son corps et de sa pensée (l. 22-23). Sa liberté de mœurs
expérimentale : d’abord elle observe (l. 8), écoute (« je tranche avec celle de ses compagnes (Tourvel, Volanges
recueillais avec soin », l. 10), la précision « avec soin » dans le roman). Mais c’est aussi une femme seule dont
(l. 10), qui sera reprise plus loin, insiste sur le caractère la liberté a besoin d’un confident-miroir, Valmont, pour
méthodique de la démarche ; avec le paragraphe suivant, exister, condamnée à feindre pour parvenir à ses fins, qui
elle décrit la phase d’expérimentation, la jeune fille qu’elle mène enfin une quête solitaire, individualiste, affirmant
était mettant en pratique ses observations : « m’apprit à son moi aux dépens des autres et dans une indifférence
dissimuler » (l. 11) (règle de prudence), « j’essayai » absolue pour ses égales qu’elle méprise souverainement,
(l. 13), « je tâchai » (l. 15), « je m’étudiais » (l. 16), elle comme le montre le début de sa lettre.
tente même des expériences, tâtonne, pratique la méthode
des essais et des erreurs (l.17) ; le « c’est ainsi » de la
ligne 20 énonce avec orgueil le résultat obtenu, tout cela a
◗ Analyse d’image
supposé un travail, comme le montrent les verbes cités et Fragonard (1732-1806), Le Verrou (1778),
le verbe « travailler » (l. 23), qui conserve sa connotation huile sur toile (73 x 93 cm), Paris,
de souffrance lié à son sens étymologique. Le dernier musée du Louvre. ❯ p. 375
paragraphe expose les résultats obtenus qui confirment la 1. Situation de l’œuvre
justesse des expériences : l. 25, à la fin du texte, le résultat Le Verrou est une œuvre de commande destinée au
est à la hauteur des efforts entrepris et les justifie. marquis de Véri. On considère aujourd’hui que l’œuvre
Une telle démarche est caractéristique du libertin avait un pendant, L’Adoration des bergers, peinte en
selon Laclos. Celui-ci est un cérébral et non un jouisseur, 1775, Fragonard ayant voulu opposer amour profane et
le but proclamé n’est pas la recherche du plaisir physique amour sacré.
mais la réalisation d’un projet de maîtrise de soi, comme le
prouve la formule qui pourrait être la devise » du libertin : 2. La « diagonale du désir » (D. Arasse) (question 1)
« je puis dire que je suis mon ouvrage ». Le libertin riva- Le critique a voulu souligner la composition de la toile,
lise avec dieu, rejetant son statut de simple créature. Il est barrée par une diagonale qui oriente le regard sur les
à la fois créateur et créature, fille ici de ses œuvres. D’où personnages et le fameux verrou, enjeu de la scène. La
l’importance de la volonté ; Malraux, dans Le Triangle diagonale divise le tableau selon un effet de contraste
noir, a qualifié Mme de Merteuil de « personnage le plus d’éclairage en une zone d’ombre sur la gauche et une
volontaire de la littérature française. » Le rêve du libertin zone claire où se tiennent les deux protagonistes dont les
est un rêve de puissance : sur soi, son corps, ses émotions vêtements blancs et les chairs roses accroissent l’effet de
d’où l’importance primordiale de la maîtrise de celui-ci, lumière. La diagonale, qui va du lit au coin de la porte,
la marquise « dissimul[e] ce qui l’attire » (l. 11), tente de met en relation les deux espaces et les deux moments
« guider ses yeux à [s]on gré » (l. 13), s’efforce de « régler de la scène : les préparatifs du séducteur, le lit où se
les divers mouvements de [s]a figure » (l. 15), va même dénouera le petit drame qui se joue.
jusqu’à tenter de « réprimer les sensations et émotions les Effectivement, il n’y a pas de sujet dans cette partie
plus violentes comme la douleur et la joie (l. 18-19) », du tableau, au sens où il n’y a pas de personnages, juste
etc. Le libertin maîtrise parfaitement son corps à la façon des drapés, des plis, donc finalement, comme le rappelle
d’un comédien, il sait feindre les émotions (on relèvera Arasse, « de la peinture ». Le « rien » évoqué par le
le lexique du paraître). On pense au Diderot du Paradoxe critique est démenti par l’accumulation des accessoires
• 148
représentés : table, pomme, amoncellement des draps, à la violence de la scène inspirée par l’Enfer de Dante.
oreillers, lit, tenture rouge aux multiples plis, le tout Ugolin, enfermé avec ses deux fils et ses deux petits-fils
occupant plus de la moitié de la toile et contribuant à dans une tour, est condamné à mort par la faim. Il dévore
dramatiser la scène. Le dispositif voulu par le peintre dis- ses enfants pour se soustraire à son sort.
tingue donc l’action elle-même, sur la droite et les objets De l’esquisse à l’œuvre finie, Carpeaux garde la com-
qui suscitent chez le spectateur l’interprétation. position pyramidale dominée par Ugolin, recroquevillé
3. Une scène érotique (question 2) sur lui-même dans une sombre méditation. La facture
Les objets représentés expriment de façon métony- vigoureuse et expressive, l’élan dramatique du person-
mique l’érotisme de la scène. Fragonard peint un espace nage qui s’effondre à gauche, le renfermement d’Ugolin
intime et érotique, une chambre et un lit, ce dernier avec sa qui se ronge les doigts – éléments présents dans les deux
tenture rouge est théâtralisé, la couleur rouge qui envahit versions – dénotent l’envie du sculpteur de créer un effet
l’espace suggère le désir sexuel, comme la pomme qui fort et de secouer émotionnellement le spectateur.
trône sur la table basse et renvoie à un symbole sexuel 2. Différences infimes (question 2)
mais aussi à la pomme d’Ève. La mollesse sensuelle des Comme nous l’avons souligné, Carpeaux reste très
oreillers, les draps, renforcent l’atmosphère de sensua- fidèle à son esquisse pour la composition générale d’Ugo-
lité. Le désordre des draps, la chaise et le vase renversé lin. Il y a tout de même quelques petites différences.
comme l’emmêlement de la draperie suggèrent l’intensité
des ébats. Le vase est une métaphore traditionnelle du Le détail est plus précis dans la sculpture de bronze.
sexe féminin. Tout dit ici le désir. On pourra consulter Ainsi voit-on mieux l’expression d’Ugolin et de son fils
Histoires de peintures de Daniel Arasse, qui propose une à gauche. Le regard, les rides, les muscles du père sont
interprétation suggestive du baldaquin et des oreillers. détaillés ainsi que la bouche béante du fils. De même,
l’enfant mort en bas, sous une forme encore embryonnaire
4. Un tableau libertin (question 3) dans l’esquisse, se distingue seulement dans le bronze.
Fragonard s’inscrit dans la grande tradition de la pein-
Au-delà de ces différences déterminées par le matériau
ture galante et libertine qui traverse le siècle et dont il
et ses possibilités techniques, Carpeaux a consciemment
fut, avec Boucher, l’un des représentants les plus illustres.
introduit quelques changements infimes dans la composi-
La toile est d’ailleurs souvent utilisée pour illustrer les
tion. Il a, par exemple, relevé la tête d’Ugolin, afin qu’on
Liaisons dangereuses (on pense notamment à la scène
puisse mieux voir son expression sombre, ainsi que celle
du viol de Cécile). Même atmosphère nocturne, même
du grand fils à gauche, faisant ressortir sa bouche béante et
climat d’effraction qui place le spectateur en position de
ses yeux hagards. L’élément le plus frappant est l’exagéra-
voyeur, même violence du jeune homme. L’ambiguïté de
tion du pied gauche d’Ugolin qui rappelle, dans le bronze,
la scène a suscité bien des débats, assistons-nous à une
un squelette et renforce le côté morbide de la scène.
étreinte passionnée ou bien à un viol (comme semble le
suggérer la résistance de la jeune femme) ? 3. Qualifier les esquisse (question 3)
Différentes épithètes pourraient qualifier les esquisses.
Il faut trouver des mots qui rendent compte de leurs
◗ Histoire des arts
qualités par défaut : facture plus spontanée que dans les
De l’esquisse à l’œuvre ❯ p. 378-379 œuvres finalisées, inachèvement fréquent et, dans certains
1. L’esprit de l’esquisse (questions 1) cas, expressivité.
Les deux esquisses annoncent en effet l’esprit des Toujours est-il, il y a une différence dans la perception
œuvres finales. de l’étude et de l’esquisse aux différentes époques. Sans
Chez François Boucher, on distingue bien dans les rentrer dans les détails techniques, on constate, à travers
deux œuvres la grande naïade qui semble se soulever sur les deux exemples reproduits ici, qu’au XVIIIe siècle,
la diagonale ; le monstre marin qui surgit en dessous ; la Boucher soigne avec minutie son étude, alors qu’au XIXe
deuxième naïade appuyée sur son épaule. La disposition siècle, annonçant le symbolisme, Carpeaux privilégie
des personnages sera gardée telle quelle, au détail près de l’intuition et la spontanéité.
la naïade qui nous regarde. Nous vous proposons ci-dessous une liste non exhaus-
Plus largement, à travers les rehauts de craie blanche de tive d’adjectifs donnés à titre d’exemple. Il serait utile de
l’étude, on devine la luminosité sensuelle des corps de la demander aux élèves d’argumenter leur réponse. Cela
version finale. De même, les trois figures dans le dessin contribuera à aiguiser leur sens de l’observation et à
suivent trois directions différentes et les corps sont en développer leur capacité à décrire les images de manière
tension. Cela annonce les mouvements contradictoires, pertinente :
les tensions des figures et le dynamisme tournoyant de • Inachevé : le but des esquisses et des études n’est pas
l’huile. de fixer définitivement les postures et les expressions,
La composition de plâtre de Carpeaux est également mais de les suggérer. L’inachèvement contribue à cette
très proche de la version finale en bronze. Dans les indétermination. Il est clairement visible dans la sculp-
deux, on sent le geste nerveux de Carpeaux faisant écho ture de Carpeaux où les expressions des personnages et
149 •
l’enfant prostré aux pieds d’Ugolin sont très approxi- manifeste la présence du narrateur, et dans le texte 4, un
matives. Dans l’œuvre de Boucher, l’inachèvement dialogue entre narrateur et narrataire (ce qui souligne de
caractérise plutôt l’arrière plan. Les vagues sont juste nouveau une forte présence de la voix narrative). Dans les
suggérées, elles deviendront beaucoup plus précises dans textes 2 et 3, il est en même temps personnage principal
la version finale. de l’histoire (on notera l’emploi du terme « mémoires »
• Rapide, spontané : la sensation d’une rapidité sponta- dans le texte 2).
née est très sensible dans la plâtre de Carpeaux. On peut 2. Les incipits proposés dans les textes 2 et 4 mettent
imaginer les doigts de l’artiste pétrissant la matière de davantage l’accent sur l’acte même de narration que
manière presque intuitive. Chez Boucher, le geste rapide sur l’histoire elle-même. Le texte 2 se présente comme
transparaît par endroit, notamment dans les stries des une justification par le personnage narrateur, le « paysan
rehauts et les traces de lavis de sanguine. Dans la version parvenu », de l’écriture de ses mémoires (fictifs ici) et du
finale du tableau, toute trace du doigt de l’artiste dispa- titre choisi : ce narrateur proteste de la sincérité de son
raîtra au profit d’un rendu lisse comme de la porcelaine. propos au nom de la « franchise » qui le caractérise. Le
• Suggestif, expressif : du fait de cette facture apparente, texte 4 engage à travers le dialogue initial entre narrateur
l’esquisse est plus expressive que la version finale et ce, et narrataire une réflexion sur l’entreprise romanesque
pour les deux œuvres. Rappelons que l’esquisse/l’étude elle-même : le narrateur joue avec les attentes du
est une œuvre plus intime, produite par l’artiste seul, lecteur, en refusant un certain nombre de codes du genre
alors que les œuvres définitives, de grand format dans les romanesque par ses réponses désinvoltes et provocantes
deux cas ici, sont coproduites dans l’atelier avec l’aide (voir aussi question 3).
des apprentis. Le côté expressif, notamment dans le cas 3. L’incipit du roman de Diderot institue un jeu avec les
de Carpeaux, est lié au fait que l’esquisse est proche des modèles romanesques et, notamment, avec la relation
impressions et sensations personnelles de l’artiste. qu’entretient traditionnellement le narrateur avec son
lecteur. Pour cela, le récit inscrit explicitement la figure du
ARTS ET ACTIVITÉS narrataire-lecteur. On peut relever différentes modalités
1. En regardant les œuvres de Boucher, on se rend de cette inscription :
facilement compte que Le Lever du soleil est typique – le dialogue que semble instaurer le jeu de questions-
de sa production que l’on classe habituellement dans le réponses entre narrateur et lecteur ;
style Rococo. Le dynamisme, les chairs traitées comme – l’emploi de la deuxième personne, « vous » ;
de la porcelaine, l’érotisme latent, la légèreté des sujets – un jeu provocant avec les attentes du lecteur, que ce
sont des éléments que l’on retrouve partout. Dans ce début de roman semble traiter avec désinvolture, et avec
sens, la peinture de Boucher s’oppose à l’esprit strict et ses conceptions du roman (dont le narrateur rejette ici
moralisant du classicisme. les « ressources » habituelles, notamment celles mises
Dans la rubrique « Œuvres choisies » du site du musée traditionnellement en place dans un incipit : présentation
du Louvre, on trouvera trois œuvres commentées qui des personnages, cadre spatial…). Le narrateur s’exonère
aideront à mieux définir le travail de ce peintre : Diane de sa fonction de gestion du récit, répondant à chaque
sortant du bain de (1742), Renaud et Armide (1734) et Le question par une pirouette. Alors qu’il semble se refuser
Déjeuner (1739). au jeu de l’omniscience, où un narrateur entretient une
2. Pour cette activité, on peut partir du texte de Dante. relation de savoir avec le lecteur, il manifeste cependant
Il serait intéressant de confronter la Divine Comédie, sa toute puissance par sa provocation même.
qui interprète de manière dramatique un fait historique
(Ugolino della Gherardesca, mort en 1289, a vraiment Analyser des choix de focalisation
existé) à la sculpture de Carpeaux, qui dramatise à son 2 1. Le texte 1 adopte un point de vue externe : la scène
tour la version de Dante. semble perçue à travers le regard d’un narrateur extérieur
Par ailleurs, il existe de nombreuses interprétations qui n’en sait pas plus que ce qu’il voit ; les personnages
picturales, plus ou moins libres, de l’œuvre de Dante ne sont pas nommés (« une demoiselle », « un jeune
(La Porte de l’Enfer de Rodin au musée d’Orsay ; les homme ») ; ils sont décrits uniquement en fonction de
sages Paolo et Francesca d’Ingres au musée Condé de leur apparence et la précision « dont il avait assassiné
Chantilly, et ceux, plus sensuels, d’Ary Scheffer à la plusieurs pies, geais et corneilles » est seulement apportée
Walace Collection). par déduction du gibier porté en bandoulière.
2. Le texte 2 adopte un point de vue omniscient :
◗ Analyse littéraire le narrateur semble tout connaître des personnages
(notamment pour ce qui concerne la figure historique du
Les jeux de la narration ❯ p. 380-381
duc de Guise) : leur passé (généalogie de mademoiselle
Étudier la voix narrative de Mézière, promesse de mariage effectuée dans le
1 1. Pour les textes 1 et 4, le narrateur est extérieur à passé entre sa famille et celle des Guise), leurs pensées
l’histoire, mais on peut relever des marques de jugement (y compris les plus secrètes comme le sentiment amoureux
évaluatif dans le texte 1, marques par lesquelles se qui unit mademoiselle de Mézière et le duc de Guise, sans
• 150
compter la crainte éprouvé par le duc à l’égard du duc de De façon plus nette, le récit anticipe à deux reprises sur
Lorraine ou sa douleur à l’annonce du mariage avec le des événements à venir (prolepse) par rapport au temps
prince de Montpensier), leurs projets (ceux de la maison de l’histoire : « que l’on a depuis appelé le Balafré »,
de Bourbon qui craint le pouvoir des Guise). La précision « qui n’avait pas encore autant d’ambition qu’il en a eue
sur le surnom du duc de Guise (« que l’on a depuis appelé depuis », témoignant ainsi du savoir du narrateur sur la
le Balafré ») témoigne de l’omniscience du narrateur vie du duc de Guise.
puisqu’elle projette le lecteur dans le futur.
Écrire
Étudier l’organisation du récit
4 Pour ce travail d’écriture, on sera particulièrement
3 1. Le passage proposé dans le texte 2 de l’exercice attentif :
2 s’apparente à une forme de sommaire puisque nous est – au niveau de langue et au respect de la dimension histo-
résumée en quelques lignes l’histoire de mademoiselle rique du langage (texte du XVIIe siècle) ;
de Mézière, depuis ses origines familiales jusqu’à la – au souci de fidélité avec ce que l’on connaît des person-
décision de son mariage avec le prince de Montpensier. nages (jeunesse de Mademoiselle de Mézière et du prince
La naissance de l’amour entre l’héroïne et le duc de Guise de Montpensier, amour réciproque de l’héroïne et du duc
est relatée en trois phrases. de Guise, douleur extrême du duc face à ce mariage) ;
2. L’évocation de la promesse de mariage entre – à la prise en compte des caractéristiques de l’événement
mademoiselle de Mézière et le duc du Maine, rappelée au à raconter : un mariage seigneurial du XVIIe siècle qui est
début et à la fin du passage, constitue une sorte d’analepse exclusivement une manœuvre politique orchestrée, à son
puisqu’il s’agit d’un événement antérieur au moment profit, par la maison de Bourbon ; situation de l’héroïne
évoqué : amour pour le duc de Guise, renversement de face à ce mariage de raison.
situation par le mariage avec le prince de Montpensier. On veillera donc tout particulièrement au souci de

151 •
Chapitre

14 Le triomphe du personnage au XIXe siècle


❯ MANUEL, PAGES 382-431

vraisemblance historique et psychologique. des deux peintres placés au premier plan.


◗ Document d’ouverture Texte 1
Gustave Caillebotte (1848-1894), Balzac, Gobseck ❯ p. 384-385
Les Peintres en bâtiment (1877),
1. Un portrait balzacien typique (question 1)
huile sur toile, col. privée. ❯ p. 384
Tout roman balzacien s’ouvre sur un portrait en bonne
Le tableau représente quatre peintres peignant la devan- et due forme du héros, selon un ordre quasi immuable.
ture d’une boutique de marchand de vin parisien comme On retrouve ici un modèle du genre. Le portrait est inséré
le montrent les bouteilles peintes sur la vitrine. Juché sur dans une longue analepse, le récit que Derville fait de cir-
son échelle, le peintre arbore un canotier, marque de sa constances décisives de sa vie dans lesquelles Gobseck a
prééminence hiérarchique – il s’agit en effet du peintre en joué un rôle clé. C’est Derville donc qui brosse le portrait
lettres, l’aristocrate des artisans peintres – cependant que de l’usurier avec une volonté didactique évidente, faire
le chef d’équipe observe. saisir à ses interlocuteurs et à travers eux à ses lecteurs
1. Un motif triangulaire pour une construction la personnalité mystérieuse de cet homme. De là les mul-
géométrique (question 1) tiples comparaisons destinées à éclairer le personnage.
La toile frappe par sa construction géométrique, Derville commence par décrire avec une extraordinaire
marque de fabrique du peintre : ligne oblique et fuyante minutie le visage de Gobseck ; de bas en haut, tout y passe
fortement marquée de la perspective trouant la toile. avec une série de gros plans sur des détails physiques :
Celle-ci n’est pas frontale mais déplacée vers la gauche, la face, les cheveux, les yeux, le nez, les lèvres. Deux
redoublée par les lignes des façades, balcon, trottoir. La dernières remarques concernant la voix et l’âge clôturent
perspective choisie met en évidence grâce à la ligne de ce premier volet. À partir de la ligne 17, Derville élargit
fuite, le motif triangulaire : triangle formé par la trottoir au milieu matériel, selon une progression caractéristique
et le ciel, ce même motif est repris et installé au premier de la philosophie balzacienne : l’individu est le produit
plan et au centre du tableau par les deux échelles. Les du milieu qui l’entoure en même temps qu’il secrète ce
deux échelles renvoient à un ustensile de peintre en même même milieu, extériorisant sur celui-ci sa personnalité
temps qu’elle évoque la composition picturale fondée sur profonde. En deux phrases suggérant la nudité du cadre
l’échelle des plans imposée par la perspective. Le point de de vie de l’usurier, tout est dit : c’est un univers froid au
vue choisi fait du spectateur un passant. À droite le sujet, double sens du terme, monocolore, sans vie. À compter
à gauche la rue rectiligne où s’affairent de rares piétons. de « ses actions », (l. 20), Derville évoque les habitudes
de Gobseck, de son réveil (l. 21) au soir qui voit le per-
2. Modernité contemplative (question 2)
sonnage se métamorphoser.
Rattaché aux impressionnistes, dont il était l’ami et
souvent le mécène en raison de sa fortune personnelle, 2. Un personnage mystérieux (question 2)
Caillebote occupe une place singulière au sein du mouve- Par ses caractéristiques physiques : on notera l’abon-
ment. Un sujet comme celui-ci le rattache à la modernité dance des adjectifs que l’on pourra demander aux élèves
impressionniste : Caillebote peint le quotidien, le nouveau de classer selon ce qu’ils désignent (couleur, forme,
décor de la ville haussmanienne avec ses alignements taille). Les qualificatifs caractérisant les couleurs sont
dénoncés par Hugo dans Les années funestes (cf. « Plus nombreux, « pâle », « blafard », « vermeil dédoré »,
de caprice, plus de carrefour méandre,/ Tel est le mot « gris cendré », etc., avec un trait commun, l’absence de
d’ordre actuel »), les passants, les anonymes, le spectacle couleur, une sorte de neutralité décolorée (le « gris » est
de la rue. Mais dans certaines de ses toiles, comme celle- la couleur gobseckienne, l. 9) où domine d’entrée de jeu
ci, ou « Les Raboteurs de parquet », il peint l’homme au la blancheur qualifiée de « lunaire », avancée avec des
travail, l’ouvrier dans ses postures et ses efforts. En cela, précautions oratoires par Derville (l. 6-7).
il peut être rapproché du naturalisme d’un Zola qui Gobseck semble avoir perdu tout ce qui fait la vie :
publie la même année L’Assommoir. la vivacité, l’éclat, la lumière. D’ailleurs il la craint et
Caillebote pratique ici une sorte de discrète mise porte à cette fin une casquette à visière (l. 11-12). On
en abyme en choisissant non de peindre l’artiste dans relèvera le « jaune » de ses « yeux de fouine », couleur
son atelier mais en représentant quatre peintres dans le qui renvoie à la duplicité et annonce la couleur du
décor en plein air de la rue. À la différence des raboteurs personnage ! Les tournures négatives et les préfixes pri-
montrés en pleine action, le tableau tranche ici par son vatifs accentuent l’étrangeté du personnage : les traits
atmosphère contemplative, mettant en valeur le regard sont « impassibles » (l. 9), les yeux « n’avaient point de
• 152
sourcils », le vermeil est « dédoré », « il ne s’emportait cloporte animalise encore le personnage et l’associe à un
jamais », « jeu muet de ses muscles » (l. 33), « rire à ensemble de traits négatifs : le cloporte vit dans les lieux
vide » (l. 34). sombres (Gobseck se cache de la lumière), humides où
Les notations accumulées par l’avoué soulignent la règne le pourrissement. La vie du cloporte est synonyme
laideur de son modèle : « nez grêlé » comparé à une encore de vie confinée et médiocre. Le terme est enfin
« vrille » lui conférant un aspect caricatural et gro- une insulte. On commentera la comparaison avec Bas-de-
tesque, laideur accentuée par les autres traits physiques Cuir, héros qui hante le roman balzacien et notamment les
(minceur des lèvres, petitesse des yeux). La petitesse propos de Vautrin dans Le Père Goriot et qui renvoie ici
caractérise encore l’usurier avec ses « petits yeux », ses à la sauvagerie secrète du héros. Rappelons qu’il saigne
« lèvres minces » qui rappellent « les petits vieillards de ses victimes comme « on égorge un canard ». Toute la
Rembrandt ». De même, il parle « bas ». Tout est restreint, violence contenue dans ce vieillard inoffensif éclate dans
resserré, étroit, sans grandeur ni énergie apparentes. Sa ces deux comparaisons des lignes 28 à 30 et 34.
vieillesse enfin est soulignée par une comparaison pic- 4. L’anti-Vautrin (question 4)
turale (l. 14), il fait « vieux » mais son âge est incertain La mort hante ce portrait : absence de vie, de couleur,
(l. 16-17), son intérieur évoque celui des « vieilles filles », cheveux « gris cendré », « talus de cendres » recouvrant
tout y est usé « râpé », son visage arbore ses « rides cre- la flamme (l. 20), froideur, vie de cloporte, personnage
vassées » (l. 32). qui économise ses mots, ses gestes, ses mouvements, ses
Les mœurs du personnage renforcent cette impression. sentiments (commentaire capital de Derville, l. 26-27).
Ses actions se définissent sur le mode négatif : « s’inter- L’humanité balzacienne se divise en deux catégories :
rompait » (l. 24), « se taisait », « afin de ne pas forcer » ceux qui veulent, désirent, gaspillent sans compter l’éner-
(l .25), « économisait » (l. 26), « s’écoulait sans faire gie vitale comme Vautrin, Rastignac ou Raphaël Valentin,
plus de bruit » (l. 27), etc. Comme le note Balzac: « sa ceux qui, à l’instar de Gobseck ou de l’antiquaire cente-
contenance était toujours négative » (l. 36). De même, sa naire de La Peau de chagrin, économisent celle-ci ; au
chambre est sans vie, sans chaleur, c’est un « froid sanc- prix du dessèchement, de la stérilité, de l’immobilité, ils
tuaire » (l. 18), monochrome, marquée par l’usure qui achètent la longévité.
reflète l’avarice de son propriétaire. La mort hante ce por- L’homme présente une double face contradictoire :
trait : absence de vie, de couleur, cheveux « gris cendré », déshumanisé par sa fonction, incarnation de l’argent,
« talus de cendres » recouvrant la flamme (l. 20). Sa « l’homme-billet » est un caméléon, un être de métamor-
chambre a quelque chose de funèbre, le rapprochement phose (l. 30-31) qui semble « vers le soir », à l’instar d’un
avec les « vieilles filles », personnage balzacien récurrent, animal (Derville parle ici comme un zoologue), avoir ses
insistent sur l’absence de sexualité du personnage. habitudes : il redevient alors un homme « ordinaire »,
3. Le rôle des images (question 3) « ses métaux se métamorphosaient en cœur humain ».
La description balzacienne procède par images, pas Prédateur implacable le jour, il s’humanise « vers le soir »
moins d’une douzaine ici qui tentent de rendre la person- ce qui engendre chez lui une activité inhabituelle : frotte-
nalité insaisissable du personnage. Deux comparaisons ment des mains, esquisse de sourire.
d’abord avec le métal aux connotations suggestives (le
vermeil dédoré et le bronze) comme pour souligner la Texte 2
pâleur extrême et la vieillesse de l’usurier usé par les ans
Gustave Flaubert, Madame Bovary ❯ p. 386
pour la première, pour insister sur la dureté de cœur de
ce dernier, au passage comparé à Talleyrand, réputé pour 1. Le mélange des voix, un texte polyphonique
son cynisme, son arrivisme, son absence de sensibilité. (questions 1 et 2)
Gobseck est ensuite animalisé, rapproché de la fouine, Le texte mêle style direct, indirect et indirect libre et
animal associé à une série de connotations déprécia- témoigne de la virtuosité flaubertienne. L’extrait s’ouvre
tives (curiosité, indiscrétion, dimension carnassière) qui sur le tableau édifiant d’une famille comblée interrompu
reflètent l’aspect inquiétant de sa personnalité. L’image par l’exclamative « Erreur ! » (l. 6) attribuable au narra-
de la vrille et ses connotations négatives suggère son teur qui vient apporter un démenti discrètement ironique ;
côté perçant, piquant, annoncé par le « nez pointu ». la phrase, « les titres ne lui manquaient point » (l. 6-7),
Progressivement, ce qui apparaissait comme un vieillard peut être attribuée au narrateur, mais aussi traduire sous
insignifiant, laid, un peu craintif se teinte d’une dureté, la forme du style indirect libre la pensée d’Homais. Le
d’une cruauté latente. Déjà, la face « lunaire » (l. 7) paragraphe suivant (l. 8-13) démarre sur une ellipse
donnait le ton : la lune est associée à la nuit, la froideur, le introduisant un flottement (qui parle ?), Flaubert ayant
changement (lunatique), à Saturne dieu nocturne, à la mort supprimé une formule introductive du style « Homais se
dans la mythologie antique (cf. Hécate et ses chiens). La décida à rédiger une lettre dans laquelle… ». Le para-
comparaison avec une horloge fait de lui un mécanisme graphe commence donc par une double tournure infinitive
bien réglé, sans âme, dont le mouvement semble iné- (« s’être signalé », « avoir publié ») et se présente comme
puisable puisqu’il puise dans le sommeil l’énergie dont la lecture d’une demande officielle adressée au préfet par
il a besoin dans la journée (l. 21-23). L’analogie avec le le pharmacien, celui-ci parlant de lui-même à la troisième
153 •
personne, une parenthèse du narrateur interrompant le au burlesque : l’étoile de gazon ! La précision des « deux
texte de la lettre pour résumer sur le mode indirect (« et il tordillons d’herbe » achève de ridiculiser le mauvais goût
rappelait ») la suite de celle-ci. Les points de suspension du pharmacien et son soin maniaque. La dernière image
précédant la parenthèse marquant là encore l’ironie de est celle d’un Homais tournant mécaniquement en rond
Flaubert épargnant au lecteur le bavardage fastidieux de autour de son parterre.
son personnage. À la ligne 12, on notera une rupture avec Les propos homaisiens sont aussi l’occasion pour le
l’emploi de la première personne qui annonce le retour romancier d’exercer son ironie caustique, relevons-en
à la voix d’Homais rapportée au style direct, alors que quelques marques :
la troisième personne (« à ses frais ») était attendue. On – l’emploi de l’adjectif aux connotations dépréciatives
relèvera la nouvelle parenthèse qui contient une précision « hilare » pour qualifier la famille ;
du narrateur rectifiant l’imposture homaisienne. Puis, – les superlatifs qui renvoient au registre épique de façon
à nouveau, le style direct avec toutes les marques de parodique, Homais est béni des dieux ;
celui-ci, sous la forme d’une exclamative d’Homais. Le – le style administratif et pseudo-scientifique d’Homais
narrateur reprend le cours du récit à la ligne 16, marquant avec sa numérotation qui montre sa maladresse, le déca-
le changement d’opinion d’Homais, les italiques repre- lage comique entre sa prétention et l’aspect insignifiant
nant les termes de sa pétition. de ses travaux (allusion aux « observations sur le puceron
2. L’ironie flaubertienne (questions 3 et 4) laniger ») ;
Elle est omniprésente, s’insinuant dans le décalage – la majuscule emphatique mise au mot « pouvoir » et
qu’introduit le mélange des voix. Ironie qui s’exerce reflétant l’obséquiosité ;
sur les propos du pharmacien et sur son attitude. La – les italiques qui reprennent les termes d’Homais : titre
description des ingrédients du bonheur d’Homais est de son grand-œuvre sur le cidre, avec sa tournure latine,
empreinte d’une ironie joyeuse : exagérations comiques les formules stéréotypées ponctuant sa missive (l. 18-19),
des superlatifs concluant le tableau (l. 5), ironie née du la disproportion de la comparaison grandiloquente avec
décalage entre le ravissement et ses causes dérisoires Henri IV qui montre la servilité du personnage ;
(les activités prosaïques et naïves des enfants) et la tâche – l’emploi du terme dépréciatif d’« apothicaire » pour le
répétitive d’Irma qui découpe des rondelles de papier désigner (l. 20).
(comme Binet tourne des toupies dans le roman !) ; la 3. Une satire féroce (question 5)
prétention politico-culturelle ridicule de leurs prénoms : Comme son nom l’indique, Homais incarne
prénom emphatique du premier, donné en hommage au l’« Homme », le « Bourgeois » du XIXe siècle, représen-
grand homme, référence à l’héroïne de Racine dans un tant d’une classe en plein essor. L’extrait le montre en son
étalage de culture, enfin le nom de l’inventeur américain apothéose, c’est l’homme nouveau fabriqué par l’histoire.
Benjamin Franklin en guise de prénom pour le troisième Chez lui, nulle sensibilité, nul sens de l’honneur mais un
rejeton, incarnation du positivisme d’un apothicaire féru positivisme étroit et un matérialisme épais. Il trône au
de science et de progrès. La première démarche entamée milieu de sa famille, la sainte famille bourgeoise, qui
fait sourire : l’énumération de ses mérites ridiculise la constitue l’alpha et l’omega du bonheur bourgeois.
lettre – rien d’héroïque ni de digne d’intérêt, les travaux C’est un conformiste qui s’adapte aux circonstances,
invoqués relevant de l’activité normale d’un membre de tour à tour libéral et anti-clérical, nostalgique de l’empire,
sa profession, Homais pousse le ridicule jusqu’à citer sa monarchiste quand il le faut, tournant à tous les vents
thèse (on relèvera l’ironie du « jusqu’à » du narrateur) ! comme la girouette de Yonville, prêt à toutes les com-
Le comique devient théâtral avec la didascalie de la promissions avec le pouvoir. C’est le serviteur servile et
ligne 14, qui montre un Homais effectuant un numéro sans état d’âme de l’ordre établi, il fera ainsi arrêter le
de cirque, que l’imparfait (« enfin s’écriait-il » et non mendiant aveugle qui nuit à la tranquillité des voyageurs.
« s’écria-t-il » attendu) semble indiquer comme se répé- Homais s’érige ici en intellectuel, en savant, rappelant
tant. Le « Alors » de la ligne suivante et la reprise des ses mérites scientifiques. C’est encore l’homme du lieu
passé simple note avec une fausse objectivité le revire- commun comme en témoigne son style accumulant les
ment et le reniement politique d’Homais, l’abaissement clichés. Bref, le prototype de la médiocrité d’une époque
de ce dernier est pointé du doigt par l’emploi de » même » haïe par Flaubert.
(l.18), Homais est décidément prêt à tout. Flaubert se
fait de plus en plus incisif, polémique : Homais devient Texte 3
l’espion du préfet, l’emploi des verbes « vendit », « se
Alexandre Dumas,
prostitua » (l.17) laisse percer la réprobation morale. Le
Les Trois Mousquetaires ❯ p. 387-389
fameux « et » flaubertien ouvrant le dernier paragraphe
relie ce dernier au précédent par un lien de conséquence : 1. Une tonalité fantastique (question 1)
après tous ses efforts, Homais attend sa récompense, L’exécution de Milady, moment hautement dra-
« chaque matin » insiste ironiquement sur sa ténacité matique et justement célèbre, est précédée d’une
obsessionnelle, son goût des décorations et des honneurs. description qui n’est pas sans rappeler un poème en prose
L’extrait se termine sur une trouvaille narrative qui confine d’Alosyus Bertrand tiré de Gaspard de la nuit. L’influence
• 154
du romantisme noir et de « l’école frénétique » est ici larmes de d’Artagnan (« je pleure sur vous », l. 43), visi-
patente avec un côté roman gothique. La construction de blement le plus sincère et le plus affecté. Ligne 60, les
la description fait penser à un tableau : d’abord, à l’ar- mousquetaires, qui ne sont pas allés symboliquement sur
rière-plan, ce qui attire le regard, la lune qui éclaire toute l’autre rive et assistent de loin à l’exécution, sont « tombés
la toile, ensuite la ville. Dumas multiplie les adverbes et à genoux », dans une attitude d’effroi sacré devant ce qui
les repères spatiaux pour orienter le regard et composer est présenté comme un châtiment céleste. Milady, de son
son tableau (« en face », l. 4, « sur l’autre rive », l. 5, « à côté, apparaît pathétique dans sa peur de mourir (l. 27, 28,
gauche », l. 7, etc.) La tonalité est clairement fantastique : 44), une brève notation rappelle le caractère démoniaque
– l’insistance sur l’heure d’abord ; l’heure est fatidique, de la condamnée (l. 40-41). Elle tente même une ultime
« minuit », (l. 1) heure du crime et du jugement, « heure fuite (l. 67), puis finit par se résigner sous le coup d’un
sinistre » comme le note le romancier (l. 12) ; pressentiment (l. 70-72).
– l’insistance sur l’ambiance nocturne (l. 1, 3, 5, 7) ; 3. Dimension mythologique de la scène
– l’effet pictural de clair obscur : lumière de la lune (questions 3 et 4)
contrastant avec la présence sombre de la ville, blancheur La mise en scène est particulièrement soignée,
de la rivière couleur d’« étain fondu »/ombre des arbres ; d’abord Dumas campe le cadre de l’exécution (éclairage,
– l’atmosphère dramatique renforcée par le caractère tour- décor, atmosphère), ensuite il fait entrer ses personnages
menté du ciel qui porte « les dernières traces de l’orage », qui se tiennent dans une attitude grave et solennelle (file
« ciel orageux » (l. 6), une touche de couleur (« de gros silencieuse en forme de cortège funèbre, puis à genoux)
nuages cuivrés », l. 6) accentue l’étrangeté du moment ; qui confère au récit sa majesté (attitude de prière des
– l’adjectif « ensanglantée » annonce le drame à venir, mousquetaires, pose de Milady à la fin, récapitulation
la lune elle-même a perdu sa rondeur rassurante, elle est des crimes évoquant les chefs d’accusation de ce tribunal
« échancrée », l’exécution va se dérouler dans un paysage nocturne). La mise en scène est théâtrale, nous sommes
sinistre (l. 1-2) ; au dénouement : décor, spectateurs, acteurs (Milady et le
– le paysage désert avec son « moulin abandonné », sa bourreau), scène surélevée, séparée par la rivière (le talus)
chouette qui rajoute une note lugubre, le « silence de sur lequel a lieu la mise à mort, le manteau rouge, comme
mort » qui pèse (l. 16) ; le rideau de théâtre, dans lequel sa tête est enveloppée.
– la comparaison des lignes 11-12 tire la description vers
Le personnage du bourreau et la présence forte de
le fantastique tel que le romantisme noir qui a marqué
la rivière confèrent une dimension mythologique à la
Dumas l’a cultivé : le paysage s’anime, prend un aspect
scène. Le bourreau est le représentant de la justice de
hallucinatoire et cauchemardesque avec la mention des
Dieu, aussi décline-t-il l’argent d’Athos, il n’accomplit
« nains difformes accroupis ». La tournure fantastique
pas une vengeance. Il a revêtu les atours de sa fonction
s’accentue encore avec le paragraphe qui suit : hostilité,
qui le distinguent et le mettent à part, il accomplit ses
violence des éléments suggérée par les connotations
gestes à la façon d’un rite, avec lenteur (l. 77-79). Il
des images (« serpentait », « comme un cimeterre »),
rappelle Charon, nautoniers des Enfers conduisant les
la comparaison de la foudre avec un cimeterre annonce
âmes des morts. La Lys, au nom hautement symbolique
la décollation de Milady, le terme de « cimeterre » sera
qui connote la royauté, la pureté mais aussi la marque
repris l. 75.
infâmante imprimée sur le dos des condamnés (Milady
2. Des mousquetaires embarrassés (question 2) porte d’ailleurs une fleur de Lys sur l’épaule gauche), est
On rappellera aux élèves que les héros ont un lourd un écho à l’Achéron. Milady passe sur l’autre rive, celle
contentieux avec Milady : espionne du cardinal et donc des morts.
adversaire irréductible des mousquetaires, ex-épouse
d’Athos qu’elle a trahi, meurtrière de Clémence
Texte 4
Bonacieux, la maîtresse de d’Artagnan, assassin du frère
du bourreau, la liste de ses forfaits est longue. Néanmoins Émile Zola, La Fortune des Rougon ❯ p. 390-391
la situation est gênante : quels que soient ses crimes, il 1. Le contexte historique (question 1)
s’agit d’une femme, de plus désarmée et seule, qui va être Zola publie le plan des Rougon-Macquart et le
exécutée froidement. Le lecteur attend de son côté avec premier feuilleton de La Fortune des Rougon en 1870,
impatience le moment où celle-ci sera punie. au moment où le régime de Napoléon III s’effondre et
L’embarras des mousquetaires est visible : c’est le où la République est proclamée, le 4 septembre 1870.
bourreau qui mène ici le jeu, d’Artagnan et ses compa- Premier roman de la saga, l’ouvrage relate le coup d’état
gnons suivent, silencieux. Les cris de la jeune femme en province et plus particulièrement en Provence, dans le
provoquent la pitié de d’Artagnan (l. 28-31), Dumas doit Var. Plassans est une transposition d’Aix où Zola a passé
préserver la sympathie du lecteur pour ses héros, montrer son enfance et de Lorgues, ville varoise.
leur émotion. Chacun des protagonistes lésés va tour à Le 2 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte,
tour montrer sa noblesse en pardonnant, selon une gra- Prince-Président élu de la IIe République met fin au
dation dans le pathétique qui récapitule pour le lecteur régime républicain par un coup d’état sanglant à Paris ;
du feuilleton les forfaits de Milady et se termine sur les dans les jours qui suivent, la province s’embrase,
155 •
notamment les vieille terres républicaines du sud-est. Le forment « une masse noire » (l. 10, 28), une « bande »
Var se soulève mais la révolte est vite écrasée comme le (l. 18), terme péjoratif qui connote en outre le désordre,
conte le roman qui relate les événements intervenus entre repris ligne 36. Miette éprouve une crainte secrète à la
le 7 et le 11 décembre. Zola s’est inspiré de faits réels vue de celle-ci. Les notations de chaos sonore et visuel
et s’est abondamment documenté sur cette insurrection abondent, transcrites à travers des images épiques qui à
varoise. L’Empire est rétabli l’année suivante à la suite la fois la grandissent mais en même temps expriment sa
d’un plébiscite (21 au 21 novembre 1852). violence : la foule est tour à tour « ouragan », « foudre
d’un orage », « tempête » (l. 6, 7, 9, 29), « flot », « flots
2. L’insurrection vue par deux jeunes gens
vivants » (l. 15, 26), « torrent » (l. 26).
(questions 2 et 3)
Le premier paragraphe rapporte l’arrivée des insurgés Zola multiplie les notations auditives hyperboliques
à travers le point de vue de Sylvère et Miette. Le récit qui reflètent la colère de la foule. Celle-ci fait « un rou-
suit l’ordre de la découverte progressive (répétition lement », elle a une « voix de tempête » (l. 9, 29), chante
des « puis ») par les deux jeunes gens de la rumeur avec une « furie vengeresse » (l. 11). C’est un « flot
qu’ils entendent : « des bruits venaient », « peu à peu hurlant » (l. 15), un « éclat assourdissant » (l. 30), sa voix
ils s’accentuèrent », « puis on distingua », « s’avançait est un « rugissement » (l. 45) (animalisation qui rappelle
rapidement », « approche », « Sylvère écoutait mais ne le Hugo des Châtiments représentant le peuple sous les
pouvait saisir » (l. 1-9). Au départ, ils ne perçoivent que traits allégoriques du lion).
« des bruits confus » ; on relèvera l’abondance du lexique Dans la foule, l’individu se fond, perd son individualité.
auditif (« bruits », l. 1, « cahots », l. 2, « grondement », Sylvère et Miette ne voient qu’« une masse noire », « une
l. 3, « piétinements », l. 5, « roulement », l. 5, « brou- bande », des bruits. L’abondance des pluriels insistent
hahas », l. 5, etc.). Ces bruits sont difficiles à identifier sur cette dimension collective et confuse. Les insurgés
comme le montrent les indéfinis et les comparaisons, qui sont désignés soit par des pluriels, soit par des noms à
sont comme autant de suppositions tentant d’en cerner la valeur collective (« bande », l. 18, « petite armée », l. 45,
cause (l. 2, 4, 7). L’adjectif « étrange » (l. 6) insiste sur le « masse noire », l. 10). À partir de la ligne 32, on assiste à
caractère mystérieux, insolite de ce bruit. Il faut attendre un élargissement et une amplification épiques : la nature
la dernière phrase du paragraphe pour que se révèle la semble rejoindre les insurgés pour ne faire qu’un avec eux
cause du tumulte sous la forme encore indistincte d’« une et former « un peuple invisible et innombrable » (l. 40).
masse noire » et d’un chant. Le récit est un morceau de bravoure épique, bon point
Le romancier omniscient reprend la parole pour décrire de départ pour voir ou revoir avec les élèves le registre
les sentiments de Miette, l’enthousiasme de Sylvère. épique. On relèvera ici quelques uns des principaux pro-
Montés sur un talus, les deux jeunes gens regardent cédés en se limitant aux lignes 29 à 47 :
passer la foule. Regard du romancier et des personnages – un décor grandiose : « la paix morte et glacée de l’hori-
se confondent pour suivre la progression de la foule (« la zon » (l. 25-26), nocturne et mystérieux ;
foule descendait », l. 24, « au coude du chemin se mon- – des pluriels épiques et des noms collectifs ;
traient de nouvelles masses noires », « quand les derniers – des hyperboles (« assourdissant », « monstrueuses », « à
bataillons apparurent », l. 29). On pourra repérer les tous les coins », « tout entière », etc.). Le texte s’achève
nombreuses sensations visuelles et auditives qui servent sur une ultime hyperbole zolienne qui souligne l’unité des
à décrire la scène. insurgés et de la nature ;
– des images qui renvoient au domaine de l’orage, de la
On notera la divergence de sentiments entre Sylvère et
tempête, de l’eau, d’éléments naturels dynamiques. Elles
Miette : « joie et enthousiasme » (l. 12) de l’un, tristesse et
procèdent de l’amplification épique qui mêle l’homme et
secrète jalousie de l’autre qui voit dans la République une
le cosmos, grandit l’action humaine en l’assimilant aux
rivale. Le changement de ton est donné avec l’expression
forces naturelles ;
« l’enfant pâle » pour désigner Miette. Le narrateur entre
– le surnaturel : la nature semble s’animer ; elle est
dans les sentiments de la jeune fille (« il lui sembla »,
personnifiée (cf. « la campagne endormie s’éveilla en
l. 18, exclamative et style indirect libre des lignes 19-23).
sursaut, elle frissonna », l. 32-33), le récit prend ici un
Tout le roman est construit ainsi sur l’entrelacement
tour poétique, presque sensuel ;
d’une idylle pleine de naïveté romantique et la violence
– une syntaxe épique : ample phrase construite sur une
de l’histoire qui va broyer les deux amoureux.
accumulation caractéristique du registre épique, qui court
3. Un récit épique (questions 4 et 5) de la ligne 35 à 44, et rapporte le mouvement de propaga-
Les romans de Zola sont émaillés de nombreuses scènes tion du chant national ;
de foule. Celle-ci fait son entrée dans le roman et c’est – un lexique et des références guerrières et patrio-
l’une des nouveautés introduites par Zola. À son égard tiques destinés à faire du peuple le seul dépositaire des
pourtant, il montre souvent – à l’instar d’Hugo – un senti- valeurs républicaines héritées de 1789 ; l’image du peuple
ment ambivalent : admiration pour le peuple qui reflète ses entonnant La Marseillaise renvoyant à un souvenir ancré
sympathies socialistes et républicaines, angoisse sourde dans la mémoire nationale est d’ailleurs une transposition
devant la violence sourde dont il est porteur. Les insurgés littéraire de la frise de Rude figurant sur l’arc de triomphe.
• 156
Texte 5 Hugo qui montre la bataille sous tous les angles, Stendhal
Stendhal, La Chartreuse de Parme ❯ p. 392-393 peint le chaos et offre, grâce au choix du point de point de
vue interne, une vision fragmentaire qui vise à restituer la
1. Candide à Waterloo (questions 1 et 2) confusion et l’absurdité de l’affrontement. Celui-ci est vue
D’emblée, le ton est donné par l’apostrophe lancée à à travers un point de vue limité doublement, parce qu’indi-
Fabrice traité de « blanc-bec » (l. 3), c’est-à-dire jeune viduel et parce que celui d’un naïf qui découvre pour la
« homme sans expérience et sûr de soi », le maréchal des première fois la guerre. C’est le baptême du feu pour
logis ne se trompe pas sur les qualités de soldat du héros. Fabrice (l. 28). Brinquebalé au rythme incompréhensible
Le point de vue employé souligne cette inexpérience. Il de l’escorte, il n’a que le temps d’enregistrer une juxtapo-
sera d’ailleurs qualifié de « béta » un peu plus tard (l. 14), sition de sensations. En se plaçant à ras de terre, en faisant
Les événements en effet sont perçus par Fabrice, l’em- voir Waterloo par un anti-héros qui pourrait être n’importe
ploi de la focalisation interne est une mise en œuvre du quel autre soldat anonyme, Stendhal confère une véracité
« réalisme subjectif » stendhalien. On relèvera les nom- supérieure à son récit et parvient à un réalisme supérieur.
breux verbes de perception qui renvoient tous à Fabrice : La présence de Ney, vu de loin, démystifié – il est présenté
perceptions visuelles (« regardant », l. 2, « s’aperçut », comme « le plus gros de ces généraux » – reflète le parti
l. 4, « vit », l. 7, « contemplait », l. 16, etc.), perceptions pris stendhalien : ôter tout caractère héroïque à la guerre,
auditives qui traduisent le bruit et la fureur de la bataille souligner sa cruauté (vision symbolique du cheval agoni-
(l. 23, 33, 34). sant qui devient une allégorie des horreurs de la guerre,
Les qualificatifs traduisent les sentiments du person- on pourra faire un rapprochement avec Guernica), horreur
nage : pitié (« malheureux », l. 2), admiration (« fameux », entrevue en passant (« cri sec » des deux hussards, l. 23-24),
l. 16), effroi (« horrible », l. 25). Ils traduisent également sans appuyer mais évoquée en quelques termes réalistes et
son incompréhension des événements : indéfinis, mouve- crus ramenant la mort à sa sèche brutalité et à son horreur
ments saccadés de l’escorte, emploi du « on », « il avait (l. 25 à 27).
beau regarder » (l. 31), modalisateur (l. 33), enfin « il ne
comprenait rien du tout. » Texte 6
L’incompréhension de Fabrice est soulignée : Honoré de Balzac, Illusions perdues ❯ p. 394-395
« curiosité » déplacée du héros, question naïve (« quel
1. Situation du texte
maréchal ? »), adjectif « singulière » (l. 19) qui traduit
Le passage est un extrait de la longue entrevue qui met
l’étonnement de Fabrice devant un phénomène qui l’intri-
face à face Lucien de Rubempré et Jacques Collin, dit
gue, repris deux lignes plus bas, verbe « comprit » (l. 30)
Vautrin. Ce dernier a assassiné le chanoine Carlos Herrera,
qui suit l’ordre de la découverte. Après avoir vu (l. 18),
envoyé spécial du roi d’Espagne et pris son identité.
il « remarqua » (l. 22) et ne comprend qu’après coup la
Après avoir dissuadé Lucien de se jeter dans la Charente,
cause du phénomène (l. 30).
il lui propose un pacte… Au terme d’une longue tirade, il
2. Un narrateur amusé et ironique (question 3) obtient l’accord du jeune homme, celui-ci lui lance alors
Par de nombreuses marques, le narrateur manifeste « je suis à vous, mon père ! » et monte avec l’étrange
sa présence et ses sentiments à l’égard de son héros : chanoine dans la diligence qui le conduit vers Paris.
l’emploi du prénom pour le désigner marque sa proxi-
2.Un sermon persuasif (questions 1 et 2)
mité avec lui, il pointe ses maladresses, relevant son
Revêtu de son habit ecclésiastique, Carlos Herrera met
inattention (l. 1), la gaffe que celle-ci entraîne (l. 4), sa
en œuvre tous les moyens, arguments et procédés, pour
maladresse qui le pousse à se montrer trop curieux, sou-
convaincre Lucien. C’est un morceau de bravoure. Le
lignée par la tournure négative (l. 8). Stendhal se moque
« vous » lancé à Lucien jalonne le discours, « vous » aux
encore des efforts de son personnage pour s’exprimer
multiples significations qu’une bonne lecture à haute voix
en français, mais l’emploi de « gourmande » (l. 3) est
doit faire sentir, le discours de Vautrin est en effet très
évidemment incongru. Il décrit avec humour et tendresse
théâtral. Il propose un pacte, l’obéissance absolue contre
le jeune idéaliste admirateur de Ney (l. 16), qualifiant sa
la certitude de la réussite sociale tant convoitée. Vautrin est
pose d’« enfantine ». Il rappelle au passage la suscep-
catégorique : « je vous garantis », tout échec est écarté,
tibilité du jeune homme. Stendhal introduit par ce biais
trois futurs de certitude énumèrent, selon une gradation, les
une note humoristique dans un récit grave et cruel qui
gains (un titre, un beau mariage, une position politique). Il
montre l’horreur de la guerre. Il note le caractère puéril
ajoute au passage « en moins de trois ans » pour insister sur
du personnage qui manifeste sa fierté de façon déplacée
la rapidité d’une telle promotion, Vautrin a cerné le jeune
au regard de la scène qui précède : « Me voici un vrai
homme qui s’est préalablement confié à lui, il a deviné son
militaire » (l. 29).
désir d’aller vite après tant d’années gâchées. Il rappelle au
3. Waterloo vu par Stendhal (question 4) passage (l. 6-7) avec crudité la situation à laquelle ce dernier
On pourra comparer avec la version qu’Hugo donne de la vient d’échapper. La parenthèse du narrateur interrompt
bataille dans Les Misérables. On est au rebours de l’épo- brièvement le discours d’Herrera pour souligner l’intérêt
pée ici ; à l’inverse du point de vue omniscient adopté par du jeune homme, la promesse de son interlocuteur a piqué
157 •
sa curiosité. Herrera continue son œuvre en rappelant à 3. Un pacte satanique (question 3)
Lucien qu’il lui doit la vie, qu’il a donc une dette envers lui Vautrin prend une dimension mythologique dans
(l. 13-16). Il le martèle à travers une triple affirmation, (« je ce passage qui multiplie les échos et les références aux
vous ai pêché, je vous ai rendu la vie et vous m’apparte- mythes. Balzac reprend ici la scène célèbre du Père Goriot
nez », l. 13-14), qui ne souffre aucune contradiction et vise au cours de laquelle ce même Vautrin propose un pacte
à mettre Lucien dos au mur. La tournure exclamative met similaire à Rastignac. Le « vous m’appartenez comme la
en valeur la force du propos. Avec « je vous maintiendrai » créature est au créateur » lancé à Lucien est un parallèle
(l. 16), l’inconnu s’engage, il fait une promesse habile apte audacieux par lequel il s’égale à dieu, se pose en rival
à séduire l’ambitieux : il aura le pouvoir et le plaisir, le qui le défie. Comme lui, il dispose du pouvoir de donner
« néanmoins » révèle l’habileté tactique de l’orateur qui a la vie : « je vous ai rendu la vie » (l. 14). Le pacte qu’il
sondé son interlocuteur et deviné son goût du plaisir. Il lui propose, et dont il énonce les conditions strictes, fait de
fait donc miroiter une vie brillante qu’il détaille (l. 18-19), lui un nouveau Méphistophélès. La scène sur les bords
le verbe « briller » d’abord au futur est ensuite repris sous de la Charente est un « remake » du pacte faustien : au
forme adjectivée (l. 20). Pour devancer toute objection, beau jeune homme la gloire et la jouissance, à Herrera
il rassure sur son rôle. Il ne demandera rien en échange, son âme, comme le précise la quatrième image employée
il jouira du succès de Lucien par procuration et Lucien (l. 16) par ce dernier pour se faire bien comprendre.
pourra rompre le pacte à sa guise (l. 20-25). « J’aime le pouvoir pour le pouvoir, moi » (l. 21) ajoute
Ligne 30, le « terrible prêtre » pousse son interlocuteur encore Vautrin. Ce qui meut celui-ci, c’est la volonté de
dans ses derniers retranchements, la formulation est caté- puissance, la jouissance que lui procure la domination
gorique : « il n’y a pas le choix. » Il a sorti auparavant une d’autrui, les biens de la terre auxquels il est si sensible.
nouvelle carte de sa manche, qui prend la forme d’un enga- Lucien comptent moins pour lui que l’autorité sans limite
gement immédiat, « je vous adopte » et d’une promesse, qu’il entend exercer sur ce dernier. Cette scène, au cours
« je ferai de vous mon héritier. » (l. 29) L’hésitation de de laquelle ce dernier promet monts et merveilles au
Lucien, conforme à son personnage d’éternel velléitaire, jeune homme, est une réécriture du discours de Satan à
suscite l’emportement de Carlos Herrera mise en évidence Jésus sur la montagne, une longue scène de tentation où
par deux exclamatives introduites par un « comment » Vautrin joue le rôle du grand tentateur.
plein de véhémence et d’indignation. Il s’agit de piquer
4. Les interventions du narrateur (question 5)
Lucien au vif en lui rappelant que les conditions ont
Discret, effacé derrière son personnage, le narrateur se
changé, qu’il est en mesure de réussir grâce à son appui,
signale par de brèves notations qui visent à dramatiser
qu’il doit prendre sa revanche. L’effet sur le jeune homme
la situation et à communiquer au lecteur le caractère
est immédiat (métaphore musicale de la ligne 40-41). Puis
inquiétant de son héros : démonstratifs qui soulignent la
le prêtre change de ton, rentre dans son rôle, se fait onc-
singularité de celui-ci (l. 34, 41, 47), qualificatifs hyper-
tueux, « je ne suis qu’un humble prêtre » (l. 41), mais pour
boliques (« terrible », l. 34, 41, « horrible », l. 43). Balzac
jouer encore mieux sur la corde sensible de l’humiliation et
ménage en même temps le suspense en ne dévoilant pas
inciter Lucien à se venger avec la bénédiction de l’Église !
l’identité de Vautrin, il est « le chanoine », le « protec-
L’autorité d’Herrera se manifeste dès le début. Il teur » de Lucien ou encore « cet homme ». Jusqu’au bout,
prend d’emblée l’ascendant grâce à l’impératif « obéis- le romancier maintient le mystère sur l’identité réelle de
sez-moi ». Une triple comparaison militaire, conjugale et celui qu’il appelle encore « l’inconnu », « l’Espagnol ».
filiale énonce le caractère absolu de cette obéissance et
fixe les conditions, la comparaison avec l’autorité conju- Texte 7
gale n’étant pas sans arrière-pensée lorsqu’on connaît
Hugo, Les Misérables ❯ p. 398
l’homosexualité de Vautrin. Le rappel de ses titres et de
sa mission (l. 9-10) fonctionne comme un argument d’au- 1. Le narrateur et son personnage (questions 1 et 2)
torité et confère un poids supplémentaire à ses propos. Le narrateur est ici très présent, observant son per-
On notera la fréquence du « je » accompagné de verbes sonnage de haut, en surplomb, commentant sa marche
d’action et d’opinion soulignant l’orgueil du person- aveugle dans la nuit, supputant ses chances comme en
nage. C’est lui qui agit, impose, quand Lucien subit, objet témoignent les tournures à valeur conditionnelle, « à la
passif entre ses mains : « je vous ai rendu la vie et vous rigueur » (l. 1), « à la condition » (l. 2), « pourvu que »
m’appartenez », « je vous maintiendrai, moi », etc. En (l. 6) ou l’emploi du conditionnel passé de la ligne 6 –
rappelant à ce dernier qu’il l’a sauvé du suicide, il prend narrateur qui se manifeste ostensiblement avec le « nous »
un ascendant décisif. Une quadruple comparaison revient de la ligne 10 assorti d’une affirmation catégorique qui
sur le caractère absolu de la soumission exigée et reflète la connaissance qu’il a de son personnage : « il ne
martèle le propos. Il ne s’agit plus cette fois de solliciter savait rien de cette voierie effrayante ». À la ligne 12, il
l’obéissance comme au début. Lucien n’a plus le choix, approuve la décision de Jean Valjean, à la manière d’un
« vous m’appartenez » (l. 14) déclare Herrera. Ce dernier dieu contemplant la progression de sa créature sans
assoit encore son autorité en jouant de son statut de prêtre toutefois intervenir, alors qu’il sait tout de l’univers dans
(« mon fils », l. 28, métaphore religieuse, l. 30-31). lequel cette dernière est plongée. Rappelons que l’épisode
• 158
de l’égout est une étape supplémentaire dans la rédemp- symbolique. L’égout est une image de la nuit du monde,
tion de Jean Valjean. La relation narrateur/personnage est le dessous fangeux du réel, le cloaque, image récurrente
clairement ici une relation dieu et sa créature. de son imaginaire. C’est le monde nocturne du bas
L’accumulation des noms de rue a plusieurs rôles : opposé, comme toujours chez lui, au monde du haut.
contribuer à l’effet de réalité – pour ce faire Hugo s’est Enormité, effroi, nuit, l’égout relève du cauchemar. Le
documenté et consacre l’intégralité du livre II de la cin- terme de « griffe » employé ligne 13 animalise l’égout,
quième partie, soit pas moins de six chapitres, à brosser celui-ci est ensuite comparé à une « tombe » (l. 21).
l’historique et la description de l’égout de Paris. Le L’éclairage de la scène qui multiplie les effets de clair
roman remplit ainsi sa vocation documentaire et didac- obscur (l. 11, 18, 20, 29) contribuent au fantastique. Sur
tique déjà affirmée dans Notre Dame de Paris. L’égout est ce fond dramatique se détache à la fin le gros plan sur le
un monde inconnu que le roman va dévoiler au lecteur, ce visage lourd de menaces de Jean Valjean.
lieu urbain repoussant, Hugo s’en empare pour en faire L’égout est un lieu romanesque particulièrement riche
un lieu romanesque où va se jouer un des moments clés au carrefour de plusieurs mythes, Hugo l’a compris,
de l’action. Enumérant les noms de rues, évoquant la géo- c’est en outre un motif obsédant de son imaginaire. Avec
graphie des galeries et embranchements, le romancier se son lacis de galeries, l’égout rappelle le labyrinthe, Jean
fait guide, connaissant le dessus et le dessous de la ville, Valjean est un nouveau Thésée. Dans ce labyrinthe, il va
anticipant l’avancée de son personnage. rencontrer plus tard un nouveau minotaure, Thénardier.
La descente dans l’égout évoque aussi la descente aux
2. Ambiguïté de Jean Valjean (question 3) enfers. Enfin, la marche du forçat prend une dimension
Les derniers mots du texte, savamment rejetés en fin sacrée, il porte Marius comme sa croix, allant vers la
de phrase, constituent une chute visant à surprendre le lumière, le terme « salut » (l. 12) prenant ici une connota-
lecteur et reflètent l’ambiguïté du personnage. L’hyperbole tion religieuse. Valjean est une sorte de Christ laïque. Le
« avec une inexprimable haine » est inattendue au regard livre II, qui précède celui d’où est extrait notre passage et
de tout ce qui précède : sauvetage périlleux de Marius qui est consacré à l’histoire de l’égout, est significative-
dans les pages précédant l’extrait, plongée dans l’inconnu ment intitulé « L’intestin de Léviathan ».
de l’égout au risque de se perdre, « douceur » (l. 19)
fraternelle avec laquelle le bagnard « dépose » (l. 19) 4. Une piéta (question 6)
le jeune homme puis le soigne. Le verbe « déposer » La description réaliste de Marius et de ses blessures
connote les précautions prises par Vajjean qui « écart[e] renvoie à un genre pictural : la piéta, peinture représen-
du bout des doigts » la chemise. Marius est sans défense, tant la vierge portant sur ses genoux le corps de son fils
il a « les yeux fermés » (l. 26), grièvement blessé ; nou- mort. L’analogie se met en place dès la ligne 20 : le verbe
velle tentation pour le forçat qui voit en lui un rival qui « déposa » est celui employé pour désigner la représentation
lui a dérobé Cosette. Le texte se clôt sur une attitude qui du Christ après la descente de la croix (une « déposition »),
entretient l’attente du lecteur : ce qui commençait sur un le mot « face » a une connotation religieuse et rappelle
geste de tendresse « puis, se penchant », s’achève sur le l’emploi de ce mot pour nommer le visage du Christ.
regard terrible du bagnard. La « face » de Marius est « sanglante » (l. 20), auréolée
comme dans un tableau par la « lueur blanche du soupi-
3. Une tonalité fantastique (questions 4 et 5) rail » (l. 20), l’attitude de Jean Valjean est empreinte de
Le récit commence par une évocation réaliste et respect, il dépose le corps sur « une banquette » (l. 20) de
documentée de l’égout, lexique décrivant sa géographie pierre qui évoque la mise au tombeau comme le suggère la
(« couloir, corridor, galerie, patte d’oie, branchement »), comparaison de la ligne 21. Suit une description du corps
noms des rues mentionnées sur les parois, mais peu à peu la qui va des yeux clos aux membres. La présence redondante
description glisse dans le fantastique : la longue première du sang, le réalisme des blessures dans les lignes suivantes
phrase avec ses méandres, ses reprises suggèrent un laby- dramatisent la pose : c’est le corps d’un homme supplicié
rinthe, les deux pluriels « ramifications » et « percées » que décrit Hugo qui énumère ses plaies, à l’instar de celui
accentue l’impression d’immensité. Avec l’image et l’hy- du Christ. Le rapprochement pictural est suggéré encore
perbole « l’énorme madrépore de l’égout » (métaphore par la palette des couleurs (pâleur de la lumière et du corps,
déjà employée dans le livre précédent, l’égout est qualifié rouge des plaies, noirceur de l’égout) et par la comparaison
de « colossal madrépore ») qui opère un rapprochement des cheveux de Marius « appliqués aux tempes comme des
incongru, le lieu prend une dimension étrange et inquié- pinceaux séchés » (l. 22).
tante que confirme l’adjectif « effrayante » accolé au
terme technique de « voierie ». Le paragraphe s’achève
Texte 8
de manière étudiée sur le mot « nuit » qui caractérise
Jules Verne, L’Île mystérieuse ❯ p. 399
métaphoriquement l’égout. Désormais la descente dans
l’égout devient une descente dans la nuit de la ville, du 1. Un narrateur omniscient (questions 1 et 2)
monde, de la conscience. « L’égout, c’est la conscience Jules Verne interrompt ici la confession de Nemo et se
de la ville », « l’égout, c’est le vice que la ville a dans le lance dans un long retour en arrière destiné à éclairer,
sang », écrit Hugo dans le livre II. Il revêt une dimension en cette fin de roman, le passé mystérieux de son héros,
159 •
multipliant les révélations sur son identité véritable et de son génie, le héros s’est condamné à une impasse, à la
sur l’enchaînement de circonstances qui l’ont conduit à stérilité ; en luttant contre l’occupation anglaise, il s’est
se réfugier sur l’île Lincoln. Cette longue analepse est heurté à la marche inexorable de la civilisation, lui fera
conduite par un narrateur omniscient qui lève le voile sur remarquer plus loin Cyrus Smith, « ai-je eu tort, ai-je eu
un personnage auréolé de mystère et déjà apparu dans raison ? », se demande Nemo avant de mourir. L’extrait
Vingt mille lieues sous les mers. oscille constamment entre deux pôles qui représentent la
La sympathie de Verne pour Nemo est visible dès dualité intérieure du personnage : homme qui lutte pour
l’emploi du terme « héros » (l. 1), de « traître » (l. 3) pour la liberté de son peuple dans le premier paragraphe
désigner ses ennemis. Le massacre de sa famille rend sa et héros vaincu et amer qui fuit les hommes (« là,
destinée pathétique et suscite la pitié du lecteur. Sa lutte seul désormais », l. 10), qui se réfugie d’abord « dans
se confond avec le « droit » et la défaite de Nemo devant les montagnes du Bundelkund » puis disparaît « sous
la force attire un commentaire désenchanté du romancier les eaux », passant de la hauteur à la profondeur, de la
(l. 5). Le prince Dakkar réunit en outre toutes les quali- « terre habitée » à l’océan, « homme de guerre » (auquel)
tés chères à Verne : combattant-courageux (« homme de se « substitue le savant » (l. 17), prince indien illustre
guerre »), « savant » et ingénieur qui conçoit le Nautilus, devenu « paria de l’univers habité » (l. 30) (on rappellera
utilise la force électrique. C’est un nouvel Ulysse construi- l’origine indienne du terme). Mais ce qui l’emporte, c’est
sant son navire sur l’île de Calypso. Les nombreux verbes le désir mortifère qui l’anime, la mort symbolique que
d’action dont il est le sujet soulignent son activité créa- constitue son changement d’identité et sa disparition. La
trice. Nemo est un homme d’action maître de son destin : vie sous-marine est un retour fantasmé à l’eau maternelle,
« il s’appela le capitaine Nemo et il disparut sous les une eau qui le protège et le nourrit. Le Nautilus lui-même
mers. » (l. 28) L’intervention du narrateur s’achève par est ambigu, à la fois poche utérine et cercueil.
un trait qui met en valeur la générosité de son héros ren- 3. Un personnage mythique (question 5)
forcée par l’emploi de l’adverbe « toujours » (l. 32-33). À côté de ce Nemo inquiétant parfois, il y a l’homme
2. Mon nom est personne (questions 3, 4) qui incarne l’élan du XIXe siècle pour la science et le
Le récit vernien puise dans les mythes, d’où la force progrès. Nemo est un savant qui a percé les pouvoirs de
de séduction d’un Nemo. Le nom choisi – « personne » l’électricité, il est en avance sur son temps, comme le sou-
en latin – par le héros rappelle l’épisode célèbre d’Ulysse ligne la précision du romancier à la ligne 19. C’est aussi
chez les cyclopes (L’Odyssée, chant IX, vers 152 à 536) l’inventeur génial du Nautilus, un ingénieur qui met la
et la trouvaille de ce dernier pour abuser Polyphème et nature à son service, domestique sa puissance. Il s’inscrit
se moquer de lui. On notera l’adverbe « anonymement » dans la vision prométhéenne du progrès qui anime son
(l. 32) qui monnaye à nouveau le nom du personnage. siècle. L’enthousiasme de Verne est perceptible : hyper-
Comme Ulysse, Nemo est un héros errant sur les mers, boles (reprise de l’indéfini « tout », « toutes », pluriels,
loin de toute terre habitée, héros maudit comme Ulysse qualificatifs, l. 20-32) et énumérations se succèdent pour
poursuivi par la haine de Neptune. Ulysse, « l’homme dire l’énergie et la force conquérante de Nemo qui met
aux mille tours », l’homme de la « métis » est ingénieux, la nature à son service. C’est encore un voyageur pas-
Nemo est ingénieur. L’île Lincoln où il décide d’inter- sionné – comme les grands héros verniens : « il visita
rompre son errance interminable rappelle l’île où Calypso tous les océans », qui, à l’instar du mot d’ordre baude-
retient le héros d’Homère. Mais à la différence de celui- lairien concluant Les Fleurs du mal, plonge « au fond de
ci, Nemo choisit son destin et décide de rester sur l’île. l’inconnu pour trouver du nouveau ».
Surtout, c’est un Ulysse sans Ithaque ni Pénélope voué à Nemo est le porte-parole de son créateur : anglopho-
une solitude sans fin. bie, combat pour l’indépendance des peuples, défense de la
Comme le montre cet extrait, le héros présente une liberté et du droit, autant de valeurs portées par son siècle.
double face, l’une lumineuse, l’autre plus ténébreuse.
Rappelons que le Nemo de Vingt mille lieus sous les mers ◗ Histoire des arts
est un pirate qui n’hésite pas à couler sans état d’âme les
La représentation des héros ❯ p. 402-403
navires anglais à l’aide de l’éperon dont il a équipé le
Nautilus. Il y a en lui une violence que souligne Verne : 1. Deux hommes de deux époques différentes
Nemo est un misanthrope, un nouvel Alceste plein (questions 1)
d’excès, atrabilaire, les termes sont forts, hyperboliques, Dans les deux images, les figures masculines incarnent
qui qualifient son humeur : il est « pris d’un immense la force et la fierté. Leur attitude est assez similaire – torse
dégoût » (l. 10), il éprouve de la « haine [et de] l’horreur » droit, tête relevée, regard dirigé vers l’avant. Leurs visages
à l’encontre du monde civilisé. L’emploi de ce dernier ne sont pas d’une grande expressivité, ce qui montre leur
mot souligne les contradictions du personnage dont maîtrise des émotions. Leurs traits sont réguliers, avec
l’idéal politique et la passion pour la science font une le nez sur l’axe central qui partage harmonieusement le
incarnation de la civilisation. Mais le romancier pointe visage en deux.
ici l’erreur, la faute de Nemo : en se mettant en marge de Toutefois, les deux héros sont mis en scène
l’humanité, à l’opposé de Cyrus Smith, en privant celle-ci différemment.
• 160
L’empereur Hadrien est nu. À l’époque antique, le nu autant nous donner des indications précises. En effet, la
masculin est très fréquent et sert à révéler la beauté par- couverture du jeu cherche à esquisser un protagoniste
faite des héros. Le nu se justifie aussi par l’évocation de certes orientalisant, mais surtout sombre et mystérieux.
la divinité de l’empereur, représenté ici sous les traits du Le prince énigmatique essaie de retrouver son passé :
dieu de la guerre Mars. Hadrien porte un casque impérial son histoire est enveloppée dans une brume opaque et
de l’époque romaine ainsi qu’une arme – un glaive – attri- grisâtre.
but de tout homme courageux et noble. Il a une barbe qui,
3. Que des bellâtres ! (question 3)
selon la codification de la statuaire antique, signifie que le
Les figures masculines dans toutes ces images ont une
personnage est mature.
position fière. Ils sont tous bien redressés, le dos bien
En revanche, le héros incarné par Henry Fonda est droit. Les traits réguliers des visages et les geste régis par
habillé et ses vêtements renvoient clairement à l’histoire des lignes droites, traçant des formes géométriques, ren-
américaine. Le film raconte la guerre d’indépendance voient à leur rigueur et à leur sens du devoir. Ils possèdent
(1776-1783) qui précède de peu la Révolution française. tous au moins une arme. Mis à part Hadrien, qui effleure
La coiffe du héros est typique de cette période. Fonda son glaive, les trois autres tiennent fermement le fusil,
tient aussi une arme (le fusil). le yatagan ou le sabre. Ils semblent sûrs d’eux et bien
Malgré la persistance d’un idéal de noblesse virile déterminés.
hérité de l’Antiquité, on peut difficilement imaginer un On voit ainsi que certains codes issus de l’Antiquité
film dans les années 1930, et même de nos jours, qui sont utilisés encore aujourd’hui, aussi bien dans le
mettrait en scène des héros nus. Il est vrai que dans la cinéma que dans les jeux vidéo. Même si les spectateurs
Grèce antique, les athlètes se présentaient nus lors des ne s’en rendent pas toujours compte, leur perception et
compétitions. L’art occidental a porté un culte à la nudité leur lecture des images sont imprégnées par ces codes.
antique – y compris le nu féminin mais qui est moins
pratiqué – en imaginant que les Grecs étaient plus beaux ARTS ET ACTIVITÉS
et plus purs. Telle fut, par exemple, au XVIIIe siècle, la 1. Le rôle passif de la femme qui accompagne l’homme
vision de Johann Joachim Winckelmann, un des premiers dans son exploit, suggéré dans la sculpture antique et
théoriciens de l’art antique. dans le film, a été mis à mal dans la seconde moitié du XXe
Ainsi, tout au long de l’histoire de l’art, le nu doit se siècle. Ainsi, les artistes femmes représentées dans Elles
justifier par une scène mythologique inspirée de l’Anti- ont cherché à montrer que la femme est un être autonome,
quité. Pour cette raison, entre autres, une œuvre comme qu’elle est capable de violence, prête à se battre et pas
Olympia d’Édouard Manet (1863) a choqué le public. Le seulement à rassurer. Pour rompre avec un art qui était
peintre n’a pas pris la précaution de donner un « alibi » jusqu’à cette époque l’apanage des hommes, ces artistes
mythologique à son personnage féminin. femmes ont utilisé les nouveaux médiums artistiques : la
photographie, la vidéo, la performance.
2. Des accessoires guerriers (question 2)
Comme évoqué dans la question 1, les armes sont un 2. Il existe différentes affiches de ce film, mais celle qui
des attributs virils les plus prisés. Depuis l’Antiquité, les répondrait le mieux à la question est celle où Nicolas Cage
hommes doivent prouver leur mérite dans le combat. se trouve debout, de plein pied, une mallette d’homme
d’affaires dans une main et un sac de courses en kraft dans
Dans ces deux images, toute une série d’accessoires
l’autre. La posture est fière et redressée, le visage sérieux
communs aux deux figures masculines montrent qu’il
et strict. Le graphiste a détourné les codes traditionnels de
s’agit de guerriers vaillants : les sabres fermement tenus,
la représentation de la virilité en plaçant ce sac en papier
les protections pour les corps. Toutefois, comme pour
inapproprié dans les mains du héros si bien habillé. Une
Hadrien et Fonda, deux époques et deux cultures diffé-
touche de ridicule est créée qui renvoie au déchirement du
rentes sont évoquées.
personnage, un « nouveau père » qui s’investit de plus en plus
Dans le cas de Gérôme, le casque poli, le bouclier dans la vie de famille, domaine auparavant peu masculin. Il
rond, les drapés des femmes, l’architecture des tribunes, doit donc découvrir et construire de nouveaux codes, ce qui
les aigles impériaux suggèrent la Rome antique et, plus peut créer des situations maladroites et loufoques.
précisément, le contexte d’un combat de gladiateurs. Les
connaisseurs verront que le héros est tourné vers le public
pour savoir quel sera le sort réservé à son adversaire, car
◗ Analyse littéraire
les spectateurs pouvaient gracier le vaincu. Ici, la plupart Le personnage de roman ❯ p. 405
des gens ont le pouce vers le bas, ce qui signifie la mise à Analyser le nom des personnages
mort du perdant. 1 1. La première phrase exprime combien la physio-
Dans le cas de Prince of Persia, les sabres incurvés, nomie du personnage est frappante ; elle s’appuie sur
rappelant un yatagan, renvoient à l’Orient où se passe la physiognomonie, considérée comment une science à
l’action (en Perse, comme l’indique le titre). Le palais l’époque de Balzac, qui relie le caractère moral d’une
à coupole, qui se détache dans la brume à l’arrière personne, son être même, à ses traits physiques (d’où la
plan, et le désert renforcent cette sensation, sans pour formule « l’étude de sa physionomie »). Dans le même
161 •
temps, le texte construit l’illusion que le personnage évo- soumise aux durs travaux, son portrait constitue la repré-
qué est une personne par la comparaison avec « les hom- sentation réaliste d’un type social ; il recouvre même une
mes remarquables de son temps », par l’emploi même du autre dimension, faisant de ce personnage l’allégorie de
terme « personne » et par l’usage du déictique dans le la Servitude.
groupe nominal « cet homme » (qui a pour effet de faire 3 Le portrait de Michel Strogoff constitue une pause
surgir cette figure comme si elle était présente sous les
dans le récit et adopte un ordre convenu dans le roman
yeux mêmes du lecteur).
réaliste ou historique du XIXe siècle. Lors de sa première
2. En suggérant qu’il existe « une certaine harmonie
apparition, le héros éponyme est décrit de la tête aux
entre la personne et le nom », le narrateur donne au nom
pieds et selon le point de vue omniscient du narrateur
du personnage « Z. Marcas » une valeur particulière :
qui n’intervient pas directement mais fait sentir sa
celui-ci n’est plus un signifiant arbitraire, il se charge de
présence par diverses interventions : modalisateurs (« il
signifiés. Ainsi le « Z », initiale qui précède le nom et
semblait que […] », l. 8), nombreux jugements de valeur,
dernière lettre de l’alphabet, résonne comme « fatal »,
commentaires d’ordre métalinguistique sur le choix
annonçant soit le destin tragique du personnage, soit sa
d’expressions stéréotypées insérées entre guillemets (« ce
force négative et destructrice (la suite de l’extrait lèvera courage sans colère des héros », l. 19). Ce choix du point
l’ambiguïté). de vue omniscient donne un tour définitif, catégorique
Dans le second paragraphe, le lecteur se trouve comme au portrait et contribue à présenter celui-ci comme un
apostrophé et appelé à mesurer lui-même l’effet produit « type » codé du héros romanesque.
par les deux syllabes de « Marcas » ; les deux ques- Michel Strogoff incarne en effet les valeurs héroïques
tions rhétoriques permettent alors de préciser la valeur propres au roman d’aventures. Il est présenté comme
accordée à ce nom : « une sinistre signifiance », un un héros sans peur et sans reproche, héritier des figures
avenir de souffrance (« l’homme qui le porte doive être épiques et de l’idéal chevaleresque. Ses caractéristiques
martyrisé »). Ainsi, le nom recouvre une valeur program- physiques suggèrent une qualité intellectuelle et morale
matique, il fonctionne sur le plan narratif comme une et sont valorisées par l’emploi d’un lexique mélioratif
sorte de prolepse, le début du roman incluant, de façon omniprésent dans tout le texte (à relever ou à résumer
certes énigmatique, sa fin. en quelques mots) : beauté, puissance, courage, déter-
mination, bonté… L’idéalisation du personnage est
Étudier la représentation du personnage renforcée par quelques procédés rhétoriques : énumé-
2 L’épisode des Comices agricoles dans Madame rations, métaphores et comparaisons (« leviers disposés
Bovary est l’occasion de donner le portrait d’une vieille mécaniquement… », « il semblait qu’ils s’y fussent enra-
paysanne, « Catherine-Nicaise-Elisabeth Leroux, de cinés »). Enfin, il est considéré comme une figure
Sassetot-la-Guerrière », récompensée « pour cinquante- exemplaire d’un archétype humain, comme le soulignent
quatre ans de service dans la même ferme » d’« une les phrases : « Sa tête puissante présentait les beaux
médaille d’argent », du « prix de vingt-cinq francs ». caractères de la race caucasique » (l. 1-2)
La phrase qui conclut le portrait fait de ce personnage Le corps du personnage est donc vu comme le reflet de
singulier un type : celui de la « fille de ferme » laborieuse son caractère. Sous l’influence de la théorie physiognomo-
et soumise (que l’on retrouve, par exemple, dans les nique à la mode au XIXe siècle (évoquée d’ailleurs dans le
contes de Maupassant). Elle lui confère même une valeur second paragraphe), de nombreux portraits romanesques
symbolique : elle incarne la souffrance du travail paysan, suggèrent que la constitution physique reflète infaillible-
« un demi-siècle de servitude ». Face à ce « symbole », ment le caractère d’un individu. Le texte de Jules Verne
la bêtise bourgeoise, que Flaubert expédie en une simple semble entièrement fondé sur une telle conception, comme
expression (à valeur de jugement définitif) : « ces bour- le montrent l’emploi du verbe « témoigner » (deuxième
geois épanouis ». paragraphe). La vigueur et la beauté de Michel Strogoff
Tout, dans le portrait, annonce cette conclusion et fait sont à l’image de sa valeur morale, ses pieds comme
sens, pour constituer un « humble témoignage de tant « enracinés » symbolisent sa détermination et son iné-
de souffrances subies ». On relèvera ainsi, notamment branlable droiture ; de même « ses yeux […] d’un bleu
à travers les expansions nominales, le paradigme de la foncé » expriment un « regard droit, franc, inaltérable… » ;
vieillesse : « vieille », « plissé de rides » et celui de la « les muscles sourciliers, contractés faiblement, témoi-
soumission dont le corps non seulement porte les traces gnaient d’un courage élevé, “ ce courage sans colère des
mais exprime pleinement, « maintien craintif », « se héros ” suivant l’expression des physiologistes. » ; enfin
ratatiner » ; ses « grosses galoches », son « grand tablier sa « bouche symétrique avec les lèvres un peu saillantes »
bleu », de son « béguin sans bordure », ou « sa camisole est interprétée comme la marque distinctive de « l’être
rouge » sont les attributs topiques d’une femme de labeur. généreux et bon » (dernière phrase). Le portrait initial de
Enfin, ses mains « entrouvertes », « à articulations Michel Strogoff ouvre ainsi un horizon d’attente pour la
noueuses » offrent au regard les stigmates d’une vie de suite du roman : on peut penser qu’il affrontera triompha-
souffrance : « encroûtées, éraillées, endurcies ». lement une série d’épreuves, propres à illustrer sa vigueur,
Ce personnage n’est plus seulement une vieille paysanne son courage et sa loyauté.
• 162
Analyser les rôles du personnage collective (avec la métonymie « la barricade tremblait »),
4 1. Publié en 1862, le roman de Victor Hugo, œuvre celle du Peuple, à la tête de laquelle semble se trouver
maîtresse du patrimoine littéraire français, offre une série Gavroche ; jeux d’antithèses entre l’un – Gavroche – et
de personnages et d’épisodes dont s’est emparé notre le multiple – les soldats –, entre le jeu (« il répondait
imaginaire collectif. Il en va ainsi de Gavroche. Fils à chaque décharge par un couplet », « les soldats
des Thénardier, livré à la rue et à la misère, Gavroche riaient en l’ajustant », « lui il chantait ») et le danger
occupe une place particulièrement importante à la (« on le visait sans cesse », « anxiété », « tremblait ») ;
fin de la quatrième partie et au début de la cinquième, formules hyperboliques. Le courage, la démesure de
durant l’épisode du soulèvement du peuple parisien de la générosité, l’abnégation devant le danger visent à
juin 1832, échec plein de promesses, où se profile la susciter l’admiration du lecteur. Le roman de Hugo fait
naissance du Peuple à venir. Dès 1862, le personnage s’affronter la vertu du peuple bafoué à la cruauté de la
de Gavroche s’ancre dans la mémoire pour se muer en répression louis-philipparde. Gavroche incarne dans cet
archétype. Un « gavroche » sera désormais synonyme du épisode l’une des luttes révolutionnaires pour la liberté.
gamin parisien, gouailleur et frondeur. « Interrompant le torrent des péripéties ; survolant la forêt
2. Gavroche est ici le héros d’une quête, celle de la liberté des personnages ; il nous arrache à notre envoûtement
du peuple (à la fois destinateur et destinataire de cette romanesque pour nous plonger dans un envoûtement
quête) ; il est ainsi placé au cœur de cette bataille des supérieur, celui de la réalité palpitante et de l’Histoire en
barricades, tantôt sujet de l’action, tantôt objet des tirs marche » (Vercors, Préface pour Les Misérables, Le Livre
des soldats. La première phrase par le polyptote (fusillé, de poche, 1985). En même temps, Hugo touche et émeut
fusillade) est parfaitement représentative de ce double le lecteur en choisissant comme héros un enfant innocent.
statut. On sera aussi particulièrement attentif à la fonction Toutes les notations qui assimilent le face-à-face avec
grammaticale dans le passage des pronoms représentant la mort à une bravade de gamin inconscient renforcent
Gavroche. cet effet. De même, la gouaille frondeuse du personnage
3. Le passage transforme le gamin des rues en héros au conduit à placer le lecteur du côté de Gavroche.
caractère épique et symbolique. Il s’agit d’une véritable
transfiguration opérée par les périphrases métaphoriques Écrire
empruntées aux légendes médiévales, puis à la On pourra, par exemple, si les élèves le souhaitent, faire
mythologie : « moineau becquetant les chasseurs », « un quelques suggestion de noms, soit exprimant par eux-
étrange gamin fée », « le nain invulnérable de la mêlée ». mêmes certaines significations (Beaudésir), soit, plus
D’abord esquissé dans sa légèreté poétique, l’enfant habilement, en jouant sur le pouvoir subjectivement
devient merveilleux et comme protégé par des instances évocatoire des sonorités qui les constituent (légèreté ou
surnaturelles. Il semble sortir tout droit d’un conte de fée, ironie sarcastique d’une assonance en [i], sifflement de
mais ce passage lui donne aussi l’épaisseur d’un héros serpent d’une allitération en [s], dureté des dentales). On
mythologique. Les marques nombreuses du registre pourra lire aussi en correction à cet exercice d’écriture
épique accompagnent cette métamorphose : succession l’incipit de Madame Bovary (avec le jeu sur le nom même
des verbes de mouvement et d’action ; aventure de Charles).

163 •
Chapitre

15 Le personnage à l’épreuve,
de Proust au Nouveau Roman
❯ MANUEL, PAGES 406-431

◗ Document d’ouverture Texte 1


Raoul Hausmann (1886-1971), Autoportrait Marcel Proust, Un amour de Swann ❯ p. 408
avec Hannah Höch (v. 1915), huile sur toile 1. Situation
(48x59 cm), Londres, Sotheby’s. Un Amour de Swann constitue la seconde partie de
1. Un autoportrait inhabituel (question 1) Du côté de chez Swann qui ouvre le grand cycle de
Autoportrait avec Hannah Höch met en scène l’artiste La Recherche. Après l’évocation de Combray et de
et sa compagne, tous deux membres du mouvement l’enfance du narrateur, Proust opère un retour dans le
Dada – Raoul Hausmann est le fondateur de la revue temps d’une dizaine d’années pour relater la liaison de
Dada en 1919. Tous deux inaugureront le photo- Swann et Odette de Crécy. L’action se déroule entre 1879
montage, technique promise à un bel avenir résumée et 1881, bien avant la naissance du narrateur. Quel est le
ainsi par le peintre : « faire des tableaux composés mystérieux narrateur du récit ? Une phrase, à la fin de
entièrement de photos découpés ». On est loin ici des « Combray », assure la transition et attribue à Marcel la
autoportraits traditionnels, on ne cherche plus à repré- responsabilité narrative, non sans soulever de nombreuses
senter la réalité : disparition de la perspective, de la questions sur la vraisemblance de celle-ci : « C’est ainsi
profondeur et du décor, juxtaposition de deux visages que je restais […] à songer au temps de Combray […] et
partiellement superposés, à gauche yeux mi-clos le à ce que, bien des années après […] j’avais appris au sujet
peintre, à droite, mise en valeur par les rose et les brun, d’un amour que Swann avait eu avant ma naissance… »
sa compagne dont l’ovale de l’œil est délicatement La passion inexplicable de Swann à propos de laquelle
souligné et l’oeil ouvert. Tous deux se détachent d’un celui-ci avouera « dire que j’ai gâché des années de ma
fond peint en grands à-plats juxtaposant un camaïeu de vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand
bleu. Les touches sont larges, visibles, soulignées par amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était
des lignes brunes, l’ensemble donnant une impression pas mon genre », aura été une autre figure pathétique et
de mouvement et de rapidité. Il y a quelque chose de ironique du temps perdu.
tranchant dans les aigus semblables à des lames ou à des 2. Narrateur et personnage (questions 1 et 2)
fragments de miroir brisé qui constituent le fond. Le Rappelons qu’Un amour de Swann est le seul roman
rapprochement des deux visages suggère la complicité du cycle proustien écrit à la troisième personne (en
qui les unit. dehors de rares occurrences du « je »), alors que le reste
2. Une toile avant-gardiste (question 2) de l’œuvre est racontée à la première personne par un
Les années précédant le premier conflit mondial et narrateur-personnage dont on ne connaît que le prénom
la période de la guerre furent marquées par une effer- Marcel. L’extrait choisi est une analyse menée à la troi-
vescence esthétique inédite qui vit éclore de nombreux sième personne par un narrateur omniscient qui analyse
mouvements artistiques remettant en cause l’art lui- et commente le comportement de Swann face au progrès
même : abstraction (autour de 1910), cubisme (autour de de la passion. Narrateur placé en surplomb qui décortique
1906-1907), futurisme (Marinetti lance le manifeste futu- les ravages de l’amour chez Swann et en sait plus sur lui
riste dans Le Figaro en 1909), dadaïsme… L’influence que le personnage lui-même. Les imparfaits d’habitude
de cette avant-garde révolutionnaire et novatrice trans- des lignes 5, 8, 13 font de lui un familier rapportant en
paraît dans cette toile. Hausmann reprend au cubisme et outre ses propos au style direct à deux reprises, entrant
au futurisme les formes géométriques, la technique de dans une intériorité qui n’a pas de secret pour lui et qu’il
la juxtaposition des couleurs et des formes, la pratique analyse de façon méticuleuse et clinique : « certes il
du collage (le photomontage s’inspirera plus tard de ces était sincère » (l. 10-11) ; « son amour s’étendait bien
techniques en juxtaposant des éléments hétéroclites). au-delà », (l. 11), « le trouble douloureux et constant qui
La toile juxtapose les visages, superposant ceux-ci sur l’habitait » (l. 14). Le narrateur adopte le point de vue
une surface jouant sur la multiplicité des lignes de fuite, d’un clinicien décrivant avec objectivité à travers « le
démultipliant ainsi les centres de perspective. La tech- cas Swann » le phénomène amoureux, sans exprimer le
nique reflète un monde qui a perdu son ordonnance, sa moindre sentiment personnel à l’égard de Swann. Dès
stabilité, son centre, en constant déséquilibre sur lequel la première ligne, le diagnostic est posé : « l’amour de
émergent le couple et son amour. Swann était arrivé à ce degré » et confirmé de manière
• 164
catégorique à la fin, à l’aide d’une comparaison médicale. vue de Swann enfermé dans sa passion mortifère. Celle-ci
Il observe encore en moraliste, conférant à son propos repose avant tout sur l’illusion : Swann ne parvient pas à
une portée universelle avec l’emploi du « nous » (l. 16) comprendre comment il peut aimer Odette alors qu’elle
ainsi que du « on » qui se poursuit jusqu’à la ligne 20 lui inspirait « peu de goût, presque [du] dégoût » (l. 6).
et l’utilisation du présent de vérité générale posant une Pas de coup de foudre ni d’éblouissement amoureux
analogie entre l’amour et la mort (l. 18). L’expérience chez Proust. Les termes sont durs qui la montrent avec
vécue par Swann est universelle. « son teint sans fraîcheur » (l. 7), ne procurant à Swann
À rebours de ce narrateur tout puissant, Swann appa- « presqu’aucun plaisir à être […] hier dans son lit. »
raît démuni, surpris devant l’intensité de ce sentiment (l. 10), la qualifiant pour finir, dans une gradation dans
nouveau pour lui et qui envahit sa vie, ne comprenant pas la répulsion, de « laide » (l. 10). Swann ne peut que
ce qui lui arrive : il « avait peine à identifier » (l. 14), constater avec « étonnement » le décalage entre la souf-
« il se disait presque avec étonnement » (l. 15). Pourtant france ressentie et la cause de celle-ci, l’Odette en chair
Swann est un intellectuel, un être subtil qui tente de et en os si décevante ou encore sa photo. Ce qui pourrait
comprendre, s’analyse et ne reste pas inactif comme le passer pour de la muflerie de la part de ce dernier reflète
montrent ses réactions : « quand il cherchait à la mesurer » l’analyse proustienne de l’amour. Peu importe l’objet
(l. 5), qui constate les progrès (l. 8), « il essayait de se qui déclenche le désir, Odette n’est qu’un prétexte. Ce ne
demander » (l. 18). On notera que le lexique renvoie à une sont pas les qualités réelles de l’objet aimé qui suscitent
démarche expérimentale. L’adverbe à valeur concessive la passion mais, écrit Proust dans Un amour de Swann,
« certes » répété deux fois souligne le décalage entre la « le besoin insensé et douloureux de le posséder. » La
conscience que le personnage a de son mal et l’étendue passion amoureuse est mue par un désir de possession
de celui-ci. de l’autre qui se manifeste dans la jalousie. Mais l’autre
se dérobe toujours, insaisissable. « Le monde des astres
3. De l’amour (questions 3 et 4)
est moins difficile à connaître que les actions réelles des
L’amour est décrit ici comme ailleurs dans La
Recherche au moyen d’une métaphore filée, celle de la êtres, surtout des êtres que nous aimons », note Proust
maladie. L’image n’est pas nouvelle et constitue un topos dans La Prisonnière. La passion de Swann est une répéti-
littéraire, mais l’insistance de Proust, sa radicalité, le pes- tion de la passion du narrateur pour Albertine.
simisme qui en découle, raniment ce qui pourrait n’être
qu’un artifice rhétorique. Dès le premier paragraphe, Texte 2
l’analogie est posée : l’amour est une « affection », « un Marcel Proust, À l’ombre
mal ». Les termes choisis sont forts, la gravité soulignée des jeunes filles en fleurs ❯ p. 409-410
par la comparaison avec des cas extrêmes nécessitant un
1. Situation du texte
« chirurgien. » Le cas de Swann semble désespéré et le
Entraperçu une première fois à Tansonville sous les
remède serait pire que le mal. Les termes « degré » (l. 1),
traits d’« un monsieur habillé de coutil (qui) fixait sur
« étendue » (l. 4), « mesurer », « diminué » (l. 5) relèvent
moi des yeux qui lui sortaient de la tête » (Du côté de chez
de l’observation clinique. Le symptôme est celui d’« un
Swann), Charlus fait ici sa première véritable apparition,
trouble douloureux et constant » (l. 15), le malade est
faisant une entrée en scène fracassante sur la scène de
affecté d’une forme de perte de conscience (« Swann n’en
la Recherche. C’est une scène de « drague » que campe
avait pas une conscience directe », l. 4 « il avait peine à
Proust ici avec humour. Charlus fait tous ses efforts
identifier la figure », l. 14). La comparaison de la ligne 16
oculaires pour séduire le narrateur, mais celui-ci ne com-
opère un rapprochement encore plus explicite entre
prend rien au manège de l’inconnu qui le regarde avec
l’amour et la maladie. L’étonnement du malade naît du
tant d’insistance.
décalage entre la cause du mal (Odette) et sa gravité. Une
nouvelle comparaison (l. 18-19) entre l’amour et la mort 2. Jeux de regards (question 1)
souligne la progression du mal. L’amour de Swann vire Jusqu’à la réplique au style direct de la ligne 50, tout
à l’obsession (cf. l’accumulation en forme de gradation passe par le regard. Proust reprend ici une situation fré-
des lignes 22-24), à la façon d’un cancer, il s’est « multi- quente dans La Recherche mettant en scène regardant et
plié » (l. 22). La fin du texte, en forme de chute, reprend regardé. Le narrateur est d’abord en situation de regardé,
la métaphore chirurgicale du début. Ce qui n’était encore il a « la sensation d’être regardé » (l. 3), le « je » devient
qu’une hypothèse est devenue une certitude : la tumeur un « moi », mué en objet passif : tournure passive de la
amoureuse « n’était plus opérable » (l. 26). Le cas est ligne 3, « fixait sur moi », « lança sur moi », Charlus a
donc désespéré. l’initiative, les termes exprimant les modalités du regard
Cet extrait illustre le pessimisme proustien à l’égard de connotent intensité (cf. les hyperboles « dilatés », « en
l’amour. Il dépeint ici la dimension obsessionnelle de la tous sens ») et une forme de violence (cf. comparaison
passion, prélude à un nouveau stade dans l’évolution de la avec le coup de feu, l. 12) qui suscitent le malaise.
maladie, la jalousie. L’amour est souffrance, incommuni- Sentiment renforcé par la mobilité de ce regard insistant
cabilité, chacun est seul. Qui est vraiment Odette ? Quels qui viole le code de la bienséance sociale (énumération
sont ses sentiments ? Le récit ne nous livre que le point de suggestive de la ligne 11).
165 •
La tentative de séduction du baron, non comprise par 35), « voleur » ou « aliéné », finit-il par se demander
le narrateur, conduit celui-ci à se retourner, il devient (l. 36-37). Les changements d’expression incessants de
alors, à partir de la ligne 16, la cible du regard du nar- Charlus – son regard a encore changé lorsque le narrateur
rateur, renversant ainsi la situation, de regardé devenant le rencontre à nouveau faisant mine de ne pas le voir et
regardant, passant au scalpel la métamorphose de Charlus encore moins de le reconnaître (l. 43-49) – entretiennent
dépité par son échec : le regard du narrateur décèle la l’incertitude : pourquoi ce manège ? Comment concilier
dureté du personnage, sa violence contenue mais per- l’image de l’homme appartenant à la fine fleur de l’aristo-
ceptible (« exagération agressive », l. 30 ; « venger une cratie (c’est un Guermantes, rappelle opportunément pour
humiliation » l. 31, le regard de l’inconnu devient « dur, le lecteur Mme de Villeparisis) avec celle de l’inconnu
presque insultant » l. 35). excentrique, insistant, vaguement vulgaire ?
Nouvelle réapparition surprise de Charlus l. 42, nou- 4. Une scène de comédie (question 4)
velle métamorphose du regard qui vise à dissimuler la Le texte revêt une dimension théâtrale forte :
gêne du baron, fâché de rencontrer le narrateur qu’il a – par son découpage dramatique en trois actes : entrée
outrageusement « dragué », alors qu’il est en compagnie en scène spectaculaire de Charlus (l. 1-25) ; un étrange
de sa tante et de son neveu, masque social oblige. Le manège qui entretient le mystère (l. 25-40) ; dénouement
personnage regarde sans voir, le narrateur est devenu ou le fin mot (l. 40 à la fin) ;
transparent, inexistant. Lors du dialogue qui s’ensuit, – par son caractère visuel : la scène est muette jusqu’à
Charlus détourne ostensiblement le regard (l. 51, 55), le la réplique de Mme de Villeparisis, c’est une scène de
narrateur est renvoyé à son néant social. Il n’y a pas de pantomime ;
regard heureux chez Proust, le regard véhicule le désir de
– les deux répliques finales lèvent le voile sur l’identité
possession, l’agressivité, la distance sociale.
de l’inconnu et constituent un coup de théâtre auquel
3. Un personnage ambigu (question 2 à 5) l’absence de parole du narrateur et de sa grand-mère
L’extrait offre un parfait exemple de la technique confèrent l’effet d’une chute à la manière de La Bruyère
proustienne du portrait. Proust refuse le portrait bal- (cf. le portrait d’Arrias).
zacien mené au point de vue omniscient et décrivant le Cette petite pièce savamment orchestrée est hautement
personnage de pied en cap, physiquement et moralement comique : avec la gesticulation outrée de Charlus, le nar-
(voir manuel, p. 384). Charlus est vu ici en point de vue rateur pointe l’excès de son attitude (l. 29), son manque
interne à travers la subjectivité du narrateur, point de vue de naturel, sa raideur (« il cambrait sa taille d’un air de
limité – que mettent en valeur par leur insistance les nom- bravade » l. 33), l’indiscrétion appuyée de son regard qui
breux indéfinis et les modalisateurs – qui a l’intérêt de ne s’exprime à travers des roulements d’yeux qui rappellent
pas réduire le lecteur à une interprétation proposée par un les acteurs du cinéma muet, son agitation frénétique
narrateur omniscient, mais de le conduire à s’interroger (nombreux verbes de mouvements). Les termes employés
sur le comportement du personnage, à ne pas partager les pour décrire l’attitude de Charlus (l. 48-49), sont une
hypothèses saugrenues du narrateur-personnage, voire à allusion claire au Tartuffe de Molière.
s’amuser de la naïveté de ce dernier. Proust montre donc
Le comique relève ici de la farce. Du reste, Charlus
Charlus du dehors, en action, en mouvement devrait-on
est « très grand, très gros, avec des moustaches très
dire, car Charlus s’agite sans cesse. Le modèle du por-
noires » (l. 5). Tout est exagéré, forcé comme le
traitiste est ici le La Bruyère des Caractères. On ne rentre
jamais dans l’intériorité du personnage, celle-ci reste maquillage d’un acteur comique. Comique de situation
à jamais insaisissable. Cette technique reflète la vision aussi qui campe un narrateur décontenancé et un inconnu
proustienne (rappelons-nous : « le style n’est pas question dont le comportement ridicule jure avec son identité, une
de technique mais de vision », manuel, p. 411) : les êtres Mme de Villeparisis qui s’y prend à deux fois avant de
sont ambigus, multiples, fragmentés, changeants dans le révéler le titre et le lien de parenté de son neveu et un
temps et l’espace, variant selon l’angle de vue. Ils ne sont narrateur dont Proust nous laisse imaginer la surprise.
jamais que la somme de leurs diverses apparitions, laquelle 5. Ambiguïté de Charlus (question 5)
n’est jamais close ni réductible à l’unité d’un moi. Le narrateur multiplie les indices soulignant l’étrangeté
Charlus présente donc une énigme pour le jeune Marcel du personnage, sa dualité : perplexe devant le manège
réduit à ne savoir sur quel pied danser : a-t-il affaire à un de l’inconnu, il émet une hypothèse tout en sous-entendus
« fou », un « espion » (l. 10) ? La volte-face de Charlus pour qui connaît les mœurs de Charlus (l. 8,9) mais sa
qui fait semblant de lire une affiche le conduit à émettre méconnaissance du monde le fait opter pour l’attitude
une autre hypothèse, moins romanesque : « j’eus l’idée d’un fou ou d’un espion ; le terme d’« œillade » com-
d’un escroc d’hôtel » (l. 25), il se méprend sur l’attitude plété par l’adjectif « hardie » est chargé de connotations
de l’inconnu : donne-t-il le change parce que le narrateur sexuelles, l’interprétation du geste de la visière (l. 19)
a surpris son petit manège ? Ou bien cherche-t-il à humi- laisse sous-entendre le désir du baron de ne pas être
lier ce dernier comme le laisse accroire le changement reconnu. L’arrivée de la grand-mère (l. 40), interrompt
qu’il lit dans ses yeux ? Perplexité du narrateur qui oscille les spéculations du narrateur. Celui-ci note néanmoins
entre plusieurs interprétations (« tantôt […] tantôt », l. la mise « extrêmement soignée » de l’inconnu qui le
• 166
distingue, l’allusion au « gant de suède » (l. 55), montre poursuit par le complément d’objet direct attendu « cette
l’élégance de ce dernier. Personnalité double donc, qui a réalité » repris par le relatif « de laquelle » répété deux
quelque chose à cacher, qui révèle en outre une violence fois sous la forme d’un chiasme (« loin de laquelle nous
latente qui se traduit par son revirement humiliant lors de vivons »/ « de laquelle nous nous écartons ») ; « cette
la scène de présentation et transparaît à travers son regard réalité » réapparaît à la ligne 5, relançant la phrase, le
empreint d’une dureté inattendue (l. 35). terme est repris à nouveau par deux relatifs (« que »,
« qui »). La période s’achève sur le dévoilement de « cette
réalité » mystérieuse (« et qui est tout simplement… »)
Texte 3
présentée comme une évidence. Avec « par conséquent » à
Marcel Proust, Le Temps retrouvé ❯ p. 411
la ligne 7, Proust tire ensuite, dans la deuxième phrase de
1. Un manifeste de l’esthétique proustienne (question 1) son éloge, la conclusion de ce qui précède sous la forme
Proust commence par distinguer deux types de connais- d’un paradoxe percutant démentant une opinion courante :
sance : la connaissance que procure l’art, qui est la vraie « la vraie vie, […] c’est la littérature ». La tournure « la
connaissance qui nous permet d’accéder à cette réalité seule » renforcée par l’adverbe « réellement » conférant
qu’est notre vie et la connaissance conventionnelle qui un aspect catégorique à l’affirmation. L’enthousiasme ne
finit par recouvrir la première. Le rôle de l’art – Proust retombe pas comme le montrent le mot « vie » repris trois
ajoute « véritable », apportant ainsi une limitation qui fois sur une même ligne et le groupe ternaire en ordre
exclut l’art prétendument réaliste –, consiste à retrouver croissant (« la vraie vie, la vie enfin découverte et éclair-
une réalité plus profonde recouverte par les « clichés » cie, la seule vie… ». Les termes désignant l’action de
accumulés au cours de notre vie et à accéder ainsi à l’art soulignent la puissance de celui-ci : « découverte »,
« la vraie vie ». « éclaircie » repris par « éclaircir » (l. 10). Avec le « car »
La réflexion porte sur le rôle de l’art et se déploie en trois de la ligne 12, Proust donne la clé : l’art est « vision »,
temps : premièrement, l’art et en particulier la littérature plus encore « révélation » au double sens photographique
sont seuls capables de nous apporter la connaissance de la et religieux du terme. Il multiplie les antithèses pour sou-
vraie vie (l. 1-12) ; deuxièmement, cela grâce au style qui ligner l’apport de l’art : « une question non de technique
est l’expression singulière dont le monde apparaît à un mais de vision », « la révélation qui serait impossible
artiste (l. 12 à 16) ; ainsi, grâce à l’art, nous sortons des par des moyens non artistiques, différence qui, s’il n’y
limites de notre subjectivité pour accéder à une infinité de avait pas l’art », « grâce à l’art au lieu de voir […] nous
mondes possibles. L’art enrichit donc notre perception de le voyons » (l. 13-20). On notera la reprise anaphorique
la réalité en démultipliant celle-ci. célébrant le pouvoir unique de la création : « s’il n’y avait
pas l’art » (l. 16), « par l’art seulement » (l. 17), « grâce
Le caractère abstrait de cette réflexion sur l’art est ici à l’art » (l. 20). L’éloge se termine par une ample période
rendu concret par l’emploi d’un lexique qui renvoie à la à nouveau qui développe une image astronomique aux
vue et à l’optique : le verbe « voir » est répété quatre fois, accents épiques qui élargit le propos dans l’espace et le
l’art fait voir, il est « vision », le style est « révélation » temps et magnifie la création artistique : chaque œuvre
au sens photographique du terme, le terme « développé » est comparable à une étoile morte qui bien longtemps
mis entre guillemets par Proust renvoie explicitement après qu’elle s’est éteinte continue à rayonner. On pourra
au langage de la photographie. Parce que la plupart des rapprocher cette phrase des « Phares » de Baudelaire.
hommes vivent de manière immédiate et ne se donnent
pas la peine de « fixer » leur vie, de la « développer », ils
passent à côté de la « vraie vie. » Texte 4
André Gide, Les Faux-Monnayeurs ❯ p. 414-415
2. Un éloge vibrant (questions 2 et 3)
Déterminants définis, présent de vérité confèrent au 1. Situation du texte
propos une portée générale. Le « je » habituel employé Les Faux-Monnayeurs est le premier récit auquel Gide
par le narrateur laisse place ici au « nous » qui affirme donne le nom de roman. Il y poursuit sa remise en cause
l’universalité du propos – « nous » insistant, renforcé souvent ludique du genre romanesque traditionnel et
par les pronoms et possessifs de la première personne du de ses conventions. Au centre de la narration, Édouard,
pluriel. On ajoutera les formules qui visent à convaincre romancier préparant un roman dont le titre sera… Les
le lecteur que l’art concerne l’humanité : « chez tous les Faux-Monnayeurs, personnage mêlé à plusieurs intrigues
hommes », (l. 9), « notre vie et aussi la vie des autres » et qui tient parallèlement un journal qui occupe le tiers du
(l. 12), ou encore « chacun » (l. 17). roman, cependant que Gide lui-même tient son Journal
des Faux-Monnayeurs. Belle mise en abyme.
La ferveur de Proust qui le conduit à faire un éloge
enthousiaste de l’art se reflète au travers d’une longue 1. Un auditoire ironique (question 1)
période (l. 1-9) qui s’ouvre sur une opposition entre « l’art Gide dramatise sa réflexion sur le roman sous la forme
véritable » et « le jeu de dilettante » qui fait ressortir par d’un dialogue ponctué d’humour : Édouard présente, non
contraste la « grandeur » du premier. Elle se continue sans emphase, devant Bernard son jeune secrétaire, Laura
par une énumération en forme de gradation (l. 2), puis se Douviers qu’il a aimée, et Sophroniska la psychanalyste, sa
167 •
conception du roman. Mais l’auditoire accueille avec une Mais, deuxième objection, formulée cette fois de façon
réticence enjouée et ironique les vues du romancier par une familière (hyperbole de la ligne 21) par Laura : le sujet
question inaugurale de Sophroniska, toujours logique (l. 4), d’un tel roman est trop abstrait et risque d’ennuyer.
les points de suspension dénotant déjà une forme d’ironie. L’argument touche juste, Édouard sort son joker : pour
Nouvelle question (l. 15), rhétorique et ironique encore, de contourner l’écueil, il mettra en scène le personnage d’un
la même Sophroniska, le narrateur apportant immédiate- romancier.
ment une précision qui renforce l’humour de la situation, Troisième objection, toujours de Laura, qui connaît
la remarque de Sophroniska déclenchant d’ailleurs un bien Édouard, le danger autobiographique : « vous ne
« sourire » de Laura, laquelle finit par « rire » franchement pourrez faire autrement que de vous peindre. » (l. 33).
(l. 22). Rire communicatif qui manque de gagner même la Édouard s’en tire par une pirouette, « j’aurais soin de le
très sérieuse Sophroniska (l. 25-26) mais finit par l’emporter faire très désagréable ». S’attirant aussitôt une réplique
(l. 40). L’exposé vire au burlesque et Édouard est ridiculisé. vive et malicieuse de Laura.
Le « si, si » de la même ligne montrant le scepticisme de
Sophroniska à l’égard des thèses contradictoires d’Édouard. Reste un dernier point, abordé plus sérieusement cette
Le « ton persifleur » de Laura (l. 34) et « les regards mali- fois par Sophroniska : la question du plan de l’ouvrage.
cieux » de Bernard (l. 36) achèvent de donner au texte sa La réponse d’Édouard lui vaut une objection qui l’accule
dimension humoristique. Gide a ainsi évité de donner à dans ses contradictions : comment parler de stylisation si
l’exposé d’Édouard un tour didactique trop sérieux et de le plan du roman est « dicté » par la réalité ? le narrateur
« faire mourir d’ennui [ses] lecteurs » (l. 21). surenchérit en qualifiant d’« illogisme flagrant » le propos
d’Édouard et en soulignant l’impression « pénible » qui
On notera qu’un quatrième témoin ajoute ses com-
en découle.
mentaires à l’exposé : le narrateur, dont les remarques
prennent le parti des trois auditeurs et qui dénonce à son 3. Gide et la mise en abyme (question 5)
tour les contradictions d’Édouard (l. 52-54). La mise en abyme est déjà au niveau du dialogue. Les
questions et objections des trois auditeurs sont celles que
2. La théorie romanesque d’Édouard (questions 2 et 3)
Gide s’adressait à lui-même au moment de l’écriture
Le mot clé est celui de « stylisation » dont on fera
de son roman. C’est un dialogue avec lui-même qu’il
rechercher le sens aux élèves. Le terme est lancé par
met en scène ici. Les réactions des trois personnages
Sophroniska (l. 15) et repris à l’infinitif à la ligne 19,
sont celles que Gide peut imaginer chez ses lecteurs :
cette fois par Édouard et mis en valeur par le « je veux »
roman trop abstrait, ennuyeux… Ils sont des doubles
qui précède, l’art est stylisation pour Édouard – comme
de nous-mêmes. La correspondance qu’il échange avec
pour Gide d’ailleurs. Il emprunte le modèle aux auteurs
Roger-Martin du Gard au moment de l’écriture des Faux-
du classicisme cités au début. L’art doit donc simplifier,
Monnayeurs trouve un écho dans ce dialogue enjoué.
trier, épurer le réel, non pas reproduire celui-ci, mais au
Le dialogue transpose donc de façon vivante un débat
contraire, s’éloigner de la vie (l. 1-2), l’art est écart. En
esthétique qui agite André Gide : « Aussi bien est-ce une
stylisant, l’œuvre s’élève du particulier à l’universel.
folie sans doute de grouper dans un seul roman tout ce
Une telle conception s’oppose frontalement bien sûr
que me présente et m’enseigne la vie. Si touffu que je
à l’école naturaliste dont Édouard – porte-parole de
souhaite ce livre, je ne puis songer à tout y faire entrer. Et
Gide ici – entreprend une critique en règle (l. 7-11). On
c’est pourtant ce désir qui m’embarrasse encore », note
notera l’image polémique de la boucherie pour évoquer
la « tranche de vie ». Que lui reproche-t- elle ? D’avoir Gide dans son Journal des Faux-Monnayeurs à la date du
un sujet, donc une intrigue, de tailler artificiellement 17 juin 1919. On croirait entendre Édouard…
dans le continu et le multiple de la vie pour parvenir à Quant à Édouard, c’est un double de Gide bien sûr,
la fameuse « tranche de vie », artifice chronologique qui pas seulement un romancier ridicule dont l’auteur se
ne permet pas de saisir la profondeur et la complexité du moquerait ici. « Je lui prête beaucoup de moi » (Journal
réel. Édouard au contraire « voudrai[t] tout y faire entrer des Faux-Monnayeurs, 1er novembre 1922). Gide se met
dans ce roman » (l. 11). en scène bien sûr mais avec toute la distance de l’ironie,
Mais cette exigence de fidélité au réel, cette ambition exposant ses vues esthétiques, se moquant de lui-même
de tout mettre dans son roman est évidemment contradic- (un peu poseur, fumeux), mais dévoilant ses doutes, ses
toire avec l’idée de stylisation qui suppose au contraire de difficultés, ses contradictions, un personnage proche de
couper, trancher, simplifier. C’est ce que perçoit immé- lui-même par de nombreux traits, notamment le goût
diatement Sophroniska : « Et tout cela stylisé ? » (l. 15). pour les jeunes gens, un romancier qui tient lui aussi un
Elle oblige ainsi Édouard à rectifier son propos (l. 18), journal, lequel occupe le tiers du roman, tout comme Gide
soulignant ainsi ce que celui-ci peut avoir encore de lui-même tient un journal de l’avancée de son roman.
confus. Il revient sur sa première assertion, « il n’y aura Autre modalité de la mise en abyme, le sujet du futur
pas de sujet » en tentant de résoudre la contradiction entre roman d’Édouard. C’est celui que Gide nous invite à voir
« tout y faire entrer » et styliser : le roman exposera ce dans son livre, au-delà de l’intrigue et des personnages et
dilemme (l. 19). Ce sera le roman de la création litté- qui est évoqué, reformulé à trois reprises aux lignes 19-20,
raire, de la lutte entre l’écrivain et la réalité. 25 et 50-51 et qui pose la question de la création littéraire.
• 168
À travers le personnage d’un romancier, Gide incarne et résumée de façon dramatique l’absurdité de la condi-
dramatise ce qu’il décrit à travers une métaphore, celle de tion humaine. Alors que ses compagnons sont gagnés
la « lutte ». La création est combat, « effort », nouvelle par l’épouvante (l. 3), Katow réagit comme le montre
version de « la lutte avec l’ange ». Mais Édouard, à la le « mais » de la ligne 3 qui plonge le lecteur dans la
différence de Gide, ne parviendra pas à écrire ce livre, conscience du personnage. Le verbe « pouvait » prend
il est qualifié d’« amateur, de raté » au cours du récit. Il ici toute sa force même s’il est aussitôt tempéré par le
apparaît comme une figure cathartique à travers laquelle « peut-être » qui suit. Katow est en proie à un dilemme
Gide a exorcisé ses propres tentations. rapidement évoqué : soit abdiquer face à la peur et avaler
égoïstement le poison, soit l’offrir à ses compagnons. Le
Texte 5 débat est vite tranché par l’homme d’action qu’il est. Le
geste qu’il fait avec sa ceinture prend une allure symbo-
André Malraux, La Condition humaine ❯ p. 416-417
lique : il s’apprête à faire un don « de plus que sa vie »
1. Un univers nocturne (question 1) (l. 12). La peur et la solitude sont vaincues, Katow affirme
En admirateur de Rembrandt, Malraux peint une scène la dignité de l’homme. Il est en cela conforme aux grands
nocturne : la nuit a envahi le monde (« ce sifflet perdu héros malrucciens des Conquérants ou de La Voie royale :
dans la nuit »), prenant une dimension symbolique ; contre le néant et l’absurde ils réagissent par la volonté et
le préau est plongé dans l’« obscurité » (l. 31), il est l’action qui donne un sens à l’existence.
« impossible de voir quoi que ce soit » (l. 12) constate La situation et le lexique confèrent à cet épisode
Katow. Seule « une auréole trouble » perce l’ombre, à héroïque une dimension religieuse. Katow est une sorte
la manière d’un clair obscur. Katow et ses compagnons
de Christ laïque. Malraux a multiplié les rapprochements
réagissent comme des aveugles, se servant de leurs mains.
avec le Nouveau Testament en décrivant le geste héroïque
Voir est désormais inutile. Cette humanité dans la nuit
de Katow à la façon d’un sacrifice :
est une métaphore de la condition humaine et souligne la
– comme le Christ avant d’entrer à Jérusalem, Katow
détresse de l’homme.
connaît la « tentation » (l. 5) ;
2. « Cette pauvre fraternité sans visage » – comme lui, il accepte le supplice qui l’attend ;
(questions 2 et 3) – il est entre deux compagnons comme le Christ sur sa
La force pathétique du texte tient en grande partie à croix entre les deux autres crucifiés ;
l’omniprésence des sensations physiques, concrètes et – la scène du cyanure est une réécriture laïque de la Cène,
intenses. Sensations auditives (le mot « voix » est répété jusque dans le geste de Katow « il brisa le cyanure en
plusieurs fois, le bruit du sifflet rappelle le supplice qui deux » et les mots qu’il emploie (l. 8) rappellent ceux du
attend les captifs, chuchotements), mais sensations tac- Christ. Le mythe chrétien est inversé, le cyanure a rem-
tiles surtout, qui soulignent la proximité des corps. Le placé l’hostie source de vie. La formule « ce don de plus
mot « corps » est repris d’ailleurs de façon insistante », et que sa vie » est encore un écho aux paroles du Christ ;
confèrent une dimension sensible et concrète à la notion – le terme d’« auréole » introduit une connotation reli-
abstraite de fraternité. L’extrait est construit sur une gra- gieuse mais l’adjectif « trouble » apporte une correction.
dation sensorielle : de la préposition « entre » (l. 2) qui Le texte s’achève sur l’exclamative « Ô résurrection » à la
rappelle la position des corps à l’offre de Katow (« pose résonnance christique. Il se produit une sorte de miracle à
ta main », l. 8) au verbe « toucher » (l. 8), puis à la per- la fin de l’extrait, la révélation de la fraternité. Celle-ci lui
ception de « la main chaude qui reposait sur lui » (l. 13), est donnée – on notera la tournure passive de la ligne 31 –
le verbe connotant déjà une forme de paix retrouvée. comme une sorte de récompense pour son sacrifice.
Les sensations tactiles se font alors plus intenses avec le Katow est un saint, un martyr de la révolution, un héros
verbe « crisper » (l. 14), les mains ensuite se cherchent, exemplaire. Le supplice qui l’attend rappelle celui des
se « frôlent » pour finir dans une étreinte fraternelle qui premiers chrétiens. Face à cette mort atroce, au néant,
constitue l’acmé de la scène (l. 27). On notera la tournure la révélation de la fraternité apporte une note d’espoir et
énumérative et sa gradation syllabique et sensorielle. substitue à la promesse chrétienne de la résurrection la
L’extrait s’achève sur le gros plan « des deux mains (qui) foi dans cette autre forme de résurrection et d’immortalité
restaient unies » et le terme fort d’« étreinte », lexique
que procure la révolution.
tactile qui reflète l’état d’exaltation des condamnés qui
trouvent dans la fraternité le moyen de surmonter la peur.
Texte 6
3. Katow saint et martyr (questions 4 et 5)
Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit ❯ p. 418-419
Le récit illustre la philosophie de l’engagement et
de l’action du Malraux des années 1930, marxiste et 1. Situation du texte
trotzkyste. Le premier paragraphe campe la situation et Mort à crédit est un roman autobiographique dont le
confère d’emblée à la scène une résonnance pascalienne : narrateur et héros n’est plus le Bardamu du Voyage, mais
hommes jetés dans la nuit d’un cachot, le dos au mur et Ferdinand, double de Louis-Ferdinand Céline, qui raconte
attendant la mort. Chacun est seul, l’adjectif est martelé son enfance de fils de petits commerçants du passage Choiseul
à trois reprises, et confronté à l’angoisse. Ainsi se trouve à Paris – rebaptisé ici de façon suggestive « impasse des
169 •
Bérésinas ». Le récit est divisé en deux parties, la première, 4. Une vision grotesque du monde (questions 5 et 6)
dont est tiré cet extrait, couvrant les années 1900 à 1910, la Le pessimisme célinien transparaît dans cette page
seconde relatant les deux années passées par Ferdinand au à la fois comique et désespérée. Céline mélange les
service de Courtial des Pereire, excentrique inventeur auquel tons : comique farcesque et pathétique. La scène est en
Henry de Graffigny a servi de modèle. effet rendu comique : l’examinateur est désigné de façon
irrévérencieuse par la formule « le vieux ». L’inspecteur
2. Le style célinien (questions 1 et 2)
est caricatural avec « son bide à chaîne ». Le gros plan
Céline innove sur un tripe plan : disposition, syntaxe,
sur la breloque et l’incapacité du personnage à lire les
lexique. On notera l’éclatement du récit en brefs
noms achèvent de ridiculiser le personnage. De même,
paragraphes, en phrases tout aussi brèves, ponctuées d’ex-
l’examinateur renverse les rôles en répondant à la place
clamatives nombreuses comme dans les trois premières
des candidats. L’attitude de ces derniers vire progressi-
lignes et surtout des fameux points de suspension. Le
vement au burlesque dans une gradation qui les conduit à
récit gagne ainsi en nervosité ; les points de suspension
« bafouill[er] », « se tortill[er] », enfin « se ratatin[er] ».
produisent des effets d’accélération (l. 40-41, 44, 45-47),
Céline peint la déformation des corps et des visages, les
multiplient les asyndètes (l. 30, 40-42) qui accélèrent
enfants sont animalisés (« comme dans un piège », l. 13,
le récit, miment le coq-à-l’âne de la langue parlée en
« comme des clebs », l. 20). Progressivement, le gro-
passant du récit de l’examen au commentaire du narrateur
tesque prend le dessus avec l’évocation crue des effets de
(l. 25-26, 32). La prose célinienne est vivante, reproduit la
l’examen. Exagérations, scatologie, tous les ingrédients
langue orale – on notera l’abondance du discours direct –
céliniens sont convoqués. Le narrateur a « recaqué énor-
à laquelle elle emprunte son vocabulaire familier, voire
mément » (l. 37), « tous les enfants allaient de travers »,
argotique (« mômes », « le vieux », « gourer », « pissé »,
(l. 38), « j’étais tellement infectieux » (l. 39). Avec le
« recaqué » ou la volée d’injures paternelles de la fin). On
lexique olfactif, les excréments envahissent la scène : il
relèvera les nombreuses expressions populaires dont le
« a fallu qu’on se dépêche », il faut aérer le fiacre.
sens échappera à nombre de nos élèves comme « des coups
de châsse carabinés », « couper la chique ». La syntaxe Le grotesque culmine avec la scène de l’embrassade
reproduit les incorrections caractéristiques de l’oralité : paternelle qui prend un tour grinçant. Ce qui démarrait
recours au démonstratif « ça », abondance de la tournure d’une façon un peu solennelle comme une réconciliation
présentative, subordinations fautives « tellement que » entre le père et le fils sous les yeux humides de la mère,
(l. 46) ou « ah ! Comment ? qu’il m’a repoussé » (l. 55.), est gâché et tourne court. Les félicitations se terminent en
redondance du sujet, « les gosses, ils », « le vieux il ». une série d’insultes. La clausule en forme d’antiphrase,
« ce fut la fin des effusions » conclut ironiquement la
3. Un rite de passage (questions 3 et 4) scène. On retrouve ici une constante célinienne, l’auto-
Le récit du passage du certificat d’études est un topos dérision, qui pousse le narrateur, double de l’auteur, à
du roman de la IIIe république, rappelant ainsi la place accentuer sa propre dégradation (il participe à « la session
que prenait l’examen dans la vie individuelle et collec- des crétins », il ne se retient pas et empeste) jusqu’à
tive. Il marque le passage de l’enfance à l’âge adulte, l’abjection.
l’entrée dans la vie comme le rappelle l’examinateur : Au comique scatologique se mêle le pathétique. Céline
« Vous y entrerez dans la vie ! », l’expression est reprise éprouve de la sympathie et de la pitié pour les enfants.
plus bas (l. 14) ; l’angoisse des enfants est soulignée : Ce sont des « mômes » tenaillés par la peur de l’échec et
« j’étais quand même bouleversé », avoue Ferdinand de la correction qui les attend, exposés à la brutalité des
(l. 5). Il note les effets physiques de la peur sur ses com- parents (« ça sentait le massacre dans la piaule », l. 28). Il
pagnons : les enfants « bafouillaient », « se tortillaient » insiste sur leur fragilité (reprise de l’adjectif « petit »). Ils
(l. 13), « se ratatinaient », lui-même a « pissé dans sa sont qualifiés de « chétifs » (l. 19). L’examen est moment
culotte et recaqué ». Il décrit l’attitude des parents qui éprouvant. Il est inutile et dérisoire comme le dit l’exa-
vient accentuer l’anxiété des enfants (l. 21-23, 27-28) et minateur : « tout ça n’a pas d’importance », le caractère
leur joie. L’émotion du père (« il était ému au possible ») creux des promesses de l’inspecteur renforce l’absurdité
est évoquée à travers une scène théâtrale (style direct, de l’examen. La remarque désenchantée dont il ponctue
didascalies, revirement de situation en trois temps). son discours, « puisque vous y tenez tant que ça ! » sonne
Céline rappelle ici l’importance du « certif’» pour les comme un avertissement.
classes populaires. Avec le certificat, l’enfant peut travailler
et gagner ainsi son indépendance financière. D’où la fébri-
Texte 7
lité du père. Mais le rite est ici tourné en dérision, l’examen
Samuel Beckett, L’Innommable ❯ p. 420
est une farce : les « mômes » feignent d’être des adultes
(l. 15-16). Tout le monde est reçu, l’inspecteur d’académie 1. Situation du texte
en profite pour prononcer un discours moralisateur stéréo- L’Innommable est le dernier volet de la trilogie écrite
typé, sur lequel s’exerce l’ironie du narrateur (énumération, directement en français commencée avec Molloy et
l. 34, adverbe « bien » repris l. 34 et 36, promesse de la Malone meurt. On y retrouve le même univers de déso-
ligne 36 que tout le roman s’acharne à démentir). lation et d’agonie mais Beckett franchit ici une étape
• 170
supplémentaire dans la destruction de la notion de per- métaphore lexicalisée des « chiens crevés » (l. 25) ranime
sonnage et d’individu. une expression journalistique. Le terme « tribu » (l. 23)
peut être vu comme une allusion au vers de Mallarmé
1. Le jeu des pronoms personnels (question 1)
dans son « Tombeau d’Edgar Poe » : « donner un sens
Le texte est entièrement à la première personne. Il
plus pur aux mots de la tribu. »
s’agit d’un long monologue tenu tout au long du roman
par « je », homme sans nom qui adopte par instants une La décision du personnage est prise dès le début, « assez
identité incertaine (Mahood, Worm) reclus dans une de faire l’enfant » (l. 1-2), geste de rupture, suivi d’une
chambre. C’est que le nom est un masque social, « il n’y résolution appuyée par le futur de certitude de la ligne 4.
a pas de nom pour moi, pas de pronom pour moi. Je. Qui Le constat de l’inutilité du langage effectué, « je » énonce
ça ? », déclare le narrateur de L’Innommable. Une voix le contenu de sa décision : « c’est de moi maintenant que
s’élève qui parle d’un « ici » (l. 1) indéfini : « Où main- je dois parler » (l. 12). le verbe « devoir » indique une
tenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? », ainsi tâche urgente, « faire ce que j’ai à faire » (l. 17) et un
commence le livre. impératif moral. La décision procède d’un mouvement
Un « je » qui clame sa révolte, refuse de continuer à se de révolte à compter de l’exclamative de la ligne 28 ; la
prêter au jeu, comme le montre le futur résolu et la tournure reprise du verbe « arranger » (l. 18 et 23), d’abord au
d’insistance « moi je ne parlerai plus » (l. 4). À ce « je » participe passé puis à l’infinitif, marque une volonté de
envahissant qui s’affirme s’oppose la troisième personne revanche et de réappropriation du langage : « il ne restera
du pluriel, qui désigne les autres, la multitude. Un « ils » bientôt plus rien de leurs bourrages. » (l. 27)
anonyme, neutre, auquel s’ajoutent « les hommes » à la 3. La langue de Beckett
ligne 9 et qui ne se confond pas avec ce « ils » qui équi- Elle est volontiers triviale et crue. La violence du
vaut à un « on », celui du langage qui s’impose à « je » personnage et sa colère se traduisent par l’emploi de
et dont ce dernier ne veut plus. La troisième personne est tournures familières (répétition du démonstratif oral
déclinée aussi à travers les déterminants possessifs (« leurs « ça », « m’avoir collé un langage » (l. 23) ; l’emploi dans
voix », « leur langage », « leur tribu », « leur charabia », son sens familier du verbe « arranger », « comme des
« leur bourrage », l. 9-27, notamment). Tout cet extrait est chiens crevés ») ou de termes de la langue orale comme
construit sur cette antithèse des pronoms mise en valeur au « gaver » (l. 16), « crever » (l. 20), « charabia » (l. 24) ou
travers de nombreux chiasmes. La première personne est « bourrages » (l. 27). Une langue qui s’enracine dans le
employée en complément d’objet, en liaison avec le verbe corps et ses manifestations organiques les plus grossières
dire et les termes qui renvoient à la parole commune (« ils comme dans la dernière phrase, le verbe « vomir » pris
me l’ont dit », « m’ont chapitré », « m’ont gavé », « m’ont dans son double sens propre et figuré. Cette violence
empêché »). Dans les dernières lignes, le « je » s’affirme verbale contraste avec le registre soutenu qui se manifeste
au moyen d’un « moi » insistant : « c’est à toi que je devrai par moments comme cette apostrophe à la rhétorique bau-
d’être moi », « c’est moi que je vomirai ». delairienne « Chère incompréhension » de la ligne 26.
2. Le roman du langage (questions 2 et 3)
À la différence du roman réaliste, le roman beckettien Texte 8
ne décrit plus la réalité mais le langage dans laquelle Michel Butor, La Modification ❯ p. 421
elle est prise. Le champ lexical dominant est bien sûr ici
celui du langage, à commencer par le mot « langage » 1. Situation du texte
(l. 13, 22), les verbes renvoyant à l’acte de parole (« dire », La Modification, couronné par le prix Théophraste
« parler », les deux termes les plus fréquents, « expli- Renaudot, est le roman le plus lu de Michel Butor. Il
quer », « décrire », « chapitrer », « ouvrir la bouche », inaugure un mode de narration inédit, le récit est en effet
« proclamer »), au contenu et à la forme de ce langage entièrement écrit au « vous ». Léon Delmont, cadre chez
(« histoires », « propos », « bourrage », « charabia »). Cette Scabelli, une entreprise italienne de machines à écrire
omniprésence met sur la voie de l’enjeu du passage et de voyage entre deux villes, Paris et Rome, oscille entre
ce qui constitue l’intrigue sans cesse reprise des romans de deux femmes, son épouse Henriette avec laquelle il mène
Beckett, le conflit d’un homme et du langage et sa tentative une vie terne et grise et sa maîtresse Cécile qui vit dans
pour échapper à la « folie » (l. 14), se réapproprier son la capitale italienne. Delmont est à un moment crucial de
identité au moyen et en dépit du langage. sa vie et le roman suit le cours de son trajet ferroviaire
qui le mène à Rome, voyage décisif puisque Delmont a
Massivement, « dire » renvoie au langage commun, à ce
choisi de quitter sa femme et de vivre avec Cécile. Mais à
« ils » contre lequel « je » tente de se construire, « dire »
mesure qu’il approche de Rome sa décision s’effrite et se
désigne une parole morte, banale, usée, celle qui véhicule
modifie, d’où le titre du roman.
les « histoires » (l. 24) comme celle que l’on raconte
aux petits garçons (l. 2-3), qui a réponse à tout (« aux 2. Lecteur et personnage (questions 1 et 2)
propos les plus divers », l. 7), qui constitue un véritable L’emploi du « vous » surprend et rompt avec la tradition
« bourrage » de crâne (l. 27), terme cru renvoyant à la pro- du roman au « je » ou au « il ». Le « vous » est employé par
pagande et aux connotations argotiques et sexuelles. La le narrateur pour désigner Delmont, le héros du récit dont
171 •
il dépeint les gestes et les sentiments. Par le truchement parenthèse des lignes 21-23) rappelant l’enchevêtrement
de ce « vous » insistant, le narrateur fait entrer le lecteur des voies de chemin de fer. La phrase, d’ailleurs interrom-
dans les méandres intérieurs du personnage. En même pue à la fin de notre extrait (elle se termine une page et
temps, ce « vous » implique le lecteur « poliment mis en demi plus loin) revêt une forme circulaire : l’évocation du
cause » par la forme de politesse, comme l’écrit Michel guide des chemins de fer déclenchant la rêverie romaine
Leiris et opère un décentrement de la position de celui-ci à la faveur d’une comparaison (« il était comme le talis-
en l’invitant à devenir le personnage de la fiction. Il est man »), glissant ensuite au rappel de la vie avec Henriette
plongé dans une sorte de théâtre mental dans lequel le (l. 19-29) pour revenir au point de départ, la délivrance et
personnage s’adresse à lui-même, tente de se convaincre le retour à soi (« vous rend à vous-même », l. 31).
de la nécessité du voyage qu’il a entrepris, revient sur les
4. Une opposition qui prend une tournure fantastique
bonnes raisons qu’il a de rompre avec Henriette, conforte
(questions 4 et 5)
sa décision par l’évocation de l’avenir lumineux qui l’at-
Le texte est construit sur l’opposition de deux femmes :
tend avec Cécile. Henriette, l’épouse/Cécile la magicienne, l’une asso-
Dans Si par une nuit d’hiver un voyageur (manuel, ciée à Paris et au travail, l’autre à Rome. Les termes
p. 425), Calvino déjoue le rapport lecteur/personnage. Ce employés pour désigner Henriette sont très durs et pren-
dernier prend la parole, raconte sa propre histoire, narra- nent peu à peu une tonalité fantastique dans le dernier
teur-personnage qui dit « je » mais se nomme « moi », qui paragraphe. Le premier décrivait une banale scène de
pourrait donc être aussi le lecteur auquel « moi » s’adresse la vie conjugale, le dernier donne une dimension quasi
et invite à s’identifier à lui. Au passage, « moi » rappelle mythologique aux deux femmes. Le terme « magique »
qu’il est un peu l’auteur lui-même, puisque tout auteur de (l. 19) est à cet égard l’embrayeur de la rêverie mentale
roman met un peu de son « moi » dans ses personnages ! de Delmont. Henriette est qualifiée successivement de
Dans un entretien avec Paul Guth (Le Figaro Littéraire, « cadavre de femme », puis de « cadavre inquisiteur ». Les
n° 107, 7 décembre 1957), Butor s’explique sur cette deux périphrases connotent la mort et le christianisme :
utilisation du « vous » : « Il me fallait un monologue Henriette, avec son catholicisme intransigeant, incarne
intérieur en-dessous du niveau du langage du personnage aux yeux du personnage la Rome vaticane haïe, elle est
lui-même, dans une forme intermédiaire entre la pre- plus loin « cette lourde ombre tracassière » (l. 28) qui
mière personne et la troisième. Ce “vous” me permet de contraste avec les termes associées à Cécile. Celle-ci par
décrire la situation du personnage et la façon dont le son prénom est déjà placée sous le signe de la musique
langage naît en lui. » (Cécile est la patronne des musiciens), elle n’apparaît
Imparfait, passé composé et présent sont les temps qu’à la ligne 26, d’ailleurs dans une tournure condition-
employé dans ce passage. Imparfait et passé composé qui nelle qui la réfère explicitement à la rêverie. Les termes
renvoient pour l’essentiel à la scène pénible de la veille qui la désignent ont une connotation religieuse : elle
avec Henriette, le présent à Cécile et au voyage en cours. est « salut », « main secourable », « messagère » (qui
Temps du discours donc que l’on retrouve logiquement renvoie au sens étymologique du mot « ange »). Elle a
dans ce qui s’apparente à un monologue intérieur ou s’en- un pouvoir magique (« surcroît de force », « délivre »),
chevêtrent souvenir, attente de l’avenir, évocation des deux elle est à la fois fée et médiatrice. Les expressions « main
femmes entre lesquelles se partage la vie de Delmont. secourable », « gorgée d’air » s’inscrivent dans la double
image qui décrit la vie de Delmont : un lent asphyxie
3. Syntaxe et monologue intérieur (question 3) par noyade, Henriette étant associée à la métaphore de
Le troisième paragraphe est composé d’une unique l’« océan » (l. 24), du fond où elle entraîne avec elle le
phrase, d’ailleurs coupée, qui restitue les méandres du personnage, figure ondine et menaçante. À l’inverse,
cheminement intérieur. Delmont ressasse comme le Cécile est aérienne, elle vient « des régions heureuses et
montrent les nombreuses tournures répétitives (énuméra- claires » (l. 28). Le mot « magicienne » (l. 30) introduit
tions l. 17, 25, 27) ; subordinations (l. 21, 26), reprises de une connotation païenne, mythologique. Cécile est une
la préposition « depuis », comme pour se conforter dans allégorie féminine de Rome, ici de la Rome antique.
le bien fondé de sa décision de rompre avec Henriette,
les reprises introduites par « depuis » qui fait référence
Texte 9
au point de départ du trajet récapitulent les mobiles de
Alain Robbe-Grillet, La Jalousie ❯ p. 422-423
sa rupture. La préposition, prise dans son sens spatial ici
– repris quatre fois – est insérée dans une longue relative 1. Une objectivité apparente (questions 1 et 2)
qui se déploie à partir de la ligne 19 et s’achève à la fin du La scène est décrite à la troisième personne en point
paragraphe. Il faut attendre celle-ci pour voir apparaître la de vue externe par un narrateur qui rapporte avec un soin
préposition qui désigne le but du voyage : « jusqu’à cette maniaque les événements qu’il décrit. Ce tiers observateur
magicienne » (l. 29). La longueur, la lourdeur voulue de qui note le moindre déplacement des corps et des objets
la phrase, ses reprises suggèrent la trajet lui-même, sa est réduit à des suppositions sur les personnages comme
longueur pénible, ses arrêts, ses départs ; les nombreuses en témoignent les modalisateurs : « paraissait » (l. 6),
subordonnées enchâssées (cf. cascade de subordonnées et aussitôt corrigé par la locution adverbiale « du moins » ou
• 172
encore « sans doute » (l. 21), « semble » (l. 43). À aucun le plus éloigné étant celui du narrateur. Dessiné, le plan
moment celui-ci ne dit « je » ou ne semble manifester une de la terrasse fait apparaître celle-ci comme une scène où
quelconque émotion. Sa présence est rendue perceptible se joue la comédie des sentiments.
par l’emploi du présent qui en fait un témoin silencieux. De même, la manière neutre dont il détaille l’agen-
L’usage des prénoms et l’allusion au caractère habituel de cement des fauteuils voulu par A comme quelque chose
la scène (« il n’est pas rare à présent », l. 3 ; adjectif « cou- de naturel accrédite la thèse de l’aveuglement. En même
tumière », l. 10) montrent qu’il s’agit d’un familier des temps, la véritable intention de A semble démasqué par le
lieux qui connaît bien le couple Franck, Christiane et leurs narrateur : d’abord, à la différence des autres jours, « c’est
difficultés (l. 4-6). Sa présence se manifeste à travers aussi elle-même qui a disposé les fauteuils ». « Ce soir » entre
les indices de proximité qui lui permettent d’enregistrer le virgules est mis en évidence, l’incise « le dos vers le mur,
moindre détail : contenu des verres, position des mains, évidemment » (l. 28) est comme lâchée par le narrateur et
bruit des verres. Tout passe à travers son regard et l’ouïe. lourde de sous-entendus, tout cela a été concerté par A. Il
Sa présence est indiquée encore indirectement par le tru- n’est d’ailleurs pas dupe de la disposition des deux autres
chement des verres. Trois sont versés, A en tient un, tend à fauteuils, la « vue », d’ailleurs entre guillemets, n’est qu’un
Franck un autre verre. Rien n’est dit sur le verre restant. prétexte, la raison est donnée à la ligne 36. L’incise de la
Même chose pour les fauteuils, « le moins confortable est ligne 37 révèle que le narrateur a décelé le manège de A.
resté vide » (l. 41) en raison de l’absence de Christiane. L’habileté de celle-ci se manifeste à travers le détail appa-
On tire donc la conclusion que les trois autres sont remment infime du troisième fauteuil, « un siège pliant »,
occupés… et que le quatrième, « le plus éloigné », d’où il « moins confortable ». Il a été judicieusement placé plus
est le plus difficile d’apercevoir les sièges de Franck et A, près de la table donc de Franck et A. Il était visiblement
est occupé par le mari. destiné à Christiane dont l’absence était connue de A.
Ces marques permettent d’identifier le narrateur, celui-
3. Déshumanisation des personnages (question 4)
ci est le mari de A. D’autres éléments, plus nets encore,
Rien n’est dit et ne sera dit des véritables sentiments des
le confirment : détail sur la fabrication des fauteuils
personnages, ceux-ci ne sont perceptibles qu’à travers un
(l. 11-12), emploi du passé composé pour évoquer l’agen-
réseau de signes notamment matériels, ici l’agencement
cement voulu par A des fauteuils et de la table (l. 26).
des fauteuils, le choix de chacun, son emplacement res-
L’impassibilité du narrateur est apparente et feinte, pectif, la disposition de la table, la circulation des verres.
ses sentiments se manifestent à travers toute une série de Un personnage est l’ordonnateur de la scène, A, qui a
signes discrets mais tangibles : peut-être dès la première tout planifié, en metteur en scène consommé. Dans son
ligne avec l’adverbe « encore » (signe d’agacement), les fauteuil, « le plus éloigné », « obligeant à de fortes rota-
trois adjectifs faisant l’éloge d’un personnage sans doute tions de la tête » (on notera les connotations scientifique,
aux antipodes du narrateur, le lecteur est réduit à déchiffrer anatomique du terme, comme pour souligner l’effort), le
des signes. Pourtant le narrateur s’efforce d’expliquer l’ab- mari assiste au manège amoureux. Ballet des objets, jeu
sence de Christiane (« à cause de » répété trois fois), mais le de chaises musical qui désigne allusivement, de façon
restrictif « pourtant » doublé du modalisateur « semblait » métonymique, les sentiments. A, tend « avec précaution »
fait naître peut-être l’embryon d’un doute, le « du moins » le verre à Franck, verre rempli généreusement, geste où se
qui suit semble corriger celui-ci. La présentation apparem- lit le désir, la sensualité de la jeune femme affleurant dans
ment neutre des faits (« elle se penche vers Franck », l. 12 ; le texte avec l’adjectif « souple » (l. 22).
« elle s’est approché le plus possible », l. 17 ; « elle se
Ce détour indirect par les objets accentue la déshu-
penche vers lui, si près », l. 20) plaide en faveur d’un mari
manisation des personnages. Ceux-ci sont dits, parlés,
compréhensif ou naïf, mais la concessive introduite par
trahis par les objets, comme le titre à double sens du
« bien que » (l. 13) semble montrer que celui-ci n’est pas
roman le laisse entendre. Le mari, effacé de la narration
dupe de la précaution prise par sa femme.
comme de la vie de son épouse, observe et enregistre à
2. Des objets omniprésents (questions 3) travers le double filtre de la jalousie, volet ajouré et sen-
À la manière du roman balzacien ou flaubertien, la timent obsédant.
description envahit le récit, aucun détail n’est épargné
au lecteur, pas même la laborieuse description de l’agen- Texte 10
cement des sièges sur la terrasse qui occupe les lignes 26
Claude Simon, La Route des Flandres ❯ p. 424-425
à 41. On peut y déceler une intention discrètement paro-
dique à l’égard des codes du réalisme. Tout comme pour 1. Situation du texte
la pension Vauquer, on peut dresser le plan de la terrasse : Sur le front en mai 1940, puis dans la baraque où ils
sous la fenêtre du bureau, contre le mur, les fauteuils de sont prisonniers, Georges et Blum tentent de reconstituer
Franck à gauche et A à droite, « côte à côte », tournant l’histoire du capitaine de Reixach, cousin éloigné de
le dos au mur de façon à avoir la vue sur la balustrade en Georges, jusqu’à ce qu’il soit abattu par un tireur embus-
face. À droite du siège de A, légèrement en avant, la table qué après la désagrégation de leur régiment en pleine
basse. Enfin davantage encore sur la droite, disposés obli- débâcle. Cette histoire, que Blum qualifie de « vulgaire
quement pour ne pas boucher la vue, deux autres sièges, histoire de cul entre une putain et deux imbéciles » est
173 •
alimentée par Iglésia, le jockey et ordonnance de Reixach, 3. Un double point de vue (question 4)
qui leur raconte sa liaison avec Corinne, l’épouse du capi- Le récit est mené à la première personne en focalisation
taine. Le style de Claude Simon, fortement influencé interne par Georges narrateur-personnage témoin de la
par Proust, illustre la diversité du Nouveau Roman et scène qu’il raconte. Georges voit de dos Reixach (« tandis
contredit toute velléité de le réduire aux théories exposées que je suivais son buste osseux », l. 17), réduit à imaginer
par Robbe-Grillet dans son manifeste Pour un nouveau les pensées de son cousin. À partir de la ligne 18, il se
roman. place du côté de ce que voit le tireur selon une gradation :
« tache pas plus grosse qu’une mouche », puis « sil-
2. Écriture et discontinuité (questions 1 à 3)
houette verticale », « grandissant au fur et à mesure ».
L’extrait offre un bon exemple de l’écriture de Claude
Le renversement de point de vue s’achève par un gros
Simon et des difficultés qu’elle pose au lecteur à cause
plan sur les détails de l’uniforme et « les traits du visage »
de la quasi suppression de la ponctuation : le texte est
(l. 31). Le capitaine est ainsi vu de dos et de face, les
composé de deux longues phrases, la première, prise
deux points de vue s’opposant comme le souligne le jeu
en cours de route, a commencé plusieurs pages aupa-
ravant, la seconde commençant avec le « mais » de la des antithèses (« envers/« endroit » ; « moi »/ »l’autre » ;
ligne 34. L’apparition d’une nouvelle phrase s’ouvrant « suivant »/« s’avancer » ; futur immédiat « allait
sur « mais » souligne son importance : on est arrivé au arriver »/ plus que parfait « était arrivé »). Le capitaine
moment crucial, au tournant décisif. On notera la pré- devient ainsi le centre des regards, centre dans l’espace
sence des parenthèses, autre caractéristique simonienne, et le temps (« avant »/« après »), mais point aveugle car
au nombre de trois qui introduisent des précisions du Reixach ne se voit pas (« il aurait fallu une glace à plu-
narrateur (l. 3-4, 23-26, 28). Le fragment de style direct sieurs faces »).
(l. 13-15) rapportant les propos de Georges est dépourvu 4. Un dénouement tragique (questions 5 et 6)
de guillemets, simplement signalé par les majuscules. Il Nous sommes à la fin du roman, lequel s’achève sur
s’agit ainsi d’immerger le lecteur dans le flux mental des le mot « temps » comme À la recherche du temps perdu,
pensées et des souvenirs du narrateur, dont la conscience Simon étant un grand admirateur de l’œuvre proustienne.
enchevêtre les époques et mêle réalité et suppositions. Le tragique tient à la situation : débâcle française de
On demandera aux élèves de se repérer dans ce conti- juin 1940 (tragédie historique chantée par Aragon),
nuum qui brise les conventions de ponctuation en mort inéluctable de Reixach dont on sait dès le début
résumant le texte. Georges enquête sur l’attitude inexpli- du livre qu’elle a eu lieu, rien ne peut donc être changé,
cable de son cousin dans les derniers instants précédant mort en forme de suicide déguisé dont la raison demeure
sa mort et tente d’élucider le mobile qui a pu pousser ce une énigme, peut-être la douleur d’avoir été trompé par
dernier à chercher volontairement la mort. L’explication celle qu’il aimait, le chagrin d’amour ajoutant au côté
à laquelle il parvient est celle de la découverte de l’infidé- déchirant de la scène. Tragique encore la situation qui fait
lité de son épouse surprise avec son amant dans l’écurie. du narrateur une sorte de coryphée antique assistant
Le texte revient alors au moment de la débâcle alors que impuissant à la catastrophe.
Reixach chevauche à la tête de son détachement, indiffé- L’évocation de la nature est introduite à travers une
rent à la mort qui l’attend sous la forme d’un tireur qui le antithèse opposant la violence de l’histoire et la beauté du
tient dans la visée de son fusil. monde (« l’éclat du soleil sur l’acier noir », l. 33-34) et
Trois époques se mélangent : le temps de l’écriture la notation sensorielle de « l’odorante et printanière haie
qui voit le narrateur s’interroger sur les motivations de d’aubépines » (l. 34), un alexandrin au passage (Proust
son cousin, le récit des instants précédant la mort de ce encore ? réminiscence de Baudelaire : « Le printemps
dernier, un passé plus lointain qui donnerait la clé de adorable a perdu son odeur » ?) ; elle prend une dimen-
l’énigme. Ainsi les premières lignes multiplient-elles sion lyrique et désespérée avec les reprises (« pour ainsi
les conjectures de Georges sur la mort de son cousin, dire », l. 42, « vide », l. 45, l’énumération des lignes
comme le montrent les nombreux modalisateurs (« sans 43-44, 46-47), la mention des « vergers déserts », « le
doute », l. 1, peut-être », l. 4, conditionnels) et les indé- ciel immobile », le vide insolite du paysage « tout entier
finis (« quelque chose », l. 5 et 6,). De ces hypothèses inhabité » (l. 45) en une saison d’ordinaire vouée aux
on passe à un retour en arrière qui renvoie à une scène travaux des champs. L’évocation revêt ainsi un caractère
antérieure racontée par Iglésia et qui atteste de la trahison irréel comme le précise le narrateur aux lignes 34 à 37.
de la femme de Reixach, l’épisode de l’écurie (l. 8-15), On notera en outre les effets de rythme et de sonorités
lequel serait la clé du comportement incompréhensible de cette ample période aux accents lyriques (allitération
de ce dernier, qui serait ce « quelque chose comme une imitative en « p » et en « r » ; octosyllabes et alexandrins
preuve » que cherche à éclaircir le narrateur. On revient ponctuant la progression de la phrase). Celle-ci se clôt
au récit de la chevauchée quelques instants avant la sur une comparaison qui assimile le monde à une bâtisse
mort de Reixach, à la ligne 15, par le biais d’une simple abandonnée et livrée au vent, accentuant le caractère
virgule, récit entrecoupé de réflexions du narrateur qui en tragique de la description. Le roman s’achève sur une
arrive à douter de la véracité de l’événement comme aux grande image épique de destruction qui reflète la
lignes 34 à 36. pensée de Claude Simon : la guerre met fin à la cohérence
• 174
du monde, elle en a détruit le sens, celui-ci ne peut être la progression de la gêne : « malaise », « agacement »,
perçu que fragmentairement, par l’écriture, en multipliant « répulsion » (l. 5-6). À partir de « Mais où se croit-il »
les angles de vue. Quant au temps, dépouillé de sa majus- (l. 7), Guimier se reprend, congédie les doutes qu’ont fait
cule proustienne, anonyme, sourd, aveugle, il ne peut plus surgir les propos banals de Germaine Lemaire, d’où une
être surmonté et vaincu comme le laissait penser l’ultime auto-critique, un numéro de dénigrement au terme duquel
page du Temps retrouvé. le personnage rectifie son impression et excuse son inter-
locutrice : « on est entre grands seigneurs ici » (l. 10). Peu
Texte 11 à peu, l’image un instant altérée de « Maine » – le recours
à deux reprises à l’aphoristique (l. 16) témoigne du rap-
Nathalie Sarraute, Le Planétarium ❯ p. 426
prochement de l’adorateur et de l’icône – est réparée par
1. Situation du texte l’évocation de celle-ci en « femme pratique qu’elle sait
L’extrait appartient aux dernières pages du Planétarium. être » (l. 14-15), jardinière et cuisinière à l’occasion,
Alain Guimier et sa femme, un couple de petits-bourgeois n’hésitant donc pas à descendre du piédestal où l’a juchée
représentatifs de l’émergence de la société de consom- sa célébrité.
mation (cf. le couple des Choses de Perec), ont enfin Le récit peut reprendre alors et la narration reprendre
emménagé dans l’appartement tant convoité qu’occupait ses droits : « le malaise léger a disparu » (l. 17), non sans
la tante Berthe. Sur cet appartement s’ouvre et se ferme « encore un petit effort » (l. 18). Comme souvent, Sarraute
ce roman où les objets, notamment les meubles jouent un mêle voix narrative et discours intérieur, on le voit dans
grand rôle et sont souvent l’enjeu des affrontements plus la phrase des lignes 18 à 20 (« Il doit prendre un peu de
ou moins feutrés entre les personnages. recul »…). Qui dit cela ? Le narrateur qui commente ou le
2. Sous-conversations (questions 1 et 2) personnage qui s’exhorte à davantage de prudence ?
Si le discours envahit ici le récit, les seules paroles 4. Une ironie dévastatrice (question 4)
effectivement rapportées sont la brève remarque au style Sarraute est omniprésente, doublant le récit et les réac-
direct de Germaine Lemaire à la ligne 5. Comme dans tions de son personnage d’une ironie ravageuse. Celle-ci
tout le roman, Sarraute supprime les verbes introducteurs, est perceptible dès les premières lignes qui décrivent
quitte – ce n’est pas le cas ici – à provoquer l’incertitude l’attitude de la reine Lemaire, sa condescendance : « elle
sur l’auteur des propos prononcés. inspecte », « inaugure », « lance, dévoile » (l. 1). Les
À côté des propos effectivement prononcés, se déve- termes décrivent une inauguration officielle. Même ici,
loppe un long passage de « sous-conversation » (de « mais Germaine Lemaire surjoue, pose. Son ton est protecteur
où se croit-il » à « Maine et sa carpe au bleu » , l. 8-16) rap- (« bienveillante générosité », l. 1). On pourra rapprocher
portant les pensées d’Alain Guimier, pensées qui restent cet extrait de la rencontre de la Princesse de Luxembourg
en deçà de la parole et traduisent sa réaction à l’égard de dans À l’Ombre des jeunes filles en fleurs.
la visiteuse. Le fil de la narration menée au présent est Mais la trivialité des propos de Maine suscite la gêne
alors interrompu et le lecteur plongé directement dans la chez Guimier, aussitôt réprimée, il ne faut surtout pas
conscience du personnage. Mais à la différence du mono- endommager l’icône ; le décalage entre l’image et la
logue intérieur du roman du XIXe siècle, il s’agit de saisir réalité, une femme « un peu vulgaire », dira le narrateur (l.
ces « mouvements indéfinissables » qui « se produisent 24), doit être résorbé : la solution est trouvée « on est entre
aux limites de notre conscience », qui « se développent grands seigneurs ici », formule qui laisse percer l’ironie
en nous et s’évanouissent avec une rapidité extrême » de Sarraute à l’égard d’un milieu littéraire et intellectuel
(L’Ère du soupçon). L’emploi du présent rend le lecteur qui cultive l’entre-soi et le snobisme. On pense à Proust,
contemporain de ces mouvements intérieurs que Sarraute à la coterie Verdurin et à « la patronne », dont Germaine
qualifie de « sensations très intenses mais brèves » qu’il est un avatar. Reviennent alors à l’esprit de Guimier les
n’est « possible de communiquer que par des images qui images, savamment cultivées par Germaine Lemaire pour
en donnent des équivalents. Il fallait aussi décomposer ces les magazines, de « Maine au jardin ou à la cuisine »,
mouvements et les faire se déployer dans la conscience les termes employés (« sarclant », « plantant ses choux »,
du lecteur à la manière d’un film au ralenti. Le temps « omelette baveuse », l. 14-16) insistent sur le côté pro-
n’était plus celui de la vie réelle, mais celui d’un présent saïque du personnage et accentuent son ridicule.
démesurément agrandi » (idem).
L’emploi d’un lexique religieux dans les dernières
3. Une attitude ambiguë (question 3) lignes, qui transforme Germaine Lemaire en vierge chré-
Alain Guimier nourrit une attitude ambiguë à l’égard de tienne, une « Madone couronnée de pierres précieuses »
Germaine Lemaire, oscillant entre admiration dévote et (l. 29), souligne l’ironie du narrateur. Ironie à l’encontre
déception. Le malaise s’insinue sourdement à la remarque des lecteurs, pour qui chaque apparition de l’écrivaine
de Germaine Lemaire qui s’extasie ou plutôt feint de à succès à la télévision est une véritable apparition
s’extasier devant un « placard à claire-voie ». Cet intérêt miraculeuse, ironie à l’encontre de cette dernière. Pour
subit pour un meuble sans intérêt entame l’admiration et continuer à l’admirer, il faut la voir de loin, de près c’est
la soumission de Guimier, indéfinis et gradation marquent « une femme un peu vulgaire » au « large index à l’ongle
175 •
peint », détail physique qui anéantit la grâce féminine ailes de dentelles, semble attiré par la lumière et pourrait
de Maine. Laquelle a été définie précédemment dans le évoquer la beauté éphémère de la jolie fille ; les occupa-
roman par le père d’Alain Guimier comme « une vieille tions féminines de broderie et de tissage ; l’intérêt de la
fausse gloire qui s’entoure de jeunes imbéciles comme jeune femme pour les choses qui brillent.
lui pour se faire encenser ». L’extrait revêt un double Le prince charmant fait d’ailleurs irruption dans le
intérêt littéraire et sociologique, il illustre la technique collage depuis la gauche. Il est emprisonné dans un pneu
narrative de l’auteur et l’acuité satirique de son regard. de voiture. Comme la « jolie fille », il est en tenue de
sport. On devine que, comme la jolie fille, il est entravé
◗ Histoire des arts par les conventions sociales, ayant besoin d’une femme et
d’une voiture faire-valoir pour confirmer son statut social.
La figure en morceaux ❯ p. 428-429
On peut raconter d’autres histoires et proposer
1. Une histoire à reconstituer (questions 1) d’autres interprétations de ce petit collage. En tous cas,
L’œuvre de Hannah Höch paraît chaotique au premier en morcelant la figure et la narration, Höch pousse le
abord, mais, en réalité, l’artiste a minutieusement spectateur à être actif. Contrairement à la « jolie fille »
découpé les différents « morceaux » et les a soigneuse- qui attend, passive, son prince charmant, le spectateur
ment disposés. Par exemple, la tête de la fille en haut à doit comprendre l’œuvre par sa réflexion et son sens de
droite se trouve sur le même axe que le bord supérieur de l’observation.
la perruque. On observe la même cohérence pour la main Une des idées fondatrices du mouvement Dada, dont
au gousset et le bout de la clef anglaise en bas à droite fait partie Höch, est justement de ne pas enfermer les
ainsi que pour le bord gauche de la perruque et le pneu. œuvres dans des significations préétablies et de ne pas
Höch ne disperse donc pas les éléments de manière réduire le spectateur à un contemplateur passif. Citons
aléatoire ; sa composition est, au contraire, porteuse de pour conclure, Marcel Duchamp, un autre Dada célèbre,
signification(s). Le collage s’inscrit parfaitement dans la qui disait : « C’est le regardeur qui fait l’œuvre ».
production de cette artiste allemande qui adopte souvent
2. Un artiste enragé (question 2)
un point de vue très critique sur la société qui l’entoure.
Cette œuvre de Basquiat fait partie d’une série de
On peut imaginer différentes histoires autour de la figures d’hommes noirs debout. On peut y voir les traces
« jolie fille ». Mais avant de tenter une interprétation, il récurrentes du geste de l’artiste, qui paraît enragé, violent,
faut d’abord trouver la charmante protagoniste. En regar- spontané.
dant bien, on peut reconstituer la fille éclatée en plusieurs
Basquiat a vécu à New York une douzaine d’années
morceaux. Ses cheveux et son visage sont dans la partie
après l’abolition de la ségrégation. Toutefois, les mœurs
supérieure ; le corps, tout petit, est sur la verticale, au
évoluaient lentement et il était un des rares artistes noirs à
dessous de l’ampoule. Et si on regarde encore mieux, on
cette époque. Dans une interview, il raconte même qu’au-
se rend compte qu’il manque une main au torse et que la
cun taxi ne voulait le prendre parce qu’il était noir.
main au gousset vient parachever la figure. Les différents
éléments font références aux soins que la fille prodigue à Les gestes violents visibles dans ses œuvres expri-
son corps : la perruque est coiffée et laquée, la manucure ment la révolte de Basquiat contre la société américaine
est soignée, le costume de bain et les chaussures évoquent toujours méprisante des minorités. En même temps, la
le sport. Toujours est-il, les changements d’échelle des gestualité renvoie à son obsession du travail. Selon les
éléments rendent la « jolie fille » très inharmonieuse. témoignages de ses amis, il n’arrêtait jamais de dessiner,
travaillant très vite, de manière très spontanée. De plus, il
Et voici une histoire : la main au gousset, extraite d’une
était insatisfait en permanence et recouvrait sans cesse la
réclame, pourrait signifier que la jeunesse et la beauté de
surface déjà peinte de ses œuvres. Celles-ci contiennent
la jolie fille sont limitées et qu’elle doit trouver vite un
ainsi plusieurs couches.
époux riche, ayant une BMW, voiture chère et rapide.
Les multiples logos BMW ronds font d’ailleurs penser La peinture enragée de Basquiat évoque une sorte
à des pièces de monnaie. La main coupée de la fille, d’état d’urgence, qui correspond à la façon dont cet artiste
agrandie et posée de manière insistante, voire menaçante, a brûlé la vie, non sans volonté d’autodestruction. Vivant
suggère que la fille « n’a pas la main » sur son destin et dans la rue à quinze ans, devenu célèbre et millionnaire à
reste dépendante des hommes et du mariage, même si la vingt ans, il meurt très jeune (28 ans) d’overdose.
société lui fait croire à cette époque qu’elle est émancipée 3. Un léger mouvement (question 3)
(les jambes dénudées, le fait qu’elle pratique le sport évo- L’œuvre de Hockney représente, selon plusieurs points
quent cette émancipation). de vue, le portait d’une vieille dame qui est, comme l’in-
Le coup de foudre entre la jolie fille et son homme est dique le titre, la mère de l’artiste.
suggéré par les éléments mécaniques rouges qui rappel- Le seul élément réellement dédoublé est la tête. Cela
lent à la fois un pot d’échappement (la BMW ?) et un confère un léger mouvement qui, au lieu d’insuffler du
cœur. De même, l’ampoule blanche pourrait renvoyer dynamisme à la scène, souligne l’immobilité de la figure
à l’illumination amoureuse. Une espèce d’insecte, aux assise dans un fauteuil. La vielle dame semble enracinée
• 176
dans sa maison, comme le suggèrent les motifs décoratifs 2. Le lecteur est invité à assister à une scène comme si elle se
du tapis fusionnant avec sa robe. déroulait sous ses yeux (on commentera la valeur des temps
À travers l’éclatement de la composition, Hockney verbaux et l’emploi des déictiques). La phrase « Approchez,
semble anticiper sur la perte et sur la désagrégation du mesdames, messieurs, vous ne le regretterez pas » a une
souvenir de cet être qui lui est si cher, mais si proche de la valeur ambigüe : si elle peut sans problème exprimer les
mort qui l’immobilisera pour toujours. propos mêmes du « pauvre bougre », elle résonne aussi, au
second degré, comme une invitation lancée au lecteur par la
4. Différentes façons de fragmenter la figure voix narrative, invitation à venir contempler le spectacle que
(question 4) constitue cette scène et ce personnage. Le passage implique
Les trois artistes ont utilisé des moyens différents pour aussi une complicité et même un partage de valeurs avec le
morceler leurs figures. lecteur : les formules « vous voyez », « vous vous rappelez »
Höch découpe des publicités dans les journaux et joue suggèrent une forme d’accord implicite.
avec les échelles, la charte couleur, la cohérence des figures. 3. Ce passage construit un brouillage de la frontière entre
Basquiat peint différemment chaque partie du corps de l’espace fictif de l’histoire et de la narration et celui, réel ou
sa figure : le bras droit rappelle un os, le bras gauche est supposé tel, de la réception : le narrataire-lecteur devient
noir avec des coulures blanches et noires ; le pied gauche une composante essentielle du récit, il est comme introduit,
est gribouillé, le pied droit est un aplat noir à la peinture à l’égal du narrateur, face à la scène relatée. Sarraute
grattée. semble transformer ainsi la position traditionnellement
Hockney utilise des polaroïds distincts pour chaque assignée au lecteur ; pourtant, par les formules injonctives,
partie du corps, en reconstituant la figure de sa mère de par l’obligation dans laquelle le narrataire se trouve de
manière plus ou moins lisses selon les endroits. facto conduit à partager les valeurs, le jugement, le regard
du narrateur, ce passage offre aussi une variation ludique,
ironique et critique, de la toute-puissance de la voix
◗ Analyse littéraire narrative : le texte exhibe alors le piège que constitue le
Narrataire et lecteur ❯ p. 430-431 récit romanesque pour son lecteur.
Étudier la présence du narrataire-personnage 3 1. On soulignera l’originalité de l’approche de Giono
1 1. La présence du narrataire se manifeste ici qui conduit à faire naître l’automne en un lieu précis
par l’emploi de la seconde personne du singulier. du paysage : « C’est là que l’automne commence », et
On commentera tout particulièrement l’expression à inscrire cet événement dans le temps. Surtout le récit
métonymique « tes dix-sept ans ». s’effectue à partir de procédés énonciatifs particuliers qui
2. Le passage proposé offre à lire une progression aux engagent et convoquent la figure de narrataire-lecteur,
objectifs assignés par Hadrien au récit qu’il entreprend s’apparentant presque à une sorte de jeu de pistes. Le
de faire à Marc Aurèle : « t’informer », « te raconter passage se présente en effet comme un discours ancré
ma vie » « t’instruire », « te choquer ». S’installe ainsi dans une situation d’énonciation définie.
entre l’empereur au seuil de sa mort et son successeur On relèvera l’emploi des marques de la deuxième per-
une relation complexe. Le rapport que fait Hadrien du sonne (déterminants et pronoms) et de temps verbaux
« progrès de son mal » se situe au plan de l’intimité, qui contribuent à créer un effet de simultanéité entre ce
celle du corps. Même si c’est d’abord pour lui-même que discours et la naissance de l’automne. S’installe ainsi une
Hadrien entreprend ce récit-bilan, il fait aussi de Marc relation d’initiation entre narrateur et narrataire.
Aurèle le destinataire privilégié de ses mémoires, qui ne Le premier paragraphe contribue à faire du narrateur une
se réduisent aux mémoires officiels d’un règne : il s’agit sorte de guide proposant à son destinataire un plan de
donc d’éclairer Marc Aurèle en tant que futur empereur et route, presque celui d’un circuit touristique. On reprendra
en tant qu’homme et d’« offrir un correctif » à l’éducation d’abord dans le détail l’étude des connecteurs spatiaux
qu’il a reçue pour le préparer à cette tâche. La relation (« De là, à votre gauche », etc.) qui font du narrataire le
épistolaire qui se noue ici est donc celle d’une initiation, point de référence énonciatif et on analysera aussi les parti-
qui est en même temps un passage de relais. Marc Aurèle cularités syntaxiques du premier paragraphe : énumération
n’apparaît plus seulement comme son héritier officiel, il d’éléments visuels, phrases nominales, emploi d’infinitifs.
devient le légataire de ce testament d’une vie. On étudiera enfin la volonté du narrateur de guider le plus
précisément possible le narrataire-lecteur : détails visuels,
Analyser la figure du narrataire-lecteur notamment de formes, indications chiffrées, comparaison
2 1. La présence du narrataire se manifeste dans permettant au lecteur de visualiser l’espace (« comme un
l’emploi des impératifs à valeur injonctive de la seconde bol de faïence », relayée ensuite par la métaphore « dans
personne (qui renvoie soit à un lecteur voussoyé, soit à une la pente de faïence »), caractérisation du paysage par des
entité collective, le Lecteur), dans l’emploi de questions termes dentaires fréquents dans le lexique montagnard,
(dont on ne sait si elle émane du narrateur pour lui-même, lexique spécialisé, termes techniques.
ou s’il les formule au nom du narrataire), et dans l’usage Dans le second paragraphe, le narrataire se trouve direc-
du pronom « vous ». tement mis en scène, dans des gestes et attitudes de son
177 •
quotidien. Cet espace propre au narrataire s’articule avec S’interroger sur la relation au lecteur
celui de la naissance de l’automne, renforçant ainsi l’effet 4 Il s’agit ici d’une recherche en autonomie des élèves.
de simultanéité. On pourra les renvoyer cependant à des sites comme
2. Ainsi le narrateur se présente comme détenteur d’un romansenligne.fr ou les inviter à consulter « Écran total »
savoir qu’il viserait à transmettre à un narrataire ou à sur le site alain.salvatore.free.fr
un lecteur moins averti. Faire découvrir l’automne au
lecteur, c’est aussi, pour le narrateur, le faire entrer dans
son univers : « mon frêne », lui communiquer une sorte de Écrire
secret de la nature.
Plus encore, le passage vise à faire du lecteur une figure 5 Ce sujet d’invention impose aux élèves un travail
du récit, et non seulement le destinataire du discours du au brouillon pour élaborer les arguments de chacun des
narrateur : interlocuteurs et les distribuer au fil du dialogue. On
– dans le premier paragraphe, tout donne l’impression peut leur suggérer de disposer leur brouillon en deux
que le narrataire effectue le trajet vers le lieu de naissance colonnes, l’une pour le romancier, l’autre pour le lecteur,
de l’automne dans le même temps que le narrateur fournit puis d’inscrire dans chaque colonne les arguments
les indications ; avancés par chacun à l’appui de sa thèse, et enfin de
– dans le second paragraphe, le lecteur promeneur se numéroter les arguments dans l’ordre d’apparition au
trouve mis en scène, sous le regard d’un narrateur devenu fil du dialogue, de façon à permettre une progression
omniscient, comme s’il connaissait ses faits et gestes, logique du débat, l’argument de l’un appelant celui de
ceux d’« hier soir » et ceux de « ce matin ». l’autre et ainsi de suite.

• 178
Chapitre

16 Résistance et survie du personnage ❯ MANUEL, PAGES 432-451

◗ Document d’ouverture sont traités à la façon d’un dessin d’enfant et introduisent


Ernest Ludwig Kirchner (1880-1938), une note de fantaisie. L’irruption du cheval rappelle la
Rue au crépuscule (1929), huile sur toile technique surréaliste et cubiste du collage et ajoute une
(65,5x81 cm), coll. part. note onirique à l’ensemble.

1. Situation du tableau
Kirchner fut en 1905 l’un des fondateurs du mouve- Texte 1
ment Die Brücke [« Le Pont »] qui voulait rompre avec Marguerite Yourcenar,
l’art académique et jeter un pont entre passé et modernité. L’Œuvre au noir ❯ p. 434-435
Il fut l’un des grands représentants de l’expressionnisme 1. Situation du texte
allemand. Son art fut qualifié de dégénéré par les nazis. L’extrait est situé dans le premier chapitre, « Le grand
Kirchner se suicida en 1938. chemin », de la première partie intitulée « La vie errante »
2. Les personnages et leur représentation qui rapporte les voyages de Zénon. Le roman en compor-
(questions 1 et 2) tera deux autres : « La vie immobile » et « La prison ».
Kirchner, comme tous les expressionnistes, fut le Zénon est le fils naturel d’un prélat italien et D’Hilzonde,
peintre du monde moderne, notamment de la ville et la sœur d’Henri-Juste Ligre, le père d’Henri-Maximilien,
du spectacle inépuisable de la rue, comme en témoigne banquier et drapier flamand, tous deux sont donc cousins.
ce tableau. Il peindra de très nombreuses scènes de la vie Le titre du roman renvoie à l’alchimie et à la première des
berlinoise. Nous sommes au crépuscule, moment de pré- trois phases du magnum opus, réputée la plus délicate,
dilection d’un peintre épris d’ambiances nocturnes, mais celle de la séparation et de la dissolution de la matière,
rien ne le laisse supposer tant les couleurs et la lumière préalable à sa transmutation. Le récit démarre en 1530,
semblent indiquer un autre moment de la journée. Huit quand Zénon a vingt ans, dans une période de troubles et
personnages, cinq femmes et trois hommes, et deux de déchirements religieux.
animaux sont représentés. Rien ne permet de les iden- 2. Deux choix de vie opposés (questions 1 et 2)
tifier, le visage est à peine esquissé, hormis celui de la La disposition dialoguée souligne l’opposition entre
femme installée au centre de la toile. Il s’agit d’individus les personnages : répliques tranchantes, du tac au tac,
anonymes qui peuplent la rue : un couple, un passant qui chacun reprenant en écho les mêmes mots ou à peu près
s’apprête à sortir de la toile, son pendant de l’autre côté de son interlocuteur : « j’ai seize ans » (l. 1)/ « j’ai vingt
du tableau, une femme accoudée à un comptoir, deux ans » (l. 5), « dans quinze ans, on verra » (l. 1)/ « j’ai
femmes à la table d’un café, toutes trois aperçues à travers devant moi » (l. 5), « il s’agit d’être homme »/ « il s’agit
la vitrine d’un café – haut lieu de la vie berlinoise – reliée d’être plus qu’un homme », opposition du « je » et de la
au passant de droite par le trait de couleur, un femme dont forme accentuée de la première personne (l. 9-10), « le
on ne perçoit que le visage et le buste. Une roue suggère monde est grand » (l. 29) repris par Zénon en conclusion.
la circulation automobile, le mouvement, la modernité. Le choix de la destination, les Alpes/les Pyrénées, sou-
Un aplat mauve relie le passant au portrait de la jeune ligne encore la divergence de vue d’Henri-Maximilien et
femme et se poursuit enserrant la silhouette de la femme Zénon. Le narrateur résume l’opposition dans la formule
au comptoir. Le mauve se retrouve à gauche de la toile qui les rapproche et les sépare « l’aventurier de la puis-
sur la robe de la femme attablée et sur les vêtements du sance et l’aventurier du savoir » (l. 11).
couple. Le trait est appuyé, la composition géométrique, Chacun incarne une attitude universelle face à la
les couleurs juxtaposées, tranchées et stridentes, autant vie. Ce sont des hommes jeunes, résolus qui partent à
de caractéristiques de l’expressionnisme. Aucune volonté
la découverte du monde et rejettent la voie qui leur est
de reproduction réaliste ici. Le principe de composition
offerte : Henri-Maximilien refuse d’hériter du commerce
est celui de la juxtaposition, du collage, qui font penser
prospère de son père et de s’enfermer dans le confort et le
au cubisme. Pas de profondeur ici, pas de perspective,
conformisme d’une tâche routinière, le choix de Zénon,
Kirchner peint par grands aplats colorés. Les person-
porte-parole de Yourcenar, est davantage développé au
nages sont traités de façon stylisés, réduits à de simples
cours d’une longue tirade (l. 14-26). Il rejette d’abord
silhouettes.
(l. 5-8) le choix d’Henri-Maximilien en le tournant en
3. Deux animaux insolites (questions 3) dérision (emploi de « fumées », l. 6), Zénon se vouera à
Deux animaux figurent sur la toile, un chien dans la rue l’étude. Mais il délaissera la clôture d’un cabinet de travail
et un cheval (?) placé là de façon incongrue. Tous deux pour parcourir le monde. Il s’agit pour lui de « faire au
179 •
moins le tour de sa prison » (l. 25), de refuser l’enferme- irrévérencieuse « Celui qui Est peut-être » souligne
ment géographique (celui des villages, des abbayes, des l’indépendance d’esprit du héros. Personnage fictif,
forteresses, des frontières mentionnées dans sa tirade) et comme le rappelle l’auteur dans sa Note à la fin du
mental car à cet enfermement matériel s’ajoute un autre livre (voir manuel, p. 435), Zénon est une synthèse de
enfermement, plus grave encore, dans « ces châteaux plusieurs grands esprits de la Renaissance : Léonard de
d’idées, ces masures d’opinions » (l. 17) c’est-à-dire Vinci, Ambroise Paré, Érasme, Étienne Dolet, Paracelse,
les préjugés, les croyances établies qui « emmure[nt] » Giordano Bruno entre autres.
(l. 17) les esprits.
3. Zénon, incarnation de l’humanisme renaissant Texte 2
(questions 3 et 4) Pierre Michon, Vies minuscules ❯ p. 436-437
La tirade enflammée de Zénon est faite d’une accu- Premier ouvrage d’un inconnu originaire de la Creuse,
mulation d’adverbes de lieu qui procède selon une Vies minuscules évoque huit vies « obscures et désas-
gradation du plus proche (démonstratifs « ce », « cette », treuses » de petites gens côtoyés par le narrateur. Tous ont
l. 14-15) au plus lointain (« par-delà », « plus loin », réellement existé et l’on peut lire leurs noms sur les dalles
« partout »). L’adverbe « par-delà » est répété six fois des cimetières du Limousin, rappelle Michon. À travers
comme pour signifier la curiosité sans limites de Zénon, elles, ce dernier parle de lui. Jean-Pierre Richard qualifie
son désir de franchir les frontières, d’abolir l’espace. l’ouvrage d’« autobiographie oblique ».
À compter de la ligne 18, les lieux sont nommés selon
un élargissement progressif qui conduit aux extrémités 1. Une biographie recomposée (questions 1 et 2)
du monde connu. L’accumulation de noms de pays et Le narrateur est omniprésent dans ce double portrait,
les nombreuses répétitions traduisent l’enthousiasme ponctuant celui-ci de remarques et de commentaires. On
de Zénon. On notera l’éloge de l’Italie au passage, relèvera les nombreux modalisateurs qui jalonnent les
« pays d’Avicenne », le grand savant arabe et de l’Italie deux premières phrases (« bien », « sans doute », « bien
de Pic de la Mirandole, auteur du fameux traité De la davantage », « profondément »). La formule « qui m’im-
dignité de l’homme qui affirme la liberté humaine et porte peu » (l. 2) révèle que l’écrivain ne cherche pas
dont une longue citation est placée au début du roman. l’exactitude biographique. Il s’agit pour lui de restituer
Une phrase de l’œuvre résume Zénon. C’est Dieu qui l’impression durable laissé en lui par les deux frères.
s’adresse à Adam : « Toi que ne limite aucune borne, par L’emploi du verbe « tirer » (« ma mémoire les tire vers le
ton propre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, nord », l. 5-6) souligne le travail et l’effort de la mémoire
tu te définis toi-même. » en même temps que la déformation de la réalité à laquelle
elle procède volontairement.
Zénon incarne ici les valeurs de l’humanisme.
D’abord la curiosité sans limite qui le pousse à voyager, Dès le début, le portrait s’affranchit du cadre biogra-
à sortir ainsi des prisons mentales qui enferment les phique pour s’adonner à la rêverie : tout part du nom
hommes. Il se définit comme « un pèlerin », c’est-à- propre des deux frères qui évoque irrésistiblement pour
dire un homme qui cherche. Le désir de savoir ensuite : lui l’hiver et la Flandre. Il est qualifié dès la première
Zénon consacrera sa vie à l’étude (l. 6). La connaissance ligne par un double hypallage, « boueux et têtu ». C’est
est érigée en valeur essentielle, il y a quelque chose de lui qui enclenche le souvenir (« ma mémoire les tire
faustien en lui lorsqu’il rétorque à Henri-Maximilien, vers ce nord » l. 5-6), puis la rêverie avec le passage au
« il s’agit pour moi d’être plus qu’un homme ». Le rêve présent à la ligne 6, « ils y cheminent indéfiniment », qui
alchimique évoqué aux lignes 22-23 reflète ce désir associe les frères Bakroot à un paysage flamand, puis à
d’émancipation humaine. La quête de savoir se fait de des tableaux de Van Gogh et Bruegel dont ils deviennent
plus en plus audacieuse et transgressive au travers d’un des personnages. Dans les entretiens réunis sous le
mouvement qui la conduit à vouloir arracher à la terre titre Le Roi vient quand il veut, Pierre Michon éclaire
ses secrets : « la récolte des simples », « les rochers ce rôle de support de l’imaginaire que constitue le nom
où se cachent les métaux », « les grimoires déposés propre : « Leur vrai nom s’écrivait “-rodt”. Je ne sais
entre les dents des morts » (l. 24). Mais le chemin de pourquoi j’ai mis deux “o”, ça sonne plus flamand, mais
la connaissance est ardu : « la route est longue » (l. 26), j’avais bien à l’oreille ce son de “crotte” quand j’ai écrit
déclare Zénon. La métaphore filée de l’enfermement le cette histoire, cette pesanteur et cette disgrâce de ces
traduit : « la vie emmure les fous et ouvre un pertuis deux malheureux ploucs. Ils ont existé. J’ai appris bien
aux sages ». Le terme ancien de « pertuis » désignant après que leur nom en flamand veut dire “face rouge,
un trou, une ouverture étroite. Il faut trouver l’ouverture rougeaud” »
qui libérera l’esprit du conformisme collectif et de la Le glissement dans l’espace s’accompagne d’un dépla-
soumission. Le personnage refuse l’anthropocentrisme cement dans le temps qui les situe à la Renaissance, au
des foules humaines au profit d’une ouverture au monde temps de l’occupation espagnole en Flandre, comme le
et d’un relativisme que l’on retrouve chez Montaigne. montrent les détails vestimentaires dont l’imagination
Relativisme qui concerne aussi les religions : « les de Michon les pare : l’un métamorphosé en « vilain aux
dieux dont chacun a sa promesse » (l. 24). La formule braies brunes » (Roland Bakroot, l’aîné), l’autre en noble
• 180
vêtu à l’espagnole avec sa « collerette » et son « épée Greco, figés dans un éternel présent : « ma mémoire les
tolédane » (Rémi, le cadet qui fera Saint-Cyr). tire vers ce nord ; ils y cheminent indéfiniment ». Ces
On est loin des deux humbles lycéens de Guéret côtoyés deux existences obscures, gâchées, oubliées échappent
par l’écrivain. Le conditionnel passé de la ligne 14 semble ainsi à l’oubli. Rémi, le lycéen bagarreur du lycée de
confirmer cette liberté prise avec les modèles. La dernière Guéret, acquiert une noblesse nouvelle avec sa colle-
phrase, avec la reprise de l’impératif, double injonction rette, même si elle est de « deuxième main », et son
que l’auteur s’adresse à lui-même, comme un appel « épée tolédane » (l. 12) tandis que son frère est décrit
à se ressaisir, marque le retour à la réalité du souvenir, sous les traits fidèles du paysan qui est au premier plan
congédiant la rêverie en soulignant son caractère factice de La Chute d’Icare.
(« Brabant de légende »). Dans ses Études sur huit écri- 3. Des destinées tragiques (question 4)
vains d’aujourd’hui (1990), Jean-Pierre Richard parle, à Le tragique affleure à plusieurs reprises. Les deux
propos de Michon, de « brouillage subjectif [qui…] est frères sont qualifiés de « rejetons égarés d’une sorte
l’une des caractéristiques les plus séduisantes de l’effet de folie médiévale » (l. 4-5), le terme « égarés » étant
Michon » et ailleurs d’une « rhétorique de l’indécision », pris dans son double sens propre et figuré. La haine
observations qui résument bien la démarche de Michon qui les oppose se laisse deviner à travers la formule
dans ses Vies minuscules. Tous ces signes de la présence « ils y cheminent indéfiniment à la rencontre l’un de
du narrateur montrent l’empathie de ce dernier pour ces l’autre » (l. 6), le paysage flamand servant de décor à
êtres qui sont devenus ses personnages et auxquels il leur duel fratricide. La démesure du paysage « colos-
s’identifie en partie. Il écrit d’ailleurs un peu plus loin salement gris », son aspect tourmenté, sa violence (on
à propos de Roland Bakroot : « je le sais pour être lui. » notera le verbe « étreindre », l. 7) accentuent le tragique.
2. « Ces pauvres, au contraire, je me devais de La dureté des deux frères est connotée par le « menton
les enrichir, les ennoblir, de hisser leur humanité de pierre » (l. 13). La « pâleur puritaine » (l. 14) connote
minimale vers le légendaire, le mythologique, le fanatisme et l’adjectif « patibulaire » (l. 14) confère
l’exemplaire, en cela la peinture m’a beaucoup une dimension inquiétante aux personnages. Ces der-
aidé. » (Pierre Michon, Le Roi vient quand il veut) niers sont en proie à une forme de démence évoquée par
(question 3) « la morne déraison » qui se lit dans leur regard (l. 15),
Le texte procède par glissements successifs (reprise l’hypallage « mauvais » qui qualifie les sourcils indique
de l’adverbe « aussi ») et confirmations qui posent les une méchanceté sourde. Le portrait physique s’achève
rapprochements du narrateur comme autant de certitudes sur un dernier trait qui dénote la souffrance retenue et
(« leur nom […] ne mentait pas », « bien davantage », donne aux deux frères une dimension pathétique. Leur
« profondément ») tirées du nom qui évoque la terre affrontement inexpiable a quelque chose de sacré et de
(« boueux », « terreuse »), puis un lieu, la Flandre, biblique qui évoque Abel et Caïn.
évoquée à travers une hypotypose (l. 6-9) qui va asso- 4. La Chute d’Icare, un traitement démystificateur et
cier le paysage aux deux frères ennemis et conduire à ironique (question 5)
une première référence picturale, « dans la manière du La toile est inspirée d’un passage des Métamorphoses
premier Van Gogh » (l. 8-9) dont on rappellera qu’avant d’Ovide (Livre VIII) dans lequel on retrouve le labou-
d’être le peintre de la lumière il a été le peintre sombre reur, le berger et le pêcheur figurant sur la toile. La
de la Flandre. La description se déploie à la faveur d’une composition rend l’ironie bruegélienne palpable : le
longue phrase au cours de laquelle on passe du paysage sujet de celle-ci, qui devrait en constituer le centre, est
« colossalement gris » à l’évocation des deux frères, décalé et rejeté sur la gauche. La posture d’Icare est ridi-
chacun associés à un univers pictural : celui flamand de cule, deux jambes en l’air dépassent à peine de l’eau. Le
Bruegel pour Roland, celui espagnol du Greco, le peintre point de vue plongeant adopté rabaisse encore le person-
tolédan, pour Rémi. L’évocation des deux frères se fait nage. L’attitude des personnages est emblématique de
plus précise dans la phrase suivante avec le gros plan ce traitement ironique : un paysan indifférent au drame
sur le visage, sa pâleur frappante qui donne lieu à une laboure au premier plan, au centre de la toile, toujours
série d’associations sémantiques (« chaux », « menton sur la terre, un berger observe le ciel et tourne ostensi-
de pierre ») qui ramènent le narrateur à l’univers de la blement le dos, un pêcheur lance ses filets. Sur la mer,
Hollande et de la Réforme, association guidée par le jeu le grand vaisseau situé à droite continue à pleines voiles
des allitérations en « p » et « pa » : « pâleur puritaine », sa route comme si rien ne s’était passé. Bruegel confère
« chapeau patibulaire », « parpaillots ». la couleur des une double visée morale et religieuse au tableau, il
yeux rappelle à son tour la faïence de Delft, la ville de dénonce l’orgueil d’Icare dont la prétention est ramenée
Vermeer (l. 13-15). à sa juste mesure, sa tentative est vaine et importe moins
Les références picturales concourent à grandir et que le travail et le commerce. L’homme n’a pas de temps
immortaliser les frères Bakroot. Ceux-ci étaient de à perdre avec des rêves insensés. La chute du héros grec
« malheureux ploucs » aux dires du narrateur, et voilà est un écho à la chute d’Adam. Le paysan, le berger, le
que par le biais de l’ekphrasis, ils sont replacés dans pêcheur rappellent que le travail est la rançon de celle-ci
l’univers de la peinture de Bruegel, Van Gogh et El et le moyen d’y remédier.
181 •
Texte 3 du passé au sein du présent, l’énigme de l’identité. Le
Patrick Modiano, personnage modianesque est en crise, mal assuré de son
Rue des boutiques obscures ❯ p. 438 identité, hanté par un passé refoulé qui revient.
1. Situation du texte 3. Le temps dans la narration modianesque (question 2)
Couronné par le Goncourt, le roman de Modiano Les héros de Modiano sont hantés par le passé. Cet
raconte l’enquête inachevée que le narrateur mène sur extrait en témoigne qui mélange les époques. Tout com-
son propre passé. Affublé d’une identité d’emprunt (Guy mence par le moment de la séparation entre le narrateur et
Roland), il connaîtra au cours du récit trois autres identi- Von Hutte à la terrasse d’un café. Le temps utilisé par le
tés successives, Freddie Howard de Luz, Pedro Mac Evoy narrateur pour rapporter la scène est le passé composé qui
et Jimmy Pedro Stern, sans jamais être sûr que l’une de renvoie à un passé proche du moment de l’énonciation et
ces identités soit la bonne. « Je ne suis rien. Rien qu’une permet de situer approximativement l’époque du récit. À
silhouette claire, ce soir-là à la terrasse d’un café » sont compter de la ligne 19, le plus que parfait, « cet homme
les premiers mots du livre. Le titre, qui annonce déjà le avait beaucoup compté pour moi » introduit un retour en
climat nocturne et inquiétant du récit, renvoie à un recueil arrière, dix ans auparavant (précision apportée à la ligne
de poèmes de Perec paru en 1973, La Boutique obscure. suivante). Une succession de plus-que-parfaits rappelle
Le roman s’achève sur une nouvelle adresse qui relance les faits. La ligne 30 opère une remontée vers le présent.
l’enquête interminable du narrateur : « rue des boutiques Plus tard, le narrateur a cru comprendre l’intérêt que lui
obscures, 2 », une rue de Rome. a manifesté Von Hutte. L’époque reste incertaine comme
souvent chez le romancier. Avec la dernière phrase qui
2. Un roman policier ? (questions 1 et 4) évoque la silhouette de Von Hutte, on revient au moment
Voilà un incipit minimaliste, dans l’esprit des romans initial de la séparation. L’extrait offre un exemple carac-
de Modiano. Deux personnages sont présentés au lecteur. téristique de la narration chez Modiano, faite d’une série
Tous deux ne sont pas ce qu’ils paraissent et leur iden- d’aller et retour entre présent et passé, entre des époques
tité est incertaine : le narrateur a une identité d’emprunt souvent floues, chronologie bouleversée.
volontairement banale et symbolique ; deux prénoms, un
nom propre aux connotations théâtrales ; son interlocu- 3. Une écriture qui entretient le mystère (question 3)
teur n’est plus que l’ombre de ce qu’il a été, lui aussi a On retrouve ici l’une des constantes du style de
« perdu ses propres traces » (l. 31). Les personnages sont Modiano : brièveté de la phrase, des répliques échan-
à peine esquissés, nous ne savons rien logiquement de gées notamment, absence de développement, une
l’apparence du narrateur. Constantin von Hutte se résume syntaxe volontairement dépouillée. Le caractère évasif
à une silhouette fantomatique, « un vieil homme fourbu des répliques est souligné par les nombreux points de
[…] avec son manteau râpé et sa grosse serviette noire », suspension qui laissent place au silence, au non-dit, au
qui se confond avec la nuit. sous-entendu. Les silences sont marqués par la disposi-
L’extrait remplit néanmoins sa fonction narrative en tion typographique qui multiplie les blancs à travers les
mettant en place une enquête qui s’avère être une quête, nombreux retours à la ligne. On notera les nombreuses
avec un destinateur, un destinataire, un sujet – le narrateur tournures interrogatives – pas moins de sept – qui contri-
– et un objet de la quête – l’identité de ce dernier. L’incipit buent à créer l’atmosphère de mystère qui enveloppe les
modianesque est aux antipodes de celui du roman réa- personnages : « À quoi rêvait-il ? À son passé à lui ? »
liste ou naturaliste en soulevant plus de questions qu’il (l. 10)
n’apporte de réponses : personnages sans état civil fiable,
sans passé, discontinus. Le lecteur est laissé dans l’igno- ◗ Analyse d’image
rance, le flou, celui-là même des personnages ; comme le Edward Hopper (1882-1967), Les Noctambules
narrateur, il « tâtonne dans le brouillard » (l. 21), réduit à [Nighthawks] (1942), huile sur toile
des « pistes », des « traces », des hypothèses. En ce sens, (84,1 x 152,4 cm), Chicago, Art Institute ❯ p. 439
l’incipit est habile et ne peut que susciter la curiosité du
lecteur. 1. Origine du titre (question 1)
Le titre est inspiré d’un récit d’Hemingway (The
Ce début reprend au passage les codes du « polar »
Killers). Il est l’équivalent de l’expression française
popularisés par le roman noir américain : personnages
« oiseau de nuit » qui désigne des habitués de la nuit qui
du « privé » à la Chandler ou Hammett, dégaine lasse,
se couchent tard. Globalement fidèle à l’esprit du tableau,
vêtements usés du détective toujours à court d’argent,
le titre français atténue ce que le terme anglais comporte
décor urbain et nocturne avec ses lieux codés (rues, cafés,
de farouche, de solitaire.
officine de détective), couple alliant le néophyte et l’an-
cien. Le lexique renvoie à l’univers policier : « pistes » 2. La construction du tableau (questions 2 et 3)
repris trois fois, « traces » deux fois. Mais ici le détec- Comme toujours chez Hopper, ce qui frappe c’est la
tive enquête sur son propre passé, à la fois enquêteur et construction géométrique rigoureuse de la toile, toute
objet de l’enquête. Le schéma conventionnel du polar est en lignes droites et en angles que ne vient rompre aucune
détourné au profit de ce qui hante Modiano, la présence courbe, en dehors du coin de rue. On soulignera la taille
• 182
(1,52 m de longueur) et le format rectangulaire de la toile par un pluriel, « ils ». la scène, jusqu’ici muette et immo-
qui étire la vitrine du café. Le rectangle est d’ailleurs la bilisée dans le présent du récit, s’anime : mouvement des
forme qui structure le tableau : rectangle des fenêtres, de personnages, propos rapportés au style direct. On rappel-
la porte de l’immeuble, des vitrines. Formant le centre de lera que Marguerite Duras est l’auteur de plusieurs films
la composition, un homme le dos tourné au spectateur. (India song, Le Camion) et la scénariste d’Hiroshima
L’angle formé par la vitrine ferme toute impression de mon amour de Resnais.
profondeur et ramène le regard vers la droite, enfermant On notera la disposition fragmentée des paragraphes,
les personnages dans une espèce d’aquarium. La scène isolant des segments très courts (l. 1, 5, 27), les blancs
semble vue par un passant qui se tient dans la rue et scandant la narration, choix typographique qui met en
observe. L’aspect rectiligne de la composition confère évidence le décor (le fleuve si présent dans le roman), et
une certaine froideur à l’ensemble. la singularité de la jeune fille.
L’étrangeté de la scène pourtant quotidienne et La narratrice se désigne sous le terme « enfant » répété
banale provient de l’éclairage. C’est une scène noc- à quatre reprises. Le mot insiste sur la fragilité, la vulné-
turne fondée sur un violent contraste ombre/lumière. À la rabilité de l’héroïne et la différence d’âge qui la sépare du
pénombre de la rue déserte s’oppose la blancheur froide chinois : « Elle est très jeune. » (l. 28)
de l’intérieur du café renforcée par la tenue du serveur. Il
ne se passe rien mais l’atmosphère est mystérieuse. Duras avait quinze ans et demi lors de sa rencontre de
Thanh, « l’amant de la Chine du Nord » auquel est dédié
3. Les personnages (questions 4, 5) le roman, âge qui justifie l’emploi de « jeune fille » (l.
Quatre personnages, un couple, le serveur, l’homme de 8). La précision « elle est très jeune » (l. 28), accentue
dos. Hopper peint la middle class (cf. les vêtements des le caractère transgressif de la scène et l’éloigne encore
personnages), l’homme anonyme, interchangeable de la davantage du monde des adultes, rendant d’autant plus
ville contemporaine. Le spectateur est exclu de la scène, choquante sa relation avec le jeune chinois. D’ailleurs,
placé en position de passant et de témoin. Les clients la nature sexuelle de celle-ci est rappelée dès le début
semblent absorbés dans leurs pensées, juxtaposition de (« les amants de la Chine du Nord », l. 4). Ligne 21,
solitudes au milieu de la ville. La rue déserte accentue ce « inconsolable du pays natal et d’enfance » (on notera la
sentiment de solitude. richesse polysémique entraînée par l’élision de l’article
La toile rappelle le climat des romans de Modiano : défini devant « enfance ») souligne ce lien à l’enfance, à
même cadre urbain, avec ses rues désertes et ses cafés laquelle la rencontre sur le bac va mettre fin.
solitaires, même ambiance nocturne, rares passants
2. Réécriture et autofiction (questions 3 et 4)
solitaires, sans identité, comme perdus dans la ville,
L’extrait multiplie les références au roman L’Amant,
anonymes. Comme le lecteur chez Modiano, on sait peu
publié sept ans auparavant, lequel est désigné par le mot
de choses : le spectateur n’a pas accès à l’intériorité des
« livre » au singulier employé trois fois (l. 13, 14 18),
personnages et ne connaît que des bribes. Que font les
qu’il ne faut pas confondre avec le mot « livres » employé
personnages ? Qu’attendent-ils, réfugiés dans ce café,
au pluriel (l. 2, 8) et qui renvoie à l’univers livresque de
s’attardant, différant le moment de rentrer chez eux ?
la jeune fille. La scène reprend en une fois la scène de
L’Amant (dont nous proposons un court extrait ci-contre)
Texte 4 entrecoupée de commentaires, de retours en arrière :
Marguerite Duras, L’Amant même lieu, mêmes circonstances, même automobile et
de la Chine du nord ❯ p. 440-441 reprend fidèlement certains détails clés de la première
1. Entre roman et autobiographie (questions 1 et 2) version : notamment la tenue insolite de la jeune fille avec
Duras a fait le choix d’une narration à la troisième son chapeau, ici résumé par une série de tirets, l. 10 ou
personne pour rapporter une scène vécue où le « je » les « souliers de bal » évoqués selon le même procédé
est logiquement attendu. On rappellera que L’Amant est de tirets qui en allonge démesurément l’identité non sans
rédigé à la première personne. C’est ici une façon distan- une pointe d’ironie.
ciée de revenir sur une scène fondatrice de sa vie. Mais Duras met en parallèle les deux versions comme le
ce qui pourrait apparaître comme une volonté de mettre à montrent les tournures comparatives des lignes 13 à 18,
distance l’événement permet au contraire de revivre avec revenant inlassablement sur la scène, l’approfondissant,
plus d’émotion encore la rencontre. La composition du la rectifiant : « un autre homme que celui du livre », un
passage fait alterner deux regards, celui posé sur la jeune autre chinois de la Mandchourie », « il est un peu dif-
fille, celui posé sur le jeune homme comme le montre férent », (l. 12,13), il est « plus pour le cinéma ». Les
l’alternance des pronoms personnels « il »/« elle ». Le indications gagent en précision réaliste, comme s’il
découpage est cinématographique, alternant les plans. s’agissait de ne pas embellir la scène : les « chaussures
Ceux-ci sont au nombre de six : plan d’ensemble sur le d’or » du roman sont devenues des « chaussures anglaises
bac, puis sur la jeune fille (l. 6), le jeune chinois (l. 13), couleur acajou », la cigarette devient une « 555 », nota-
retour à la jeune fille, puis à lui (« lui, c’est un chinois », tion qui souligne combien le souvenir est resté précis. Si
l. 24), enfin, ligne 28, les deux protagonistes sont réunis la jeune fille est « restée celle du livre », les lignes 18 à 23
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apportent un éclairage cru sur sa personnalité. Au style accentue encore l’effet de surprise, puisque ce dernier
indirect et indirect libre de L’Amant se substitue, à la fin ignore l’existence de la jeune fille. On relèvera les indices
du récit, le style direct. de ce point de vue interne : verbes et lexique de la per-
Comme dans L’Amant, la scène est écrite au présent, ception (« aperçut », l. 1, « il eut l’impression que ses
immobilisée dans un éternel présent et non congédiée dans narines », « l’odeur des roses », l. 3, reprise du terme
le lointain d’un banal passé simple. L’auteur évoque dans le « odeur » à la ligne suivante, « le chaud parfum », l. 8).
court préambule de L’Amant de la Chine du Nord, l’événe- Une série de termes marquent le caractère incertain de
ment qui a déclenché la réécriture : la nouvelle de la mort de la perception : c’est d’abord « une impression olfactive »,
Thanh. En revenant une nouvelle fois sur cet épisode, Duras puis quelque chose (« ce qui apparut ») d’indéterminé,
souligne le caractère décisif qu’il a joué dans son existence et donnant lieu à un sorte d’illusion optique soulignée par la
prouve ainsi que toute démarche autobiographique ne peut comparaison de la ligne 7. Le modalisateur « crut » (l. 8)
en aucun cas être considérée comme définitive. Comme elle accentue encore l’incertitude. Lagrand découvre progres-
l’écrivait déjà dans L’Amant : « L’histoire de ma vie n’existe sivement qu’il s’agit d’une jeune fille. Il faudra attendre
pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. » la ligne 13 (« c’était une jeune fille ») pour que le lecteur
découvre ce que voit Lagrand. C’est à travers les propos
3. Un topos littéraire, la scène de première rencontre rapportés au style direct de Rosie qu’il apprend succes-
(question 5) sivement son identité (« c’est Rose-Marie Carpe »), puis
Duras renouvelle la scène en inversant les rôles tradi- celle de ses parents.
tionnellement dévolus aux personnages (cf. son allusion
On notera l’abondance du lexique des sensations
« aux livres », dont les deux personnages semblent sortir).
visuelles, tactiles (« tiédeur », « air »), olfactives surtout.
C’est ici la jeune fille, une « enfant » de surcroît, qui prend
Sensations concrètes qui confèrent à l’écriture de
l’initiative. Elle « sort du car » et « regarde » le Chinois
Marie N’Diaye sa dimension charnelle et à la scène son
« élégant », témoigne d’une audace inhabituelle. Il y a
intensité dramatique : exubérance sensorielle ampli-
en elle une part de folie comme le souligne Duras, qui
fiée par les hyperboles (« pléthoriques », « envahit »),
s’en étonne encore des années après, « folle de lire, voir,
violence des sensations qui prennent un caractère quasi
insolente, libre » (l. 23), folie suggérée par l’anacoluthe
hallucinatoire par le jeu des comparaisons. Ces notations
tout comme par l’incorrection de la ligne 18 (« difficile
sensorielles soulignent la sensualité rayonnante de la
à attraper le sens ») ; sa tenue est incongrue sur ce bac,
jeune fille et l’effet qu’elle engendre sur Lagrand, surpris
son chapeau d’homme transgresse le code vestimentaire,
et envoûté.
signalant son non-conformisme. Ses « souliers de bal »
(l. 11) usés jusqu’à la corde dénotent la pauvreté de sa 3. La place de la nature (question 3)
famille et connotent l’univers du conte (c’est Cendrillon La scène se déroule comme la majeure partie du roman
en Indochine). En s’éprenant d’un chinois, elle brise les en Guadeloupe, mais la Guadeloupe de Marie NDiaye
conventions de la société coloniale et provoque d’ailleurs ne correspond pas aux clichés exotiques. C’est une
la gêne du jeune homme et même un peu de « peur » Guadeloupe rêvée, onirique. La nature y est luxuriante
(l. 29). La traversée du fleuve souligne symboliquement mais en même temps souvent mystérieuse et inquiétante.
cette transgression des règles coloniales. La composi- La nature, dans ce passage, enveloppe le personnage.
tion cinématographique de la scène, l’écriture disloquée Son apparition est annoncée par l’odeur puissante des
qui rend la scène plus intense ajoutent à l’originalité de roses, un colibri précède la jeune fille, c’est ensuite « une
celle-ci. Telle qu’elle est rapportée, elle apparaît comme longue flamme échappée du jardin » (l. 6-7) qui entre
une réécriture du film que Jean-Jacques Annaud avait dans la pièce. Avec Rose-Marie, c’est la nature sauvage
consacré à L’Amant. et libre qui fait son entrée dans le monde clos, étouffant
et lourd de secrets de famille inavouables (Titi retient en
Texte 5 réalité sa mère Rosie enfermée chez lui). La jeune fille
apparaît comme une sorte d’incarnation de la terre gua-
Marie NDiaye, Rosie Carpe ❯ p. 442
deloupéenne, perçue d’abord à travers l’odeur des roses
1. Situation du texte qui émane d’elle (elle s’appelle d’ailleurs Rose-Marie).
L’extrait se situe à la fin du roman, vingt ans après Elle s’identifie par le biais d’une sensation tactile à la
les événements rapportés dans les chapitres précédents. « tiédeur profonde de terre ou de sable ». Elle participe
Vieillie, enlaidie, diminuée mentalement, Rosie a été des éléments : c’est une fille du feu (« longue flamme »,
recueillie par Titi, le fils qu’elle n’a su ni aimer ni élever. « incandescence en mouvement »), de l’air et de la terre.
Lagrand, son soupirant de toujours, se rend chez Titi
4. Une apparition surnaturelle (question 4)
pour la revoir. L’entretien est interrompu par une arrivée
Les romans de Marie NDiaye mêlent avec le plus grand
inopinée.
naturel réalisme et surnaturel comme en témoigne ce
2. Un récit sensoriel (questions 1 et 2) passage. L’entrée de Rose-Marie est traitée comme une
L’arrivée inopinée de Rosie est décrite en point de apparition (cf. « ce qui apparut », l. 6) extraordinaire,
vue interne à travers le personnage de Lagrand, ce qui féérique. Son caractère mystérieux est mis en évidence
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par la construction du récit qui ménage la surprise. Ce parents mais ceux-ci lui témoignent leur indifférence.
n’est qu’au bout de treize lignes qu’on découvre la nature Miraculeusement rajeunis, les deux retraités vont avoir
de cette apparition et un peu après son identité. Le point à nouveau une descendance. La paradis guadeloupéen
de vue interne renforce cette impression de surnaturel s’avère un enfer.
en montrant l’émerveillement de Lagrand. L’arrivée de
Rose-Marie met en mouvement la nature, les roses « sem- Texte 6
blaient vouloir fuir le jardin » comme pour se porter à
Muriel Barbery, L’Élégance du hérisson ❯p. 443
sa rencontre. L’oiseau est « frémissant », tout se passe
comme si la jeune fille réveillait la nature ; les images Le succès inattendu de ce roman, dû essentiellement
(« longue flamme », « incandescence en mouvement ») au bouche à oreille, s’explique en partie par l’originalité
installent un climat surnaturel renforcé par l’emploi de la narratrice principale du récit (il y a une seconde
du terme « forme » (l. 7) pour désigner ce que perçoit narratrice, Paloma, une adolescente à la Zazie qui tient
Lagrand. La mention incongrue du colibri accentue son journal), une concierge mal embouchée, répondant
encore cette irréalité. au patronyme popularisé par la culture populaire, de
Madame Michel, propriétaire bien sûr aussi d’un chat.
La jeune fille semble disposer d’un pouvoir magique.
Laquelle s’avère être dès le début du roman une concierge
Sa vitalité, résumée par les trois adjectifs clôturant la
atypique, cultivée, éprise de musique classique et de
description « vigoureuse, allègre, féconde » (l. 12),
cinéma et fascinée par la culture japonaise – rappelons au
en font une sorte de divinité naturelle dont l’énergie
passage que Muriel Barbery vit au Japon.
est communicative : sa venue ranime la famille, brise
le silence oppressant, ramène la joie (l. 14-15). Rosie 1. Un titre insolite (question 1)
reprend vie auprès d’elle (« elle parut réchauffer sa peau Le titre frappe par son originalité fondée sur le rappro-
et ses os », l. 17-18). La formule inattendue « au contact chement oxymorique des mots « élégance et hérisson ».
de ce qu’elle voyait » (l. 18) souligne l’effet miraculeux Il résonne comme une affirmation paradoxale allant à l’en-
de Rose-Marie qui agit à distance. Plus encore, comme contre du sens commun. Il s’éclaire à la lecture à mesure
le montrent les propos de Rosie, Rose-Marie est une que le lecteur comprend qu’il désigne la concierge et narra-
véritable réincarnation de Rosie, plus jeune, plus belle, trice. Elle présente en effet de nombreux points communs
« toute fraîche » (l. 20). La dimension mythologique avec l’animal perceptibles dès cet extrait : comme lui, elle
s’inscrit dans le huis clos familial des Carpe. Rose- se « met en boule » facilement, au sens propre comme au
Marie est la demi-sœur de Rosie, son double aimé et figuré ; la concierge est un personnage solitaire qui vit à
non rejeté par sa mère. l’écart dans sa loge, piquante comme le hérisson car peu
aimable. Le Robert note le sens figuré du mot hérisson
5. Une famille décomposée (question 5)
« personne d’un caractère, d’un abord difficile ». Or notre
La réplique de Rosie jette un jour étrange sur la famille
concierge se hérisse au moindre mot de travers. On notera
Carpe : Diane, la mère de Rosie, est aussi celle de Rose-
que le mot est masculin et désigne pourtant un personnage
Marie, enfant qu’elle a eu tardivement avec Foret ;
féminin, mais « hérissonne » est rare, note le Robert.
symétriquement son mari a eu une fille avec la femme de
L’héroïne en outre présente plutôt des traits masculins. Il
Foret. Adultère, trahisons ponctuent la généalogie fami-
n’est pas d’éléments jusqu’à sa mort – elle est écrasée par
liale. Marie NDiaye n’hésite pas à prendre des libertés
une voiture – qui ne rappelle le destin du hérisson évoqué
avec la vraisemblance chronologique, la mère de Rosie
par Giraudoux cité dans Le Robert.
est enceinte alors qu’elle a largement dépassé l’âge d’être
féconde. Chronologie bousculée comme la généalogie 2. Autoportrait d’une concierge (questions 2 et 3)
familiale des Carpe : Rosie, Lisbeth et Rose-Marie sont Le roman s’ouvre sur un procédé stéréotypé du récit
demi-frère et sœurs mais la différence d’âge qui sépare réaliste, le portrait du héros, de pied en cap, physique et
Rosie de ces derniers est davantage celle qui sépare une moral. À la manière de Balzac, le personnage est replacé
mère de ses enfants. dans sa condition sociale (l. 1-2), sa localisation géo-
La famille, sa violence latente, ses généalogies aber- graphique (« 7 rue de Grenelle ») et son cadre matériel
rantes sont au cœur du roman. Rosie est la fille mal d’existence (« moi, calfeutrée dans mon antre »). Comme
aimée de ses parents. Montée à Paris pour poursuivre pour accentuer l’effet de réalité, il s’agit d’un autoportrait
ses études, abandonnée par ces derniers après avoir rédigé au présent.
échoué à ses examens, elle devient femme de ménage Muriel Barbery reprend donc tous les artifices du
dans un hôtel de la banlieue parisienne. Enceinte de récit réaliste en s’emparant notamment d’un personnage
son patron, elle a un fils, Titi, chétif, maladif qu’elle caractéristique du roman du XIXe siècle et de la culture
n’aime pas. Elle part pour la Guadeloupe dans l’espoir populaire, la concierge. Elle en reprend les traits les plus
de retrouver son frère Lazare auquel l’unit un lien quasi stéréotypés : la laideur (« je suis petite, laide, grassouil-
incestueux, mais celui-ci est devenu une fripouille lette… »), l’odeur sui generis, la difformité (les « oignons
compromis dans le meurtre d’un touriste. Lagrand rem- aux pieds »), le mauvais goût (« les coussins recouverts
placera ce frère indifférent, la protègera et l’aimera d’un de taies au crochet », l. 17) et l’inévitable chat pour com-
amour sans retour. En Guadeloupe, elle retrouve ses pléter la panoplie. On pense au portrait de Mme Vauquer,
185 •
la tenancière de la pension du même nom dans Le Père Texte 7
Goriot. J.-M. G. le Clézio, Ritournelle de la faim ❯ p. 444
Mais d’emblée, l’autoportrait prend ses distances 1. Situation du texte
avec le code de la représentation réaliste. Celle-ci est Le Clézio s’est inspiré de sa mère Simone pour brosser
contestée de l’intérieur par Renée elle-même. Déjà par
le portrait de son héroïne Ethel Brun. Elle est la vraie
le fait que celle-ci prend la parole et assume le récit,
destinataire de la dernière phrase du roman rédigée en
avouant avec une franchise crue qu’elle a une « haleine
forme de dédicace : « J’ai écrit cette histoire en mémoire
de mammouth » et correspond en tous points à l’image
d’une jeune fille qui fut malgré elle une héroïne à vingt
de la concierge « vieille, laide et revêche » (l. 14-15). Au
ans. » Le roman s’ouvre sur l’exposition coloniale de
passage, elle manifeste son mauvais esprit en épinglant
1931 alors qu’Ethel a dix ans, et s’achève aujourd’hui, au
le manque d’imagination des résidents de l’immeuble
moment où le narrateur Le Clézio revient sur les lieux où
(l. 23), le préjugé commun qui veut qu’une concierge soit
vécut Ethel. Commencé dans le quartier Montparnasse,
conforme à un certain nombre de clichés (l. 11-17). La
le roman s’achève sur l’emplacement du Vel d’hiv de
critique se fait virulente avec l’expression « firmament
sinistre mémoire.
imbécile » (l. 15-16). C’est une concierge sociologue
qui se dévoile ainsi dès le début du livre. Elle analyse sa 2. Le jeu des temps (question 1)
situation – « on me tolère parce que » (l. 11) –, recourt L’extrait s’ouvre sur un futur antérieur qui insiste sur le
à des termes de sociologie sortis tout droit de l’œuvre caractère accompli des événements, le narrateur évoque
de Bourdieu (« croyance sociale », « paradigme »), un monde définitivement disparu. Deux futurs histo-
d’autant plus surprenants qu’ils sont employés par une riques vont se succéder (« essaiera », « fera ressortir »,
concierge et contrastent avec le registre familier, voire l. 1-3) utilisés par un narrateur omniscient qui raconte
cru, du langage de Renée. Enfin, ses goûts esthétiques longtemps après. On proposera à l’élève de transposer au
vont à l’encontre de l’opinion reçue : René écoute de plus-que-parfait et imparfait les temps employés par le
la musique classique, regarde des films d’art et d’essai, romancier et de justifier l’intérêt du choix effectué par ce
autant de pratiques culturelles caractéristiques des dernier : d’une part, souligner le contraste entre le présent
classes intellectuelles et supérieures. Bref, le portrait devenu silencieux et mort, et le passé bruyant et vivant
amusant d’une anti-concierge, esthète et « élégante », des après-midi dominicaux ; d’autre part, insister sur les
comme le souligne son intérêt pour le très esthétisant efforts d’Ethel et sa capacité à faire revivre ces moments
film de Visconti Mort à Venise. heureux.
3. Une concierge subversive (question 4) Le verbe « sombrer » est central, il est employé trois
Le regard de René sur l’humanité est sans complai- fois (l. 1, 13, 26). Il met en place dès la première ligne
sance : elle endure le mépris de ses semblables et le leur l’image récurrente du naufrage, de l’engloutissement.
rend bien. Elle se montre « revêche », s’avoue « rarement Sans doute faut-il y entendre aussi « ombre » et par là une
aimable » (l. 9). Elle préfère la compagnie de son chat, la connotation crépusculaire.
solitude de « la pièce du fond » « où [elle] passe le plus
3. D’une époque l’autre (question 2)
clair de [s]es heures de loisir », la musique et le cinéma.
On peut distinguer plusieurs époques dans l’extrait :
« Nous ne faisons guère d’efforts pour nous intégrer à la
l’époque où Ethel se souvient, les après-midis heureux
ronde de nos semblables », confie-t-elle (l. 9).
d’autrefois. Au cours de cette plongée dans le passé,
Barbery campe un personnage solitaire, misanthrope, on glisse d’une époque à une autre par l’intermédiaire
un Alceste moderne doté des lunettes du sociologue. d’Ethel. On passe ainsi des efforts de la jeune fille pour
Ressentant avec amertume sa condition sociale, l’infé- se souvenir (l. 1) à l’évocation, au moyen des imparfaits
riorité à laquelle elle est cantonnée, elle cherche à s’en d’habitude, des après-midis dominicaux, « Ethel atten-
émanciper en jouant un double jeu. Elle a aménagé dait » (l. 7) puis Ethel remonte encore plus avant dans
dans sa loge une pièce secrète, son « antre » (l. 24), sa le passé, comme le montre le plus-que-parfait, et se sou-
« cachette » (l. 32), qui lui sert de refuge où, comme elle vient des rares apparitions de « la belle Maude » (l. 16).
l’écrit, elle est « protégée des bruits et des odeurs que sa Enfin, toujours par le truchement de la conscience d’Ethel
condition (lui) impose » (l. 19). Elle a deux télévisions, (« Ethel avait compris très tôt », l. 22-23), on remonte
l’une toujours allumée pour duper les résidents, l’autre
jusqu’avant la naissance de celle-ci. Le récit épouse donc
sur laquelle elle regarde les chefs-d’œuvre du cinéma.
les oscillations de la mémoire, mêlant les époques, réalité
Personnage double donc qui joue, voire surjoue, le
retrouvée et rêverie introduite par la formule « et elle
rôle que la comédie sociale lui assigne, celle de « La
pouvait imaginer » (l. 11-15).
Concierge », dont elle incarne jusqu’au bout des ongles
l’essence, l’archétype, et qui, en même temps, connaît 3. « La belle Maude » (question 3)
une autre vie, une « félicité » que lui procure l’art. L’apparition de « la belle Maude » est préparée par
Dénonciation de préjugés sociaux qui naturalisent la une rêverie d’Ethel engendrée par la musique qui fait
condition sociale, ce portrait corrosif est en même temps surgir le paysage paradisiaque et baudelairien de l’île
une exaltation de l’art. Maurice (cf. Les Fleurs du mal, « Parfum exotique »).
• 186
L’adjectif « fantôme » annonce l’entrée en scène théâ- le temps et la mer : même puissance, même violence
trale de Maude : celle-ci se fait rare, « une ou deux fois » destructrice, même pouvoir d’oubli.
(l. 16). Son entrée est une « apparition » lui conférant L’image s’inscrit dans le pessimisme de Le Clézio
une dimension fantomatique et magique, sa tenue est qui raconte dans son roman la disparition d’un monde
étudiée : éclat, mystère (pléonasme expressif « noir de à travers les épreuves d’une famille déchirée par ses
nuit »), préciosité, richesse mise en valeur par la récur- conflits internes et broyée par une histoire tragique, qui
rence sonore (« or »/« ol »), sensualité de « l’opulente va de l’entre-deux-guerres, et la montée des fascismes
chevelure rousse », exotisme (« créoles d’or »). Mais et de l’antisémitisme, jusqu’au lendemain de la Seconde
une réserve vient discréditer le personnage : les « petites Guerre mondiale.
pinces » destinées à tirer la peau du visage et qui viennent
rappeler que « la belle Maude » n’est qu’une apparition »
factice, illusoire, soumise au vieillissement. Le person- Texte 8
nage est associé à l’exotisme, à l’île Maurice, d’où le Houellebecq, La Carte et le Territoire ❯ p. 445
père d’Ethel est originaire (comme d’ailleurs la famille 1. Situation du texte
de l’auteur). Maude est une incarnation de ce paradis Prix Goncourt 2010, La Carte et le Territoire est une
perdu. œuvre beaucoup moins polémique et crue que les pré-
4. Le rôle de la musique (question 4) cédentes qui avaient fait scandale. Rédigé à la troisième
Les après-midis sont placés sous le signe de la musique. personne, le roman a pour personnage principal Jed
Celle-ci rassemble une famille éprouvée par les disputes Martin, photographe et peintre à succès. Houellebecq se
et la mésentente conjugale. Alexandre, le père d’Ethel, met ouvertement en scène sous sa propre identité. Son
a instauré un rite « les instants musicaux ». Ethel les vit personnage vit en effet comme lui, retiré en Irlande à
comme des « parenthèses », moments hors du temps l’écart du milieu littéraire. Dans cet extrait dont il est le
au cours desquels le père et la fille communient dans la personnage central, il se lance, sous l’effet de l’alcool,
musique. La voix du père enclenche la rêverie, le chant dans une longue tirade qui constitue un éloge inattendu de
est l’occasion d’un voyage dans l’espace et le temps : trois marques de consommation. Comme toujours chez
par l’imagination, l’adolescente effectue un retour à Houellebecq, les propos du personnage ont plusieurs
« l’île des origines » dans une synesthésie toute baude- lectures et l’éloge tient ici par moments de l’éloge para-
lairienne. Le passage des lignes 9 à 13 apparaît comme doxal. On veillera à ce que l’élève ne prenne pas au pied
une réécriture de « Parfum exotique ». On pense aussi de la lettre l’hommage rendu aux marques citées.
à ce vers de Baudelaire dans « La Musique » et inspirée 2. Houellebecq tel qu’en lui-même (question 1)
par l’opéra de Wagner : « La musique souvent me prend Houellebecq joue de l’effet de surprise sur son lecteur
comme une mer ». Sensations tactiles du « balancement » par l’emploi insolite de son nom pour désigner son
et du vent (« alizés »), sensations auditives (« bruit de la personnage, brouillant ainsi les frontières ordinaires du
mer », « chant » des oiseaux, « cloche » du vaisseau) : la romanesque et de l’autobiographie. Le nom propre non
musique ici abolit le temps et l’espace et réconcilie. Grâce accompagné du prénom installe ici une distance dans
à elle, la famille retrouve pour un temps son harmonie. laquelle se glisse l’ironie. Le narrateur distille les indi-
À l’inverse, le silence est synonyme de mort. Ce dont cateurs de jugement qui mêlent moquerie (comparaison
se souvient d’abord Ethel, ce sont des bruits (« le bruit de la ligne 1, adjectif « naïve » de la ligne 4), mais
de ces réunions », « les exclamations », « leurs rires », aussi sympathie : la voix de Houellebecq est « douce »,
« le tintement », l. 3-4, etc.). La mémoire auditive fait « profonde » (l. 4). L’évocation vire au burlesque. Le
resurgir le passé au sein du « silence du présent » (l. 2). personnage est « probablement ivre ». Il a du mal à se
5. Naufrage et histoire (questions 5 et 6) tenir en équilibre, il se met à « pleurer […] à grosses
La métaphore filée de la mer se met en place dès la gouttes » (l. 18) au souvenir des produits qui ont fait
première ligne avec le verbe « sombrer », le terme est son bonheur ; l’exagération de l’éloge de ces derniers
associé à l’indéfini « tout », « quand tout aura sombré » accentue le ridicule. On relèvera les nombreuses hyper-
(l. 1). D’emblée, l’image du naufrage est associée au boles : « produits parfaits » (l. 5), « relation parfaite et
temps. Le narrateur évoque la fin d’une époque, le nau- fidèle » (l. 9), « c’est peu mais c’est beaucoup » (l. 12),
frage d’un monde. Il ranime une métaphore lexicalisée « la plus belle parka jamais fabriquée » (l. 16). Auto-
devenue banale en plaçant l’extrait sous la menace et la ironie donc, mais dans les limites du raisonnable : d’une
hantise de l’engloutissement qui est une image concrète part, Houellebecq-écrivain donne longuement la parole
et dramatique de l’oubli. L’allusion au prélude de à Houellebecq-personnage – le texte est constitué d’une
Debussy orchestre le leitmotiv du naufrage et la fin du longue tirade au style direct précédée d’une brève intro-
texte reprend l’image de façon un peu appuyée : cette fois, duction de récit et à peine entrecoupée par un nouveau et
c’est le « navire du mariage » qui risque de « sombrer », bref fragment narratif (l. 17-18) ; d’autre part, il en fait
les infidélités d’Alexandre ayant fait « des vagues » au le porte-parole de ses propres thèses, mais la lourdeur
sein du couple. La phrase « puis le temps avait tout recou- du message didactique est évitée par la mise en scène
vert d’huile » (l. 26-27) vient rappeler l’analogie entre burlesque.
187 •
Que dire de cette mise en scène de soi ? Narcissime, imparfait) qui évoquent un monde disparu. L’antithèse
haine de soi, simple jeu ? Houellebecq se dédouble au espèces animales/produits (l. 19-22) vient souligner le
cours du roman. Il est à la fois le peintre Jed Martin et sort périssable fait aux objets et l’opposition entre la
Houellebecq lui-même. Poussant le procédé jusqu’à nature soumise à une temporalité lente et un monde social
mettre en scène sa propre mort, assassiné et démembré ! fondé sur la rapidité et l’éphémère. La satire sonne
Indépendamment de la mise en scène de soi placée sous juste, dénonçant la dictature du nouveau et illustrant
le signe de l’auto-dérision, la scène est une illustration le pessimisme de l’auteur.
du procédé du name dropping abondamment utilisé par On lira avec plaisir une savoureuse parodie des tics
Houellebecq. Rappelons que le procédé consiste à citer houellebecquiens, La Tarte et le Suppositoire, de Michel
des noms propres de personnalités ou de marques comme Ouellebeure (édition De Fallois).
ici, au sein de la fiction. À ce titre, le roman est un festi-
val qui fait défiler écrivains et personnalités médiatiques
◗ Histoire des arts
comme Frédéric Beigbeder, Claire Chazal, Julien Lepers
ou Jean-Pierre Pernaut. Retours à l’ordre ❯ p. 449-450

3. Les hommes et les objets (questions 2, 3) 1. Une histoire identifiable (questions 1)


Les romans de Houellebecq ont l’ambition de peindre, Gérard Garouste distingue clairement les différents
avec crudité souvent, la vie de l’homme contemporain protagonistes de la scène biblique qu’il représente. On
tout entier tourné vers un individualisme exacerbé qui le reconnaît aisément l’ange aux ailes déployées, habillé
condamne à la solitude et à la frustration (cf. Extension d’une robe d’un blanc éclatant. En dessous, on distingue
du domaine de la lutte, Les Particules élémentaires). l’ânesse. L’artiste souligne le côté humain de la bête
Ce passage en témoigne : que reste-t-il à l’individu en transformant sa croupe en tête d’homme – l’ânesse
post-moderne revenu de toutes ses illusions ? La consom- semble être ici plutôt un âne –, en faisant fusionner la
mation, l’accomplissement de soi à travers les produits et queue animale et les cheveux humains. Par ailleurs, la
les marques. Le nom de celles-ci jalonne donc le récit. Les patte arrière de l’âne devient une main. À droite, Balaam,
marques nommées incarnent un mode de vie caractéristique vêtu de rouge, couleur du sang et de la passion, au visage
des classes moyennes : vêtements connotant l’aventure, mécontent, brandit son bâton pour battre l’animal.
ordinateur. On pense ici au Perec des Choses, premier La trame narrative transparaît de manière limpide.
grand roman sur la société de consommation (1968). L’ange, au visage déterminé, bloque le chemin de l’âne
Les produits sont censés apporter le bonheur au à gauche, front contre front avec l’animal. Tel un être
consommateur mais celui-ci est illusoire car éphémère. humain, celui-ci s’adresse à Balaam, comme l’indique la
Les lois du marketing sont implacables, il faut vendre main-patte arrière gesticulante et la bouche ouverte de la
donc accélérer l’obsolescence des produits. La dénon- tête-croupe. L’âne semble dire : « Tu ne vois pas, Balaam,
ciation est virulente : « diktat irresponsable et fasciste » un ange bloque ma route, je ne peux rien faire. » Balaam,
(l. 22). Les produits sont « rayés de la surface du globe ». au corps torsadé, prend de l’élan pour battre la pauvre
L’ironie s’exerce aux dépens des « responsables de bête, mais semble arrêté par sa supplication. Son visage
lignes de produits » (l. 22-25) : modalisateurs (adverbe renfrogné montre qu’il n’a pas encore eu la révélation
« naturellement », « prétendent »), verbe « capter » aux divine. Pour l’instant, il est simplement énervé parce que
connotations négatives. son âne n’avance pas.
L’attachement aux objets est décrit à travers une accu- Par le choix du sujet, la trame narrative développée de
mulation de personnifications de ces derniers : le héros gauche à droite (sens de lecture occidental), les signes
a un rapport amoureux avec eux, leur achat est une ren- distinctifs des personnages, la codification des couleurs et
contre (« j’aurai connu trois produits parfaits », l. 5), il des émotions exprimées par les visages, Garouste revient
les « a aimés passionnément » (l.7), il noue avec eux une à une représentation plus immédiatement compréhensible
« relation parfaite et fidèle » (l. 9), les termes décalquent que Hannah Höch ou Jean-Michel Basquiat (voir corri-
les stéréotypes de la vie conjugale (« faisant de moi un gés, chapitre 15, p. 176). Sa peinture revient ainsi à une
consommateur heureux », l. 10). Il déplore la disparition inspiration classique porteuse de valeurs d’ordre et de
de sa « pauvre parka » (l. 16), laquelle lui arrache des clarté.
larmes. Le clin d’œil comique est appuyé par une allusion 2. Le noble idéal antique (question 2)
à Ronsard, « elle n’aura vécu qu’une saison ». Les pro- La référence antique, couplée avec le désir de monu-
duits de consommation viennent combler un vide affectif mentalité, contribue à la sensation de solennité dans ce
comme le montre l’aveu aux lignes 12-13. quartier montpelliérain.
4. « Nous avons des produits, nous n’avons plus Ricardo Bofill réutilise, de manière simplifiée, les
d’œuvre » (Balzac, Beatrix) (question 4) formes harmonieuses de l’architecture antique. Arcs,
Le personnage a la nostalgie d’un monde stable fondé arcades, colonnes, entablements, pilastres se succèdent
sur la durée. Cette nostalgie est matérialisée par le recours dans un ordonnancement très géométrique, rendant
aux temps du passé (conditionnel passé, passé composé, hommage à la rigueur des constructions antiques.
• 188
L’absence de couleur renforce la sensation de mesure et de l’artiste et son modèle évoque plutôt les rondeurs de
d’ordre. Marie-Thérèse. On peut prolonger la recherche après
La solennité de l’ensemble découle donc des lignes 1945, avec les représentations de Françoise Gilot et de
droites, de la symétrie, de la géométrie et de l’échelle Jacqueline Roque.
monumentale. 2. Le sujet de Balaam et de son ânesse n’est pas parmi
les sujets bibliques les plus fréquemment traités. En
3. Évoquer le passé (question 3)
comparant le tableau de Garouste à ceux, rares, de
Les trois créateurs se réfèrent au passé. Bofill, nous
ses prédécesseurs, on constate que celui-là est plutôt
l’avons dit, emprunte de nombreux éléments à l’architec-
humoristique. Ainsi, la queue animale devient queue
ture antique. Garouste reprend un sujet biblique, choix
de cheval (coiffure), l’ânesse est devenue un homme
rare pour un artiste moderne, qui renvoie à la hiérarchie
moustachu. On a d’ailleurs l’impression que les trois
des genres de l’Académie des Beaux-Arts. Très respec-
protagonistes ont la même tête. Artiste moderne, Garouste
tée entre le XVIIe et le XIXe siècles, cette classification
a pris des libertés avec le sujet biblique pour suggérer des
donnait la priorité au « grand genre », constitué de sujets
interprétations sur la psychologie humaine : solitude,
bibliques, mythologiques et historiques (seulement pour
déchirement intérieur, dialogue interne ?
les événements importants).
Picasso, quant à lui, après avoir expérimenté le cubisme,
revient à un style plus classique qui rappelle la technique
◗ Analyse littéraire
lisse des peintres néo-classiques, notamment Ingres. Récit de paroles et de pensées ❯ p. 451
Olga est rendue avec une touche unie, léchée, invisible, Analyser le récit de paroles
de manière strictement figurative, avec un clair-obscur 1 L’extrait se situe dans les premières pages du roman,
progressif dû à une lumière régulière d’atelier. dont le titre Au Bonheur des ogres est un clin d’œil au
4. Entre classicisme et modernité (question 4) roman de Zola, Au Bonheur des Dames. Le personnage
Les trois compositions comportent des éléments principal et narrateur, Benjamin Malaussène, est employé
modernes et des références classiques. dans un grand magasin comme « bouc émissaire » au
Chez Picasso, la centralité de la figure et la représenta- service après-vente, là où les clients mécontents viennent
tion très réaliste sont autant des clins d’œil à la peinture déposer leurs réclamations. Sa fonction est de subir les
classique. En revanche, la surface plate et décorative accusations de son chef de service, Lehmann, comme s’il
du châle, qui couvre la chaise sur laquelle est assise était le seul et unique coupable de tous les maux subis
Olga, ainsi que l’arrière fond inachevé, où on trouve par la clientèle. Le jeu agressif de Lehmann est tel que
quelques traces de crayon, sont plutôt des caractéristiques les clients, compatissants, s’adoucissent et finissent par
modernes. retirer leurs plaintes. Dans l’épisode proposé, Lehmann
l’accuse d’être responsable de « l’incinération » d’un
Dans la peinture de Garouste, la narration limpide, la repas complet de réveillon dans un frigo défectueux et
composition en frise qui identifie chaque personnage, l’ampleur des menaces et des sarcasmes qu’il subit fait
sont issues de la tradition classique. En revanche, les naître une véritable compassion chez la cliente, qui se
déformations des corps et la schématisation de l’anatomie contentera de faire « jouer » la garantie.
font allusion aux expériences picturales modernistes. De Le passage se construit à partir de différentes modalités
même, l’arrière plan constitué de touches de couleur pure du récit de paroles :
évoque l’art abstrait né au XXe siècle.
– discours narrativisé : « Lehmann me l’expose… » ;
Bofill reprend les éléments essentiels de l’architecture – discours transposé au style indirect libre utilisé (on en
antique. Il respecte la symétrie et la sensation d’ordre que analysera les marques distinctives en invitant les élèves
prônaient les anciens. En même temps, il simplifie les à se reporter à la page 566 du manuel) pour rapporter les
formes de manière radicale, se référant aussi à l’architec- propos de Lehmann : de « Voilà, il y a trois jours, mes
ture moderniste du début du XXe siècle qui privilégiait un services auraient vendu… » à « ce matin ». L’emploi de
langage formel très purifié, fondé sur les formes géomé- cette modalité souligne la distance du narrateur vis-à-vis
triques élémentaires. de son complice : s’il reconnaît son habileté, il est écœuré
par son cynisme ; on notera aussi l’emploi de formules
ARTS ET ACTIVITÉS commerciales stéréotypées, caractéristiques de la fonc-
tion de Lehmann (« mes services », « madame ») ;
1. Plusieurs femmes ont marqué la vie de Picasso et
– discours rapporté au style direct dans les deux paroles
ont influé sur son style. Ainsi, dans les années 1930,
de Lehmann introduites par un tiret à la fin du passage.
on distingue des œuvres qui se réfèrent aux courbes
rassurantes de la sculpturale Marie-Thérèse et des œuvres 2 1. L’extrait proposé appartient au roman La Place,
plus agressives qui font allusion à son autre amante de pour lequel Annie Ernaux n’a pas directement indiqué
cette période, Dora Maar, photographe et artiste. La qu’il s’agissait d’une œuvre autobiographique. Ce sont
série des femmes qui pleurent (qui apparaissent aussi pourtant bien les figures de son père, qui vient de mourir,
dans Guernica, 1937) est inspirée par Dora Maar. Celle et de sa mère, ainsi que sa propre vie (notamment son
189 •
enfance et son adolescence) qu’elle évoque dans ce texte sa « situation de narratrice issue du monde populaire et
qui relève selon elle de la « sociobiographie » (L’Écriture qui écrit, comme disait Genet, dans la “langue de l’en-
comme un couteau) et auquel elle avait d’abord pensé nemi”, qui utilise le savoir-écrire “volé” aux dominants ».
donner pour titre Éléments pour une ethnologie familiale. Reprendre les mots du père, c’est refuser de « trahir », de
Ernaux donne au langage un rôle essentiel. L’extrait « déréaliser » ce qu’il fut.
comporte d’abord différentes phrases et expressions en
italique insérées directement, sans rupture, dans le récit. Analyser le récit de pensées
Elles correspondant aux propos exactement prononcés 3 Texte 1. Les Champs d’honneur est un roman de
par son père, propos donnés ici de manière brute. Dans la mémoire familiale publié en 1990 et couronné par
le second paragraphe, il ne s’agit que d’une formule le prix Goncourt. L’extrait proposé met en scène un
« coûte cher », inséré dans le discours de la narratrice épisode parmi les plus effroyables de la Première Guerre
elle-même. Enfin, la dernière phrase est une parole mondiale : la mêlée des Flandres dans la plaine d’Ypres
rapportée (discours du père ou de la mère) au style direct (au sud de la Belgique, à la frontière française). C’est
entre guillemets : ici l’italique permet de souligner une donc une évocation d’ordre historique – celle d’une des
expression souvent répétée, qui renvoie aux obsessions premières attaques au gaz durant la Première Guerre
du père pour l’économie de l’argent durement gagné et mondiale – que livre ce récit.
peut-être à une forme de culpabilisation constante de Le récit à la troisième personne adopte un point de vue
l’enfant qui, devenue adulte, semble encore profondément interne, en partant de la perception de l’événement par
marquée par cette vision du monde. les soldats. C’est donc de l’« intérieur » qu’est perçu
2. Ces discours rapportés permettent de distinguer l’événement pour que le lecteur en comprenne mieux
différents degrés de proximité avec la réalité des paroles le caractère épouvantable. Ainsi le récit donne à lire les
évoquées : pensées mêmes des personnages par le discours transposé
– en italique sont retranscrites les paroles et les formules au style indirect : « Il présumait que… ». L’emploi du
exactes du père. Se font alors entendre directement, sans verbe introducteur constitue ici un jugement du narrateur
intermédiaire, la voix et la pensée du père mort. Mais ces sur cette pensée de l’officier qui ne peut comprendre
paroles ne sont pas seulement redonnées telles qu’elles – parce que c’est la première fois que la troupe se trouve
ont pu être dites à un moment précis du passé, mais surtout confrontée à l’utilisation du gaz – que « l’immense nappe
telles qu’elles ont pu constituer un discours répétitif, sans bouillonnante » n’est pas un leurre mais constitue l’at-
cesse rabâché durant l’enfance de la narratrice (ce que taque elle-même (d’où la formule presque ironique qui
suggère la métaphore « chant quotidien ») et hantant suit). À la fin de l’extrait, ce sont les pensées des soldats
donc encore sa mémoire. Elles fonctionnent comme un qui sont cette fois-ci transposées, de nouveau au style
leitmotiv, ce que suggère aussi l’emploi final de « etc. ». indirect « les hommes se demandaient » ; là encore, la
Les italiques n’ont donc pas ici pour rôle de souligner la formule introductive, pronominale réfléchie, révèle l’éga-
rareté d’une formule, mais de dessiner « les limites et la rement tragique des hommes face à ce type nouveau de
couleur du monde », de son père, son univers quotidien guerre, si incompréhensible qu’il leur semble être les
et sa monotonie. jouets d’une puissance maléfique.
– les passages au style direct, avec usage des guillemets, Texte 2. Reconnu dès ses premiers romans comme un
correspondent à une écriture narrative plus classique : auteur majeur de sa génération, Jean Echenoz (né en 1948)
la narratrice signale son travail de retranscription des obtint le prix Médicis pour Cherokee et le prix Goncourt
paroles du père, avec un souci certes de fidélité, mais à un pour Je m’en vais. Un an suit linéairement de février à
moindre degré que pour les expressions en italique. novembre (d’où le titre) la rapide « clochardisation » de
Dans les deux cas, il s’agit de s’astreindre à une forme de son héroïne Victoire. Le roman s’ouvre sur la découverte
rapport objectif du passé, dégagé de tout affect. Pourtant par Victoire de son compagnon Félix, mort dans leur lit, à
ces paroles retranscrites témoignent aussi indirectement ses côtés. Victoire fait ses bagages, se rend à la banque et
du fossé qui progressivement s’est creusé entre le monde part, sans que le lecteur en sache davantage sur son impli-
de ses parents et elle-même. À travers le langage, elle se cation éventuelle dans ce décès. On suit dès lors Victoire
contente de dire, sans rien voiler mais sans rien dénoncer dans sa fuite : ses ressources diminuent peu à peu, elle est
non plus, cet univers parfois irrespirable : aucun compte réduite à l’errance des sans-abri. À travers ce parcours,
à régler, aucun mystère à éclaircir, aucun paradis perdu à Echenoz se penche sur une réalité contemporaine, celle
retrouver ; juste la volonté de dire cette vie-là autrement de l’extrême précarité. Ainsi, le passage présente Victoire
que la littérature ne l’a fait jusqu’alors, et d’exprimer à la gare de Toulouse au milieu des « clochards » qui y ont
aussi une douleur personnelle née durant cette période : pris leurs quartiers. On partage ses pensées à travers le
« Douleur sans nom, mélange de culpabilité, d’incompré- discours narrativisé (qui suppose qu’un narrateur omnis-
hension et de révolte (pourquoi mon père ne lit-il pas, cient surplombe en fait ce qui pouvait apparaître comme
pourquoi a-t-il des “manières frustes”, comme il est écrit le point de vue interne de Victoire) : « elle envisagea ».
dans les romans) » (L’Écriture comme un couteau, 2003). On apprend ainsi qu’elle songe à se prostituer mais que sa
Dans ce livre d’entretien, Ernaux réfléchit précisément à dégradation est telle qu’elle ne trouverait plus de clients
• 190
que parmi d’autres marginaux aussi misérables qu’elle. ce qui est une constante du monologue intérieur. On
Cette précision émane très certainement du personnage relèvera ainsi : de nombreuses phrases nominales, qui
lui-même et ne constitue pas un commentaire extérieur transcrivent le surgissement brut de la pensée ; l’usage
du narrateur : on se trouve donc en présence d’une pensée récurrent des points de suspension ; des hésitations
transposée au style indirect libre (à partie de « mais il était et des confusions soulignées à plusieurs reprises et
tard à présent » jusqu’à la fin), témoignant du regard sans que rendent sensibles les approximations du discours
concession que Victoire porte sur elle-même. (« Bérénice […] l’autre, la vraie […] », « c’est du côté
4 Publié à la Libération en octobre 1944, Aurélien de »).
Cette discontinuité de la pensée correspond aux
appartient au cycle du « monde réel » qui intègre le roman
« fêlures » mêmes d’Aurélien. Le lecteur pénètre
à une nouvelle démarche réaliste. Le cadre de l’action
l’univers intime du personnage, ses obsessions et
est celui de l’après Première Guerre mondiale avec un
ses traumatismes. Le passage d’un sujet à l’autre par
épilogue qui se situe au moment de la débâcle de 1940.
Dans les Entretiens avec Francis Crémieux, Aragon associations d’idées trace les contours de l’imaginaire
définit son roman comme celui de « l’impossibilité du d’Aurélien. Ainsi, le nom de Bérénice suscite une
couple » formé ici par Aurélien, le personnage éponyme, rêverie qui conduit tout à la fois au vers et au person-
et Bérénice Morel, une jeune femme mariée à un nage de Racine : « Je demeurai longtemps errant dans
pharmacien de province. De plus, après huit ans passés Césarée, puis au souvenir de la guerre. » Le texte
sous les drapeaux, Aurélien se révèle inadapté au monde rebondit ensuite de Césarée à Antioche et à l’histoire
qui l’entoure, celui des « années folles ». L’incipit du contemporaine vécue (« Territoire sous mandat »). De
roman, dont un extrait est ici proposé, évoque la première plus, le vers de Racine, arraché au texte source, vient
rencontre entre Aurélien et Bérénice, et offre un premier s’appliquer à l’histoire d’Aurélien lui-même, comme le
portrait de Bérénice, à partir du regard subjectif d’Aurélien montre son insertion sans italiques à la fin du passage :
dont la narration adopte le point de vue. Le roman fait « Je demeurai longtemps ». Ces télescopages entre
notamment entendre la voix intérieure d’Aurélien. une situation présente (l’évocation de Bérénice qu’il
Tout d’abord, certains passages insèrent la pensée d’Au- vient juste de rencontrer) et sa mémoire (qui fait surgir
rélien dans le récit par le biais du style indirect libre, par par bribes les images obsédantes du passé) disent le
exemple : « Qu’elle se fût appelée Jeanne ou Marie, il traumatisme d’un personnage qui n’est jamais sorti
n’y aurait pas repensé, après coup. Mais Bérénice » ou totalement de ces huit années passées sous les drapeaux,
encore peut-être « En général, les vers, lui … ». On notera dont cinq années de guerre. Ces dérives traduisent
toutefois que la frontière entre la pensée d’Aurélien et le aussi, de manière souterraine, la fascination éprouvée
discours du narrateur est parfois indécidable. Le texte malgré lui pour Bérénice ou pour son nom. Dans cette
semble mêler, superposer la voix du narrateur et celle relation qui s’ébauche, même si elle est apparemment
d’Aurélien. Par exemple, la brièveté rend certaine nota- rejetée, Aurélien s’identifie à Antiochus, l’amant
tions indécises : « C’était disproportionné » ou « Drôle de éperdu et éconduit, qu’il ne peut nommer alors qu’il lui
superstition » dont on ne sait s’il s’agit du regard que le « emprunte » ses mots (c’est Antiochus qui prononce
narrateur porte sur son personnage ou d’une autocritique le vers chez Racine), et qui apparaît, par un nouveau
d’Aurélien lui-même. télescopage, dans le nom de la ville « Antioche » (qui
Cependant domine dans cet incipit le monologue intérieur en réalité se trouve très éloignée de la Césarée de
d’Aurélien puisque le récit livre directement les pensées Palestine). L’incipit préfigure ainsi l’échec à venir du
du personnage à la première personne, sans verbe intro- couple Aurélien-Bérénice.
ducteur, sans guillemets, donnant ainsi l’impression d’un
effacement total du narrateur. Écrire
Ainsi, la notation « Plutôt petite, pâle, je crois… » 5 Ce travail d’écriture implique que l’élève a saisi
semble directement attribuable à Aurélien. Surtout, et la situation des soldats proposée par l’extrait. Il pourra
notamment à partir de « Brune alors », c’est le flot inté- varier les modalités du récit de pensées et de paroles. S’il
rieur de la pensée d’Aurélien et sa manière de penser choisit de recourir au monologue intérieur, on l’invitera à
qui apparaissent dans leur discontinuité même. Le récit s’aider de la page d’expression écrite qui lui est consacrée
reproduit en effet le caractère discontinu de la pensée, dans cette même partie du manuel (p. 456).

191 •
H éritages et dialogues :
Partie
5 Renaissance et humanisme/
réécritures et recréations
Chapitre

17 L’émergence d’un monde nouveau ❯ MANUEL, PAGES 466-501

◗ Document d’ouverture « Moïse et les Prophètes, les apôtres et les autres messa-
Raphaël (1483-1520), L’École d’Athènes gers, vrais et authentiques [c’est nous qui soulignons],
(1509-1510), Rome, Palais du Vatican, de l’Évangile » (l. 14-15). Il s’agit de montrer ici le retour
Chambre des signatures. aux textes sacrés eux-mêmes et non aux commenta-
teurs, comme le souligne aussi l’expression « et même
Antiquité et Renaissance (questions 1 et 2) dans toutes les langues » (l. 15) : allusion probable aux
Il sera facile d’identifier les nombreux personnages de traductions d’Érasme et de Lefebvre d’Étaples pour la
la fresque en se référant aux multiples sites qui l’étudient. France, entre autres. On se référera pour plus de détails à
L’essentiel est de noter : l’Évangélisme, ce mouvement propre au premier huma-
– la coexistence et l’amalgame, parfois, de personnages nisme, qui voulait un retour aux sources de la foi, donc
anciens et modernes : Platon sous les traits de Vinci aux textes, débarrassée de toutes les croyances jugées
(hypothèse controversée), Héraclite sous ceux de Michel- obscurantistes. Il ne devait pas survivre aux épisodes de
Ange… La référence, par conséquent à l’Antiquité la Réforme, et surtout de ses conséquences, les guerres
retrouvée ; de Religion.
– le caractère synthétique et symbolique de l’œuvre, qui
rassemble tous les savoirs et leurs représentants majeurs 3. Un bouleversement du savoir (questions 2, 3 et 4)
en une seule représentation ; La thèse soutenue par l’auteur est évidemment celle
– la scène centrale entre Platon et Aristote, tenant chacun d’un accroissement extraordinaire, tant quantita-
un de leurs ouvrages, l’un montrant la terre, l’autre le tif que qualitatif, des connaissances (passage des
ciel : harmonie/confrontation entre deux philosophies sur « ténèbres » à la « lumière », l. 9-10).
la connaissance du monde, du terrestre et du divin ; Il commence par souligner les progrès accomplis dans
– le décor qui fait référence à l’architecture renaissante. la compréhension des langues anciennes : en premier lieu
le latin jusque-là mal maîtrisé et à présent devenu langue
Texte 1 courante, puis le grec, quasi inconnu jadis et maintenant
Pierre de la Ramée, De l’étude bien étudié par les « maîtres ».
de la philosophie ❯ p. 468 Il évoque ensuite les différents domaines du savoir
1. Situation du texte concernés par ces évolutions : la grammaire, la philo-
Écrit à la fin du premier humanisme « militant » en sophie, la médecine, la théologie (« union des lettres et
France, au milieu du XVIe siècle, ce texte dresse un bilan de la science », l. 4). Le relevé des auteurs grecs et latins
de la période écoulée. Il embrasse d’un vaste coup d’œil permet de montrer qu’ils ne sont pas énumérés au hasard,
les progrès accomplis depuis un siècle en Europe dans le mais en suivant les catégories précédemment évoquées
domaine du savoir et permet de constater que les contem- pour les auteurs médiévaux.
porains étaient parfaitement conscients de la rupture Dans les deux cas, l’Antiquité joue un rôle décisif :
qu’ils pensaient avoir accomplie depuis un siècle, en c’est la redécouverte des langues et des penseurs anciens
des termes qui annoncent déjà les « Lumières ». qui a permis ce changement.
2. Changement des références et retour aux sources 4. Une rhétorique au service de l’enthousiasme
(questions 1 et 4) L’extrait use largement des procédés de l’art ora-
Le relevé des noms cités permet tout d’abord de toire hérités de l’Antiquité. Il débute par une invitation,
montrer que l’auteur oppose les autorités intellectuelles « Évoquons… », qui rappelle la captatio benevolentiae
de la scolastique médiévale (Villedieu, Scot, les Arabes) des Latins et, en même temps, concrétise pour le lecteur
aux références gréco-latines, plus nombreuses, qui vien- l’hypothèse de l’auteur. Il expose ensuite ses arguments
nent les supplanter. Pour ce qui concerne les questions en périodes de plus en plus amples, commandées par une
religieuses, on remarquera l’opposition entre l’expression même antithèse répétée, « il comprenait/il comprendra »,
méprisante « des gens sortis je ne sais d’où » (l. 12) et qui oppose passé et présent.
201 •
Au plan lexical, l’opposition est reprise par le couple 4. Le rôle des femmes (question 3)
ténèbres/lumière, déjà mentionnée (l. 9-10) et amplifiée Le rôle des femmes est évoqué rapidement aux lignes 8
par la grande comparaison finale entre les « entrailles » à 10. On voit que Gargantua leur attribue un rôle d’inci-
de la terre et « le ciel, le soleil, la lune et les étoiles » tation. C’est à elles qu’il doit d’avoir appris le grec et
(l. 16-17). De multiples connotations l’accompagnent : le progressé dans ses connaissances. On pourra souligner ici
haut et le bas, le terrestre et le divin… avec peut-être une le rôle des Cours, d’abord en Italie, puis en France (celle de
allusion à la nouvelle cosmologie copernicienne. Marguerite de Navarre, par exemple) où règnent les femmes.
Cet arsenal rhétorique est mis au service d’un enthou- Le Livre du courtisan de Balthazar Castiglione (1529), qui
siasme qui se traduit notamment par l’emploi de termes à fut le livre de référence en ce domaine, permet de mesurer
forte intensité sémantique, « stupéfait et foudroyé » (l. 5), cette influence dans l’éducation du parfait gentilhomme :
« étonnant » (l. 16) et le recours à des tournures excla- il n’est pas, ou plus, seulement un guerrier, il doit être aussi
matives (l. 2) et faussement interrogatives à des endroits un homme cultivé et raffiné, capable de briller par les quali-
charnières dans la progression de la démonstration (l. 4-5, tés de son esprit dans l’art de la conversation.
l. 9-10) 5. Critique de l’Antiquité classique (question 5)
Le texte de Gracq s’en prend plus particulièrement à la
Texte 2 période romaine de l’art antique (cf. les dates qu’il fournit
François Rabelais, Pantagruel ❯ p. 469 aux lignes 13-14), dans laquelle il ne voit que « récidives
mécaniques » et absence d’imagination. On pourra donc
1. Situation du texte souligner qu’il rejette avant tout les « copies » antiques et
Le passage se situe au chapitre VIII du livre. Pantagruel, non l’ensemble des œuvres de l’Antiquité. Néanmoins,
dont ont été précisées les origines et la généalogie, vient la critique de l’imitation servile qu’il contient et la dis-
d’arriver à Paris, après un voyage à travers la France. tinction implicite entre les originaux et les reproductions
Son père lui écrit pour l’inciter à l’étude dans cette ville montrent un rapport distancié, bien éloigné de l’enthou-
devenue un haut lieu de la culture humaniste. siasme des humanistes et des artistes du XVIe siècle pour
2. L’extension du savoir (question 1) l’Antiquité en général.
Le premier paragraphe met l’accent sur la facilité L’itinéraire de Gracq, en particulier ses liens avec le
d’accès à l’étude et la prolifération des connais- romantisme et le surréalisme, permettra de mieux com-
sances. Non seulement, comme La Ramée (voir texte prendre ses réticences à l’égard d’une esthétique éloignée
précédent), il mesure la distance entre l’époque pré- de la sienne.
sente et celle de sa jeunesse, mais il n’hésite pas non
plus à affirmer sa supériorité sur l’Antiquité (l. 2-3).
Texte 3
Il souligne également l’élargissement du savoir à des
catégories sociales populaires : « bourreaux » (l. 5), Jean de Léry, Histoire d’un voyage
« palefreniers » (l. 6), voire marginales ou hors-la-loi : en terre de Brésil ❯ p. 471
« brigands », « mercenaires » (l. 5-6). On comparera 1. Situation du texte
avec Brecht, qui place des observations similaires dans Dans son récit, l’auteur alterne les chapitres relatant
la bouche de Galilée (voir manuel, page 480, l. 12-15). la chronologie des événements et ceux qui présentent de
Le même optimisme résonne dans ces différents textes, manière synthétique les mœurs des Indiens ou la descrip-
exprimant une espérance en un progrès par la connais- tion du pays. Le chapitre XV est entièrement consacré
sance et la science. à la question de l’anthropophagie. Il se présente comme
3. De nouveaux domaines de connaissance une suite de cas observés par l’auteur ou qui lui ont été
(questions 2 et 4) relatés. Il s’attache avant tout à décrire avec minutie la
Le début de la lettre montre que Gargantua a appris le manière de procéder des peuples autochtones, comme le
grec, encore peu pratiqué, dans sa jeunesse et qu’il prend ferait un ethnographe, ce qui explique l’admiration de
plaisir à lire les auteurs ayant écrit dans cette langue. On Lévi-Strauss pour ce livre.
retrouve ici une information déjà donnée par La Ramée : Fasciné par cette pratique, il s’efforce aussi d’en pénétrer
l’importance du grec dans la culture humaniste. la signification, avec d’autant plus d’intérêt que, au moment
Le programme d’étude qu’il trace ensuite pour son où il écrit son livre, il a eu connaissance de cas d’anthro-
fils (fin du texte) montre l’appétit de savoir de l’époque, pophagie en France, pendant les guerres de Religion. Cette
puisqu’il se veut quasi exhaustif au moins dans le domaine question renvoie en outre à un débat purement théologique
des langues. Le gigantisme que Rabelais prête à ses héros entre catholiques et protestants sur la présence réelle ou
prend évidemment ici une dimension symbolique : la symbolique du corps du Christ dans la communion. On
boulimie de connaissances est à l’échelle de leur taille. rappellera que Léry était protestant et pasteur.
L’Antiquité y joue un rôle essentiel : elle fournit le 2. Les Indiens au combat (questions 1 et 2)
socle culturel, et ses œuvres servent de modèles à étudier La description du combat fait apparaître l’opiniâtreté
et imiter (l. 20-21). et l’obstination des Indiens, prêts à mourir plutôt qu’à
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s’avouer vaincus (l. 8). La résistance opposée par les peut se concilier avec l’idée de lutte à mort que nous
Portugais, qui leur causent de lourdes pertes, ne les avons dégagée du texte de Léry : à combat sans merci,
dissuade pas de renoncer au combat, bien au contraire. victoire totale, sans limites. En revanche, elle s’écarte de
Ce trait est à mettre en rapport avec la fin de l’extrait : celle de Rufin : pas trace ici de rapport au jeu des forces
il révèle leur absence de toute crainte à l’égard de la de la nature.
mort et leur sens propre de l’honneur et du courage.
2. Qui sont les barbares ? (questions 2, 3 et 4)
La cruauté apparaît dans le traitement qu’ils infligent Montaigne, après avoir décrit les pratiques anthropo-
à leurs adversaires une fois qu’ils les ont capturés. Mais phagiques, introduit un parallèle avec la manière de faire
elle paraît relever pour eux d’un traitement normal, d’un des Portugais. Cela lui permet une de ces comparaisons
code tacite qu’ils acceptent et dont ils s’étonnent qu’il qu’il affectionne, entre mœurs de différentes époques
soit ignoré des Portugais (l. 17 à 19). On en trouvera des et de différents lieux, afin d’en souligner la relativité.
explicitations plus précises dans les textes de Montaigne Habituellement, Montaigne se réfère pour cela à des
et de Rufin, avec les points de vue respectifs des auteurs. exemples empruntés à l’Antiquité, mais le cas des peuples
3. L’anthropophagie (questions 3 et 4) nouvellement découverts lui donne l’occasion d’aller
L’étonnement des Indiens, face aux plaintes de leurs plus loin dans sa réflexion. C’est en effet à une véritable
prisonniers, semble bien relever de leur conception dif- analyse des notions de culture (le mot est évidemment
férente du courage. C’est l’absence totale de crainte face anachronique) et de barbarie qu’il se livre ici. En amor-
à la douleur et à la mort qui la caractérise et non la seule çant le parallèle avec les comportements des Européens,
capacité à se battre avec bravoure. C’est la dissociation il va pouvoir remettre en question leur légitimité.
des deux attitudes qui les choque dans le comportement Montaigne souligne que les Indiens vont progressi-
de leurs prisonniers européens. vement adopter les châtiments utilisés par les Portugais
Le texte de J.-C Rufin explicite ce point en montrant parce qu’ils voient en ces derniers des « plus grands
qu’une fois vaincus, les Indiens doivent accepter la mort maîtres qu’eux en toute sorte de malice » (l. 15-16). Il
et, en l’attendant, continuer à défier leurs adversaires pour conduit sa comparaison à partir du postulat que la supé-
montrer leur courage (l. 12 à 23). Il s’agit bien d’un défi riorité des occidentaux sur les Indiens tient à leur plus
face à la mort, et pas seulement face à un adversaire. Le grand vice. C’est une thèse qu’il défendra longuement
combat est bien une lutte « à mort » entre deux puissances, dans son autre grand essai sur les Indiens (Des Coches,
sans médiation ni négociation possibles. livre III) au nom de notre plus grand éloignement de la
nature. Il suffit dès lors de montrer en quoi les façons de
Même si le texte de Léry ne le dit pas explicitement, procéder des Portugais sont plus cruelles que celles des
contrairement à celui de Rufin, l’anthropophagie peut Indiens en les comparant point par point (l. 20-26).
se comprendre comme une volonté de s’approprier la
puissance de l’adversaire. Elle renvoie à une conception La conclusion s’impose rapidement : la barbarie n’est
du monde où tout est régi par le jeu de forces naturelles pas là où l’on pense, et Montaigne reprend ici l’un de ses
qui s’échangent dans un incessant mouvement (l. 7-8 du thèmes favoris : on appelle « barbarie » ce qui n’appar-
texte de Rufin, manuel p. 474). tient pas à nos mœurs, celle-ci résulte d’un aveuglement
à l’égard de nos propres pratiques.
EXPRESSION ÉCRITE. Écriture d’invention Le raisonnement s’achève par une extension du pro-
Le développement pourra précisément expliciter blème au cas de la France avec la circonstance aggravante
l’étonnement des Indiens en s’appuyant sur ces deux du prétexte religieux donné à ces agissements.
conceptions différentes du courage. On pourra aussi lire
d’autres passages du chapitre XV, ce qui permettra de 3. Deux regards différents (question 5)
prendre une vue plus large de la manière dont il comprend La comparaison entre Léry et Montaigne fait apparaître
l’anthropophagie. des divergences sensibles. Le regard de Léry est celui
d’un témoin oculaire, ou du moins proche des faits qu’il
relate. Il est surtout soucieux de décrire ce qu’il voit, et il
Texte 4 s’intéresse principalement aux Indiens, dont il observe les
Montaigne, Essais ❯ p. 472 pratiques en s’efforçant d’en rendre compte le plus préci-
1. L’anthropophagie : une forme de vengeance sément possible. C’est sur les conceptions différentes du
(question 1) courage et du rapport à la mort qu’il insiste.
Montaigne suit d’assez près la description que fait Léry En revanche, Montaigne est un observateur lointain,
au chapitre XV du rituel qui précède la consommation qui intègre les récits qu’il a lus dans une réflexion plus
de la chair humaine, reprenant notamment le traitement large où il s’agit de comparer des pratiques culturelles
réservé aux prisonniers, la manière de les tuer, le partage différentes. Pour reprendre un terme moderne, il cherche
des parties du corps entre les membres du groupe (Rufin à dénoncer l’ethnocentrisme d’un regard superficiel
fera de même dans son récit). Il insiste sur le fait qu’il ne qui condamnerait sans analyse des comportements qui
s’agit pas d’un acte de nutrition, mais d’un geste symbo- nous sont étrangers. Il songe moins à décrire qu’à
lique d’« extrême vengeance » (l. 9). Cette interprétation comprendre.
203 •
En usant d’un vocabulaire contemporain, et en prenant d’autres passages du chapitre XV. Il reprend notamment
les précautions qu’exige la distance entre notre époque le rapport particulier des Indiens à la mort qui les attend,
et le XVIe siècle, on pourrait dire que Léry a plutôt le à leur conception du courage et de l’honneur (l. 12 à 23).
regard d’un ethnographe et Montaigne celui d’un Comme nous l’avons dit précédemment, il y a également
anthropologue. une compatibilité entre l’explication donnée par Pay-Lo
(l. 7 à 11) et le récit plus implicite de Léry concernant le
4. La sympathie de l’ethnologue (question 6)
sens de l’anthropophagie : assimilation de la puissance
La description de Lévi-Strauss permet de mettre
de l’ennemi. Néanmoins, le texte de Rufin prend aussi en
dans une perspective temporelle la perception de Léry
compte une explication de type ethnologique comme la
et Montaigne. Elle explique tout d’abord ce que sont
notion d’« échanges de forces » entre l’agonie et la nais-
devenus les peuples autochtones du Brésil, réduits à un
sance, dont on peut penser qu’elle est anachronique dans
dénuement quasi total (l. 11) L’Occidental n’est plus ici
la bouche d’un homme du XVIe siècle. Sa compréhension
dans une situation de découverte et de confrontation avec
est plus théorisée, réfléchie, que ne peut l’être celle de
une nouvelle humanité, il est plutôt le spectateur d’un
peuple menacé de disparition, même si cela n’est pas dit Léry ; elle se nourrit d’un approfondissement dans la
explicitement : « angoisse » et « pitié » sont les deux compréhension de l’humanisme, fruit des siècles qui le
sentiments dominants (l. 10) bien éloignés de ceux de séparent de Léry.
Léry ou Montaigne. 4. Un humaniste du XXIe siècle (questions 4 et 5)
En revanche, le point commun important que l’on peut Le personnage de Pay-Lo imaginé par l’auteur est le
remarquer entre les trois textes est la référence à l’hu- biais romanesque par lequel Rufin introduit le regard de
manité vivante, qui prend singulièrement dans le cas de l’homme contemporain. S’il fait preuve de compréhen-
Lévi-Strauss la forme de la sympathie, et que l’on peut sion à l’égard de coutumes qui lui sont étrangères, il se
juger surprenante de la part de l’ethnologue. Ce n’est pas refuse pourtant à les adopter. Il maintient ainsi l’équilibre
le regard objectif d’un spectateur neutre, mais la vision entre le souci de ne pas condamner l’autre et celui de ne pas
chaleureuse d’un homme pour d’autres hommes, au-delà renoncer à sa propre culture. Il incarne précisément une
de ce qui les sépare. forme d’humanisme qui accueille l’altérité sans renoncer
à son identité : leçon de tolérance que l’on pourra com-
parer avec certains passages de Lévi-Strauss (dans Race
Texte 5
et Histoire par exemple) sur l’unité et la diversité de la
Jean-Christophe Rufin, Rouge Brésil ❯ p. 474-475 notion d’humanité, la difficile compatibilité entre l’idée
1. Situation du texte d’universalité et celle de particularité culturelle. Toutes
Le passage se situe vers la fin du roman. La jeune ces questions restent d’une brûlante actualité, si on les
Colombe a fui le camp des Français pour trouver refuge étend à d’autres pratiques que l’anthropophagie.
auprès des Indiens, notamment des femmes qui l’ont 5. Entre réalisme et naïveté (question 6)
adoptée comme l’une des leurs. La vie au contact de la L’illustration proposée s’efforce de suivre assez fidè-
nature l’a séduite, mais elle a découvert l’anthropophagie lement le texte de Léry relatif à la manière de cuire les
de ses nouveaux amis. Elle se confie alors à Pay-Lo, un corps (le boucanage), qu’il décrit minutieusement, et aux
Français qui partage depuis très longtemps la vie des
comportements des protagonistes (hommes et femmes).
Indiens, pour tenter de comprendre.
En revanche, la représentation des Indiens et l’accen-
2. Le maître et l’élève (question 1) tuation des postures et des gestes relèvent d’une imagerie
Le dialogue passe par différentes phases introduites par simplifiée, voire simpliste, qui donne une tonalité théâ-
quelques brèves notations narratives qui en soulignent trale et naïve à la scène.
la progression. C’est d’abord l’inquiétude et le dégoût,
puis une curiosité grandissante qui pousse la jeune fille EXPRESSION ÉCRITE Écriture d’invention
à connaître certains détails, comme les raisons de la L’explication fournie par Pay-Lo prendra en compte
passivité des prisonniers (l. 12), jusqu’à la fascination les éléments dégagés en lecture : capacité à comprendre
(l. 24) qui lui fait « désirer avidement de tout savoir » et l’autre sans se confondre avec lui, différences de culture
le doute final sur l’attitude de son interlocuteur. Il s’agit et de valeurs, conceptions différentes de l’humain, etc. En
d’un dialogue où la jeune fille est progressivement ins- prolongement, on pourra faire lire et commenter dans le
truite d’une pratique rituelle qu’elle juge initialement roman la scène de la mort de Pay-Lo, où le personnage
barbare par un maître qui, sans la faire sienne, tente de lui agonisant parvient à convaincre les Indiens de laisser la
expliquer sa raison d’être : une leçon de sagesse et de vie vie sauve à l’un de leurs prisonniers.
d’un vieillard à une jeune disciple.
3. Pourquoi l’anthropophagie ? (questions 2 et 3) Texte 6
Le texte de Rufin doit beaucoup à celui de Léry, y Copernic, Des Révolutions des orbes célestes❯ p. 476
compris dans les descriptions détaillées du rituel, qui ne Le texte publié après la mort de l’auteur devait
figurent pas dans l’extrait de Léry retenu ici mais dans connaître un énorme retentissement dans la pensée
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occidentale. L’extrait choisi est celui où Copernic très libre d’un ensemble de planètes dans un ciel noc-
expose l’essentiel de sa théorie, qu’il s’efforce d’étayer turne. On le rapprochera de certains schémas du système
dans le reste de l’ouvrage. solaire pris dans un livre d’astronomie, pour en montrer
à la fois les analogies et les différences. Cela permettra
1. Contre le géocentrisme (question 1)
de conduire une réflexion sur les représentations à
L’argumentation de Copernic repose sur l’idée que les
thèses géocentristes ne peuvent rendre compte du mouve- caractère scientifique et celles à valeur esthétique. Le
ment des planètes qu’au prix d’hypothèses nombreuses et rapprochement avec le texte de Copernic pourra porter
compliquées (l. 8-10). Il lui oppose la simplicité de la également sur ce point, puisqu’il entretient une relation
nature et l’idée que rien en elle n’est superflu (l. 10-11). ambivalente, scientifique et esthétique, avec le Soleil.
À cela viennent s’ajouter les arguments mathématiques La comparaison avec le texte de Bruno s’attache davan-
que l’auteur se propose de donner par la suite (l. 13-14) tage à la question de la représentation de l’espace. Les
cercles de Kandinsky flottent dans un espace indéterminé
2. La démarche scientifique (question 2 et TICE)
qui peut évoquer l’infinité de celui-ci. Ils ne sont pas orga-
La pensée de Copernic se révèle scientifique dans la
nisés autour d’un centre, mais disposés sur un fond noir
mesure où il cherche à faire correspondre les faits observés
uniforme. Leur chevauchement et la différence de taille
et ses hypothèses en s’appuyant sur l’outil mathématique
suggèrent néanmoins une profondeur, et donc un plus
comme moyen de démonstration. En cela, il développe
ou moins grand éloignement par rapport au spectateur,
une attitude que Galilée généralisera en indiquant que la
contrairement à d’autres tableaux du peintre à la même
nature est un livre écrit en langage mathématique. On
époque, où l’espace apparaît « plat », à deux dimensions.
remarquera également qu’il recourt à plusieurs reprises à
la notion de cause et de déduction, indice d’une argumen- L’œuvre dans son ensemble joue avec les représen-
tation de type rationnel, écartant les explications finalistes tations du spectateur, qui ne peut s’empêcher de voir
de la tradition aristotélicienne et s’abstenant de toute réfé- des objets du monde réel là où l’artiste ne propose que
rence religieuse explicite. des formes géométriques. C’est un peu le mouvement
contraire de l’expérience de Kandinsky qui le conduisit
On remarquera que certaines hypothèses, comme la
sphère des étoiles fixes, ne sont pas remises en question vers l’abstraction lorsqu’il vit l’un de ses tableaux figura-
par Copernic. Ses explications restent donc encore par- tifs sous un angle qui annulait la forme des objets pour ne
tiellement tributaires de la pensée médiévale. On pourra laisser voir que le rapport des couleurs.
ainsi souligner que la « révolution copernicienne » n’est
pas le fait du seul Copernic. Les recherches menées en Texte 7
TICE sur Internet pourront mettre en évidence son che- Giordano Bruno, Le Souper des cendres ❯ p. 478-479
minement historique jusqu’à la clôture provisoire du
système avec Newton au XVIIIe siècle. 1. Situation du texte
Publié en 1582, Le Souper des Cendres est l’une des
3. Un admirateur du soleil (question 3) œuvres où Giordano Bruno développe le plus clairement
Les dernières lignes du texte quittent le terrain du son hypothèse de l’infinité de l’univers. Il le fait sous
raisonnement pour se livrer à une évocation lyrique et la forme d’un dialogue dans lequel l’un des personnages
enthousiaste du Soleil placé au centre de l’univers. Les soutient ses thèses face à un auditeur qu’il faut convaincre.
diverses références de ce passage n’ont plus de caractère L’œuvre ne présente pas le caractère scientifique des
scientifique, elles sont autant de louanges du Soleil glanées textes de Copernic ou de Galilée, il s’agit plutôt d’un
chez les auteurs anciens. Les diverses comparaisons utilisées texte philosophique où les moyens d’emporter l’adhésion
relèvent aussi bien de la dimension esthétique que d’une du lecteur ne sont pas tous fondés sur une rigoureuse
sorte de vénération à connotation religieuse. Elles montrent démonstration. L’extrait intervient après une explicitation
elles aussi les limites de la scientificité du texte : l’hypothèse des thèses de Copernic.
de Copernic repose aussi sur son admiration pour cet astre,
qui n’a d’autre fondement que son goût personnel. 2. L’infinité de l’Univers (questions 1 et 2)
La thèse défendue par Bruno est celle de l’infinité
ACTIVITÉS Lecture d’image de l’univers. La dernière phrase l’explicite alors que le
1. Situation de l’œuvre passage lui-même en décline avec enthousiasme diffé-
Elle appartient à la période où Kandinsky vit en rents aspects, tout en faisant l’éloge de celui qui a permis
Allemagne et enseigne au Bauhaus dans les années 1920. de les découvrir et de les comprendre, Bruno lui-même.
Il s’intéresse plus particulièrement aux formes géomé- Le texte voit dans cette nouvelle vision de l’univers une
triques, parmi lesquelles les cercles qui font l’objet de source de lumière et de connaissance pour les hommes,
plusieurs études spécifiques (voir aussi Quelques Cercles,
un accès à la vérité (l. 10-15). En prenant conscience de
au musée Guggenheim de New York).
l’endroit où ils vivent, ils en tirent une meilleure com-
2. Cercles et planètes (questions 1 et 2) préhension d’eux-mêmes et de la place qu’ils occupent
Bien que présenté comme une peinture abstraite, ce (l. 16-25, par exemple). C’est d’abord un sentiment
tableau peut faire légitimement penser à une évocation d’accroissement de leur puissance qui s’exprime dans la
205 •
première moitié du texte. C’est aussi le sentiment d’une Le texte de Copernic fait apparaître des ambiguïtés
liberté nouvelle (l. 35-36). comparables. Ainsi le Soleil est décrit avec des épithètes
Le rôle de Bruno se mêle intimement aux découvertes qui tendent à le diviniser (l. 30-34). Certes, c’est sous le
qui sont énumérées. Chacune d’elle est présentée comme couvert de citations et de références qui sont présentées
le résultat de son action. Dans la première partie, nombre comme des désignations imagées empruntées à d’autres
de phrases, sous forme d’énumération, débutent identi- personnes, mais l’accumulation en fait une figure divi-
quement par le pronom « il » suivi d’un verbe qui met nisée. Néanmoins, Copernic ne va pas jusqu’à identifier
en scène le personnage. Les découvertes apparaissent Dieu et le Soleil, d’autant moins qu’il reste dans le cadre
comme autant de dons faits aux hommes. À la fin, le « il » du seul système solaire, ce qui n’exclut pas l’existence
cède progressivement la place au « nous » qui souligne le d’un Dieu distinct de lui.
partage des découvertes, désormais patrimoine commun Si les deux auteurs bouleversent la cosmologie chré-
à tous. On relèvera aussi l’amplification de ce rôle par tienne, Bruno se montre plus audacieux : même Galilée
l’accumulation d’images qui font de lui un être surhu- n’osera pas affirmer l’infinité de l’univers. Pour une
main (l. 1-4), un thaumaturge qui fait des « miracles » analyse de l’histoire de la révolution copernico-gali-
(l. 8-15)… un éducateur de l’humanité. Il y a visiblement léenne, on se reportera à l’ouvrage classique d’Alexandre
une divinisation de son personnage, témoignage de son Koyré, Du monde clos à l’univers infini.
orgueil qui devait finir par lui coûter la vie…
4. Enthousiasme et inquiétude (questions 4 et 5)
3. Dieu et la Cause infinie (question 3, TICE) La tonalité du texte de Bruno est enthousiaste : la
La première allusion à la divinité apparaît aux thématique de la lumière déclinée de plusieurs manières
lignes 24-25 avec l’expression « divine mère nourricière », (lumière de la connaissance, lumière des astres), le
dont on peut penser qu’elle désigne la nature. Elle est lexique laudatif, l’énumération et l’accumulation au
présentée comme vivante et source de toutes les formes service de la thématique, la multiplication des compa-
de vie dans les lignes suivantes. Cette vision peut paraître raisons témoignent d’une véritable jubilation, d’un
assez éloignée de la pensée chrétienne, et rappelle plutôt émerveillement de l’auteur. Émerveillement devant la
les conceptions antiques. Néanmoins, on ne peut en tirer découverte, la beauté de l’univers, mais aussi vertige et
de conclusions hâtives ; cette désignation se retrouve étonnement devant sa propre action (cf. 1).
aussi chez Montaigne, en concurrence avec des termes La tonalité du texte de Donne est évidemment très
plus conventionnels. La seconde référence se trouve à opposée : toutes les découvertes sont présentées comme une
la ligne 36 : « la cause première, universelle, infinie et désorganisation de l’ordre du monde (v. 1-4 et 10-11), un
éternelle ». Là encore la formulation peut s’interpréter de éclatement (v. 9), une désagrégation et une usure (v. 5-7).
manière différente : les adjectifs renvoient aux propriétés La tonalité est celle de l’inquiétude et même de l’angoisse
de Dieu : l’éternité, la nature infinie, l’universalité. Le face à ce qui ressemble à un chaos. On la rapprochera des
terme de cause, en revanche, est ambigu, dans la mesure Pensées de Pascal qui traitent de l’effet des découvertes
où elle ne reprend pas clairement l’idée de Création, scientifiques de son temps, qui accentue l’inquiétude méta-
centrale dans le christianisme. Il est répété à la ligne 42 physique de l’Homme désormais perdu entre les « deux
en relation avec le mot « effet », qui semble indiquer une infinis ». Mais la différence tient au fait que Pascal dépasse
vision causaliste de l’univers, dans laquelle Dieu est avant cette inquiétude en intégrant la nouvelle science dans une
tout un principe explicatif des phénomènes. Les deux réflexion plus générale sur la place de l’Homme dans l’uni-
mots suivent précisément la seule occurrence du mot Dieu vers qui lui permet de conserver un ordre au monde à partir
(l. 41). Cette phrase à sa gloire présente les corps célestes de sa foi chrétienne. Donne, pour sa part, en reste dans le
comme ses « ambassadeurs », terme métaphorique qui poème au seul constat d’un univers ruiné.
personnifie aussi bien les corps célestes que Dieu. Cette
dénomination très flottante ne permet pas de se faire une
idée claire de la nature et du rôle exact de Dieu. Texte 8
Bertolt Brecht, La Vie de Galilée ❯ p. 480
En revanche, Bruno semble affirmer que l’infinité n’est
pas seulement une propriété de Dieu seul, mais aussi 1. Situation du texte
celle du monde dont il est la cause, puisqu’il parle d’effet La scène se situe au début de la pièce, au moment
« infini » d’une cause infinie (l. 42). Ceci contrevient à où Galilée va perfectionner une lunette de fabrication
l’enseignement chrétien pour qui seul Dieu est infini, sa hollandaise et en faire un instrument d’observation du
création étant, elle, limitée, ce qui était admis jusqu’à Soleil, lui permettant ainsi des progrès décisifs dans la
cette époque, même si certains théologiens comme compréhension du système solaire. À ce moment de sa
Nicolas de Cuse au XVe siècle avaient émis l’hypothèse vie (début du XVIIe siècle), Galilée a rencontré de la sym-
d’un univers « indéfini ». Philosophiquement, l’extension pathie pour ses travaux, et des mécènes sont intéressés
de l’infinité à l’univers pose évidemment le problème de par les applications pratiques qu’ils en attendent. Il se
sa différence avec Dieu lui-même. Si l’univers est infini, montre très enthousiaste et confiant en l’avenir. Ce n’est
ne se confond-il pas avec Dieu lui-même ? Au siècle qu’une vingtaine d’années plus tard qu’il sera confronté à
suivant, ce sera la thèse de Spinoza, entre autres. la persécution religieuse.
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2. Passé, présent, futur (question 1) croyance d’un Dieu caché, d’autant plus nécessaire que le
Brecht place dans la bouche de son personnage une sens a déserté le monde matériel et d’autant plus puissant
tirade qui se présente comme un bilan des découvertes qu’il est invisible.
et des progrès accomplis depuis un siècle. Galilée fait On pourra élargir la réflexion en montrant comment
un état de la situation actuelle, en jetant brièvement un la révolution copernico-galiléenne renverse la relation
regard sur la situation antérieure, et en se projetant dans de valeurs entre immobilité et mouvement. Pour la
l’avenir. De la ligne 2 à la ligne 13, l’emploi dominant du pensée héritée d’Aristote, la première est synonyme de
présent permet de dresser le constat des acquis actuels. perfection, de plénitude et l’autre dispersion et mort ;
Deux imparfaits (l. 3 et 6) correspondent à deux coups la sensibilité moderne tend à voir au contraire le mou-
d’œil rapides comparatifs avec la situation antérieure. vement comme synonyme de vie et d’amélioration et
Une brève annonce de l’avenir proche a été faite au début l’immobilité comme une stagnation, voire une mort. Le
de l’extrait (l. 1). Des lignes 12 à 15, Galilée se tourne texte de Brecht est extrêmement éclairant sur ce point,
vers l’avenir sur un ton prophétique : « Je prédis… » La puisque Galilée s’émerveille des astres sans soutien qui
suite est écrite majoritairement au futur. À la ligne 15, roulent joyeusement dans l’espace (l. 16-19).
un plus-que-parfait correspond à un nouveau regard en
arrière qui ramène ensuite l’évocation de la situation 5. Une vision optimiste (question 4)
actuelle (présent) en alternance avec le passé (l. 21). Le Galilée pense que son point de vue sera partagé pour
jeu des temps permet donc de suivre les allers et retours des raisons déjà évoquées : accroissement du savoir,
de la pensée de Galilée dans le temps. meilleure compréhension de la place de l’homme,
libération des fausses craintes. La tonalité est assez
3. Un doute joyeux (questions 2 et 3) comparable à celle de Bruno, avec un vocabulaire et
Le début du texte met en évidence la fécondité du une forme de pensée plus contemporains, puisque c’est
doute, compris comme la remise en question des Brecht qui parle.
croyances (l. 3) et l’instrument de la recherche de la La double énonciation, avec la distance temporelle
vérité. L’ensemble de la tirade, avec son alternance qu’elle comporte (Brecht, le personnage de Galilée)
entre passé et présent, met en évidence les résultats donne à Galilée, l’image d’un prophète capable de prédire
ainsi obtenus. Galilée exprime la joie qu’il éprouve ce qui va se passer. Le regard qu’il porte sur l’avenir, la
(l. 9, l. 19) et son enthousiasme de voir les connais- compréhension qu’il en a sont évidemment tributaires
sances nouvelles se répandre, en balayant les vieilles de ce qu’un point de vue contemporain comme celui
croyances. Indirectement s’exprime aussi le sentiment de Brecht peut tirer de sa connaissance de l’Histoire.
d’une liberté accrue : la mise en question des autori- On pourra comparer avec le regard que Rufin porte sur
tés établies, princes et prélats (l. 6-8) par un « courant l’anthropophagie par le truchement de son personnage
d’air » ; la libération par rapport à la nature, exprimée Pay-Lo (chapitre XVII, texte 5). En même temps, Brecht
par la notion de mouvement et soutenue par l’image des ne simplifie pas son personnage, il le montre inconscient
bateaux gagnant le large (l. 16-19) des risques qu’il court, de l’incompréhension à laquelle
4. La vacuité du ciel (question 4) il va se heurter, il le dote d’une forme de naïveté ou d’un
« Les cieux sont vides » peut signifier simplement optimisme inconsidéré.
que la voûte céleste n’existe pas, que l’espace est uni- 6. Un monde ouvert (question 6)
formément identique à lui-même en tous ses points. Ceci Les deux dernières phrases reprennent des formula-
correspond à l’élimination des sphères qualitativement tions que l’on trouve, avec des variantes, dans toute la
différentes de la physique aristotélicienne (voir les textes période et dès le XVe siècle chez Nicolas de Cuse, et qui
de Copernic et de Bruno) et à la possibilité de l’analyser seront reprises entre autres par Pascal. Elles expriment
mathématiquement. tout d’abord l’idée d’un élargissement de l’univers et
Cela peut aussi, sous la plume de Brecht, avoir une par la même occasion la disparition d’une possibilité
signification métaphysique : les cieux sont débarrassés de l’organiser autour d’un centre, quel qu’il soit. Avec
de Dieu, des croyances religieuses qui s’y rattachaient. Il l’émergence de l’idée d’infinité, l’idée devient presque
n’y a rien à craindre ni à chercher dans le ciel autre que évidente, puisque la notion de centre implique celle de
ce que l’astronomie nous enseigne. Il s’agit alors d’une limites. Ainsi disparaissent les cosmologies tradition-
bonne nouvelle qui libère les hommes de leurs craintes nelles, y compris celles de la Renaissance. Subsistent
et de leur assujettissement, d’où le « rire joyeux », qui seulement des systèmes partiels comme celui proposé
fait certainement référence à Nietzsche. C’est exactement par Copernic, qui ne rendent compte que d’une portion
l’idée opposée qu’exprime John Donne, qui voit dans la infime de l’univers. Dans cet univers élargi, il n’y a
désorganisation du monde un principe d’incohérence. La plus de centre absolu. En revanche, tout point peut le
liberté de l’un devient errance dénuée de sens pour l’autre. devenir selon l’angle de vue que l’on choisit : c’est le
On se référera encore à Pascal et au parti qu’il tire de la sens de la ligne 21 du texte, que l’on peut rapprocher
disparition des signes visibles de la divinité (« Le silence des vers 12-15 du poème de Donne (page 479) : dans
éternel de ces espaces infinis… ») pour mieux étayer la un monde non hiérarchisé, chacun peut se prétendre à la
207 •
fois seul et référence pour tous les autres. On touche à en s’en servant comme d’un modèle dont il convient de
l’idée que chaque individu peut désormais s’instaurer s’inspirer. La notion d’imitation qui est au cœur de la
référence d’un monde qu’il organise autour de lui. problématique du retour à l’Antiquité est ici abordée sur
L’intelligibilité du monde s’en trouve totalement obs- le mode de la confrontation : rivaliser avec les anciens et
curcie dans la perspective d’une compréhension globale non pas les copier servilement.
et unifiée, mais celle d’une liberté pour chacun d’en
choisir le point d’ancrage et d’en organiser les références De la langue du XVIe siècle au français moderne
s’en trouve valorisée, sous certaines conditions. C’est 2 1 à 6. L’exercice a pour but de sensibiliser les élèves à
l’idée même de cosmos avec laquelle vivait l’Occident la continuité, mais aussi aux évolutions du moyen français
depuis l’Antiquité qui est détruite. On pourra montrer au français moderne dans divers domaines : lexique,
qu’il s’opère une rupture à l’intérieur de la pensée huma- construction syntaxique, grammaire, orthographe.
niste : l’humanisme initial ne fait que remanier l’ordre L’exercice a été choisi pour illustrer et prolonger les
cosmique et la place de l’homme en son sein. La seconde remarques de la page 482.
moitié du XVIe siècle et le tournant du XVIIe détruisent cet L’exemple du mot « instituer » permet de montrer l’évo-
ordre en lui substituant un univers relatif beaucoup plus lution sémantique du mot, avec pourtant des termes de
problématique. L’ambition d’une compréhension globale même étymologie qui ont maintenu le noyau de initial
et satisfaisante du monde laisse la place à des réponses sens voisins : instituteur, institut… Les mots « altéra-
partielles et à l’obligation de se déterminer sans certi- tion » et dans une moindre mesure « mutation » peuvent
tude sur une série de questions essentielles. faire l’objet d’une approche similaire. On pourra relever
l’absence fréquente des pronoms sujets, selon le modèle
du latin. L’absence des accents pourra faire l’objet d’une
◗ Analyse littéraire
recherche sur l’histoire de l’orthographe qui montrera
La langue du XVIe siècle ❯ p. 482-483 aux élèves que leur présence est tardive et qu’elle facilite,
Défendre la diffusion du Français dans les lettres entre autres, la lecture en donnant des informations pho-
1 1 à 3. Le poème incite son destinataire à promouvoir nétiques et en permettant visuellement la discrimination
une littérature en français susceptible de rivaliser avec d’homonymes
les Latins et les Grecs. Il lui promet implicitement
l’immortalité, thème classique de la poésie latine où le Écrire
poète sollicite l’inspiration des muses afin de mener à 3 1 et 2. L’exercice permettra de retrouver l’ensemble
bien son ouvrage. Remarquons au passage qu’il ignore des problèmes évoqués dans l’activité précédente. Il
ou méprise la littérature médiévale. On voit clairement sera l’occasion d’hypothèses, de vérifications et de
comment la poésie antique joue aussi un rôle de référence confrontations avec une version modernisée rédigée par
qu’il ne s’agit pas d’imiter en la singeant (vers 14) mais un spécialiste.

• 208
Chapitre

18 La Renaissance : des valeurs en héritage ❯ MANUEL, PAGES 484-501

◗ Document d’ouverture Texte 1


Sandro Botticelli (1444/1445-1510), François Rabelais, Gargantua ❯ p. 486
Le Printemps (1482), tempera (2,03 x 3,14 m), 1. Élève à temps plein (question 1)
Florence, galerie des Offices Le programme proposé à Gargantua est d’abord destiné
Une représentation mythologique (questions 1 et 2) à occuper utilement chaque minute de son temps. Pas un
La plupart des spécialistes s’accordent à voir dans instant qui ne soit consacré à l’étude : toilette, passage
ce tableau une représentation du triomphe de Vénus aux lieux d’aisance, habillage. Chaque moment est
(sans doute son titre original), déesse de la Beauté et parallèlement consacré à une activité éducative. Outre
de l’Amour qui faisait pendant au célèbre Naissance l’accumulation des connaissances ainsi rendue possible,
de Vénus (galerie des Offices, Florence). Il est proba- c’est la plénitude de l’emploi du temps qui est frappant.
blement inspiré par les Métamorphoses du poète latin L’élève doit être sans cesse sollicité, aucune place n’est
Ovide. L’identification probable des personnages est laissée pour un temps « libre ». On peut aussi bien y
la suivante. Au centre de la composition, Vénus, que voir une boulimie à l’égard de la connaissance (voir
couronne Cupidon le petit dieu de l’Amour, armé de chapitre précédent, textes 1 et 2), qu’une motivation plus
ses flèches. Il les décoche vers la gauche du tableau, en équivoque : ne pas laisser l’élève vagabonder et s’égarer,
direction d’un groupe de trois femmes aux vêtements avec en arrière-plan une forme de « dressage », ou au
vaporeux : les Trois Grâces. À droite, Flore, habillée moins une volonté de l’encadrer étroitement, en le privant
d’un vêtement floral, fruit de l’amour de Zéphyr, divinité ainsi de son autonomie…
qui semble sortir d’un bois, et de Chloris, qui semble 2. Former l’esprit et le corps (questions 2, 3 et 4)
vouloir lui échapper, ou simplement métamorphose de On remarquera tout d’abord que Gargantua, s’il est sol-
celle-ci. Elle est l’allégorie de la ville de Florence et licité sans cesse par son précepteur, est néanmoins assez
semble par sa magnificence prendre le pas sur Vénus. Le passif. On lui fait la lecture (l. 2, 18), on lui répète ses
décor symbolise le jardin des Hespérides, célèbre pour leçons (l. 8, 14), on lui explique (l. 8). Lui-même récite
ses pommes d’or qui forment la frondaison, dominant et par cœur (l. 13-14). Ceci confirme l’impression qu’il ne
encadrant les personnages. Le personnage à l’extrême dispose pas d’une réelle autonomie et que son éducation
gauche, près des Grâces, serait Mercure, dieu gardien est largement sous l’influence de son maître. Les méthodes
du jardin qui veille à son ordonnancement. Un riche du précepteur restent traditionnelles, elles relèvent de
décor floral sur le sol rappelle les tapisseries médié- l’inculcation beaucoup plus que d’une éducation moderne
vales. Le Printemps est le titre qu’a donné à ce tableau à l’indépendance. On comparera sur ce point avec les pré-
Vasari, peintre lui-même et biographe des artistes de ceptes de Montaigne dans le texte suivant.
son temps. Le personnage de Vénus a suscité des inter- Le contenu de l’enseignement n’est pas très précisément
prétations diverses. Son ventre proéminent a conduit à défini ici. On peut noter que le début de la journée est
s’interroger sur une éventuelle grossesse, mais d’autres consacré à l’étude des textes bibliques, mais que celle-ci
commentateurs ont avancé l’idée qu’il s’agit d’une n’est pas menée par une autorité religieuse. C’est le pré-
manière de représenter la féminité jugée belle par les cepteur qui explique les points difficiles, et encore est-ce
contemporains. D’autres encore ont noté la parenté pendant que l’élève sacrifie à ses besoins naturels (faut-il
possible avec des représentations de la Vierge, mêlant y voir une intention ?). L’autre point évoqué est relatif à
dans un même syncrétisme mythologie et religion. On l’étude du ciel, référence à l’intérêt de l’époque pour l’as-
se souviendra que la cathédrale de Florence a pour nom tronomie, mais aussi sujet en rapport avec l’observation
Sainte-Marie-de-la-Fleur. concrète du monde environnant. La place des lectures
La relation probable du tableau avec La Naissance est très importante, mais il n’est pas précisé quels sont
de Vénus a fait l’objet de commentaires portant sur le les ouvrages et disciplines sur lesquels elles portent. Elle
contraste des deux représentations du personnage. Le révèle néanmoins le souci de former l’esprit de l’élève,
tableau ayant été composé à Florence à la fin du XVe siècle puisque celui-ci en tire des « conclusions pratiques sur
pour la famille Médicis, dans le contexte du néoplato- la condition humaine » (l. 15). Ces points permettent de
nisme dont Marsile Ficin (voir texte 8) est le maître, il nuancer les remarques précédentes sur les méthodes du
peut être considéré avec son pendant comme une expres- précepteur : il y a bien une volonté, encore incomplète,
sion des formes différentes de la beauté telle que la de donner une éducation « humaniste » à l’élève en le
concevaient les membres du cercle qui l’entourait (voir faisant réfléchir par lui-même et en l’orientant vers des
plus bas notre développement sur le nu). questions « pratiques » de la vie.
209 •
Les dernières lignes du texte témoignent de l’intérêt elle n’appartient pas au premier qui la trouve mais à tous
pour l’éducation du corps en complément de celui de ceux qui la font leur (l. 12-15). L’élève doit donc former
l’esprit : un idéal qui ne néglige aucune dimension de son propre avis en empruntant ses éléments à d’autres
l’individu et notamment le corps qu’il faut respecter mais en les assimilant de manière à les faire siens.
autant que l’esprit, en rupture sans doute avec l’idée de
2. L’Antiquité : un maître, pas un tyran (question 3)
mortification qui pouvait prévaloir auparavant, du moins
Les références antiques sont nombreuses : Aristote,
dans certaines communautés religieuses.
Platon, Xénophon, les stoïciens, les épicuriens. On
Le programme éducatif décrit apparaît donc comme un remarquera qu’elles sont toutes affectées directement ou
mélange de tradition (par ses méthodes) et de modernité (par indirectement d’un coefficient négatif : ce ne sont pas des
l’intérêt porté aux questions concrètes de la vie humaine). références auxquelles on doit se soumettre. Montaigne
3. La vie sereine (question 5) n’hésite pas à refuser l’autorité de Platon au prétexte
La journée de Gargantua est réglée de telle manière de l’antériorité de son point de vue (l. 14-15). Pourtant,
qu’aucune perturbation ne semble pouvoir l’affecter. Les elles sont en même temps présentées comme des sources
activités sont décrites de manière positive, comme autant potentielles de réflexion. Le texte les envisage d’une
de moments agréables et profitables pour l’élève, d’autant manière ambivalente : repoussoir pour l’autorité, nourri-
plus qu’elles sont associées à des soins que lui prodiguent ture pour un esprit ouvert. Montaigne n’entend pas faire
ses serviteurs : l’éducation se fait aussi dans le plaisir. des sources antiques une forme nouvelle de dogmatisme,
De petites notations, comme le nom du jeune page qui il souhaite simplement en extraire ce qui lui semble pro-
lit l’Écriture sainte (l. 3) ou l’évocation des « lieux d’ai- fitable pour sa propre réflexion. Mais il en fait cependant
sance » (l. 7), montrent que la tonalité comique, même sa nourriture de prédilection, celle qui lui permettra de
dans ce qu’elle a de trivial, n’est jamais très loin et n’est fabriquer son miel.
pas séparable chez Rabelais de propos plus sérieux. 3. « Faire son miel » (question 4)
VERS L’ORAL DU BAC L’éducation d’un prince Les La comparaison qui clôt l’extrait définit un idéal de
éléments du récit permettent d’identifier qu’il s’agit de l’éducation devenu classique : l’assimilation par l’élève
l’éducation d’un prince : précepteur, serviteurs pour tous de tout ce qu’il a pu récolter au cours de son apprentis-
les actes de la vie quotidienne, jeu de paume, montrent sage. Le miel, fabriqué à partir de la transformation par
que le cadre de vie de l’élève correspond à un univers les abeilles des différents sucs butinés ici et là, illustre ce
aristocratique. Rabelais s’inscrit, à sa manière, dans la processus. L’intérêt de la comparaison réside avant tout
tradition médiévale et renaissante de l’« institution » du dans l’idée « humaniste » que l’individu se forme par
Prince. On pourra montrer qu’il en est de même dans la la confrontation avec les autres, et, si possible, avec des
vie à l’abbaye de Thélème. maîtres. Ceux-ci ne sont pas dominateurs, ils sont seule-
La référence religieuse est essentielle, puisque le prince ment des « autorités » (on renvoie ici à Hannah Arendt
est un représentant de Dieu sur la terre. Même s’il n’a pas sur et à son analyse de l’auctoritas), qui en imposent sans
ce plan le même rôle que les membres du clergé, il doit ins- s’imposer.
crire son action dans le cadre de la loi et de la justice divine. On soulignera cependant la limite, très féconde, de la
La formation de l’esprit apparaît également comme un comparaison : le miel reste un produit extérieur à l’abeille
élément nécessaire pour l’homme du XVIe siècle : on évoquera qui ne la transforme pas elle-même, alors que Montaigne
le cas de François Ier, roi favorable à l’humanisme, ouvert aux évoque un processus d’intériorisation total qui affecte l’in-
idées nouvelles, protecteur des écrivains et des artistes. dividu. En présentant l’éducation comme une assimilation
constitutive, Montaigne soulève la question de l’identité :
le miel n’est pas l’abeille, alors que le « miel » de l’éduca-
Texte 2
tion devient, potentiellement, l’individu lui-même. Il ouvre
Montaigne, Essais ❯ p. 487
ainsi la réflexion sur la particularité de l’être humain qui
1. Penser par soi-même (questions 1 et 2) n’est pas mais devient : Rousseau et ses successeurs.
Le texte repose tout d’abord sur le refus de l’argu- ACTIVITÉS Argumentation La conception de Montaigne
ment d’autorité : aucun précepte, même formulé par est sans aucun doute plus proche de nous que celle de
les penseurs les plus éminents ne peut être imposé sans Rabelais dans le texte précédent. On pourra privilégier la
acquiescement préalable de l’élève (l. 1-3). Celui-ci doit dimension réflexive de son enseignement, le souci de faire
garder sa liberté de jugement, qui s’accompagne égale- siens les apprentissages, l’autonomie de l’élève.
ment de la liberté de choisir entre plusieurs possibilités
et de rester dans le doute si besoin (l. 3-5). On pourra
mettre en perspective ce passage avec les bases de la Texte 3
liberté d’examen et de pensée telles qu’elles s’élaborent Érasme, Œuvres choisies ❯ p. 488
tout au long du XVIe siècle. 1. Situation du texte
Le second précepte développé par Montaigne est l’idée Érasme répond longuement à son supérieur pour lui
d’appropriation (l. 12) : la vérité est un bien commun, expliquer les raisons de son éloignement. Parmi elles, il
• 210
invoque l’étude et la nécessité de voyager pour parfaire donc pleinement dans la tradition humaniste de l’édu-
ses connaissances. cation et critique d’ailleurs l’objectif de « l’urgence de
la réussite immédiate » (l. 11).
2. Un homme d’études (questions 1, 2 et 3)
En se référant à saint Jérôme, Érasme, malgré la feinte On pourra discuter du caractère élitiste (et contestable)
humilité de la ligne 5, choisit fièrement de se placer dans qui transparaît dans le texte (l. 6-7), le mettre en relation
la tradition des plus grands pères de l’Église et des plus avec Rabelais et Montaigne qui eux aussi s’adressent
érudits. C’est en effet à saint Jérôme que l’on doit l’exé- à une élite. Ce sera l’occasion de réfléchir à la possi-
gèse des textes bibliques et l’identification des Évangiles bilité pour tous d’accéder à la culture, y compris à la
aujourd’hui reconnus authentiques par le christianisme. culture classique, à l’élargissement de l’idéal huma-
Érasme laisse ainsi entendre qu’il a fait de même dans la niste qu’ont voulu les Lumières, et au-delà à l’École
période moderne, en rééditant, traduisant et commentant contemporaine.
le Nouveau Testament notamment. Il ne manque pas de 2. Se confronter aux œuvres (questions 3 et 4)
rappeler qu’il a été accueilli et fêté par les plus grands : Jacqueline de Romilly préconise la confrontation avec
les passages coupés en énumèrent d’ailleurs la longue les textes, le « contact direct » (l. 8-9 et l. 13-14). Elle
liste. C’est donc un homme conscient de sa valeur qui souhaite que l’élève soit placé face à l’œuvre même, y
s’exprime, avec nuance mais aussi fermeté. compris lorsqu’elle est étrangère à son propre vécu, parce
Pour autant, il revendique comme seul mérite d’avoir qu’elle envisage la littérature comme une occasion pour
voué sa vie à l’étude, rejetant tout désir de richesse ou de lui d’élargir son champ d’expériences. Elle manifeste
pouvoir. Ce point est certainement destiné à rappeler à ici une exigence pédagogique où il s’agit de s’ouvrir au
son interlocuteur que ce n’est pas pour mener une vie de monde par le biais de l’imaginaire, par l’« accès à une
plaisir ou de luxe qu’il a voyagé. pensée ou une époque » (l. 21-22).
Si l’on compare avec l’attitude de Montaigne, on remar-
3. Un inlassable voyageur (questions 4 et 5)
quera que, dans les deux cas, prévaut l’idée de dialogue
La dernière phrase du texte montre qu’Érasme ne sou-
et d’enrichissement. Les œuvres du passé nourrissent et
haite pas rentrer dans son pays, parce qu’il le considère
enrichissent l’expérience immédiate, elles contribuent à
comme fermé aux lettres. Dans l’Europe de son temps,
la formation de l’homme. Le cas de Giraudoux ou Sartre,
ce sont les pays qui sont en pointe dans le mouvement de
une fois explicité, permettra aux élèves de comprendre
renaissance qui l’intéressent. On notera que ses voyages
comment se noue le dialogue avec le passé, la nécessaire
sont justifiés par les amitiés érudites qu’il a pu nouer
transposition d’une problématique antique dans le monde
(avec Thomas More, notamment), par la présence de
contemporain, qui lui garde pourtant une forme d’actua-
protecteurs et de mécènes, mais aussi par celle d’édi-
lité en la renouvelant.
teurs susceptibles d’aider son travail, c’est le cas pour
son séjour à Bâle par exemple. Ce sont donc avant tout Jacqueline de Romilly évoque la notion de modèle
des rencontres et des raisons de travail qui motivent les (l. 18-21), même si elle en réduit aussitôt la portée à propos
déplacements d’Érasme. Il ajoute lui-même dans la lettre de l’héroïsme dans le monde contemporain. Montaigne,
des raisons de sécurité (la peste) qui, à la fin de sa vie, sur ce point, est plus nuancé dans sa formulation : l’Anti-
prendront un caractère religieux quand ses démêlés avec quité n’est pas un modèle, mais une source d’inspiration ;
Luther le mettront en péril. pas un objet d’imitation, mais une occasion de reconnais-
sance. On ne pourra que souligner au passage la parenté
qu’il y a chez Montaigne entre son idée de l’amitié et ses
Texte 4 conceptions éducatives.
Jacqueline de Romilly,
Enseignement et éducation ❯ p. 489 3. La « vie belle » (questions 5 et 6)
On remarquera que le texte finit par une référence à
1. Éloge de la littérature (questions 1 et 2) l’idée de beauté. Le dernier regroupement de textes du
Le texte est un plaidoyer en faveur de l’étude de la chapitre est consacré à ce sujet, qui constitue un thème
littérature comme moyen de « formation de l’homme » déterminant de la pensée humaniste. Le mot est ici à
(l. 2). Romilly choisit essentiellement ses exemples dans prendre, venant de J. de Romilly, au sens où les Grecs,
la culture grecque, sans doute parce qu’elle en est une et singulièrement Platon, l’associaient à la vie en général
spécialiste, mais plus profondément, bien sûr, parce que et pas seulement au domaine purement esthétique. Le
cette culture est aussi l’un des fondements essentiels de texte de Ficin, imprégné de philosophie platonicienne,
la nôtre, comme le montrent les premières lignes qui évo- le rappelle d’ailleurs (voir manuel, page 495). La beauté
quent « les analyses et les idées, mais aussi les images, dont il est question dans cette phrase vient conclure des
les personnages, les mythes et les rêves… » (l. 3-4) À propos où l’on parle de « trésors cachés », de « faire
une époque où l’on privilégie un enseignement utile et resurgir », des « souvenirs lointains » (l. 24 à 27) ; tout
efficace, Jacqueline de Romilly défend une concep- un lexique qui renvoie à un monde invisible ou du moins
tion traditionnelle où la formation de la personnalité caché. C’est donc d’une beauté « intérieure » dont elle
prévaut sur les savoirs instrumentaux. Elle s’inscrit parle (« notre être intérieur », l. 16), et l’on se référera
211 •
évidemment au Banquet de Platon, lorsqu’Alcibiade puisque rien ne l’interdit. Habilement, il met l’accent sur
décrit le genre de beauté qu’il a découvert chez Socrate les agréments de la vie (on notera la répétition du mot
derrière son apparente laideur. « joie », moins connoté que « plaisir ») acceptables.
Plus généralement, l’idée humaniste de la beauté ne On pourra comparer avec l’abbaye de Thélème de
s’attache pas exclusivement à la perception des formes Rabelais ou avec les idées de Montaigne sur l’accepta-
(de la nature, des objets, des corps), malgré leur célé- tion de la nature comme guide et maître de l’existence
bration, elle englobe également le plus souvent une humaine. L’idéal humaniste suppose une capacité de
dimension spirituelle (on se reportera à nos remarques l’homme à trouver par lui-même les voies du bonheur
sur le sens du « Nu » dans l’art de la Renaissance.) (l. 6), ce qui va à l’encontre de certains courants chrétiens,
Le néoplatonisme, qui inspire la cour de Florence au notamment l’augustinisme. Pour une réaction contre cet
XVe siècle, en est un exemple caractéristique. La beauté optimisme, on se référera à Pascal, au siècle suivant, mais
en vient alors à désigner un idéal de vie qui dépasse aussi aux œuvres de Luther, et plus spécifiquement à son
largement les perfections formelles pour toucher à la traité sur le « serf-arbitre », qui est lui-même un texte
manière de se conduire, de penser et de sentir. La vie polémique destiné à répondre à Érasme, ami de Thomas
« belle » n’est pas seulement liée à l’apparence, elle More.
inclut l’esprit comme son complément nécessaire. 3. Le plaisir ? Pourquoi pas ? (questions 3 et 4)
L’humanisme refuse de dissocier complètement les More développe une argumentation opposée à certaines
différents aspects de l’existence, il ne la morcelle pas pratiques médiévales, la macération, l’autopunition, le
et n’envisage une vie réussie que sous la forme d’une modèle d’une vertu austère : il défend un idéal de vie
totalité. innocent. Tout son raisonnement consiste à montrer que
C’est pour cela que Montaigne est sans doute l’auteur si l’on doit soulager son prochain, il n’y a aucune raison
qui en opère la synthèse la plus remarquable à la fin du de ne pas appliquer à soi-même le même principe : aime
XVIe siècle, et que Jacqueline de Romilly en fut une repré- ton prochain comme toi-même ; l’amour de l’humanité
sentante accomplie au XXe siècle… commence d’abord par un amour de soi bien compris
que l’on étend ensuite à tous les autres.
Texte 5 C’est donc une religion aimable dans tous les sens
Thomas More, Utopie ❯ p. 490 du terme que pratiquent les Utopiens, qui annonce les
conceptions des Lumières : un dieu bienveillant, une
1. Situation du texte confiance en l’humanité, une absence de dogmatisme et
Après avoir longuement décrit la vie des Utopiens, de sectarisme.
Thomas More en vient au sujet délicat de leur religion.
Prenant prétexte qu’il s’agit d’un pays imaginaire, 4. La contre-utopie ou l’envers du décor (question 5)
préservé de tout contact ou presque avec le monde exté- Ce que l’on appelle souvent les contre-utopies
rieur, l’auteur est à l’aise pour leur donner une religion modernes, les récits de Wells ou d’Orwell, remettent en
« naturelle », telle qu’il l’imagine. Loin des dogmes, les cause la vision optimiste des utopies classiques. Elles
Utopiens pratiquent une religion de l’« humanité » sous décrivent ironiquement « le meilleur des mondes » (titre
la tutelle divine, placée sous le signe du plaisir entendu d’un roman de Wells), en réalité un univers étouffant
comme une absence de tourments. et invivable où tout est programmé, nivelé, ne laissant
aucune liberté aux individus. Dans l’œuvre d’Orwell, ce
2. Vivre selon la nature (questions 1 et 2) sont les expériences des régimes totalitaires qui servent
L’idéal de vie des Utopiens peut se résumer à trois prin- de modèles ; dans celle de Wells, c’est plutôt l’univers
cipes : aimer Dieu (l. 4-5), s’aimer soi-même (l. 16-17), technico-scientifique qui conduit à l’uniformisation des
aimer ses semblables et donc l’humanité (l. 8 à 13), que modes de vie.
l’on peut aussi appeler « vertu » ou « vie conforme à la Issues d’une vision pessimiste du monde, les contre-
nature » (l. 1). Fuir la douleur, rechercher le plaisir et la utopies doutent de la capacité des hommes à construire
joie, telle est la maxime principale des Utopiens. Elle rap- une société heureuse et ne l’estiment pas souhaitable.
pelle la philosophie épicurienne dans sa forme primitive : Elles ont aussi le mérite de montrer également, par
non pas le plaisir débridé, mais la vie exempte de souf- contraste, ce que peuvent avoir de despotiques les
frances. More n’hésite pas à renouer avec une philosophie utopies classiques. À lire de plus près l’Utopie de More,
éloignée du christianisme médiéval, condamnée par lui, on s’aperçoit en effet que les contraintes nécessaires
et opposée aux idées de péché, de faute, de déchéance. pour atteindre le bonheur conduisent les Utopiens à vivre
Il peut implicitement maintenir les Utopiens dans une dans une société où la liberté est très restreinte. Leur
innocence primitive antérieure au péché originel, vivant bonheur réel ou supposé a pour contrepartie la privation
sous l’empire de la raison. de droits individuels que nous considérons comme élé-
Sans véritablement remettre en question l’enseigne- mentaires. Ainsi se dessine une problématique devenue
ment de l’Évangile, More n’en garde que les aspects classique dans la modernité : bonheur collectif contre
humanistes : amour de Dieu, du prochain et de soi, libertés individuelles.
• 212
Texte 6 notablement de beaucoup de ses contemporains et se
Nicolas Machiavel, Le Prince ❯ p. 492 trouve en décalage avec les idéaux humanistes : pas de
confiance en l’homme, pas de vision optimiste du monde.
1. Situation du texte
Ce chapitre se trouve dans la partie centrale du livre. En fin de raisonnement, Machiavel prend soin à deux
Après avoir analysé les différents types de principauté reprises de préciser que le manquement à la parole donnée
n’est accepté par les hommes que s’il prend l’apparence
(d’État), les manières de les conquérir et de les conserver
du bien : « colorer » par des « excuses légitimes » (l. 24).
pour un prince moderne, Machiavel étudie les qualités
Le prince doit s’avancer masqué : « grand simulateur et
d’homme d’État qu’il doit avoir pour mener sa tâche à bien.
dissimulateur » (l. 28-29). C’est donc sur un éloge de la
Le passage est l’un des plus célèbres du livre, car il rompt
ruse, de la tromperie et de la dissimulation que se conclut
avec les habituelles leçons que les conseillers des princes
le passage, mais aussi implicitement sur l’idée que les
donnaient à leurs illustres disciples en vertu des préceptes
hommes restent malgré tout attachés aux valeurs morales
chrétiens. En outre, il ouvre le débat toujours actuel des
traditionnelles et qu’ils ne sont pas prêts à accepter ouver-
relations entre la politique et la morale et donne un
tement le mal. Le prince, en ce sens, peut apparaître
exemple de ce que l’on a appelé « le machiavélisme ».
comme celui qui a en charge le mal sous le poids de la
2. Les lois du combat politique (questions 1 et 2) nécessité (il n’a pas le choix), si on admet (ce que ne dit
Selon une méthode qu’il affectionne, Machiavel com- pas le texte mais qu’on trouve ailleurs dans Le Prince)
mence par rendre hommage à la morale traditionnelle qu’il agit pour le bien de ses sujets et de l’État.
(l. 1-2) : la loyauté est une qualité pour un prince. Mais
4. Le machiavélisme (question 5 et TICE)
il contredit aussitôt cette thèse en avançant son argu-
La pensée de Machiavel a souvent fait l’objet de
ment favori : l’expérience, qu’il appelle aussi souvent la
critiques parce qu’elle contrevient à certains préceptes
« réalité effective », montre le contraire. C’est la nature
moraux généralement admis : ici la parole donnée, le
des choses qui vient contredire les principes.
refus de la tromperie, le rejet de la ruse comme moyen de
On remarquera que Machiavel ne fait aucune référence parvenir à ses fins. On l’a accusé précisément de défendre
aux devoirs du prince vis-à-vis de Dieu. Les seuls noms le principe selon lequel « la fin justifie les moyens ». Le
cités appartiennent à la mythologie grecque et font claire- passage tombe incontestablement sous le coup de ces
ment allusion à un prince guerrier, Achille, et à son maître critiques, mais nous avons au fil du commentaire ajouté
le centaure Chiron, dont Machiavel donne très librement un certain nombre de remarques :
une interprétation de sa signification. Ils préparent et – Machiavel rompt avec la tradition des conseillers du
confortent l’analyse des rapports humanité/animalité. prince qui placent son action dans la logique du prince
La suite du raisonnement prend appui sur une hypothèse chrétien ;
qui n’est explicitée qu’aux lignes 22-24 : la méchanceté – Machiavel ne conteste pas le caractère immoral de
des hommes. Ce qui précède sur la manière de se conduire l’action du prince, il le rappelle d’entrée et souligne que
du prince prend tout son sens à ce moment. En effet, c’est le prince doit s’efforcer de justifier par des excuses rece-
à partir de cet élément que l’on comprend que la fonction vables son comportement ;
du prince est de combattre (l. 6) et qu’il dispose pour cela – il n’érige pas le comportement du prince en principes
de différents moyens. Une série de distinctions lois/force de morale universelle. Il s’agit du prince et de lui seul, et
homme/bête, puis lion/renard (force/ruse) le ramène à il est en outre soumis à la nécessité, notamment celle du
son affirmation initiale en écartant chaque fois le premier combat. Machiavel montre qu’il n’a pas le choix en tant
terme de la distinction. C’est au prix d’une réduction que prince (si, bien entendu, on accepte ses présupposés) ;
progressive des possibilités offertes au prince qu’il en – autrement dit, celui-ci ne peut pas se comporter selon
vient à justifier le manquement à sa parole. Tout se passe les règles habituellement admises pour les particuliers
comme si ce dernier n’avait pas d’autre choix que celui parce qu’il remplit une fonction où celles-ci ne sont pas
du moyen le moins noble pour combattre, ce que vient applicables. Machiavel dégage une spécificité du prince
précisément justifier l’affirmation de la méchanceté des comme personnage devant obéir à des exigences dif-
hommes. On est en présence d’un raisonnement circulaire férentes. C’est ouvrir la question du politique dans un
qui présuppose ce qu’il va s’efforcer de démontrer. Sous espace différent de la morale ;
les apparences d’une évidence qui se révèle progressive- – il pose par conséquent le problème de la coïncidence ou
ment par élimination des autres hypothèses, c’est en fait de l’écart entre la morale courante et l’action politique.
un postulat qui vient conclure l’argumentation. On ajoutera que la morale visée par Machiavel est dérivée
des préceptes du christianisme qu’il considère par ailleurs
Concernant l’usage des distinctions binaires, on ren-
comme une religion incompatible avec la défense et la
verra à la rhétorique antique, à la méthode socratique que
conservation des États.
l’on trouve par exemple dans le Gorgias de Platon.
On est donc en présence d’une conception assez cohé-
3. Une vision pessimiste de l’humanité (questions 3 et 4) rente où le prince n’est pas identifiable à n’importe
La référence à l’animalité montre le pessimisme de la quel individu et où il obéit à des exigences d’une autre
pensée machiavélienne. De ce point de vue, il s’écarte nature. Sachant que nous sommes encore au début du
213 •
XVIe siècle, il manque à Machiavel un élément essentiel, brille sur la cuirasse et éclaire le visage du cavalier. Le
qui nous est familier, : la notion de droit et d’état de droit caractère tourmenté du ciel évoque l’orage ou la tempête
(elle apparaîtra au siècle suivant). C’est elle qui permet menaçante, allusion sans doute à la bataille imminente ou
à nos sociétés modernes d’articuler morale et politique qui vient de s’achever.
(non sans mal, on le voit tous les jours) ; c’est le droit La composition d’ensemble repose sur le contraste
qui, à la fois, se distingue de la morale privée et encadre entre la sérénité dominatrice du personnage dans un
le pouvoir politique dans son exercice. Avec ses imper- environnement naturel hostile et menaçant, chargé de
fections et ses approximations, il régule tant bien que représenter le contexte de guerre.
mal les relations de l’individu et du pouvoir en définis-
sant les limites du lion et du renard, de la dissimulation
et de la vérité, de l’être et du paraître. Si l’on admet en Texte 7
outre que le passage concerne les relations entre princes, Étienne de La Boétie, Discours
on est conduit à penser que Machiavel parle en réalité sur la servitude volontaire ❯ p. 494
des relations internationales et, de ce côté-là, si l’époque 1. Situation du texte
contemporaine a tenté de réguler les rapports avec L’extrait se situe au début du Discours, lorsque l’auteur
des organismes tels que l’ONU ou en créant un droit expose son sujet et en définit les enjeux : comment se
international et un tribunal pénal chargé de l’appliquer, fait-il que des milliers d’hommes acceptent la tyrannie
force est de constater que la leçon machiavélienne reste d’un seul ? Après avoir décrit cet étrange phénomène
encore largement d’actualité. et ses effets dévastateurs, il s’adresse directement aux
5. Le Prince combattant (question 6) hommes eux-mêmes pour leur indiquer les voies d’une
Le Titien, peintre préféré de Charles Quint, a réalisé possible libération en analysant la cause paradoxale de
plusieurs portraits de l’Empereur. Celui proposé ici leur servitude.
le représente en chef de guerre. Il le montre dans une
2. La servitude volontaire (questions 1, 2 et 3)
bataille qui l’oppose à certains de ses propres vassaux,
La Boétie développe l’idée paradoxale que le tyran
les princes protestants de l’Empire germanique en révolte
contre lui et qu’il va contraindre à la capitulation, puis à ne tient les forces qui lui permettent d’asservir ses
la paix d’Augsbourg. sujets que d’eux-mêmes. Il se nourrit de tout ce qu’ils
consentent à lui donner. À l’opposé de l’idée commune
Le peintre a choisi de représenter l’Empereur sur son qui veut que la tyrannie ait une source extérieure à ceux
cheval de profil, le buste légèrement désaxé de manière à qui la subissent, il soutient que ce sont les asservis eux-
mieux faire apparaître la poitrine et le visage. mêmes qui sont la cause de la tyrannie et donc de leur
Tous les éléments visent à donner une impression propre malheur. Ainsi s’explique le titre du Discours à
de majesté au modèle. Le cheval à la robe sombre a la l’apparence d’oxymore.
tête courbée dans une attitude d’obéissance au cavalier. L’extrait illustre cette thèse sous la forme d’une suite
Le mouvement des pattes antérieures donne cependant de questions posées aux peuples portant sur divers
énergie et vigueur à sa posture. L’Empereur parait posé aspects de la tyrannie : l’espionnage, la répression, le
bien droit sur la selle, le visage impassible, le regard pillage, etc. Les termes « complices » (l. 9) et « traîtres
fixant un point lointain devant lui. Cheval et cavalier
de vous-mêmes » (l. 10) peuvent résumer l’ensemble des
portent leur tenue d’apparat : caparaçon rouge richement
reproches que l’auteur adresse à ses interlocuteurs, les
décoré, armure et casque rehaussés de décors dorés.
rendant responsables de qui leur arrive.
L’Empereur tient une lance qui suit l’oblique montante
dessinée par le dos et l’encolure du cheval, la perspective L’auteur ne donne pas d’explication à ce phénomène,
est en légère contre plongée (le point de vue d’un homme il se contente de le constater et de s’en indigner. Ce n’est
à pied), donnant ainsi un effet général de prestance et de que dans la suite du Discours que seront avancées les
maîtrise du cavalier. raisons profondes d’une telle attitude.
L’arrière-plan se divise en deux parties bien distinctes. L’originalité du propos tient évidemment à l’idée d’un
À gauche la lisière d’un bois, très sombre. À droite un auto-asservissement des peuples qui peut apparaître
ciel tourmenté, à la fois traversé de nuages sombres dans comme incompréhensible puisque personne, a priori, ne
la partie supérieure et occupé par une trouée lumineuse peut souhaiter faire son propre malheur. Ce faisant, La
dans la partie centrale. Au premier plan, le cavalier se Boétie capte l’attention du lecteur puisque celui-ci attend
tient à la jonction des deux parties, la tête émerge à la évidemment que soit éclairé ce mystère.
limite de la végétation sombre et des deux parties du ciel. On notera que la thèse de La Boétie est promise à un
Le corps du cheval traverse le tableau. L’arrière train bel avenir. Elle sera reprise et développée par Rousseau
sombre est dans l’ombre, mais le rouge du caparaçon (Du contrat social). Des auteurs comme Dostoïevski ou
permet de le discerner, la tête au contraire se détache sur Sartre lui donneront une explication à partir de l’analyse
la partie claire. Le jeu de la composition et de la lumière des paradoxes de la liberté. D’autres comme Spinoza ou
fait donc surgir l’Empereur à cheval de l’ombre vers la Marx, dans des problématiques très différentes, la repren-
clarté. Celle-ci est encore accentuée par la lumière qui dront dans la cadre d’une réflexion sur l’aliénation.
• 214
3. Les voies de la libération des Médicis, poètes, artistes et penseurs font l’objet
(question 4, Expression écrite) d’une sollicitude particulière des princes mécènes. Il a
La fin du texte se présente comme la conclusion logique été l’un des fondateurs du néo-platonisme, mouvement
de l’argumentation précédente. Si la tyrannie ne dépend consécutif à la redécouverte des textes du philosophe. Le
que des opprimés eux-mêmes, il leur suffit de ne plus obéir Commentaire sur le Banquet de Platon, est son œuvre
pour qu’elle s’effondre (l. 20-23). Nul besoin de violence, la plus connue, elle a influencé nombre d’artistes de
seulement la désobéissance, la volonté de ne plus servir. son époque. L’extrait se trouve dans la seconde moitié
Le hasard de l’actualité a voulu que se produisent les du Commentaire, lorsque Ficin s’efforce, dans plusieurs
« révolutions arabes » en Tunisie et en Égypte (2011), chapitres, de définir la beauté à l’imitation d’Alcibiade et
alors même que le texte venait d’être choisi. Il est bien Socrate.
évident qu’elles fournissent une illustration concrète 2. La beauté incorporelle (question 1)
récente de la thèse de La Boétie. Un peu plus loin dans Dans l’extrait, Ficin s’attache tout d’abord à montrer
le temps, la chute du Mur de Berlin et au-delà l’effon- que la beauté n’est pas de nature corporelle. Lorsque la
drement de l’empire soviétique en est une autre. Ces vue perçoit un corps qui lui plaît, ce n’est pas le corps lui-
exemples pourront être choisis pour mener à bien l’acti- même qui peut être dit beau, mais seulement son image
vité d’écriture proposée. qui, elle, n’est pas corporelle. Le point de vue est formulé
Néanmoins, a contrario, le cas de la Lybie et de la le plus clairement aux lignes 11-12. En d’autres termes,
Syrie, en cours au moment où sont écrites ces lignes, l’erreur de jugement consiste à attribuer à l’objet perçu
celui de la Hongrie en 1956 et de la Tchécoslovaquie en les qualités qui se trouvent dans la perception et celle-ci
1968 montrent que la réalisation concrète de la thèse de n’est pas de nature corporelle. La vue et l’œil, en effet
La Boétie peut échouer ou au moins se heurter à de terribles ne relèvent pas du corps mais de l’âme (l. 6) : c’est donc
difficultés. Pour qu’elle réussisse, certaines conditions dans une appréciation erronée de ces deux éléments que
doivent être remplies. Pour les analyser, on pourra étudier se trouve l’origine de l’erreur.
la suite du Discours qui donne l’explication secrète de la Cette analyse suit librement la conception platoni-
tyrannie selon La Boétie. On peut grossièrement la définir cienne qui se trouve dans le Banquet, en particulier l’idée
comme le désir d’identification avec la personne du tyran que la beauté n’est de l’ordre du sensible, qu’elle ne se
permettant ainsi la multiplication pyramidale des tyrans trouve pas dans les objets et les corps mais qu’elle est de
à chaque étage de la société (motons que le Discours nature intérieure.
est aussi appelé le « Contr’un »). C’est donc lorsque se
rompent les identifications en chaîne qu’existe la possi- 3. Le corps, l’image du corps, l’âme (questions 2 et 3)
bilité d’une chute « pacifique » du tyran. La notion d’image, qui revient tout au long de l’extrait,
est essentielle pour le comprendre. Elle est de nature
4. Une rhétorique oratoire, héritée des anciens incorporelle, et elle est « perçue ou conçue par l’âme »
(question 5) (l. 5-6). La beauté ne dépend pas du corps lui-même, mais
Parmi les procédés employés, on peut indiquer : de l’image que s’en forme l’âme et, par conséquent, elle
– l’apostrophe au destinataire ; sera elle-même incorporelle puisque l’image l’est.
– le jeu rhétorique des questions/réponses construites sur
Dans ce processus, la vue et l’œil jouent un rôle impor-
le même schéma symétrique (l. 4-10) ;
tant puisque ce sont eux qui servent d’intermédiaires
– l’énumération factuelle sous forme d’affirmations
entre le corps et l’âme. On a vu qu’ils sont eux-mêmes
accompagnées d’une explication finale (afin que/afin de)
incorporels selon Ficin (question 1). Tout se passe dans
(l. 10-15) ;
cette médiation qui métamorphose l’élément corporel en
– les deux procédés précédents relèvent aussi de l’accu-
une substance d’une autre nature.
mulation, comme forme d’insistance ;
– l’injonction (l. 20-24) pour conclure ; Le corps est donc l’élément matériel qui va susciter la
– l’usage d’un lexique de l’excès destiné à faire réagir le formation de l’image, mais il n’est qu’un incitateur, un
destinataire : champs lexicaux de la luxure, de la violence, déclencheur qui va faire surgir la beauté. Il n’en est pas
de la criminalité pour désigner le tyran, de l’animalité la source. Ficin suit ici la réflexion platonicienne qui voit
pour stigmatiser l’attitude des asservis. dans le sensible un appel, une sollicitation, qui doit porter
l’individu à son dépassement vers l’idée.
On pourra les rapprocher de la rhétorique antique. La
notion même de discours pourra ainsi être explicitée. C’est l’âme qui va donc percevoir la beauté. La ter-
minologie n’est pas très rigoureuse puisqu’on voit le mot
Texte 8 « esprit » et ses dérivés se substituer à l’âme (l. 8, 9, 15). Quoi
qu’il en soit, il s’agit de montrer que la beauté, n’étant pas
Marsile Ficin, Commentaire sur le Banquet
corporelle, relève d’une perception que l’on appellera spiri-
de Platon ❯ p. 495
tuelle, faute de mieux. On remarquera plus particulièrement
1. Situation du texte les lignes 6-10 dans lesquelles se concentre l’argumenta-
Marsile Ficin est l’un des penseurs importants de la tion de Ficin : si l’œil n’est pas corporel, c’est parce qu’il
Renaissance à Florence, au moment même où, à la cour est impossible d’imaginer qu’il puisse accueillir dans son
215 •
extrême petitesse l’étendue de la matière, alors qu’il peut, comparaisons visuelles avec des éléments végétaux (rose,
au contraire, percevoir l’image du corps qui est incorporelle fraise, cerise) ou des matières nobles (satin, ivoire) asso-
en un seul point. On voit que l’opposition entre étendue ciés de manière plaisante (la fraise ou la cerise « assise »,
corporelle et immatérialité de la pensée est constitutive du v. 7). Le jeu analogique est renforcé par le caractère
raisonnement de Ficin. Elle renvoie à l’opposition platoni- mélioratif des comparaisons « plus blanc » (v. 1) « fait
cienne entre sensible et intelligible, mais la pensée de Platon honte à » (v. 3) ; « plus beau » (v. 4).
ne situe pas dans l’âme le siège de l’intelligible, même si Ce sont exclusivement la vue et le toucher qui sont
c’est elle qui le perçoit. Il y a là une analyse philosophique sollicités, mais le dernier seulement sur le mode de
qui porte sur l’adaptation de Platon au christianisme qui ne l’interdit (v. 9, v. 19-23), tandis que la première est l’objet
peut être abordée en quelques lignes. d’une évolution entre le vers 9 et le vers 19 (voir question
4. Amour et beauté (question 4 et TICE) suivante).
L’extrait s’achève sur la relation beauté/amour. Dans 2. Les jeux du désir (questions 2 et 3)
le Banquet, c’est la question de l’amour qui conduit à Au vers 9, le poète qui a commencé l’éloge en faisant la
celle de la beauté. Ficin est donc tout à fait dans l’optique description imagée du tétin jette soudain l’interdit sur lui :
de Platon. Tirant les conclusions de son raisonnement, « Que nul ne voit, que nul ne touche aussi ». Mais aussitôt
il affirme logiquement que l’amour, qui est amour de au vers 10, il relance l’éloge « Mais Je gage… ». En déro-
la beauté, ne s’adresse pas au corps mais à l’âme ou du bant le tétin à la vue directe, il renvoie sa perception aux
moins à l’image spirituelle du corps. soins de l’imagination pour accentuer le désir par l’interdit
La question fait l’objet d’un discours très connu qui pèse sur son objet. Il s’agit en même temps d’un jeu
de Socrate à la fin du Banquet, dans lequel il montre bien évidemment feint puisque que la description qu’il en
comment le désir bien conduit s’élève par degrés de donne montre bien qu’il l’a déjà vu… Un badinage.
l’amour du corps à la contemplation de l’Idée. Cette Au vers 19, l’interdit sur la vue est levé, mais c’est pour
conception inspire librement le néo-platonisme renais- mieux renforcer dans les vers suivants celui qui porte
sant, elle a donné l’expression « amour platonique » dans sur le toucher, relançant par là-même le désir, qui n’est
l’une de ses interprétations. De manière générale, il est évoqué qu’indirectement, tout en devenant plus pressant :
important de voir que le néo-platonisme a influencé l’art « une autre envie ». On voit donc que le poème repose sur
de la Renaissance. La thématique de l’amour sacré opposé les jeux du visible et du caché, du permis et de l’interdit,
à l’amour profane (titre et sujet d’un célèbre tableau du du dit et du non-dit, qui eux-mêmes relèvent du désir.
Titien, par exemple) en est une expression.
3. Féminité et maternité (question 4)
Les quatre derniers vers donnent au poème une conclu-
Texte 9 sion qui en modifie le sens et la symbolique. En effet
Clément Marot, Épigrammes ❯ p. 496 le sein, jusque-là évoqué pour son caractère esthétique,
1. Rhétorique de l’éloge (questions 1 et 2) devient symbole de la maternité « Celui qui de lait
Dans sa composition, le poème s’organise en deux t’emplira », qui elle-même est synonyme de féminité
parties dissymétriques, l’une, la plus longue, qui fait accomplie : « femme entière et belle ». Ce déplacement,
l’éloge du tétin en le décrivant et l’autre une chute qui préparé par le vers 28 (Mariez-moi tôt, mariez ! ») conduit
vient conclure de manière inattendue. à plusieurs réflexions qui engagent la vision de la femme,
dont le tétin était le représentant métonymique jusque-là :
Le poète recourt à l’apostrophe, il s’adresse au tétin
– la construction du poème laisse clairement entendre que
comme à un interlocuteur. Le genre du blason autorise
l’éloge concernait jusque-là le sein de la jeune fille ;
évidemment à penser qu’il est le substitut de la femme.
– le mariage lève l’interdit qui pesait sur le désir, y
Tout le poème est rythmé périodiquement par la répétition
compris celui de la jeune fille ;
lancinante de cette interpellation « Tétin… » (treize vers
– une femme n’est entièrement femme que devenue
débutent ainsi et un quatorzième, le dernier, commence
épouse et mère. Le mariage et la maternité sont la carrière
par le mot tétin dans une occurrence grammaticale diffé-
de la femme ;
rente). Une majorité de vers utilise des rythmes binaires,
– le poème s’achève sur l’adjectif « belle » qui pose un
en prenant appui sur la symétrie de l’octosyllabe, donnant
problème d’interprétation dans le contexte : la femme
ainsi une cadence simple à deux temps, renforcée par le
n’est-elle belle que parce qu’elle est, ou va devenir, mère ?
système des rimes plates. Ceci permet au poète de mul-
tiplier les antithèses (« Soit… soit »), les parallélismes, Ces éléments, entre autres, pourront servir de base à la
les symétries, qui peuvent faire penser à la gémellité des discussion. Un autre aspect intéressant du débat serait le
seins évoquée aux vers 15-16. Les quatre derniers vers de genre du blason et la représentation qu’il donne du corps
la chute échappent à cette binarité. féminin.
Les images sont présentes essentiellement au début 4. Une représentation de la beauté féminine (question 4)
du poème, elles prennent appui sur le jeu des formes On possède peu de renseignements fiables sur ce
et des couleurs (la rondeur, le blanc et le rouge), des tableau. Il représenterait Gabrielle d’Estrées, maîtresse
• 216
d’Henri IV et sa sœur, date de la fin de la Renaissance. rapide, le nu est souvent associé, notamment chez les
Il appartient à ce qu’on appelle l’école de Fontainebleau néo-platoniciens, à la dimension spirituelle (l’amour
qui rassemble des artistes au service de François Ier et de sacré) de la beauté, alors que le corps habillé renvoie à
ses successeurs. sa dimension matérielle (l’amour profane) parce qu’il
Parmi les significations potentielles de l’œuvre, on évoque le luxe et les plaisirs terrestres. La nudité devient
notera celle qui voit dans le geste de saisir la pointe du symbole d’innocence, de pureté et non de luxure. On
sein un indice que la femme (Gabrielle d’Estrées) est se reportera au tableau de Titien déjà cité (L’amour sacré
enceinte. Dans le fond du décor, au centre, une femme et l’amour profane, galerie Borghèse à Rome), où pré-
serait en train de préparer des vêtements pour l’enfant à cisément l’amour sacré est représenté par la femme nue
naître. tenant une torche, et l’amour profane, celle somptueuse-
La parenté féminité/maternité fait penser au poème de ment vêtue dans l’autre partie du tableau.
Marot.
ACTIVITÉS Lecture comparée Dans les deux cas, la vue Texte 10
joue un rôle essentiel dans la conception de la beauté : Marguerite Yourcenar,
elle maintient une distance entre le corps et le sujet per- Mémoires d’Hadrien ❯ p. 498
cevant, elle en forme ainsi une image idéalisée, au sens 1. Situation du texte
où il ne s’agit pas d’un corps individualisé mais d’une
Dans les pages précédentes, Hadrien a évoqué les sou-
représentation impersonnelle. C’est le tétin en général
venirs de sa vie avec Antinoüs depuis leur rencontre, la
(« l’idée de tétin », si l’on peut dire) qui est évoqué et non
plénitude de son existence à cet instant, mais il n’en avait
la peinture réaliste d’une femme particulière.
fait aucun portrait jusque-là, se contentant d’en donner
Mais la conception de Marot laisse beaucoup plus de une image à travers son comportement.
place à la sensualité que celle de Ficin, même si elle reste
contenue dans des limites précises. Le mouvement du 2. Une beauté fuyante et changeante (question 1)
poème est inverse de celui de la dialectique platonicienne La beauté d’Antinous est fuyante, elle se dérobe (l. 3)
qui va du corps vers l’idée. Ici, au contraire, l’on part du fait des aléas du souvenir, mais aussi des modifications
d’une vue éloignée pour opérer un rapprochement pro- incessantes qui l’ont affectée (l. 6). C’est donc par une série
gressif qui aboutit implicitement à la corporéité, même de petites notations qu’Hadrien en fait le portrait, comme
si elle est en quelque sorte « justifiée » par la finalité : la des éclats de la mémoire surnageant dans la conscience.
procréation. Certaines d’entre elles relèvent les modifications éphémères
intervenant d’un moment à l’autre (l. 8-10), d’autres des
TICE On ne peut donner que quelques indications
changements intervenus sur la durée, montrant le passage
sommaires.
de l’enfance ou l’adolescence à l’âge adulte (l. 10-14 par
Le nu peut être d’abord rapproché de l’idéal de la exemple). C’est donc l’impression d’une double mobilité
beauté antique. La pensée humaniste voit dans les repré- qui se dégage : celle due à la nature du personnage et celle
sentations du corps humain une glorification de celui-ci due au temps, synthétisée par les lignes 6-7.
que les conceptions médiévales avaient souvent associé
au péché et à la luxure. À la honte du corps se substitue sa 3. Une beauté souple et sensuelle (question 2)
réhabilitation, voire son exaltation, dont le nu est la forme La beauté d’Antinous est à certains moments celle d’un
la plus évidente. athlète (l. 9), à d’autres celle d’un corps qui s’amollit tout
Cet intérêt n’aboutit pas pour autant à une peinture en gardant sa plasticité (l. 8). De manière plus générale,
« réaliste ». Contrairement au portrait, le nu représente les références végétales et animales évoquent à la fois
rarement un individu identifiable, il se justifie le plus la souplesse et la force, l’indolence et l’énergie et de
souvent par une scène mythologique, qui lui retire manière plus constante une sensualité que soulignent les
toute particularité. En outre, l’artiste ne cherche pas à formes successives de son corps.
rendre avec justesse les particularités d’un corps, mais 4. Pygmalion (questions 3 et 4)
au contraire à donner une image idéalisée, sublimée, La dernière phrase éclaire le rapport entre Hadrien et
comme l’étaient les statues de l’art antique. En ce sens, Antinous. L’empereur se pose en artiste qui s’attribue les
la Renaissance reste en accord avec l’art grec qui conclut multiples changements intervenus dans la physionomie
à l’idée que les corps artistiques n’ont pas de modèles de son protégé. Au-delà de la dissymétrie entre les deux
directs dans le réel, parce qu’il s’agit d’une perfection hommes, le fait qu’Antinous devient une matière dans les
qui n’a pas d’équivalent, quelles que soient les manières mains d’Hadrien, c’est au mythe de Pygmalion qu’on
dont a procédé l’artiste pour y parvenir. Pour une étude peut songer, donnant à l’amour d’Hadrien sa dimension
détaillée de ce point on pourra se reporter à l’essai clas- esthétique. C’est la beauté qu’il donne à Antinous par
sique de Panofsky, Idea. le truchement de son art qui est la source de son amour,
Parmi les nombreux points qui peuvent être abordés, comme dans le mythe du sculpteur qui devient amoureux
on évoquera aussi la signification symbolique du nu. de sa statue : moment où Hadrien rejoint Platon par un
Contrairement à ce pourrait laisser croire une analyse chemin détourné.
217 •
ACTIVITÉS Lecture comparée On pourra mettre en 2 1 et 2. Le passage relève de l’éloge classique. On
évidence la référence commune à la beauté antique, à pourra noter qu’il est fait directement en s’adressant
l’importance du corps, sa dimension plastique harmo- à celui qui en est le destinataire par son interlocuteur à
nieuse. Dans les œuvres du XVIe siècle, l’accent est mis titre personnel. Cette particularité énonciative explique
sur sa perfection qui implique une certaine immobilité. certaines particularités comme les précautions oratoires
Marguerite Yourcenar insiste sur la mutabilité, l’histori- « j’en suis sûr d’avance » qui, elles aussi, relèvent de la
cité, certains défauts. rhétorique de l’éloge.

◗ Analyse littéraire
Analyser l’écriture du blâme
L’éloge et le blâme ❯p. 500
3 1 à 3. Le texte se prête plus particulièrement à l’étude
Analyser l’écriture et le blâme
des figures de style et aux modalités de la phrase, ici
1 1 à 3. On est en présence d’un éloge paradoxal, dans plus spécialement les interrogations à valeur rhétorique.
lequel la folie fait son propre éloge, ce qui en accentue le Il permet également d’étudier la montée progressive de
caractère parodique. On retrouve les procédés habituels, l’indignation par la longueur des phrases, l’intensité du
au service d’un registre comique : amplifications, vocabulaire, les champs lexicaux du dénigrement menant
comparaisons laudatives, tournures emphatiques,
à la stigmatisation.
antithèses, lexique valorisant, périodes oratoires…
L’objectif, au-delà de l’effet comique, est de faire réflé-
chir le lecteur, de l’inciter à dépasser la première lecture Écrire
pour dégager la leçon implicite. On s’attachera à en faire Le corrigé de cet exercice est laissé à la libre apprécia-
percevoir la dimension satirique. tion du professeur.

• 218
Chapitre

19 D’un texte à l’autre ❯ MANUEL, PAGES 502-521

◗ Document d’ouverture – sur le site de l’Université de Paris I : une analyse


Michel-Ange (1475-1564), Le Jugement dernier minutieuse de la représentation du Jugement dernier, qui
(1537-1541), plafond de la chapelle Sixtine propose de plus une belle introduction au biographique ;
(13,70 x 12,20 m), fresque (détail), musée – sur le site « Aparences » : un article est consacré au
du Vatican, Rome. Jugement dernier de la chapelle Sixtine.
– le manuel enrichi Calliopée 1re propose également une
1. Le jugement dernier (question 1) analyse multimédia du tableau.
Pour faire une synthèse sur la notion de jugement
3. La Renaissance (question 2)
dernier ou organiser un travail de recherche à la maison
Le propos est de s’appuyer sur le tableau pour pré-
ou en salle multimédia avec les élèves, on peut retenir :
senter le mouvement de la Renaissance. Outre le site
– le site http://architecture.relig.free.fr/jugement.htm
« Apparences » indiqué ci-dessus, on notera ce site assez
consacré à l’architecture religieuse occidentale qui
complet consacré à la Renaissance italienne : http://
propose une documentation synthétique avec des illustra-
www.edelo.net/italie/art.htm Il propose une présentation
tions efficaces ; synthétique accessible aux élèves et qui a le mérite de
– l’article de l’encyclopédie Cosmovision (http://www. renvoyer à beaucoup d’artistes. Pour étudier ensuite
cosmovisions.com/) qui propose une définition multicul- la Renaissance française, on trouvera sur le site de la
turelle et fait le pont entre les différentes religions. Réunion des musées nationaux (www.rmn.fr) l’article
2. La représentation du Jugement dernier consacré au mouvement de la Renaissance.
par Michel-Ange (question 1)
Le tableau s’organise autour de la figure du Christ,
Texte 1
qui occupe une position centrale ; il propose ainsi une
structure bipartite qui invite à une lecture en antithèse des La Bible ❯ p. 504
parties gauche et droite : l’échelle et la dépouille humaine, 1. L’opposition entre Caïn et Abel (question 1)
les âmes que l’on sauve et les instruments du châtiment. L’opposition entre Caïn et Abel tient tout d’abord à
Au centre, le Christ est accompagné de la Vierge repré- l’ordre de naissance, Caïn étant l’aîné et Abel le puîné
sentée ici dans son rôle d’intercesseur au moment du (« Elle enfanta ensuite », l. 3). Ils s’opposent également
Jugement dernier pour les âmes dignes d’être sauvées ; par leurs professions, le premier étant « cultivateur du
la main gauche du Christ, levée, menaçante, symbolise sol » et le deuxième « pasteur de petit bétail » (l. 3-4) ;
le dieu vengeur qui condamne les pécheurs aux affres de cette opposition se prolonge dans la qualité des offrandes :
l’Enfer. « apporta les premiers-nés de son petit bétail avec leur
L’expression du mouvement qui s’appuie sur l’orga- graisse/apporta des fruits du sol » (l. 5-6) en oblation à
nisation des flux humains et tient au travail fait par le Iahvé. L’opposition est soulignée par un effet de chiasme
peintre pour rendre l’attitude des corps est remarquable. systématique avec inversion :
Elle participe grandement à l’effet que produit le tableau – l. 1-3 : Caïn/Abel ;
sur le visiteur et soutient le discours d’édification. – l. 3-4 Abel/Caïn ;
– l. 5-6 Caïn/Abel.
Pour analyser le tableau en le replaçant dans son
Cela contribue à faire d’Abel et Caïn la figure origi-
contexte, il est possible de proposer aux élèves une visite
nelle des frères ennemis.
virtuelle de la Chapelle Sixtine (http://mv.vatican.va/),
que l’on fasse celle-ci en classe grâce à un TNI ou avec Mais l’opposition réside essentiellement dans le regard
un vidéo projecteur, ou que l’on propose aux élèves un que porte Iahvé sur les deux frères et sur leurs offrandes :
travail individuel en salle multimédia ou à la maison, « Or Iahvé eut égard à Abel et à son oblation, mais à Caïn et
selon le temps que l’on veut y consentir et l’équipement à son oblation il n’eut pas égard » (l. 7-8) (reprise de la struc-
de l’établissement et des élèves. Le CNED propose ture grammaticale « avoir égard à […] et à […] » ; reprise
autour du Jugement dernier de Michel-Ange un parcours terme à terme ; opposition soulignée par la conjonction de
de travail sur son forum de travail autonome : coordination « mais » et l’antithèse entre la forme affirmative
http://www.campus-electronique.fr/CRPE/cours_en_ « eut égard » et la forme négative « n’eut pas égard »).
ligne/fr/histoire/lecon04/swf/hige04_ani03.swf 2. La mise à l’épreuve (questions 2 et 3)
On trouvera des informations complémentaires pour C’est de la part de Iahvé la volonté de mettre Caïn à
aider à l’analyse : l’épreuve. Iahvé affiche en effet envers les deux frères une
219 •
attitude radicalement opposée : à l’attitude analogue des du sang d’Abel ; Caïn a souillé cette terre. C’est donc un
deux frères – ils offrent tous deux « une oblation », tous juste châtiment.
deux le fruit de leur travail, « premiers-nés de son petit En définitive, Abel et Caïn incarnent les frères ennemis,
bétail avec leur graisse pour l’un et des fruits du sol » pour l’humanité écartelée entre le Bien et le Mal ; ils sym-
l’autre – répond l’attitude contrastée de Iahvé (antithèse bolisent et sont un rappel de la toute puissance divine
« eut égard/n’eut pas égard »). L’attitude de Iahvé peut qui sait récompenser les bons et saura poursuivre de sa
sembler être une injustice et peut être ressentie par Caïn vindicte les méchants.
comme une provocation. Mais Iahvé cherche en réalité à
éprouver le bien en lui et sa capacité à résister au péché. ACTIVITÉS Analyse d’image
De fait, Caïn se révèle facilement enclin à la colère (« en On note sur le chapiteau deux feuilles d’acanthe,
éprouva une grande colère », l. 8) ; il se laisse facilement ornement floral habituel dans l’art roman. La scène est
envahir par les émotions (« son visage fut abattu », l. 9). dépouillée puisque sont représentés deux personnages.
La question directe de Iahvé – « pourquoi éprouves-tu de L’un, droit, debout, occupe le centre du chapiteau ; il
la colère et pourquoi ton visage est-il abattu ? » (l. 10-12) est en position de domination portant à bout de bras une
– présente son attitude comme non légitime. Caïn se cognée ou autre outil pour cultiver la terre et on y recon-
laisse facilement aller au mal et à la tentation – « le naît Caïn. L’autre, à genoux, occupant la partie basse du
Péché est tapi à la porte » (l. 14). Il incarne la fragilité chapiteau (opposition ligne verticale/ligne horizontale),
humaine et sa faiblesse face au Mal. Il est violent et en position de dominé, comme affaissé sous le poids du
se laisse aisément aller à la vengeance (cf. l’impression coup, incarne le rôle de la victime : Abel.
d’enchaînement et de suite logique comme si tuer s’im- La cognée représente le meurtre d’Abel par Caïn. Elle
posait logiquement à Caïn, l. 16-18.) L’interrogation de représente la violence physique et symbolique de l’acte.
Iahvé – « Qu’as-tu fait ? » (l. 21) – résonne ainsi comme On fera noter la taille démesurée de l’outil : l’empièce-
une remise en cause, une dénonciation. ment métallique a la même longueur que la tête d’Abel ;
l’outil a une longueur égale à une fois et demi le bras de
3. Malédiction divine et symbolique de l’épisode de
Caïn.
Caïn et Abel (questions 4 et 5)
Au premier degré, la parole de Iahvé indique que la voix Abel a les yeux baissés en posture de victime. Caïn, au
du frère sacrifié se fait symboliquement entendre comme contraire, a les yeux levés vers le ciel, dans une attitude
un appel qui monte vers Dieu et appelle à réparation. que l’on peut analyser comme celle du défi.
Ce à quoi Dieu répond par une malédiction à l’adresse Face à une population qui ne sait pas lire, l’Église a
de Caïn. utilisé l’image pour enseigner les épisodes essentiels de
Mais, les expressions et les tournures choisies font se la Bible et en transmettre le message.
superposer une multitude d’images et contribuent forte- Ici, la scène conte donc le meurtre d’Abel par Caïn en
ment à enrichir le sens du texte. L’expression « la voix soulignant la violence de l’acte.
du sang » (l. 21) connote la notion d’hérédité et laisse Il s’agit ainsi de mettre en garde contre toute attitude
entendre l’hérédité qui va peser sur la race de Caïn et de défi face à dieu et de dissuader les hommes contre
Abel. la tentation d’hybris. Il est à noter que le message se
Au-delà de la simple fonction déterminative, le « sang développe assez traditionnellement sur l’ensemble du
de ton frère » (l. 24-25) peut avoir valeur de métonymie ; chapiteau, par confrontation des trois ou quatre faces.
Abel se trouve désigné tout entier par l’idée de sang Pour lier cette activité à une découverte de l’art roman en
répandu, il est par excellence la victime sacrifiée. lien éventuel avec un parcours histoires des arts, histoire/
La « voix du sang de ton frère » étant sujet de « crier », lettres, on pourra se reporter à ce site proposant beaucoup
cela ménage un effet de personnification frappant qui fait de photos des églises romanes à travers la France http://
d’autant plus entendre la voix du frère sacrifié qui monte www.art-roman.net/. Le site de la Rmn (www.rmn.fr)
du sol vers le ciel. Le mouvement vertical de cette voix propose également un excellent article, synthétique, qui
manifeste la transcendance et devient l’appel de toutes les permet de faire le point de façon efficace.
victimes de l’humanité à Dieu.
La malédiction divine est à penser comme le châ- ◗ Analyse d’image
timent de Dieu qui s’est imposé pour laver la faute de
Novelli (1603-1647), Caïn et Abel,
Caïn : « Maintenant donc maudit sois-tu » (l. 22-23),
huile sur toile, Rome, Galerie nationale
« maintenant » suppose l’idée d’une suite chronologique,
d’Art ancien. ❯ p. 505
le châtiment suit la faute ; « donc » instaure le lien logique,
la malédiction s’impose comme la conséquence logique 1. La mise en scène d’Abel et Caïn (questions 1 et 2)
de la faute commise. « Le sol qui a ouvert la bouche pour Une ligne de force horizontale découpe le tableau en
prendre de ta main le sang de ton frère ! » (l. 23-25) : deux parties et fait ainsi se détacher deux scènes, la mort
nouvel effet de personnification avec les verbes « ouvrir » d’Abel qui occupe le premier plan et la confrontation
et « prendre » et le terme « bouche ». La terre est nourrie de Caïn à Dieu qui occupe le deuxième plan. Cette ligne
• 220
de force permet d’opposer premier et deuxième plan, droit se construit une autre ligne diagonale déterminée
Abel et Caïn, la mort et la vie, la victime et le coupable, par le mouvement du bras gauche de Caïn et la position
le Bien et le Mal. du bras gauche de Dieu ainsi que par la ligne formée par
Au premier plan, Abel, allongé sur le sol, est inerte ; du l’ourlet éclairci de la nuée. Elle isole ainsi Caïn et Dieu
sang s’écoule de la tête. La lumière sur le torse d’Abel qui sont les acteurs d’une scène à part dans le tableau.
apparaît comme un coup de projecteur braqué sur les Il semble qu’on assiste à la malédiction divine en
conséquences de l’acte. direct, ce que confirme le travail sur le mouvement : Caïn
Au deuxième plan, Caïn est traité en opposition avec est saisi dans le mouvement de sa fuite.
son frère ; il est debout, en mouvement (position du corps Les bras écartés peuvent évoquer un sentiment de sur-
en avant, mouvement des bras, mouvement du vêtement). prise, de peur peut-être ; il semble être comme en suspens.
L’éclat de son corps nu fait écho à la lumière qui illumine Dieu, le buste en avant, porté par la nuée qui dans son
le corps d’Abel, ce qui tout à la fois unit les deux frères mouvement semble le pousser vers Caïn, intervient dans
visuellement et dénonce la mort qui les sépare. S’ajoute l’instant pour maudire Caïn.
à cela le foyer, en arrière-plan à droite, qui symbolise les 3. Une puissance tragique (question 4)
offrandes faites à Iahvé. L’arrière-plan chromatique sombre, dans un camaïeu
La ligne de force verticale contribue à séparer les brun/noir, instaure une atmosphère sombre, inquié-
deux frères et à souligner leur opposition, puisque Abel tante. L’ensemble de la scène baigne en effet dans une
occupe le quart droit bas du tableau et Caïn occupe le lumière tamisée, sorte de pénombre matérialisée par le
quart gauche haut du tableau. Mais Abel dépasse le cadre, brun/beige du sol et les bruns/ors des cieux.
bras et jambe gauches. Il attire ainsi le regard et semble La ligne d’horizon qui interrompt brusquement le
occuper comme tout l’espace. La mise en scène de la chemin, le rocher qui pointe en avant sur le chemin de
mort d’Abel se fait par suite spectaculaire. De même, Caïn, Dieu qui apparaît au-devant de lui, bloquant le
la diagonale bas gauche/haut droit souligne l’opposition passage sont autant de manifestations de l’absence de
entre les deux frères et double l’horizontale pour consti- solution qui caractérise le tragique. L’horizon de Caïn
tuer la démarcation entre la scène de la mort d’Abel et la est fermé ; sa réaction, son acte et le châtiment divin le
scène du châtiment divin. condamnent à une malédiction éternelle.
La diagonale bas droit/haut gauche, quant à elle, sou- Quelques foyers lumineux ponctuent le tableau. Le
ligne l’effet de perspective : elle insiste sur l’éloignement feu des offrandes est une source de lumière interne. Il
de Caïn, qui tourne le dos à son frère. Elle accentue la mise matérialise la source du conflit et l’origine du meurtre. Il
en place d’un effet de contre-plongée ; le spectateur dont est comme le symbole de la discorde originelle entre les
le point de vue est placé dans l’angle bas à droite découvre hommes. Le filet de sang, rouge vermillon, est la seule
la scène en contre-plongée, confronté au corps inerte touche de couleur vive dans tout le tableau ; la couleur
allongé dans toute sa longueur. En écho, l’attitude de Caïn rouge du sang versé éclate ainsi comme un avertissement.
qui tourne le dos et s’enfuit est mise en valeur. Le corps des deux frères enfin, éclairés par une lumière
On peut approfondir l’analyse en notant que la lecture de source externe, d’en haut ; ils sont à proprement parler
d’un tableau se fait de bas en haut et de gauche à droite ; « mis en lumière ».
il s’ensuit qu’ici la lecture du tableau est complexe et Ainsi, le corps d’Abel mort crève le tableau et attire
dynamique. Elle se fait comme en zigzag : on est conduit tous les regards, mis en scène de façon pathétique. La
du bois en bas à gauche, dans la pénombre, qui pourrait structure dynamique permet d’évoquer l’ensemble du
être l’arme du crime à Abel étendu mort, d’Abel mort à récit biblique dans un effet de résumé saisissant qui
Caïn en fuite lui tournant le dos, de la fuite de Caïn à sa contribue à dramatiser la représentation qu’en fait
confrontation à Dieu. Novelli. Enfin, Caïn, représenté dans le mouvement de la
fuite après son crime, est confronté à son destin ; qu’on le
2. Comment le châtiment de Dieu est-il représenté ?
saisisse à l’instant où il est maudit par Dieu contribue au
(question 3) tragique de l’ensemble.
Tout le dispositif contribue en définitive à souligner
l’intervention divine en soulignant le quart haut droit
occupé par la représentation de Dieu ; l’intervention de Texte 2
Dieu le père est ainsi mise en valeur. D’Aubigné, Les Tragiques ❯ p. 506-507
N’apparaît que le buste, dans une nuée. Les attributs 1. Allégorie de la guerre des religions
reconnaissables sont sa position en hauteur, la barbe et les (questions 1 et 2)
cheveux blanchis, la représentation en buste seul, la main D’Aubigné s’inspire du motif d’Abel et Caïn pour mettre
droite levée. La main droite souligne qu’il est représenté en scène une mère portant ses enfants : « une mère affligée/
en tant que Dieu Vengeur qui châtie le Mal. Qui est entre ses bras de deux enfants chargée » (v. 1-2).
Dans la construction du tableau, on pourra faire remar- Le lien du sang qui les unit est évoqué par la présence
quer que parallèlement à la diagonale bas gauche/haut même de la mère, le terme « besson » (v. 6) qui présuppose
221 •
un lien de fratrie. Est reconstitué le couple des deux frères, pitoyables cris/les pleurs réchauffés » (s’arrêter sur le
l’aîné et le puîné : le « besson », le « Jacob » (v. 11) (le choix des adjectifs, les connotations liées au sens éty-
petit frère d’Esaü, le dernier fils d’Isaac) auquel s’oppose mologique, leur valeur hyperbolique) ; à cela répond
« Esaü » (v. 7) qui désigne ici la fonction d’aîné. la montée en puissance de la colère et de la violence
D’Aubigné choisit de mettre en scène les frères ennemis des combattants : l’allitération en [r] ; l’assonance en
se livrant un combat : on relèvera le champ lexical du [ou] qui met en réseau « trouble/courroux/coups/se
combat « coups » (v. 4 et v. 18), « se défend » (v. 13), redouble » ; l’oxymore que l’on peut voir entre « leur
« combat » et « champ » (v. 14), « conflit » (v. 19)… rage les guide » et « leur poison les trouble » qui rend
Combat marqué par la violence comme le soulignent des tout le tragique d’une situation où colère et aveuglement
termes comme « empoigne » (v. 3), « brise » (v. 5), « Elle sont aux commandes. Le pathétique en la matière
voit les mutins tout déchirés, sanglants » (v. 23) ; combat atteint au paroxysme dans la plainte finale (v. 31-34),
à mort « arracher la vie » (v. 5). au discours direct, qui laisse entendre toute la douleur
On s’arrêtera également sur les vers 3-6 : l’accent de la France : l’apostrophe « félons », violemment accu-
tonique second sur « empoigne » qui résonne donc dans satrice ; l’allitération en sifflantes et fricatives [s], [f],
toute sa hargne ; des rythmes ascendants 2/4 « empoigne [v] qui traduit sa colère et son désespoir ; la paronomase
les deux bouts » (v. 5), « il bri/se le partage », le rythme 1/5 de trois termes bâtis sur sang « ensanglanté, sanglante,
« puis/à force de coups » ; l’effet d’accélération dans le sang » qui exprime presque visuellement la ruine.
premier hémistiche du vers 5 avec deux accents toniques Enfin, le pathétique éclate grâce à la manière dont
seconds « D’ongles/de poings », « de pieds » qui traduit d’Aubigné sait jouer de la langue et aux accents lyriques
la violence de l’affront. Enfin apparaît à la fin de l’extrait qu’il sait donner à ses vers : il s’agit d’analyser d’une part
« Viole en poursuivant l’asile de ses bras » (v. 28). comment le poète joue des enjambements (v. 3-4, 4-5),
La France est identifiée à cette mère, champ du de l’emploi des déictiques « ce voleur », « cet Esaü »
combat de ses deux enfants, l’Église catholique et (v. 7), des allitérations – allitération en occlusives qui
l’Église protestante. Elle est conduite au bord de la accompagne la virulence des coups donnés par Caïn, des
ruine : ses « tétins nourriciers » (v. 4) empoignés ; « aux métaphores (v. 5) – « dont le champ est la mère… » (v. 14)
derniers abois de sa propre ruine » (v. 30) avec l’hyper- pour magnifier le pathétique de la situation. Il s’agit de
bole sous-tendue par l’adjectif « derniers » et l’accent sur montrer, d’autre part, comment le poète s’appuie sur les
« ruine » qui rime avec « poitrine » (v. 29). structures consécutives (v. 17-18, 19-20) et autres struc-
La France est exsangue, adjectif dont d’Aubigné revivi- tures syntaxiques (v. 25-28) pour conférer à sa langue une
fie l’origine étymologique en montrant tout à la fois cette puissance rhétorique gage de force et lyrisme.
mère blessée jusqu’au sang, « vous avez ensanglanté/ 3. Mise en accusation des deux partis (questions 4 et 5)
Le sein » (v. 31-32), contrainte de nourrir les enfants de Le premier à être mis en accusation, à porter aux yeux
sang puisque c’est tout ce qu’il lui reste « Je n’ai plus de d’Aubigné toute la responsabilité de la situation,
que du sang pour votre nourriture » (v. 34) et, en même c’est l’aîné, Caïn, « cet Esaü », l’Église catholique,
temps, conduite aux dernières extrémités de l’épuisement la soeur aînée de l’Église. Le parti catholique est ainsi
« Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte » (v. 22), dépeint comme « le plus fort » (v. 3). C’est lui qui porte les
« aux derniers abois » (v. 30). Une mère désespérée dont premiers coups et a l’initiative du conflit : « empoigne les
l’image évolue de l’alma mater qui nourrit ses enfant deux bouts/des tétins nourriciers » (v. 3-4). C’est lui qui
(cf. champ lexical de la nourriture : « nourriciers » (v. 4), a rompu la paix et l’équilibre : « il brise le partage/Dont
« doux lait » (v. 8), « perd le lait, le suc de sa poitrine » nature donnait à son besson l’usage » (v. 5-6). D’Aubigné
(v. 29)) à la mater dolorosa – « une mère affligée » (v. 1), convainc l’Église catholique d’orgueil (« orgueilleux »
« cette femme éplorée, en sa douleur plus forte, succombe (v. 3)) ; il réprouve son entêtement – « acharné » (v. 7), à
à la douleur » (v. 21-22) (la répétition de douleur). exterminer les protestants au détriment de la sauvegarde
2. L’emprunt au registre pathétique (question 3) de la France et de sa propre pérennité – « Il méprise la
Le registre pathétique tient tout d’abord à la rencontre sienne et n’en a plus envie » (v. 10).
de plusieurs images qui rendent au final une impres- Il présente le parti protestant comme victime, « Celui
sion de chaos : les images de destruction, de violence, qui a le droit et la juste querelle » (v. 26). Il n’est entré en
de saccage, de carnage… Ce peut-être l’occasion d’une guerre que contraint et forcé, face à l’injure, confronté
séance de travail sur le lexique. au forfait d’un « voleur acharné » (v. 7). On peut ainsi
Le pathétique tient essentiellement à la représentation s’arrêter sur les vers 11-13 : le parti protestant n’a
de la mère éplorée et désespérée dont toutes les ten- riposté que mis au pied du mur « pressé d’avoir jeûné
tatives restent vaines face à la fureur des deux frères. meshui » (v. 11), malgré lui comme en dernier ressort
On pourra étudier de façon plus fine les vers 15-18. La – « ayant dompté longtemps en son cœur son ennui »
vanité de toute tentative est soulignée par l’anaphore de (v. 12). Les forfaits dont il a pu se rendre coupable ne
« ni », par l’effet d’accumulation des différents efforts sont que ripostes légitimes « À la fin il se défend »
d’appel au calme de la mère « les soupirs ardents/les (v. 13), « rend » (v. 14).
• 222
Néanmoins, le parti protestant participe avec le végétal, tout en verticalité, renforce encore cette impres-
parti catholique à la ruine de la France. Ils partagent sion : empilement des roches, fissures verticales des
une même « rage » – « leur rage » (v. 17) –, un même roches du haut, les lignes verticales des troncs d’arbre.
« courroux » – « leur courroux » (v. 18), un même aveu- Une illustration du texte d’Agrippa d’Aubigné ?
glement – « d’un gauche malheur ils se crèvent les yeux »
Certes, le tableau et l’extrait exploitent un même
(v. 20). En dernier ressort, la tirade peut ainsi être enten-
motif : la reprise de la figure centrale d’Ève avec Abel et
due comme un appel à la raison et à la paix.
Caïn. Ève fait montre d’une attitude analogue : la « mère
ACTIVITÉS affligée/Qui est entre ses bras de deux enfants chargée »
1. Lecture d’image (v. 1-2), « cette femme éplorée » (v. 21), « mi-vivante,
Caractérisation du deuxième plan et de l’arrière-plan mi-morte » (v. 22), ce à quoi répondent dans le tableau les
traits tirés, le regard plein d’effroi, le mouvement de fuite
L’arrière-plan n’apparaît que dans l’ouverture au fond
souligné par le travail sur les lignes verticales.
à droite, ménagée par le dégagement derrière le rocher.
Les couleurs claires contrastent avec le deuxième plan et L’opposition des deux enfants, largement développée
cela permet une mise en perspective du tableau avec la dans Les Tragiques, est ici symbolisée par l’opposition
taille du personnage, le champ qui s’étend, la ligne de physique entre le brun et le blond, par le contraste des
montagne qui borne l’horizon. L’homme au travail dans attitudes.
les champs, vêtu d’une peau enroulée sur les hanches, Mais dans les faits, la situation est très différente. Les
comme Ève, de dos, fait écho à Ève de face. Est ainsi motifs narratifs diffèrent. Dans le tableau est mis en scène
réuni le couple biblique d’Adam et Ève, l’un servant de le danger encouru face à l’attaque du serpent. On notera
contrepoint à l’autre. la tête du serpent dressée, mise en valeur à l’initiale de la
Le groupe de personnages diagonale qui structure le tableau de gauche à droite ; la
Il est constitué donc d’Ève au centre, d’Abel et de Caïn. mère, protectrice vis-à-vis de ses deux fils, reste actrice.
Chez d’Aubigné est mis en scène le conflit meurtrier
Caïn, debout, prêt semble-t-il à attaquer le serpent si entre les deux frères initié par Caïn. La figure maternelle
l’on se fie au bras droit, levé, armé d’une branche. Son est tout à la fois le champ et la victime de cette guerre
corps est légèrement défléchi vers l’arrière, mais ce
fratricide.
mouvement, plus qu’un mouvement de recul, peut être
expliqué par le mouvement d’Ève attrapant son enfant par Ainsi, on peut relever des analogies qui restent très
le bras droit, le tirant ainsi en arrière, le déséquilibrant. partielles. La représentation d’Agneni peut illustrer les
vers 25-27 (« Quand pressant à son sein d’une amour
Abel, aussi blond que son frère est brun, dégage une
maternelle/Celui qui a le droit et la juste querelle,/
impression de fragilité : visage potelé, boucles blondes,
Elle veut le sauver »), à cette différence près qu’il n’y
il est représenté selon les codes souvent utilisés pour la
pas d’agression de Caïn contre sa mère et qu’Ève tente
représentation des anges ; il est porté par sa mère, comme
dans le tableau d’arracher ses deux enfants au danger.
un nourrisson sans défense. Son regard levé tranche avec
On retrouve chez Caïn une même attitude farouche et
ceux de Caïn et d’Ève, rivés sur le serpent. La direction
batailleuse dans les deux œuvres, mais la hargne de Caïn
du regard peut prêter à une double interprétation : yeux
s’adresse au serpent et non pas à son frère.
levés vers sa mère, comme attentif à sa frayeur ; mais son
regard semble glisser dessus pour monter plus sûrement On pourrait ainsi émettre l’hypothèse suivante ; le
vers les cieux, comme si Abel s’en remettait à Dieu. Il tableau est comme la préfiguration du conflit fratricide
symbolise ainsi la soumission à Dieu, la piété. Face au mis en scène dans Les Tragiques. Il s’agit de revenir sur
mal, au péché, à la tentation que représente le serpent, il la valeur symbolique du serpent : le serpent qui susurre
s’en remet à Dieu. Abel, au contraire, fixe le serpent. Son pour pousser Ève à s’emparer de la pomme, le fruit
regard semble farouche : peur ou défi ? La diagonale bas défendu. Il est le symbole de la tentation, du mal ; il
gauche/haut droit réunit le serpent et Ève ; elle contribue est la cause du châtiment divin qui a privé les hommes
à souligner la confrontation. Son effroi est traduit d’une du Paradis.
part par l’expression de son visage : la bouche ouverte, Le serpent, tête dressée, peut symboliser la morsure
les sourcils relevés, les yeux arrondis d’horreur ; d’autre du Mal. Le tête-à-tête entre le serpent et Caïn préfigure
part, par son mouvement qui peut être associé à la fuite l’idée que ce dernier sera bientôt aveuglé par le Mal. Si le
et à la panique. Le mouvement de fuite est renforcé par la regard d’Ève est frappé d’horreur, celui de Caïn est plus
position des corps des enfants, Abel comme hâpé par sa ambigu, entre fascination et défi.
mère et Caïn entraîné dans la foulée. En définitive, les deux œuvres présentent des tonalités
La ligne de force verticale qui scinde le tableau en deux différentes : le tableau est habité par l’horreur de la vision
rend plus sensible encore le déséquilibre du corps d’Ève du serpent, et donc du mal à venir. S’impose le sentiment
qui se précipite en avant : la jambe gauche est en effet d’effroi. L’extrait des Tragiques est envahi par la violence
tendue en arrière tandis qu’au contraire, le buste est jeté et la haine. Abel finit par répondre à la haine de son frère.
en avant de cette ligne. Le traitement du décor minéral et Le Mal est vainqueur et omniprésent.
223 •
2. Exposé et l’effet d’enjambement ; celle de Caïn par la misère :
Pour le professeur, un article universitaire en ligne : « misérablement » (v. 4).
Introduction, Les discours et les contextes. http://www.pur- Ainsi, Abel connaît un grand confort moral que peut
editions.fr/couvertures/1259328521_doc.pdf qui propose symboliser le bien-être du « foyer patriarcal ». Caïn est,
une analyse sur les Discours de Ronsard. lui, dans un état d’abandon moral ; il est réduit à un état
Pour les élèves, voici les adresses pour faire des quasi sauvage, a perdu toute humanité – « comme un
recherches sur les guerres de Religion au XVIe siècle : vieux chien […] antre […] pauvre chacal » (v. 12, 15,
– le musée virtuel du protestantisme français : http://www. 16). Si Abel est favorisé de Dieu, Caïn est voué au feu de
museeprotestant.org/Pages/Salles.php?scatid=3&Lget=FR ; l’Enfer.
– le dossier sur le site Linternaute peut être complémen- 3. L’inversion du scénario biblique (question 3)
taire : http://www.linternaute.com/histoire/guerres_de_ Des éléments négatifs entachent déjà la présentation
religion_en_france/4893/a/1/1/3/ d’Abel dans la première partie : « Race d’Abel, tu croîs et
On pourra diriger les élèves sur une recherche dans le broutes/Comme les punaises des bois ! » (v. 21) Le verbe
dictionnaire des œuvres et dans les encyclopédies et un « brouter » ravale la race d’Abel à l’état animal, à l’instar
groupement de textes choisis sera le bienvenu pour facili- de celle de Caïn. La comparaison avec les « punaises »
ter le travail des élèves. est dévalorisante et prête à la voix du poète une tonalité
agressive et ironique.
Texte 3 Le « Ah ! » initial de la seconde partie résonne d’autant
plus qu’il rompt brutalement avec le système mis en place
Baudelaire, Les Fleurs du mal ❯ p. 508-509
tout au long du poème – l’adresse alternée en attaque du
1. Valeurs symboliques d’Abel et Caïn premier vers de chaque distique « Race d’Abel/Race
L’idée est de bien fixer les choses au départ : l’histoire de Caïn ». On peut l’entendre comme un cri de colère,
d’Abel et Caïn est le récit fondateur qui fixe la figure comme l’expression d’une hargne soudain dévoilée.
originelle des frères ennemis, le motif du fratricide, Le poète semble retourner sa colère contre Abel ;
qui met en place les notions antithétiques du Bien ainsi l’adjectif possessif « ta » devant « charogne » et
et du Mal, de façon à ce que les élèves soient ensuite « honte » se teinte de cynisme. « Charogne » se fait
sensibles au renversement des valeurs auquel procède agressif. « Honte » présuppose un jugement moral à l’en-
Baudelaire. contre d’Abel ; il y a donc retournement du discours
2. Deux portraits antithétiques (questions 1 et 2) qui, de favorable à la race d’Abel, devient défavorable et
accusateur.
Abel Caïn
« Dors, bois, mange » (v. 1) « […] dans la fange/Rampe Le poète adopte une tonalité impérative qui s’entend
« vois tes semailles/Et ton et meurs misérablement » avec le futur « engraissera » et la structure présentative
bétail venir à bien » (v. 9-10) (v. 3-4) « voici ta honte ». Le choix même du futur suppose
« tes entrailles/hurlent la également qu’il place la race d’Abel face à son destin,
faim comme un vieux chien »
la mort, présentée sous sa forme la plus concrète et la
(v. 11-12)
plus repoussante – la décomposition. Derrière les vers de
« Chauffe ton ventre/À ton « Dans ton antre/Tremble
foyer patriarcal » (v. 13-14) de froid pauvre chacal ! » Baudelaire s’entend l’énoncé de la malédiction de Dieu à
(v. 15-16) l’encontre d’Adam (Gen 3, 17-19).
« Sacrifice » (v. 5) « Supplice » (v. 7) « Il dit à l’homme : Puisque tu as écouté la voix de ta
« Dieu » (v. 2) « Fange » (v. 3) femme, et que tu as mangé de l’arbre au sujet duquel je
« Flatte le nez du Séraphin » « supplice » (v. 7) t’avais donné cet ordre : Tu n’en mangeras point ! Le sol
(v. 6) « aura-t-il jamais de fin » sera maudit à cause de toi.
(v. 8)
C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous
« Aime et pululle ! » (v. 7) « Misérablement » (v. 4)
les jours de ta vie. (17) Il te produira des épines et des
« Ton or fait aussi des petits » « sur les routes/traîne ta
(v. 18) famille aux abois » (v. 23-24) ronces, et tu mangeras de l’herbe des champs. (18) C’est
« Tu croîs et broutes/comme à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à
les punaises des bois ! » ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris ; car
(v. 21-22) tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. » (19)
Abel vit dans la richesse tandis que Caïn est condamné Ainsi, le poète retourne la malédiction contre Abel
à une vie misérable. Aux notations de biens – « Dors, et sa race. Le terme « fumant » n’a pas ici grand sens
bois, mange » (v. 1), « vois tes semailles/Et ton bétail en dénotation. Dire de quelque chose qu’il est encore
venir à bien » (v. 9-10) – répond l’idée de privation : fumant, c’est dire que l’action vient juste de se passer. On
« hurlent la faim comme un vieux chien » (v. 12). La vie peut ainsi avancer en première idée qu’à peine morts et
d’Abel est marquée par l’abondance : effet d’accumula- enterrés les descendants d’Abel sont condamnés à pourrir
tion (v. 1), effet de sur-ajout « tes semailles/Et ton bétail dans la terre ; cela a une simple valeur hyperbolique et
[…] » (v. 9-10) avec la conjonction de coordination « et » tend à rendre le destin de l’homme voué à la mort et à la
• 224
décomposition plus saisissant encore. De plus, « fumant » pas néanmoins la part de responsabilité de Caïn, il fait
peut faire penser en connotations au sol bouillant des de lui l’incarnation de la foi catholique, la sœur aînée
enfers. Ainsi, le poète voue la race d’Abel à un enfer de l’Église, et lui impute la responsabilité du désastre.
nouveau, celui du néant. Celui d’une opprobre immédiate Baudelaire s’en sert pour donner à voir et par suite pour
(présent d’énonciation lié à la tournure présentative) et dénoncer un monde injuste dans lequel il y a des élus
éternelle (valeur du présent de vérité générale) aussi : qui vivent dans l’opulence et des damnés, promis à la
« voici ta honte ». faim, au froid et à la misère. Par le biais de la métaphore
Parallèlement, il confie à la race de Caïn une mission des races de Caïn et d’Abel, il fait de cette situation une
nouvelle. « […] ta besogne/N’est pas faite suffisam- fatalité dont la source remonte aux origines en éradiquant
ment » relève du constat à froid et résonne comme un totalement la notion de faute, de châtiment.
encouragement à aller de l’avant. Le cynisme baudelai- Le motif est ainsi mis au service de registres très dif-
rien se fait ainsi entendre : c’est un encouragement au férents. La référence biblique confère au tableau dressé
meurtre, à la destruction, à la victoire du mal. La notion par d’Aubigné une grandeur et une solennité qui accroît
même de victoire est relayée dans le distique suivant avec le tragique de la situation. Il s’en sert pour dramatiser la
le verbe « est vaincu ». représentation, pour en souligner le tragique et le met
La seconde partie est de fait construite selon un principe ainsi au service d’une poésie lyrique. Baudelaire, au
de gradation : Baudelaire passe de l’évocation de la mort contraire, détourne le motif et le discours biblique pour
– certes sur un mode sordide, mais qui peut néanmoins dénoncer toute soumission et toute acceptation. Il affirme
être naturel – « charogne », au meurtre « Le fer est vaincu que nous sommes tous voués au néant, pour lancer une
par l’épieu » (v. 30), du meurtre « ta besogne » (v. 27) à malédiction contre le Bien et appeler à la mort de Dieu
l’éradication de Dieu « Et sur la terre jette Dieu ». Cet et à la victoire du Mal. Il recourt ainsi à un motif biblique
effet de gradation sous-tend un registre lyrique, le poème pour prendre à contre-pied la morale chrétienne et
se finissant sur un anathème lancé contre Dieu lui-même, bourgeoise et se faire le prophète de la victoire du mal.
contre la religion. La réécriture se met par suite, chez Baudelaire, au service
d’un registre cynique.
« Race de Caïn, au ciel monte,/Et sur la terre jette
Dieu ! » (v. 31-32) : Baudelaire récuse ainsi toute soumis- VERS L’ORAL DU BAC
sion à Dieu, tout règne du religieux et appelle à la victoire Baudelaire utilise l’image de la race d’Abel et celle de
de la violence, de la haine, du Mal. Caïn pour donner à voir un monde manichéen : ceux qui
sont favorisés par Dieu et ceux qui ne le sont pas, les nantis
EXPRESSION ÉCRITE. Commentaire et les misérables, ceux qui jouissent d’un confort moral
Quelques pistes : On peut attendre raisonnablement et les abandonnés… Il entend dénoncer tout à la fois la
que dans une première partie les élèves prouvent que situation elle-même et le discours moralisant qui sous-tend
d’Aubigné et Baudelaire convoquent le même motif une telle vision du monde.
d’Abel et Caïn. Baudelaire réutilise les noms propres
Abel et Caïn tandis que d’Aubigné recourt plus volon- Il tend à dénoncer les codes qui déterminent la vision
tiers à des périphrases : « deux enfants », « son besson », du monde ; il les pervertit donc en encourageant la race
« son Jacob », « son frère ». Ils exploitent l’un et l’autre le de Caïn. Cela peut s’entendre comme un appel au Mal, à
topos des frères ennemis en cultivant les antithèses pour la victoire du Mal sur le Bien. On lit aussi la volonté de
renverser les idoles : « Et sur la terre jette Dieu ! » (v. 32)
souligner l’opposition originelle entre les deux frères. Se
pour atteindre peut-être au sacré, à cette transcendance
développent par la suite les mêmes thèmes de la mort et
que Baudelaire cherche à exprimer par sa poésie et à
de la violence.
laquelle il tend à prêter voix.
Une étude un peu plus fine consiste à montrer que chez
l’un et l’autre aucun motif narratif emprunté au récit
d’Abel et Caïn n’est vraiment exploité ; Abel et Caïn ne Texte 4
sont utilisés par l’un et l’autre que pour leur valeur sym- Apulée, Amour et Psyché ❯ p. 510-511
bolique. Ils apparaissent chez d’Aubigné à titre de simple 1. Un récit plein de charme et de vivacité…
métaphore filée et font figure chez Baudelaire de souche (questions 1 et 2)
mythique (« Race d’Abel, Race de Caïn »). Les étapes principales de l’histoire sont :
Dans un deuxième temps, il s’agit de faire apparaître – Psyché découvre Amour (l. 1-20) :
que le motif est mis au service de fins très différentes, - le dévoilement (l. 1-6) ;
voire contradictoires. D’Aubigné recourt à la figure - la réaction de Psyché (l. 6-12) ;
d’Abel et Caïn pour dire la violence de la confrontation - le portrait de Cupidon (l. 12-20).
entre catholiques et protestants. Il l’exploite de façon – Psyché embrasée par la passion (l. 21-30) :
originale en donnant à voir Abel rentrer dans la bataille et - Psyché se pique à la flèche d’Amour (l. 21-26) ;
contribuer avec son frère à épuiser leur mère, métaphore - la passion de Psyché (l. 26-30).
de la France, Mère patrie. Il entend ainsi dénoncer une – Amour se voit découvert (l. 30-61) :
guerre fratricide que nourrit une haine inique. N’oubliant - la brûlure (l. 30-37) ;
225 •
- Psyché emportée par Amour dans sa fuite (l. 37-49) ; récit : les ailes (« aux épaules du dieu volage semblent
- les explications d’Amour (l. 49-61). pousser deux petites ailes », l. 17-18), rappelées par la
Le choix du présent de narration (en regard de l’unique métaphore à la fin du texte « il se lance en oiseau dans
imparfait, « au pied du lit gisaient l’arc […] », l. 21) les airs » (l. 61) ; ses armes – l’arc, le carquois et les
abolit toute distance entre le temps du narré et le temps flèches (« Au pied du lit gisaient l’arc, le carquois et les
de lecture. Le lecteur assiste ainsi à la scène et le récit en flèches, insignes du plus puissants des dieux », l. 21-22),
devient d’autant plus spectaculaire. évoqués à nouveau ici et là dans le texte, « flèche » (l. 22),
« armes » (l. 23). Ils rappellent la fonction première de
Apulée confère de la vivacité à son récit par les effets
Cupidon, dieu de l’amour, qui blesse d’une flèche ses
d’accumulation et d’ellipse :
victimes en les embrasant du feu de l’amour – « le dieu
– accumulations : « Elle pâlit, elle tremble, elle tombe à
qui met partout le feu » (l. 35). Ses flèches deviennent
genoux. » (l. 7) ;
ainsi « les redoutables armes de son époux » (l. 23) ; le
– ellipse du verbe : « Il voit le secret trahi, la foi violée… »
dieu est « volage » (l. 17) puisqu’il incite tout un chacun
(l. 38-40) ;
à l’être en voletant d’une victime à l’autre. En atteste le
– accumulation et ellipse du sujet : « Psyché saisit à bras-
récit de la manière dont Psyché est blessée par une flèche
le-corps sa jambe droite, s’y cramponne, le suit dans son
d’Amour (l. 23-27).
essor » (l. 43-46).
Apulée multiplie les termes à valeur méliorative : « ce
Il lui confère également une grande variété (une des
dieu charmant » (l. 3) – l’adjectif « charmant » pris dans
qualités de tout discours dans l’antiquité), notamment
son premier sens –, « gracieusement » (l. 14), « délicate »
par le mélange des discours : il entremêle narration et
(l. 18) font de Cupidon un être de charme, de grâce et
discours direct ; il varie les voix en prêtant parole aussi
de délicatesse. S’ajoutent à cela les structures à valeur
bien au narrateur qu’à ses personnages, comme le montre
superlative et les termes à valeur hyperbolique : « les
le monologue de Cupidon.
traits merveilleux de cette divine figure » (l. 11) ; on peut
La présence du narrateur, elle, est dénotée par des inter- affiner l’analyse de « divine » : si l’adjectif était postposé,
ventions telles que « ou (que sais-je ?) » (l. 31) dans le récit il n’aurait qu’une valeur déterminative (« figure divine »
ainsi que par le présent qui peut être pris pour un présent = « figure du dieu »). Mais préposé, il acquiert des conno-
d’énonciation. Cela permet d’instaurer un discours dont le tations mélioratives : la figure de dieu se pare d’une grâce
lecteur est le destinataire et de faire d’Amour et Psyché et d’une beauté indicibles.
une sorte de conte dans la tradition orale.
S’ensuit un portrait idyllique. Le Cupidon d’Apulée
Le narrateur, impliqué dans son récit, contribue grande- présente tous les charmes dont on voit les angelots parés
ment au charme de l’œuvre. Il livre en effet ses émotions, dans l’iconographie, de la Renaissance au Romantisme :
influe sur la prise de position subjective du lecteur, éveille un teint blanc laiteux signe de pureté – « ce cou blanc
son attendrissement, sa compassion (cf. le discours comme le lait » (l. 13), « deux petites ailes, d’une blan-
lyrique pris en charge par le narrateur, l. 34-37). cheur » (l. 17-18) –, des touches rosées avec ses « joues
L’humour qu’il met dans son récit n’est pas sans avoir purpurines » (l. 13-16) ou ses « ailes, d’une blancheur
une incidence sur la connivence qui s’installe entre lui et nuancée de l’incarnat du cœur d’une rose », une couronne
le lecteur : « Adieu la timidité de son sexe » (l. 1)/ « (quel de cheveux dorés « cette auréole de blonde chevelure »
spectacle !) » (l. 3)/ « impatiente de toucher aussi ce corps (l. 12-13), « boucles dorées » (l. 13-16).
si beau, de le baiser, si j’ose le dire » (l. 32). Le dieu irradie : « cette tête radieuse » (l. 12). On pourra
La poésie du texte enfin. Il peut être intéressant de commenter, dans le même ordre d’idée, le choix du terme
mener un travail inter-classe et transdisciplinaire pour « auréole » (l. 12-13). L’impression culmine dans l’image
faire analyser la poésie de l’écriture d’Apulée par un à valeur hyperbolique de la ligne 17 : « ou s’étagent der-
groupe de latinistes. rière la tête, et dont l’éclat éblouissant fait pâlir la lumière
de la lampe ».
2 … à travers lequel se met en place un portrait
de Cupidon… (question 3) Apulée convoque les sens du lecteur pour donner à voir,
Cupidon est fils de Vénus : « La déesse de la beauté peut à sentir la beauté du dieu : la vue avec les couleurs et
être fière du fruit qu’elle a porté » (l. 19-20). Apulée ne la lumière, l’odorat avec le « parfum d’ambroisie » qui
manque pas de rappeler les origines divines du personnage : « s’exhale de l’auréole de blonde chevelure » (l. 12-13).
– « chevelure d’où s’exhale un parfum d’ambroisie » Le dieu est toute perfection : « Tout le reste du corps
(l. 12-13) : l’expansion du nom « d’ambroisie » a ici une joint au blanc le plus uni les proportions les plus heu-
valeur déterminative et signifie l’essence divine d’Amour ; reuses » (l. 18-19), « ce corps si beau » (l. 32).
– à cela s’ajoute la reprise de termes appartenant au Cupidon est donc un dieu plein de charme comme le
champ lexical de la divinité « ce dieu charmant » (l.3), souligne la redondance des lignes 3-4 « ce dieu char-
« divine figure » (l. 11). mant, endormi dans la plus séduisante attitude » (l. 4).
Sont aussi mentionnés les attributs traditionnels du dieu Il en devient irrésistible, d’où l’évocation de ses armes
Amour si bien que sa figure se construit tout au long du « redoutables » (l. 23).
• 226
Plein de charme donc et… amoureux, comme le montre « Ainsi, sans s’en douter, Psyché se rendit elle-même
son discours aux lignes 52-61 : « attendri » (l. 49), « d’une amoureuse de l’Amour ».
voix profondément émue » (l. 51-52), « deux yeux trop L’amour de Psyché est en croissance continue :
épris de vos charmes » (l. 57), « ma tendresse » (l. 58). « De plus en plus éprise de celui par qui l’on s’éprend »
Un amour qui l’a conduit à trahir sa mère – « pour vous (l. 27-28) comme le soulignent la locution adverbiale
j’ai enfreint les ordres de ma mère » (l. 52), à se substituer « de plus en plus » et l’effet de répétition « éprise/
au monstre qui était promis à Psyché – « je me suis moi éprend » que l’on peut assimiler à une paronomase ;
même offert à vous pour amant » (l. 54), et qui le pousse plein de sensualité – « elle se penche sur lui la bouche
encore à la clémence après la trahison de Psyché puisque ouverte, et le dévore de ses ardents baisers » (l. 28-29),
sa punition consiste à la fuir : « Quant à vous, c’est en « elle s’oublie dans ces transports trop doux » (l. 31).
vous fuyant que je veux vous punir » (l. 60-61). Psyché est comme au comble de l’extase : « La curieuse
Psyché ne se lasse pas de voir, de toucher, d’admirer
4. …qui révèle les sentiments de Psyché (question 3)
en extase… » (l. 22) Le verbe « ne pas se lasser »,
Le portrait est pris en charge par le narrateur lui-même.
l’effet d’accumulation qui traduit l’enthousiasme de
Le poète joue sur l’idée que Psyché s’en faisait jusque-là,
Psyché, le complément de manière « en extase, ivre de
elle qui croit avoir subi le sort qui lui avait été annoncé,
bonheur » (l. 30).
être l’épouse d’un monstre : « Psyché voit le plus aimable
des monstres » (l. 2-3). L’oxymore ménagé souligne 5. Un récit pathétique (question 4)
le tragique de son destin – être condamnée à aimer un Apulée fait de l’amour de Psyché pour Cupidon une
monstre – ainsi que le contraste entre le destin promis et situation tragique en rendant Psyché responsable de
le destin que lui a réservé Amour. Le narrateur adopte une l’amour qu’elle ressent pour le dieu. Est en cause sa curio-
posture d’observateur ; il décrit la pose de Cupidon – « Ce sité : « la curieuse Psyché » (l. 22). Psyché est l’instrument
dieu charmant », l. 4, « endormi dans la plus séduisante de son propre destin, ce que souligne le pronom réfléchi
attitude » (l. 4) – et l’attitude de Psyché – « regarde encore « elle-même » : « Ainsi, sans s’en douter, Psyché se rendit
les traits merveilleux de cette divine figure » (l. 11). elle-même amoureuse de l’Amour » (l. 26-27).
Mais le portrait se met en place en focalisation interne Elle est aussi victime d’un destin qui lui échappe, ce
à travers le regard de Psyché. Au début du texte, le por- que symbolise la lampe à huile qui acquiert ici la fonc-
trait est mis en narration par le biais de la voix narrative : tion d’allégorie du destin. Elle fait en effet l’objet d’une
« mais elle regarde pourtant, et regarde encore » (l. 10). personnification « la lampe, ou perfide, ou jalouse »
La médiation de la narration se poursuit : « Elle admire (l. 31), douée d’intentionnalité ; la lampe assume la res-
cette tête radieuse » (l. l1). Puis, sous l’effet de l’accu- ponsabilité du réveil du Dieu qui déclenche le mécanisme
mulation : « cette tête radieuse, cette auréole, ce cou, ces tragique. Elle est l’instrument d’un destin vengeur, elle
joues » avec les expansions à valeur qualificative de plus qui est « maladroite et téméraire, trop indigne ministre »
en plus longues, on assiste à l’effacement de l’instance comme la qualifie le narrateur qui prend ainsi fait et cause
de narration. pour Amour et Psyché.
À la phrase suivante – « Aux épaules du dieu volage La dimension pathétique du passage est, par la suite,
semblent pousser » (l. 16) – est désormais décrit ce que voit soulignée par le registre lyrique de l’intervention du nar-
Psyché : le lecteur découvre le spectacle à travers ses yeux. rateur (l. 34-37). Elle prend les accents d’une prière, d’un
« Psyché voit le plus aimable des monstres et le plus lamento avec l’accumulation des structures exclamatives,
privé » (l. 2-3) : à qui est imputable l’adjectif « aimable » ? l’interjection « ô » par deux fois répétée, la structure ana-
Placé dans la bouche du narrateur, il a une valeur descrip- phorique « par toi ».
tive et renvoie à l’être même de Cupidon ; mais il peut Le pathétique s’accentue encore avec la prise de
aussi déjà avoir une valeur subjective et être imputable conscience du Dieu : le choix du présent de narration,
à Psyché. Nous pouvons noter tout un champ lexical qui l’effet d’accélération reposant sur un effet d’ellipse.
continue la présentation méliorative de Cupidon : « dieu « Il voit le secret trahi, la foi violée » (l. 38-39) rendent
charmant » (l. 3), « dans la plus séduisante attitude » compte de la rapidité avec laquelle la situation évolue et
(l. 4) ; se prolonge ainsi l’ambiguïté d’une présentation condamne Psyché, et contribuent à la dramatisation de la
qui peut être objective, prise en charge par le narrateur, scène.
attestant simplement de l’origine divine du personnage, On atteint enfin au comble du pathétique. D’une part,
mais qui annonce déjà le regard porté par Psyché sur le avec la réaction désespérée de Psyché : les verbes tra-
Dieu amour. Le narrateur se fait fort de souligner toute duisent le caractère désespéré de son entreprise, la force
l’admiration de Psyché : « elle admire » (l. 12), « admirer et la violence qu’elle y met – « Psyché saisit à bras-
en extase » (l. 22-23). le-corps sa jambe droite, s’y cramponne » (l. 43-44) ;
Apulée joue sur le motif narratif emprunté à l’histoire tout le pathétique de la situation est rendu sensible par le
de Cupidon pour mettre en scène l’amour de Psyché en recours à la longue période oratoire qui mime les efforts
contant comment elle se pique à une flèche d’Amour de Psyché pour rester auprès de Cupidon, pour s’atta-
(l. 23-27) et il le dénote de façon explicite (l. 26-27) : cher à son amour avant la chute, au sens propre et au
227 •
sens rhétorique du terme – « elle tombe sans mouvement Texte 5
par terre » (l. 48). D’autre part, avec le monologue de Molière, Psyché ❯ p. 512-513
Cupidon : en témoignent les reproches qu’il adresse à
Psyché et à lui-même « trop crédule Psyché » (l. 52), 1. La reprise du mythe de Psyché (question 1)
« imprudent ! » (l. 54-55) qui insistent sur la responsa- Il est envisageable, en introduction, de réfléchir avec
bilité qu’ils ont dans le destin qui les attend. Cupidon les élèves à l’impact que peut avoir la simple reprise des
souligne le tragique de sa situation en instaurant une noms « Amour » et « Psyché ».
opposition entre les risques qu’il a pris pour l’amour de Les deux personnages, comme dans le récit initial, sont
Psyché – « j’ai enfreint les ordres de ma mère, je me suis unis par un amour réciproque. En attestent les protesta-
moi-même offert à vous pour amant, je me suis blessé, tions d’amour de l’un et de l’autre – « Je vous adore »
j’ai fait de vous mon épouse » (l. 52-56) – et le bénéfice (v. 3)/« je suis tout à vous » (v. 18), l’affirmation des
récolté (l. 56-57) – « tout cela pour me voir pris pour sentiments d’Amour dans la bouche de Psyché « vous
un monstre, pour offrir ma tête au fer homicide » – en m’aimez » (v. 3), le nous d’un amour réciproque dans la
donnant ainsi à entendre son amertume. Le pathétique bouche d’Amour « nos feux » (v. 19). Un amour-passion
culmine enfin dans son insistance sur le caractère vain à l’expression hyperbolique « je vous adore » (v. 3), « ce
de tout ce qu’il a pu faire pour influer sur la destinée bonheur suprême » (v. 5), « Vous pouvez tout, et je suis
de Psyché : « j’ai tout fait pour tenir votre prudence tout à vous » (v. 18), avec la répétition de tout, le jeu sur la
éveillée. Ma tendresse a prodigué les avertissements » scansion du décasyllabe. Un amour sensuel « Mon cœur
(l. 58-59). en est ravi, mes sens en sont charmés » (v. 4).
TICE Connaître le mythe de Psyché De plus, Molière s’empare du motif du mystère gardé
Objectif : puisque nous sommes en classe de 1re, l’ex- sur l’identité de l’amant. Tout une série de notations
ploitation la plus efficace consiste à en faire un support reviennent sur l’idée de secret : « de ne savoir qui j’aime »
pour un entraînement à l’argumentation et à l’oral, dans (v. 6), « mon secret » (v. 14), « encor me taire » (v. 33).
l’optique de la deuxième partie de l’épreuve orale d’EAF. Secret qui découle d’un interdit : « Je l’ai juré, je n’en suis
plus le maître » (v. 12) qui comprend entre les lignes les
Consignes données aux élèves :
consignes de Vénus.
– choisir sur le site deux œuvres ;
– préparer trois diapositives sur un logiciel de présentation : On pourra enfin rendre les élèves sensibles à la manière
• diapo 1. NOM et prénom de l’élève dont Molière s’inspire très manifestement du récit d’Apu-
Pour chaque œuvre choisie indiquer le nom de l’artiste/ lée : « Qui de mes propres traits m’étais blessé pour
titre de l’œuvre/date/dimensions/technique/lieu de vous » (v. 39), « Ce palais, ces jardins, avec moi dispa-
conservation : rus » (v. 51), « Le Destin sous qui le Ciel tremble […]
• diapo 2. Première œuvre Vous va montrer sa haine, et me chasse d’ici » (v. 55).
• diapo 3. Deuxième œuvre 2. Sous une forme renouvelée (questions 2 et 4)
– pour chaque œuvre : Les éléments empruntés au motif narratif (évoqués à
• analysez l’œuvre picturale en prenant des notes sur un la fin du paragraphe précédent) prennent une tout autre
brouillon ; dimension dans la bouche d’Amour sous la forme de ce récit
• préparez un paragraphe argumentatif sous forme rétrospectif. Ils sont présentés comme des éléments révolus
de notes, de façon à pouvoir expliquer à l’oral en cinq auxquels l’entêtement de Psyché a mis fin – cf. l’emploi des
minutes pourquoi vous avez fait le choix de ces deux temps du passé « m’étais blessé » (v. 39), « Vous m’alliez
œuvres pour illustrer le conte d’Amour et Psyché. avoir pour époux » (v. 42), « vous avez su […] » (v. 44)
Modalités de la séance : Les épisodes du récit mythologique sont mis à distance du
• Un diaporama collectif aura été constitué avec les diapo-
présent de la lecture et de la représentation ; dans le présent
sitives de tous les élèves. Il suffit de leur demander de les
de l’énonciation et de la représentation, le spectateur-lecteur
envoyer en fichier joint et de copier toutes les diapositives
est confronté à la parole du Dieu Amour qui dit le présent de
dans un diaporama unique en suivant l’ordre alphabétique.
la perte : « vous quitter » (v. 47), « vous ôter tout l’effet de
Ce dernier sera donc projeté en classe.
votre victoire » (v. 48-49), « ne me reverront plus » (v. 50).
• Certains élèves présentent leurs œuvres à la classe et
argumentent leur choix. Dans sa réécriture, Molière transforme la scène du
• Le reste de la classe est invité à évaluer la prestation dévoilement de l’identité de l’amant pour en faire une
en s’aidant d’une grille d’évaluation puis à poser des scène d’aveu extorqué.
questions à la fin des cinq minutes pour l’amener à appro- Le « Hé bien » initial du vers 35 souligne qu’Amour
fondir la réflexion. rend les armes, qu’il cède aux instances de Psyché. En
• Les élèves devront faire une photocopie des deux s’appuyant sur une analyse de la stratégie argumentative
œuvres choisies et il sera précisé sur le descriptif de bac d’Amour, on pourra montrer comment il passe du refus –
qu’en activité complémentaire les élèves auront choisi l’interrogative qui a valeur de dénégation : « Psyché, que
deux œuvres picturales illustrant le récit de Psyché et se venez-vous de dire ? », au travail de conviction vers 12-16,
sont entraînés à justifier de leur choix. de la conviction à la persuasion aux vers 18-23, avant de
• 228
céder du terrain pas à pas (v. 29-34). Amour ne parvient sifflante – « Hé bien, je suis le Dieu le plus puissant des
pas à résister aux assauts de Psyché. Dieux/Absolu sur la terre, absolu dans les Cieux,/Dans
Psyché, elle, reste sur la même ligne d’argumentation : les eaux, dans les airs mon pouvoir est suprême,/En un
elle veut connaître l’identité de l’être aimé « Et faites- mot je suis l’Amour même ». Aux vers 39-61 enfin, la
moi connaître un si parfait amant » (v. 8) ; « ne pas tragédie est consommée.
savoir » (v. 5-8) est un « malheur » et fait obstacle à son En s’appuyant sur le travail de la question 4, on mon-
« bonheur ». Une analyse de la métrique mettra ici en trera enfin comment Molière joue de la rencontre entre
lumière la manière dont Molière joue sur le mélange des la syntaxe, la stylistique et la métrique pour conférer à la
octosyllabes, décasyllabes et alexandrins pour souligner tirade le lyrisme qui fait la tension tragique de la fin de
la montée en puissance de ses efforts de persuasion, la scène.
comment il ménage une rime interne bonheur/malheur Molière joue sur la répartition des trois mètres pour
qui met en lumière la clef de voûte de l’argumentaire de souligner la rhétorique de son discours : l’alexandrin
Psyché. Elle reste sourde à tout argument ne répondant donne toute l’emphase nécessaire au dévoilement de la
que par la menace (« Et si vous ne me l’accordez », v. 11), vérité (v. 35), à la proclamation de la toute puissance
l’ironie (« C’est là sur vous mon souverain empire ? », d’Amour (v. 36-37) « aux armes redoutables », disait
v. 17), la prière avec l’interjection (« de grâce », v. 26), Apulée, et au déroulement du drame – Amour amoureux :
l’accumulation des impératifs (« apprenez-moi, ne me « Qui de mes propres traits m’étais blessé pour vous »
cachez pas, souffrez »). (v. 39), confronté à l’exigence de Psyché (v. 40-41), puis
3. Un registre tragique (questions 3 et 4) l’annonce de la disparition du monde d’Amour tel un
songe évanoui (v. 50-52) et la proclamation de la terrible
Le tragique tient à la multiplicité des obstacles qui
toute puissance du destin « Plus fort que mon amour, que
empêchent l’amour d’être plein et entier, qui lui ôtent
tous les Dieux ensemble » (v. 56) ; à l’octosyllabe corres-
toute possibilité de pérennité :
pondent la vivacité du dialogue « Psyché, que venez-vous
– l’exigence de Psyché, tout d’abord, de connaître l’iden- de dire ?/Que c’est le bonheur où j’aspire » (v. 9-10),
tité de son amant : la répétition du terme « bonheur » (v. 5 les demandes instantes « Dissipez cet aveuglement »
et v. 10) laisse apparaître que le bonheur d’aimer et d’être (v. 7), les déclarations sans appel « Seigneur, vous me
aimé (cf. v. 3) ne peut être un bonheur parfait si l’identité désespérez » (v. 32), les froids constats d’Amour « vos
de l’amant n’est pas connue ; volontés sont satisfaites » (v. 43) et l’invitation à regarder
– le refus d’Amour ; en face la réalité « Psyché, voyez où vous en êtes », v. 46).
– l’impossibilité dans laquelle il est d’y satisfaire parce Pour finir, on peut inviter les élèves à observer comment
que tenu par la décision de sa mère : « Je l’ai juré, je n’en se répartissent octosyllabes, décasyllabes et alexandrins
suis plus le maître » (v. 12). (v. 35-46). Emphase inaugurale (v. 35-37) et un octo-
Ainsi, la condition même d’un amour parfait pour syllabe lorsque Cupidon se nomme « En un mot, je suis
Psyché est aussi la condition de sa perte : « Laissez-moi l’Amour même » (v. 38) qui peut s’accompagner sur
mon secret ; si je me fais connaître,/Je vous perds, et vous scène d’un Cupidon qui se déplace majestueusement pour
me perdez » (v. 14-15). La structure de réciprocité répond virevolter et s’arrêter sur la révélation de son identité ;
à celle du vers 3 ; c’est la réponse d’Amour à Psyché, puis 3 alexandrins pour soutenir le récit des circonstances
celle du destin déjà scellé à l’espoir juvénile et vain de qui ont fait basculer le Destin, l’amour du dieu, l’entête-
Psyché. L’emploi de l’alexandrin au vers 14 donne toute ment de Psyché, la rupture du contrat qui oblige Amour à
sa solennité à l’arrêt d’Amour ; le passage de l’alexandrin laisser faire la colère divine.
à un octosyllabe mime le temps qui court et le destin qui Au choix, on pourra aussi faire noter aux élèves la
se précipite, ce que renforce encore le rythme ascendant manière dont Molière joue sur les accents à la césure et
de l’octosyllabe 3/5, le verbe « perdre » par deux fois à la rime pour faire résonner le terme « Dieux » (v. 35),
répété, par deux fois sous l’accent tonique. comment coïncident au vers 36 anaphore et rythme de
La structure du passage, conformément au schéma l’alexandrin, comment le dramaturge joue du rythme
traditionnel de la période oratoire, avec la protase, cette ternaire régulier au vers 37 pour marteler sa toute-puis-
longue phase de montée en puissance de l’intensité dra- sance : « Et sans la violence, hélas ! Que vous me faites »
matique, et l’apodose qui marque la chute, la résolution (v. 40), la scansion oblige à ménager une diérèse sur vio-
ou l’explosion du drame, accentue le tragique. Selon un lence, le son [s] à la césure violence trouve un écho dans
schéma analogue, du vers 1 au vers 4, le spectateur assiste le son [s] de « hélas » qui résonne sous l’accent tonique
à la confrontation entre Psyché et Amour qui rend inéluc- secondaire dans le deuxième hémistiche ; se font ainsi
table le moment fatidique du dévoilement de l’identité. entendre le dépit et le désespoir du dieu.
Dans les vers 35-38, éclate la vérité : la rupture est souli- Pour finir, on peut s’arrêter aux vers 55-57 pour
gnée par le « Hé bien » en attaque de vers ; l’allitération en montrer comment Molière s’appuie sur la scansion
labiales et dentales, occlusives d’abord, puis nasales fait pour faire entendre l’arrêt d’Amour et le destin tra-
retentir cette révélation comme un cri, un cri de colère, gique promis à l’amour de Psyché. Dans l’octosyllabe,
de dépit, de désespoir aussi, que trahit l’allitération en « destin » et « tremble » (v. 55) sont placés sous l’accent
229 •
tonique et laissent entendre le terrible avenir qui attend coussin, le drapé du drap cachant la jambe gauche et
les deux héros. Le vers 56 est construit rhétoriquement le bas-ventre d’Amour, le drapé des étoffes superposées
sur un rythme ascendant « plus fort/que mon amour/ ceignant la taille de Psyché.
Que tous les dieux ensemble », qui soutient l’emporte-
TICE Situer le contexte artistique et culturel
ment lyrique. Parallèlement, le rythme de l’alexandrin
de la tragédie-ballet Psyché
2/4//4/2 suppose l’arrêt de la voix sur « fort » et sur
Objectif : permettre aux élèves de se constituer une
« ensemble », comme si une force invincible se dressait
culture en lien avec la séquence.
entre Amour et Psyché et rendait à jamais leur amour
Entraînement à l’oral avec une double visée : se préparer
impossible : le dernier alexandrin les montre en effet
séparés, voués à des destins différents, chacun faisant à un oral collectif (préparer l’orientation après le bac) et
l’objet d’un hémistiche ; le pronom « vous » en attaque se préparer à répondre à un feu roulant de questions pour
de vers – on peut s’autoriser à y voir un rythme 1/5 – la partie entretien de l’épreuve orale d’EAF.
suggère que Psyché est comme mise en accusation, Consignes données aux élèves : s’organiser par groupes
elle est vouée à la vindicte divine « sa haine » ; le futur de deux à quatre élèves ; faire le travail de recherches à la
proche s’entend comme une menace imminente, le maison en prévision d’une séance d’entraînement à l’oral.
destin de Psyché est assuré. Modalités : un oral de dix minutes et cinq minutes de
conseils ; prévoir éventuellement d’utiliser des heures de
4. Comparaison de deux tableaux : un prolongement vie de classe ; constituer avec un collègue volontaire, le
« histoire des arts » (question 5) professeur principal si ce n’est pas vous par exemple, un
Les deux tableaux exploitent un même motif narra- jury de deux personnes ; faire passer les élèves par groupe
tif, celui du dévoilement de Cupidon. Il est facile de et leur poser des questions tous azimuts sur le programme
construire avec les élèves l’argumentaire en les faisant défini par les recherches.
réagir sans préparation sur les tableaux présentés en
confrontation : Psyché éveillée, redressée, une lampe à
Texte 6
la main, découvrant Amour endormi ; Amour, doté de ses
ailes, aux traits juvéniles voire féminins, est allongé dans Euripide, Hippolyte ❯ p. 514-515
une pause alanguie ; la découverte de l’identité d’Amour 1. Phèdre frappée par le destin (questions 1 et 3)
est mise en scène par le jeu sur la lumière, le contraste Phèdre se présente comme la dernière d’une lignée
entre l’ombre occupant une partie du tableau et le halo de frappée par le destin et par le malheur ; elle insiste sur
lumière entourant les deux amants. La nudité d’Amour, la son lien de filiation, « mère » (l. 1), « sœur » (l. 3) et se
tenue dénudée et pleine de sensualité de Psyché. présente comme « la dernière » (l. 5).
La différence de traitement tient essentiellement aux Elle invoque ainsi sa mère Pasiphaé et sa sœur Ariane :
choix esthétiques qui témoignent de deux époques, de « Ô ma mère infortunée » (l. 1), « Et toi, sœur malheu-
deux courants. Sous le pinceau de Vouet, un tableau reuse » (l. 3). Elle évoque pour l’une et l’autre le destin
baroque : le drapé rouge occupe la moitié haute du dont elles ont été frappées : Pasiphaé dévorée par un
tableau ; le jeu sur le clair-obscur permet de dessiner un amour coupable et monstrueux pour un taureau – « quel
cercle de lumière au centre du tableau né de la lampe à amour égara ton cœur ! » ; Ariane, « sœur malheureuse »
huile, source de lumière interne ; le travail délicat de la (l. l), parce que séduite et abandonnée par Thésée. Est à
lumière souligne les courbes des corps, la musculature commenter la manière dont Euripide ne procède que par
d’Amour et la beauté du buste de Psyché, la manière dont allusion, ce qui présuppose la connaissance partagée du
le bras droit est comme ourlé de lumière et accentue le récit mythologique et accroît le pathétique, du fait de la
mouvement de Psyché ; le travail pour rendre le mou- complicité qui s’instaure avec les spectateurs.
vement des corps saisis dans l’instant (la tête de Psyché
Le malheur présent (« vient », l. 7) s’explique ainsi
légèrement fléchie sur la gauche, le corps en équilibre,
comme un dernier coup du destin qui poursuit sa famille
le genou droit posé sur le bord du lit et le bras droit sur
la hanche ; Amour allongé dans une position complexe (« De là vient mon malheur », l. 7), depuis des temps
– les épaules reposant à plat sur le lit, la tête défléchie en immémoriaux (« il n’est pas récent », l. 7).
arrière, Amour s’abandonne au sommeil ; la posture des On assiste ici à l’aveu de l’amour incestueux et cou-
jambes suggère, elle, un mouvement, comme si le dieu pable qui s’est emparé de Phèdre. Le mal se présente
terminait de se retourner). d’abord comme un secret indicible : ainsi le verbe
Lagrenée illustre les tendances de la peinture aca- « dire » complété par un indéfini : « que ne peux-tu dire
démique du XVIIIe siècle : éléments de décor que l’on toi-même ce qu’il faut que je dise » (l. 9). Le caractère
retrouvera dans le néo-classicisme d’un David avec la énigmatique du propos est souligné par la nourrice : « Je
colonne en arrière-plan ; un certain maniérisme que n’ai pas l’art des devins » (l. 10) ainsi que l’expression à
l’on peut voir dans le format rond du tableau tel un portée hyperbolique « de pareilles obscurités ».
médaillon, les détails décoratifs comme la coque en On pourra commenter la manière dont Phèdre dévoile
bronze représentant peut-être la base du carquois, la la vérité par étapes successives : « la plus misérable »
guirlande décorative ornant le bois de lit, le pompon du (l. 5). Le superlatif laisse entendre qu’elle est aussi
• 230
frappée par le destin, au centuple en regard de sa mère et Le chœur assume une même fonction herméneutique,
de sa sœur, ce que confirme « de là vient mon malheur » mais sous la forme d’un résumé explicite de la situation :
(l. 7), dans le présent de l’énonciation. Qu’il s’agisse « Avez-vous entendu la reine dévoiler sa passion funeste,
d’un amour est révélé : « Qu’est-ce donc que l’on appelle inouïe ? » (l. 24) En écho à la nourrice, le chœur traduit la
aimer ? » (l. 11). La question fait figure de prétérition désespérance qui est la sienne par des invocations proches
par laquelle Phèdre dévoile qu’elle aime sans le dire. Et de celles de la nourrice – « Puissé-je mourir » (l. 24) ; des
il s’agit d’un amour malheureux, funeste : « Je n’en ai exclamations « Hélas ! Hélas ! Quelles souffrances ! »
éprouvé que les peines » (l. 13). Enfin est dévoilée, de (l. 25). Il est ainsi investi de la partie lyrique qui confère
façon détournée aussi, l’identité de l’aimé « Tu connais à la pièce toute sa dimension tragique. Le chœur enfin, et
de fils de l’Amazone » (l. 15) ? en cela, il se distingue de la nourrice, assume une fonction
2. Le rôle dramaturgique de la nourrice et du chœur prophétique : « quelle longue suite de misère t’attend
(question 2) désormais ! Quelque chose de nouveau va se passer »…
La nourrice a en premier lieu un rôle d’herméneute Et le chœur clôt le passage sur l’évocation de la vin-
(personnage qui dit ce qui est caché). C’est Phèdre qui dicte de Vénus poursuivant la race de Pasiphaé : « Il n’y a
lui impose ce rôle par son reproche – « que ne peux-tu plus à chercher sur qui tombe la persécution de Vénus, ô
dire toi-même ce qu’il faut que je dise ! » (l. 9), manière malheureuse fille de la Crète ! » (l. 28-29).
subtile pour le dramaturge de souligner le rôle qu’il entend
EXPRESSION ÉCRITE Écriture d’invention
donner à la nourrice et l’innovation qu’il introduit ainsi.
Voici quelques éléments pour construire une grille
Elle exprime explicitement l’amour que ressent Phèdre :
d’évaluation en s’appuyant sur les contraintes sous-ten-
« Ô mon enfant, aimes-tu quelqu’un ? » (l. 14) ; puis le
dues par le sujet.
nom de l’aimé : « Hippolyte, dis-tu ? » (l. 16)
Dans le cadre de l’objet d’étude réécriture, on demande
Elle contribue à amplifier les sentiments que doit
aux élèves de rédiger un texte argumentatif de type
inspirer la situation. La surprise que dénote la question
réquisitoire. Le système énonciatif est cadré : Vénus a
oratoire « Qu’as-tu donc ma fille ? » (l. 4), renforcée
l’initiative de la parole et comparaît devant un tribunal
encore par l’assertion « Je suis frappée de stupeur ». Au
théâtre, et a fortiori dans le théâtre grec, parler c’est agir, que l’on peut imaginer constitué de dieux, présidé par
mais aussi dire c’est exister et faire exister. La surprise Jupiter. Vénus est appelée tout à la fois à conduire une
croissante et son inquiétude se traduisent par les ques- accusation (réquisitoire) sans que les personnes visées
tions oratoires qui sont autant de façon de repousser la soient précisées et en même temps à justifier sa haine
vérité insupportable qui se fait jour : « Que dis-tu ? » contre Phèdre.
(l. 14) « Aimes-tu quelqu’un ? » (l. 15), « Hippolyte, La connaissance du mythe doit permettre aux élèves :
dis-tu ? » Elle est ainsi le lien entre le drame qui se joue – d’imaginer les dieux présents dans le tribunal et la
et le public. manière d’en tirer partie pour nourrir le réquisitoire ;
La nourrice enfin s’identifie au chœur des femmes de – d’imaginer les personnes contre lesquelles retourner le
Trézène avec lesquelles elle entame le dialogue final ; réquisitoire de Vénus ;
l’impression de dialogue est renforcée par l’utilisation de – de trouver les arguments pour justifier que Vénus pour-
la deuxième personne du singulier : « tu es perdue, tu as suive Phèdre de sa vindicte.
révélé de tristes secrets » (l. 26) dans la bouche du chœur.
Elle entame une partie lyrique qui met un point d’orgue Texte 7
à la surprise et l’inquiétude qu’elle a déjà exprimées. Mancini, Sonnets ❯ p. 516
L’apostrophe « Grands dieux ! » (l. 18) inaugure un registre
1. Mancini appuie son sonnet sur le schéma
déprécatif. Les questions oratoires sont autant de signes de
dramatique de la pièce de Racine (question 1)
son agitation ; les structures exclamatives expriment l’émo-
tion qui l’étreint face au drame qui se joue ici et maintenant 1. Le premier quatrain évoque la scène 3 de l’acte I dans
en marge de la scène de théâtre qui n’en est que le lieu de laquelle Phèdre révèle à sa nourrice sa volonté de mourir
résonance. Elle crie le caractère indicible du forfait ainsi et finit par lui avouer son amour coupable pour son beau-
avoué « qu’as-tu dit ? – Cela peut-il s’entendre ? » (l. 18), fils, Hippolyte. Les vers 5-6 renvoient à l’acte I, scènes 4-5
un « crime » involontaire – « entraînées au crime malgré où Phèdre se rend auprès d’Hippolyte, finit par lui révéler
elles ! » (l. 21-22), mais horrible, monstrueux parce que son amour et s’offre à son épée pour expier sa faute tandis
contraire à la loi des dieux et la loi de la nature ; il s’ensuit qu’Hippolyte ne lui oppose que refus, froideur et mépris.
que le « jour », la « lumière », la « vie » sont odieux à la Vers 7-8, le rythme s’accélère. « La nourrice l’accuse »
nourrice (cf. la répétition, l. 19). Le désespoir de la nourrice reprend de façon très synthétique l’acte III, scènes 1-3
se laisse entendre dans l’exclamation « je suis perdue ! » ainsi que l’acte IV scène 1 où Œnone cherche d’abord à
(l. 18). La mort est certes un sacrifice, mais sacrifice de convaincre Phèdre d’amadouer Hippolyte en lui offrant
l’enveloppe mortelle aux dieux « J’abandonne mon corps, le pouvoir, puis à l’annonce du retour de Thésée (III, 2)
je le sacrifie » (l. 20) ; elle est délivrance : « je me délivrerai d’accuser Hippolyte, avant de passer à l’action (IV, 1).
de la vie en mourant » (l. 20). « Elle s’en punit bien » fait allusion au suicide d’Œnone
231 •
que l’on apprend acte V, scène 5. « Thésée a pour son que par la parole ; on peut jouer en effet sur le double
fils une rigueur extrême » rend compte de l’attitude de sens de « n’entendre rien », « inaudible » et « incompré-
Thésée, de retour, qu’il affiche à l’égard de son fils à la hensible ». Le sermon « fort chrétien » (v. 3) parasite
suite du malentendu (III, 4-5 ; IV, 2-3). Le premier tercet l’univers de la tragédie antique, d’autant que l’adjectif
rend compte de l’amour entre Hippolyte et Aricie qui est « fort » ôte à « chrétien » sa valeur dénotative et confère
en arrière-plan de la pièce (II, 1-2-3 ; IV, 2-4). Le dernier au sermon une tonalité geignarde et larmoyante que
tercet met en scène la mort d’Hippolyte (V, 6) et celle de conforte l’expression « l’affreux destin d’attenter sur soi-
Phèdre (V, 7). même » (v. 4) ; « affreux » et les connotations attachées
2. On pourra ainsi faire observer que Mancini se à « attenter » suggèrent un discours moralisateur qui ôte
conforme au schéma dramatique de la pièce. Mais il toute grandeur au suicide. On retrouve cette même façon
en rend compte dans sa logique et dans l’enchaînement de parasiter l’univers de la tragédie antique par l’univers
des péripéties sans pour autant être esclave de l’ordre chrétien avec une Phèdre venue se « confesser » sur scène
de présentation. Ainsi le deuxième quatrain dans son – « en se confessant » (v. 14). Aricie, qui « n’est là que
resserrement traduit l’accélération tragique en couvrant pour montrer deux énormes tétons » (v. 10), accentue la
l’enchaînement des événements depuis l’acte II, scène 4 rupture avec l’univers tragique et nous fait basculer dans
jusqu’à l’acte IV, scène 3. Il choisit dans les deux tercets la comédie bouffe.
de centrer sur des éléments constitutifs du tragique : dans Tout n’est en définitive que décalage et contribue à
le premier, l’amour entre Hippolyte et Aricie sur lequel construire un univers grotesque : Thésée sombre dans
Racine s’appuie pour construire le tragique (c’est en l’excès avec « sa rigueur extrême » (v. 8) ; le geste de la
apprenant l’amour d’Hippolyte pour Aricie que Phèdre nourrice « s’en punit bien » (v. 7), perd toute grandeur tra-
renonce à sauver Hippolyte). Dans le second, la mort des gique pour prendre des allures de chiquenaude ; Hippolyte
deux protagonistes porte le tragique à son paroxysme. perd toute mesure dans son amour quand il « idolâtre »
La pièce s’ouvre in medias res, par une scène entre le Aricie (v. 11) ; les coursiers eux-mêmes, instruments du
héros, Hippolyte, et son confident Théramène. Ce type de destin, n’ont plus aucune grandeur, « ingrats » (v. 12)
scène, fréquent dans la tragédie classique, permet d’allier qu’ils sont et la mort d’Hippolyte tourne au règlement de
les informations nécessaires à l’intelligence de l’action et comptes ; le suicide de Phèdre enfin prend des allures de
un certain naturel. L’exposition, qui se prolonge jusqu’à faits divers avec l’usage de « la mort au rat » (v. 13).
la scène 3, est à la fois discours sur l’action et début de
3. Pour une critique littéraire (question 3)
cette action. On apprend qu’Hippolyte s’apprête à quitter
Entre les lignes, Mancini se livre à une critique de la
Trézène, à la recherche de son père Thésée dont il est
tragédie racinienne. « Dit des vers où d’abord personne
sans nouvelles. En réalité, cette quête masque une fuite,
n’entend rien » (v. 2) peut être entendu comme une cri-
puisque le jeune homme avoue être amoureux d’Aricie,
tique à l’encontre d’un début in medias res qui oblige le
sœur des ennemis de Thésée : c’est le premier aveu de
spectateur à reconstruire la situation de façon progressive
l’exposition, vers 56. Phèdre apparaît à la scène 3, lan-
et rétroactive, d’où cet arrêt d’un début incompréhensible.
guissante et désirant mourir. Elle est accompagnée de sa
confidente Œnone, à qui elle finit par révéler son amour Au-delà de la finalité parodique, l’irruption du lexique
coupable et vainement combattu pour Hippolyte, son et des codes chrétiens « sermon chrétien », « chaste »,
beau-fils. « confessant » soulignent l’importance que Racine a
donnée à la thématique de la faute et de la culpabilité,
2. Pour en faire une parodie (question 2) dans la lignée de la pensée de Port-Royal. Rendre compte
La parodie tient tout d’abord à la manière dont les ainsi, sur un mode parodique, de la dimension chrétienne
personnages sont campés. Mancini use en effet des du traitement racinien du mythe de Phèdre peut sous-
expansions qualificatives pour ôter toute grandeur à ses tendre une critique de la place donnée au suicide, geste
personnages et les traiter sur un mode burlesque : en soi inconcevable dans une perspective chrétienne,
Phèdre est « tremblante et blême » (v. 1) : l’ordre des avec l’évocation de celui d’Œnone (scène 5) et la mise en
adjectifs, la répétition du phonème [bl] confèrent à Phèdre scène de celui de Phèdre à la scène finale. Par son dernier
une attitude bredouillante et fragile qui déconstruit la vers – « Vient, en se confessant, mourir sur le théâtre » –
grandeur tragique ; Hippolyte se voit féminisé par « son Mancini se fait écho des critiques contemporaines qui se
chaste maintien » (v. 6) ; le burlesque atteint au paroxysme sont insurgées contre l’inconvenance de la pièce, le non
avec la « grosse Aricie, au teint rouge, aux crins blonds et respect de la bienséance.
ses énormes tétons » (v. 9-10). Enfin, concentrer l’histoire d’amour d’Aricie et d’Hip-
Mancini prend également à contre-pied l’univers de la polyte dans le premier tercet est une manière de souligner
tragédie, et de façon croissante. Phèdre « dit des vers où que ces éléments sont une invention de Racine et viennent
d’abord personne n’entend rien » (v. 2) – ce vers pro- s’intercaler dans le parcours narratif originel de Phèdre.
longe « tremblante et blême » (v. 1) et met en scène une La caractérisation grotesque d’Aricie en fait comme une
Phèdre qui n’est plus que l’ombre d’elle-même, qui est verrue disgracieuse et dénonce ce que Mancini peut voir
négation de la tragédie puisque tout est parole et n’est comme une invention inutile.
• 232
4. Interprétation du personnage de Phèdre codes qui en soi constitue un véritable travail de critique
(question 4) littéraire qui suppose de saisir l’œuvre dans ses arcanes.
Les deux traitements s’opposent radicalement. Patrice Aussi bien, la parodie peut être un instrument efficace de
Chéreau s’insère dans la tradition scénique : une Phèdre critique littéraire, du moins dans les limites strictes per-
épurée à l’image de la coupe de sa robe, vêtue de noir, mises par l’exercice, en offrant de l’œuvre originelle une
couleur du malheur et de la tragédie. La main droite vue en négatif.
repliée sur le cœur, Dominique Blanc exprime la souf-
france qui étreint son personnage face au destin qui le
Texte 8
poursuit et le mal qui le ronge. La main gauche le long du
Fourest, La Négresse blonde ❯ p. 517
corps droit, tendu, la tête levée vers les cieux confèrent à
la comédienne une attitude extatique propre à exprimer la 1. La reprise du programme narratif de Phèdre
détresse absolue qui l’habite et traduit, dans la verticalité, (question 1)
la part que les dieux ont sur son destin. Les personnages principaux sont là avec leurs origines,
Plus de culpabilité, plus de profondeur, plus de gran- leurs caractéristiques et le rôle qui leur est dévolu dans le
deur chez la Phèdre de Mancini. Dans son « fauteuil récit mythologique.
doré », Phèdre perd de sa majesté et semble comme • Œnone, la nourrice « qui jadis eut si bon lait » (v. 3) et
disparaître sous les ors d’un rang qu’elle ne peut tenir. la confidente qui tente de ramener Phèdre à la raison ce
« Tremblante et blême », elle a perdu de sa superbe, et de qui peut s’entendre dans « se compose un maintien de
victime héroïque elle devient un être perdu qui « dit des nonne » (v. 7).
vers où d’abord personne n’entend rien ». L’ultime aveu
• Phèdre, qui provoque la rencontre avec Hippolyte « Elle
transformé en « confession » et la « mort au rat » en guise
fait venir Hippolyte » (v. 9) et dévoile son amour pour
de poison : la mort de Phèdre sur le tombé de rideau perd
son beau-fils – cf. champ lexical évoquant les relations
singulièrement de son sublime.
physiques : « donnez-moi votre pucelage » (v. 23), « elle
EXPRESSION ÉCRITE Dissertation nous tiendra la chandelle » (v. 27), « dans mon lit nos
La difficulté et l’intérêt du sujet tiennent à l’acception petits dodos » (v. 30), « jeu de la bête à deux dos » (v. 32).
à donner à « critique littéraire ». Dans son sens large, • Thésée, époux de Phèdre – « son époux » (v. 11) – et
la question est de savoir si la parodie peut constituer un père d’Hippolyte – « Monsieur votre père » (v. 14), « mon
moyen de critique efficace en littérature. Mais si l’on père » (v. 39). Il est connu pour ses aventures ; on peut
retient le sens technique de « critique littéraire », la évoquer Périgouné, fille du brigand, qu’il rencontre à
question devient : écrire une parodie est-ce faire œuvre la mort de son père et dont il a eu Mélanippos, Ariane,
de critique littéraire ? On peut choisir selon de souligner fille de Minos le roi de Crète, Antiope, sœur de la reine
la double entente pour obliger les élèves à s’y confronter des amazones dont il a eu Hippolyte. Le texte fourmille
ou au contraire d’effacer la difficulté en invitant à prendre d’allusions : « d’humeur vagabonde » (v. 13) dont on peut
l’énoncé au sens large. apprécier le double sens, « coureur et poseur de lapin »
Au premier degré, la parodie peut à coup sûr se définir (v. 20) lui qu’Ariane attend encore sur l’île de Naxos,
comme un instrument de critique. En s’appuyant sur la « cet époux volage » (v. 21).
définition même du genre, on peut montrer que le texte • Hippolyte enfin, dont sont évoqués liens de filiation
parodique est le lieu d’une critique du style, des thèmes, et de parenté : fils d’Antiope, sœur de la Reine des
des codes esthétiques de l’œuvre visée. La méthode de Amazones (« fils de l’amazone », v. 10) et de Thésée –
mise en œuvre est celle de la contrefaçon, du détourne- « Monsieur votre père » (v. 14) –, beau-fils de Phèdre,
ment, de l’amplification en empruntant aux registres de (« Belle maman » v. 37).
l’ironie, du grotesque, du burlesque. Le texte proposé centre sur la confrontation entre
Pour être critique, la parodie peut-elle faire figure de Hippolyte et Phèdre. La rencontre se fait en présence
travail de critique littéraire ? On pourrait soutenir que d’Œnone comme le souligne la temporelle « tandis que
non. Une parodie est un écrit qui se fait à charge en sa nourrice Œnone… » (v. 5). Les circonstances sont
exploitant les excès et la démesure, les dysfonctionne- rappelées : l’absence de Thésée depuis longtemps – « des
ments, les traits prégnants de l’œuvre initiale. Elle ne vise longtemps… Monsieur votre père est parti » (v. 14) ; sa
pas à développer le sens de l’œuvre originelle, bien plutôt mort présumée – « on dit qu’il est dans l’autre monde »
à le pervertir et le déconstruire. La parodie a pour visée (v. 15). La confrontation est mise en scène par la mise en
ultime elle-même et non pas l’œuvre qu’elle critique ; écho des deux discours directs, celui de Phèdre faisant
œuvre littéraire à part entière, elle se nourrit des autres ses avances à Hippolyte (v. 12-32) et celui d’Hippolyte
œuvres à des fins satiriques ou ludiques. (v. 37-48) qui lui oppose un refus sans concession :
Néanmoins, la parodie, pour s’élaborer, présuppose l’interjection « or ça » exprime son refus et son mépris ;
une attention fine portée à l’œuvre dans ses spécificités. l’apostrophe « Belle maman » est chargée d’ironie ; en
Elle passe par un travail d’appropriation du style, de soulignant le lien de parenté, elle met à distance Phèdre,
la structure, du fonctionnement, des thèmes et des rend la proposition caduque et met en valeur ce qu’elle
233 •
a de criminel ; « j’espère que vous blaguez » (v. 38) est monstre marin, se métamorphose ainsi en un petit garçon
une fin de non recevoir pure et simple ; le « moi » en mal dégrossi. S’ajoute à cela le traitement d’Œnone, dont
attaque du vers 39 marque la volonté d’Hippolyte de se le nom devient chanson « Œnone none eunone » (v. 5),
démarquer de sa belle-mère. comme dans les ritournelles populaires. L’inquiétante
confidente qui d’une certaine manière pousse Phèdre à
2. Sur un mode humoristique (question 2)
sa perte se métamorphose en petite vieille – « Qui jadis
La multiplicité des images et des clins d’œil convoqués
eut si bon lait » –, bigote qui « marmonne son chapelet »
– comme dans la pratique plastique du collage – vient
– « un maintien de nonne » prenant dans le contexte des
apposer un voile, un filtre, à travers lequel le récit origi-
allures d’hyperbole.
nel se déforme et perd toute dimension tragique.
L’usage d’un niveau de langue familier, voire vul-
L’hésitation initiale « en bois de cèdre (à moins qu’il ne
gaire, contribue également à l’effet de burlesque. On
soit d’acajou) » dénote que le détail a peu d’importance
notera tout d’abord l’ensemble des allusions salaces
et confère d’entrée au texte une nonchalance dilettante.
qui émaillent le texte. Cela commence par les mœurs de
Les références à la vie de Thésée font figure de clins Thésée « volage et coureur ». Vient ensuite le « puce-
d’œil humoristiques parce qu’il y a un décalage bur- lage » (v. 23) réclamé par Phèdre, la vision d’une Œnone
lesque entre l’expression irrévérencieuse utilisée « des « tenant la chandelle » (v. 27), et l’invitation aux « petits
longtemps, d’humeur vagabonde » (v. 13) à laquelle dodos » (v. 30) et au « jeu de la bête à deux dos » (v. 32)
font écho les qualificatifs dépréciatifs « volage » (v. 21), adressée à un Hippolyte traité de « petit cochon » (v. 31).
« coureur » (v. 20) et la dimension mythique des épisodes Cela se poursuit avec le même refusant de faire « son
de la vie de Thésée : l’union avec l’amazone Antiope, père cocu » (v. 44) et l’allusion à la Putiphar. Enfin les
l’abandon d’Ariane, fille du roi Minos, sur l’île de Naxos, conseils d’Hippolyte (« prenez un gramme de bromure/
l’enlèvement d’Hélène. Avec un peu de nénuphar », v.47-48) achèvent de faire
Par le biais de certaines notations, une multitude d’uni- de Phèdre une femme dévergondée dont il est nécessaire
vers différents font irruption dans le texte et le parasitent. de refroidir les ardeurs, pour ne pas dire une femelle en
« Requiescat » (v. 19) convoque le rituel du deuil chrétien chaleur (« femelle trop mûre »). S’ajoutent des expres-
et suscite l’image d’une Phèdre faisant à la va-vite le sions toutes faites appartenant au registre populaire ou
signe de croix. La référence à la « Putiphar » introduit vulgaire – « un marron sur la trogne » (v. 17), « poseur
une analogie entre elle et Phèdre ; elle fait d’elle une infi- de lapins » (v. 20), « tenir la chandelle » (v. 27) –, des
dèle et une perverse, sans compter que la convocation de tournures familières comme « vous blaguez » (v. 38), ou
l’orient introduit le fantasme de la sensualité. Le gramme des comparaisons triviales telles « les bras en anses de
de « bromure » donné aux soldats pour annihiler tout panier » (v. 50) ou « la dame plus rance que du beurre de
désir sexuel, le « peu de nénuphar » propre à anesthésier l’an dernier » (v. 51-52). La « Phèdre » racinienne s’en
un individu ajoutent ce qu’il faut de sulfureux pour termi- trouve brocardée et le texte tourne ainsi à la farce.
ner de pervertir le schéma initial. Le texte se finit sur un
éclat de rire : Hippolyte grimé en danseuse de l’opéra ou
Document 9
en demoiselle d’honneur – « les bras en anse de panier »
Meurisse, Mes hommes de lettres ❯ p. 518
(v. 50) – se retire sur la pointe des pieds.
On pourra attirer l’attention des élèves sur la nécessité
3. Le registre burlesque (questions 3 et 4) d’acquérir le vocabulaire adéquat pour décrire les diffé-
Le burlesque tient d’abord au traitement des per- rentes formes d’images et d’expressions :
sonnages : ils se voient en effet ôter toute dimension
– planche : page entière de bande dessinée ;
héroïque. Y contribue en premier lieu la manière de les
– bande ou strip : succession d’images sur une même
nommer : Phèdre affublée d’un « Madame », Hippolyte
ligne horizontale ;
appelé « mon garçon » prennent des allures communes.
– vignette ou case : image de bande dessinée délimitée
De plus, Phèdre est « en chemise », assise dans une tenue
par un cadre ;
négligée dans un fauteuil. Cela contraste avec l’attitude
– bulle ou phylactère : forme variable à l’intérieur de la
digne, extatique parfois, que l’on accorde d’ordinaire à
vignette qui contient les paroles ou pensées des person-
Phèdre. Elle fait aussi l’objet d’un détournement gro-
nages au style direct ;
tesque qui contribue à en faire une figure comique ; avec
– cartouche : encadré rectangulaire contenant des élé-
ses « mines de sapajou », elle perd ses traits pour voir sa
ments narratifs et descriptifs assumés par le narrateur,
face remplacée par les grimaces d’un bonhomme laid et
appelés également commentaires.
simiesque. Hippolyte, lui, perd de sa grandeur en premier
lieu à travers le discours de Phèdre. Elle adopte un ton 1. La reprise de Phèdre de Racine (questions 1 et 2)
maternant au début de son allocution : « mon très cher La planche de la bande dessinée titrée « XVIIe siècle –
garçon » (l. 12). Il prend ainsi figure de garçonnet, ce qui Racine » reprend les personnages de l’histoire de Phèdre.
se confirme dans la deuxième partie du texte – « ouvrant Phèdre elle-même fait l’objet de la première bande. Elle
de gros yeux étonnés » (v. 34), « les doigts dans le nez » est désignée comme « la fille de Minos et de Pasiphaé » ; le
(v. 36) ; le héros mythique, fils d’amazone, tué par un minotaure assis contre le mur du fond évoque les amours
• 234
monstrueuses de sa mère Pasiphaé, avec un taureau. La la vignette du dessus. Parallèlement le garde énonce :
première vignette de la deuxième bande rappelle l’arbre « Madame, vous… vous clignotez « ? Le verbe en soi
généalogique de Phèdre. a peu de sens : le burlesque confine ici au non-sens ;
La planche évoque les grandes étapes du mythe. Phèdre mais le sémantisme du verbe fait écho à la touche de
est présentée comme victime dès le premier cartouche. rouge sous l’œil, qui scintille comme un clignotant. Le
tout entre en résonance avec le slogan du 1er cartouche
Le deuxième cartouche explicite la raison pour laquelle
de la deuxième bande « Femme au volant, la mort au
Phèdre est victime du destin et poursuivie pas la vindicte
tournant ». Phèdre est comme un bolide qui va droit à
de Vénus. Elle est issue d’une lignée victime de la haine
la mort.
de Vénus, comme le souligne l’arbre généalogique (pre-
mière vignette de la deuxième bande), sœur d’Ariane, Il est de plus des jeux de scène désopilants. Le mino-
fille de Pasiphaé, elle-même fille du Soleil et comme le taure nonchalamment adossé au mur (cf. les jambes
souligne l’autre cartouche « Phèdre est visée. Sa mère croisées, les mains sur le genou, le corps légèrement
aussi » ; le verbe « viser » confirme que Phèdre et sa abandonné en arrière) souffle à Racine le sujet de sa
mère sont des cibles ; la juxtaposition des deux propo- pièce ; la scène est décadrée, Racine n’apparaissant que
sitions très brèves, l’ellipse du verbe dans la deuxième de profil et de dos ; le minotaure est de face et attire
proposition expriment la détermination de Vénus et sa le regard du lecteur ainsi concentré sur cette figure
volonté inexorable. Le cartouche, quant à lui, explicite les curieuse. Le décalage entre la suggestion du minotaure
raisons de la colère éternelle de Vénus : « celui-ci ayant et l’illumination de Racine qui ne se fait qu’à la vignette
révélé aux dieux de l’Olympe les amours de Mars avec la suivante – « Mais oui ! » – prête à rire. Le burlesque
est renforcé par l’analogie orthographique « Phèdre
déesse ». Les deux vignettes suivantes mettent en lumière
comme phatalité », d’autant plus désopilante que la
la honte qui s’attache à la lignée de Phèdre : les amours
logique est inversée. L’attitude du minotaure accentue
honteuses de la mère pour un taureau, et de la fille pour
le tout : l’air agacé et songeur, le point d’interrogation
son beau-fils Hippolyte. On notera comment les deux car-
le montrant interloqué face à ce Racine d’opérette. Plus
touches se répondent en ménageant un effet de chiasme :
désopilant encore, Pasiphaé au bras de son amant, le
« […] Première honte de Phèdre//Deuxième honte […] ».
taureau, s’apprêtant à partir pour une soirée (« Chérie,
L’une et l’autre sont ainsi mise en résonance ; la juxta-
je sors ! ») La vignette s’articule selon la diagonale
position instaure ici un rapport de cause à conséquence.
haut-gauche/bas-droite qui permet d’opposer la joie
La planche s’appuie enfin sur des citations de la pièce primesautière de Pasiphaé, debout en arrière-plan, et la
de Racine directement insérées dans le texte. Acte I, bouderie de Phèdre campée en adolescente renfrognée.
scène 1 dans la bouche d’Hippolyte – « La fille de Minos Le dernier jeu de scène, virtuose, se fait sans image ;
et de Pasiphaé » placée ici dans la bouche du Minotaure ; il ne fonctionne que sur la convocation d’images
Acte I, scène 3 – « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ; mentales. L’entrée en matière, le slogan « Femme au
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue » – « D’un volant, la mort au tournant », qui revisite avec un rien
incurable amour remèdes impuissants ! » Ces vers appar- de misogynie le slogan de la sécurité routière : « vitesse
tiennent à la grande tirade de l’aveu de Phèdre et sont au volant, la mort au tournant ». L’irruption même d’un
repris dans la bande dessinée par la figure de Phèdre univers moderne totalement en décalage, ce que sou-
elle-même. ligne l’incise « disait-on plus haut » qui ne renvoie à rien
2. Une mise en scène humoristique et joue encore avec le non-sens, est en soi burlesque.
L’humour repose sur la mise en confrontation de Se superpose une deuxième image « au volant de son
l’image et du texte. Première bande, dernière vignette, char, Vénus » qui convoque cette fois nombre de repré-
le cartouche indique : « Qui est Phèdre ? Une grosse sentations picturales de la déesse. Rétroactivement, le
victime ». « Grosse » est mal approprié. Mais le mauvais slogan initial revêt un sens nouveau, la femme, Vénus,
emploi de l’adjectif rend lisible le sens propre de l’ad- est porteuse de mort.
jectif « grosse » et permet l’effet de contraste entre 3. Une parodie-hommage
l’adjectif et la représentation de Phèdre comme une La parodie tient au travail de pervertissement qui est au
femme chétive, amaigrie, émaciée. Sa mine déconfite fondement du travail de Catherine Meurisse. Ce travail
souligne le caractère absurde de l’énoncé. De la même repose tout d’abord sur la coïncidence dans la même
manière, dernière vignette, on peut supposer le per- image de temps différents, de niveaux différents :
sonnage au paroxysme du désespoir « d’un incurable – le temps de l’écriture, de la création – Racine réflé-
amour remèdes impuissants ! » ; mais le pathétique est chissant à son œuvre – « Mais oui ! – ; Phèdre comme
curieusement rendu par ses yeux soulignés de rouge, phatalité » – ; et le temps de la représentation – le
les vapeurs qui s’échappent, notamment du nez, des personnage de Phèdre dans la troisième bande, debout
naseaux pourrait-on dire. devant un temple grec en arrière plan, récitant les vers
Phèdre est comme animalisée par ces traits générale- de Racine peut figurer une actrice tenant son rôle ;
ment utilisés pour évoquer un taureau en furie ; se met – le temps du mythe, du narré – première bande, la
ainsi en place un clin d’œil entre Phèdre et le taureau à présence du minotaure ; deuxième bande, deuxième
235 •
vignette, la représentation de l’amour de Pasiphaé pour le en scène. Meurisse met ainsi sa désinvolture au service de
taureau « chérie je sors » ; l’éloge du dramaturge.
– et le temps de la fiction littéraire – les citations insérées
du texte de Racine ; le traitement du personnage de Phèdre
◗ Analyse littéraire
sème la confusion : présente dans la première bande aux
côtés de Racine, elle peut être la représentation du per- L’intertextualité ❯ p. 520
sonnage que Racine est en train de créer, l’incarnation Repérer les jeux de l’intertextualité
de la culpabilité (cf. le cartouche « Qui est Phèdre ? Une 1 1. Hypotextes :
grosse victime ») ; assise dans la deuxième vignette (deu- – Plaute, Amphitruo – Amphitryon ;
xième bande), elle figure la Phèdre du mythe confrontée – Jean Rotrou, Les Sosies (1638)
à la faute de sa mère dans le présent du vécu – l’actrice Pour trouver le texte latin et le texte en version française :
incarnant le personnage de Racine représentant la Phèdre – http://www.prima-elementa.fr/Auteurs/Plaute-amph.html
mythique. Ainsi tout se télescope au service du rire. – sur le site Molière 21 : http://moliere.paris-sorbonne.
Le travestissement tient également aux choix du des- fr/base.php?Amphitruo, l’analyse des points de rencontre
sinateur comme celui du noir et blanc sur lequel tranche entre le texte de Plaute et celui de Molière.
le rouge de la robe de Phèdre, le rouge de la passion, – des références existent également pour la pièce de Rotrou :
le rouge du sacrifice. Les personnages sont travaillés à http://moliere.paris-sorbonne.fr/base.php?Les_Sosies
grands traits, de façon assez irrévérencieuse : le mino- Hypertexte : Giraudoux, Amphitryon 38.
taure a des allures d’haltérophile nourri aux hormones ; 2. L’extrait d’Amphitryon convoque la figure mythique
la figure de Racine est un rien caricaturale avec le nez en de Jupiter, l’équivalent du Zeus grec.
patate et le visage vaguement en forme de poire – presque Est rappelé son statut de dieu des dieux : « Ce maître
du Daumier ; Phèdre l’adolescente avec ses cothurnes qui des dieux » (v. 7). Le passage exploite le motif, pour ne
ressembleraient presque à des baskets n’a rien à envier à pas dire le topos, du Jupiter séducteur, toujours prêt à une
sa mère à l’allure aussi juvénile, avec sa pochette et ses nouvelle aventure. « Un nouvel amour » (v. 4) souligne en
talons hauts. Les détails mettent la dernière touche à cette effet qu’il s’agit d’une aventure parmi d’autres. La séduc-
parodie qui se fait sur le mode burlesque : les reliefs du tion chez Jupiter est un art (« sait cent tours : pour certaine
repas autour de notre tranquille minotaure, le garde en bas douce aventure », v. 3). L’adjectif indéfini « certaine » fait
avec ses bottes de show biz et sa tunique curieusement planer comme une ombre de mystère sur ladite aventure
frangée. qui sous-tend en même temps le plaisir attendu. Voilà un
Parodie enfin par l’emploi d’un registre de langue Jupiter rusé, prêt à tout (« cent tours ingénieux »), pour
familier qui se heurte au vers racinien – « cette dernière qui la femme est objet de conquête, comme le soulignent
déraille, une grosse victime », des structures toutes faites la structure de but et la locution verbale « mettre à bout ».
tout droit venues de notre monde moderne – le slogan et L’objectif ultime en est « dans la possession [les] plaisirs
l’exclamation « chérie, je sors ». les plus doux » (v. 17). Dernier élément du motif, les
Il n’en reste pas moins que cette parodie a pour but métamorphoses de Jupiter pour séduire comme le dénote
ultime de rendre hommage à Racine, à sa pièce, à son la locution verbale « prendre forme » – « Il en a pris la
écriture. Les vers raciniens sont repris à l’identique : forme » (v. 15). Pour séduire Alcmène, il a dû prendre
simple collage parce que la source n’est pas donnée, et forme humaine, sous les traits d’Amphitryon, l’époux
pourtant citation puisque tout est là pour contextualiser d’Alcmène – « aime à s’humaniser pour des beautés mor-
les vers et les replacer dans le cadre de la pièce de Racine telles » (v. 8).
et du mythe de Phèdre. La planche de Meurisse tient
alors lieu d’écrin comme pour mieux mettre en exergue Analyser un archétype
ces joyaux de la poésie racinienne, écrin inattendu, 2 1. L’hypotexte est le texte biblique contant l’histoire
gentiment irrévérencieux, qui par contraste fait d’autant de Caïn, dans la Genèse (voir manuel, p. 504). Caïn est
mieux ressortir la langue de Racine. Le dernier cartouche le fils aîné d’Adam et Ève. Avec Abel, son frère puîné, il
fait figure de dédicace et rend hommage à la finesse du constitue la première fratrie de l’histoire de l’humanité.
traitement du personnage dans la pièce de Racine « ni Dans le poème de Victor Hugo, il est représenté fuyant
tout à fait coupable, ni tout à fait innocente », ambiguïté devant Jéhovah qui l’a maudit pour avoir tué son frère
qui fait toute l’épaisseur, toute la complexité, tout l’in- Abel.
térêt du personnage. Les trois bandes permettent par 2. Caïn incarne la haine, le Mal, l’opposition à Dieu. Hugo
suite de mettre en scène le génie de Racine : la première le représente ici comme en fuite éternelle, poursuivi par
bande rend compte de l’inspiration – le sujet Phèdre, et le remords, poursuivi par son acte, poursuivi par Dieu.
la manière de le traiter – sous l’angle de la « phatalité » Il est la figure de l’éternelle expiation, poursuivi par la
qui pèse sur le personnage et qui en fait le tragique ; la conscience : « l’œil était dans la tombe et regardait Caïn ».
deuxième illustre le travail d’invention : savoir se nourrir Caïn est un archétype car il est le premier enfant de l’hu-
du motif narratif pour faire œuvre originale ; la troisième, manité, un élément de la fratrie originelle. À son nom
enfin, centre sur la mise en vers, la mise en voix et la mise sont rattachés des motifs qui ont force de topoï : le couple
• 236
fraternel qu’il constitue avec son frère Abel, le meurtre sais que rien ne dure ». Il s’agit de montrer aux élèves
d’Abel, l’incarnation des premiers frères ennemis de comment cette exclamation crée une respiration dans
l’humanité, la malédiction de Dieu, la fuite éternelle en le texte, nécessite une pause et suppose un personnage
expiation de la faute. entièrement centré sur lui-même et sur son discours, se
laissant enflammer à ses propres paroles ;
Interpréter une figure historique – effet d’accumulation sur un rythme ternaire : « Je vis, je
tue, j’exerce le pouvoir » ;
3 1. On pourra indiquer aux élèves cette page (a priori
– « C’est cela, être heureux. C’est cela le bonheur… » :
pérenne) : http://www.empereurs-romains.net/emp04.
anaphore et utilisation du présentatif qui prête au person-
htm qui a l’avantage de faire un point complet sur la
nage un ton emphatique ;
figure de Caligula et de proposer de nombreux liens pour
– à commenter : la dernière phrase – « C’est cela le
approfondir le sujet, en empruntant un ton personnel et un
bonheur… que je désire ». Par sa longueur même, elle
langage familier.
mime l’emportement de Caligula. Une réflexion sur la
Sur cette page : http://www.mediterranees.net/his- mise en voix et la mise en scène peut être fructueuse.
toire_romaine/empereurs_1siecle/caligula/index.html : Par ailleurs, Camus choisit de mettre en scène la folie
une bibliographie renvoyant notamment à des passages meurtrière de Caligula en lui faisant commettre l’acte sur
des textes anciens permettant aux élèves de prendre la scène même, ce qui donne une réalité et une résonance
connaissance du personnage à partir des textes sources particulières à cette folie ; on s’appuiera sur la didascalie
à partir desquels il est aisé de constituer un petit groupe- réglant la mise en scène générale du passage – « Il passe à
ment de textes à proposer aux élèves pour étudier la figure nouveau derrière elle et passe son avant-bras autour du cou
historique. de Caesonia » et sur les parties du discours qui relaient par
2. Albert Camus reprend ici le personnage de Caligula la parole le meurtre en train de se perpétrer : « je tue, qui
et le met en scène avec son épouse Caesonia. Sur te broie… ». On peut analyser avec les élèves comment
le mode de l’allusion, il fait référence au passé et au le discours à portée générale de Caligula et l’acte, qu’il
règne de Caligula : « libéré que je suis du souvenir et accomplit ce faisant, se font écho et s’enrichissent l’un
de l’illusion » (l. 2-3), « tu as suivi jusqu’au bout une l’autre. « Je tue » prend en effet une résonance particu-
bien curieuse tragédie » (l. 7). De façon plus précise, il lière, parce que concrète, dans le présent de l’énonciation,
exploite le motif de l’empereur fou attaché au nom de de l’action et de la représentation.
Caligula, notamment relayé par Suétone. Il donne vie sur
la scène à l’empereur assassin qui s’est rendu coupable Écrire
d’un certain nombre de meurtres et d’exactions. Il
exploite les thèmes de la violence et de la soif de sang 4 Ce sujet d’invention peut laisser une large place à la
liés à la figure de Caligula et donne vie au personnage libre imagination des élèves.
haineux qui a fait le vide autour de lui après avoir tué la Deux contraintes seulement, l’une stipulant le type de
plupart de ses proches. texte – un dialogue, l’autre inscrivant l’exercice dans le
genre du théâtre. Il existe une ambiguïté sur la façon de
3. Est exploitée d’une part la folie du personnage. On comprendre l’expression « à la manière de Camus » sur
notera les termes appartenant au champ lexical de la laquelle attirer l’attention des élèves. Le « à la manière
folie dans le passage, quand bien même ils ne sont pas de » peut être une invitation à un pastiche, mais ici cela
employés dans leur sens propre : « ce bonheur dément, conduirait à imiter la manière de Camus qui ne présente
le pouvoir délirant » ; dans les deux cas, employé dans pas de traits saillants faciles à imiter ; il convient donc de
la bouche de Caligula, l’adjectif voit son sens propre lui donner un sens très large, la suite de l’énoncé étant en
revivifié. Les didascalies soulignent la montée croissante quelque sorte une explicitation de cette manière à imiter.
de son exaltation à partir du rire passionné initial : « Il rit Le sujet invite simplement à exploiter la figure historique
d’une façon passionnée ». Cela est également confirmé sous la forme d’une scène de théâtre en y développant et
par l’augmentation du temps de parole de Caligula en mettant en lumière les traits légendaires comme le fait
dans l’extrait, comme s’il se laissait emporter. La folie Camus avec Caligula.
de Caligula s’exprime dans sa démesure par le biais Est par ailleurs indiqué le champ de connaissances dans
d’expressions grandiloquentes dont le sens reste flou : lequel les élèves sont invités à puiser : « une figure his-
« j’ai conquis la divine clairvoyance du solitaire », par torique qui a pris la dimension d’une légende ou d’un
la présence récurrente de termes exprimant la grandeur, mythe ».
le caractère infini des choses – « ce bonheur dément » en Les élèves sont libres du choix de la figure, donc du
prenant le terme dans son sens familier et hyperbolique, thème et du domaine : histoire de l’antiquité romaine
« le pouvoir délirant, la joie démesurée, la solitude ou grecque, histoire française, européenne, mondiale –
éternelle ». Cette folie trouve enfin son expression dans le César, Charlemagne, Napoléon, De Gaule, J.F. Kennedy,
lyrisme que Camus prête au personnage : Geronimo… Thèmes, visée, registre restent à la discré-
– « Savoir cela ! » : structure exclamative et effet d’em- tion des élèves en fonction de leur inspiration et de la
phase dû à la reprise comme sous la forme d’un cri de « Je figure choisie.
237 •
Chapitre

20 D’un art à l’autre ❯ MANUEL, PAGES 522-549

◗ Documents d’ouverture constitue une série indépendante ; la deuxième est consti-


Halsman, Dalí Joconde ; Wharhol, Mona Lisa ; tuée de la série de trois reproductions en noir et blanc et
Filliou La Joconde est dans les escaliers de la série de deux sérigraphies bleue et rouge ; la troi-
sième et la quatrième bandes disparaissent en créant un
espace autonome qui contraste avec les autres éléments
Cette page iconographique peut servir de séance constitutifs du tableau ; la cinquième bande présente une
d’ouverture à une séquence consacrée à la réécriture. série de trois reproductions d’un détail grossi – la tête de
L’original de La Joconde sera alors projeté au tableau. la Joconde, les deux dernières photos étant traitées de
Les élèves sont ainsi amenés à repérer les éléments qui façon indépendante. S’impose alors une observation sur
font des œuvres reproduites dans le manuel une réécriture la structure de l’œuvre. Les bandes 1, 2 et 5 forment un
picturale de La Joconde, les modalités de la réécriture, cadre sur lequel se détache la partie centrale (bandes 3-4)
les techniques employées. qui fait l’objet d’une analyse ci-dessous.
On notera, en bas à droite, la reprise du motif des mains
Détournement et transgression du motif caractéristique de la Joconde de Vinci, traité en gros plan,
(questions 1 et 2) par deux fois répété, pour constituer une image une et
• Dalí détourne l’œuvre originale, sur un mode humo- unique qui attire l’œil et à partir de laquelle semble s’éla-
ristique et subversif, pour en faire un autoportrait. Il borer le reste du tableau. Son caractère unique, l’effet de
reprend en effet le tableau dans son intégralité, sous la zoom, l’importance du noir en font un élément essentiel
forme d’une photocopie conforme en noir et blanc, en in- de la structure du tableau.
tégrant quatre éléments hétérogènes. Deux sont des traits L’espace constitué par les bandes 3 et 4 fait l’unité du
représentatifs, constitutifs de son portrait : la fameuse tableau et contribue à sa qualité esthétique. Se retrouvent en
moustache et son regard fixe, un rien fou, avec lequel Dalí effet mélangés les quatre thèmes chromatiques de l’œuvre,
se plaisait à se faire représenter. Les mains d’homme par- le noir et blanc, le jaune, le rouge, et le bleu. Il constitue
ticipent de l’autoportrait et contribuent en même temps au comme une variation sur un même thème puisqu’il propose
détournement de l’œuvre au même titre que la poignée de uniquement des reproductions à l’identique du tableau,
pièces de monnaie qui se trouve placée au premier plan. mais en jouant sur l’orientation de l’image présentée
L’effet est d’autant plus remarquable que contrairement décalée d’un demi-tour vers la droite, d’un demi-tour vers
au tableau initial, les mains semblent représentées en la gauche, ou tournée à 180 °. Contrairement aux autres
contre-plongée et paraissent grossies par rapport à l’en- espaces constitutifs de l’œuvre, les reproductions y sont
semble du buste. non pas seulement juxtaposées, mais en partie superposées.
En usant des techniques de la sérigraphie et du tampon,
• Andy Warhol, fondateur du Pop Art, fonde son art
certaines sont en surimpression ce qui ménage des zones
sur le principe de la répétition d’un motif décliné sous
de rencontre du noir et blanc et du bleu ou du rouge, du
plusieurs formes pour constituer une œuvre construite par
bleu avec le rouge, du jaune avec le bleu ou le rouge. Le
juxtaposition et superposition et en jouant sur la diversité
travail en sérigraphie à partir du négatif met une touche
de l’orientation des images. L’artiste recourt à plusieurs
finale au travail sur l’image et la couleur.
techniques pour constituer Mona Lisa (question 2) : le
décalque, la technique du tampon, la sérigraphie. L’article • L’œuvre de Filliou participe pour sa part au courant
universitaire Andy Warhol’s Iconophilia de William V. moderne, qui s’exprime depuis les compositions d’un
Ganis (http://www.rochester.edu/in_vi) consacré à Duchamp. Le travail artistique se caractérise par la
la pratique de la série est une source d’information volonté de s’approprier des éléments du quotidien,
intéressante et efficace pour nourrir le cours. d’un quotidien aussi trivial qu’il fût, pour leur conférer
une dimension différente en les sortant de leur contexte
Dans Mona Lisa, Andy Warhol se saisit du tableau de et en les figeant dans une composition travaillée et pour
Léonard de Vinci comme d’un motif et il fait œuvre changer le regard que l’on porte sur ces objets. Ici, Filliou
originale en reproduisant le tableau de La Joconde sous s’approprie cette manière de travailler dans l’espace,
la forme d’images monochromatiques. Il joue ainsi sur notamment en jouant sur le décochement du mur pour faire
les couleurs en proposant d’une part des reproductions du reposer le balai. Sur le fond d’un mur blanc et d’un sol
tableau en noir et blanc et d’autre part des sérigraphies de gris se détachent les outils de ménage que sont le seau, la
couleur jaune, rouge et bleu. serpillère et le balai. D’un point de vue chromatique, il joue
Il emprunte au principe de la série pour élaborer sur un camaïeu blanc, gris, bleu-gris sur lequel se détache
l’œuvre même : en partant du haut, la première bande le jaune du balai et du carton. Enfin, l’ensemble doit son
• 238
intérêt premier au clin d’œil qu’instaure l’énoncé apposé se montre un amant empressé – « Il pare aussi son corps
sur le carton : La Joconde est dans les escaliers. L’écho de vêtements, orne ses doigts de pierres précieuses, pose
avec l’écriteau traditionnel des concierges en cas d’absence sur son coup un long collier » (l. 18-19) avec la juxtaposi-
à la loge est évident et impose de voir dans l’ensemble tion des trois propositions et l’ellipse du sujet qui miment
seau-serpillère-balai les attributs iconographiques de la l’empressement. Il est plein de précautions – « et il craint
femme de chambre. La réutilisation du nom propre La que ce geste ne laisse une marque livide sur son corps »
Joconde met l’œuvre en résonance avec le tableau de – traitant son amante comme un trésor précieux et fragile.
Vinci. Cela constitue en soi un travail de détournement Sa prévenance trouve une expression hyperbolique dans
de l’œuvre de Vinci, la Joconde étant ainsi désacralisée, l’accumulation des biens et matières précieuses auxquels
descendue de son piédestal artistique, ravalée au statut de il recourt comme si rien n’était trop beau pour elle : « de
femme de chambre au travail. Parallèlement, cela confère minuscules pierres polies » (« minuscules » connote ici le
également à l’œuvre un tour humoristique du fait même du raffinement et la fragilité), « des fleurs de mille couleurs »
décalage et parce que cela suscite des images mentales – la (cf. hyperbole), « des étoffes teintées au coquillage de
Joconde prend vie et arborant son balai et sa serpillère, on Sidon ».
l’entrevoit au travail dans un escalier. 3. Sous la forme d’un récit plein de vie,
de délicatesse et de sensualité (question 3)
Texte 1 C’est également un amour qui se veut charnel,
Ovide, Les Métamorphoses ❯ p. 524-525 empreint de sensualité : « il lui donne des baisers »
(l. 12), « il […] l’enlace », « il lui prodigue des caresses »
1. Une trame narrative propre à soutenir
(l. 33-35), « Une fois de retour, il se rendit auprès de la
l’attention… (question 1)
statue de la jeune fille, et, se penchant sur le lit, il lui offrit
L’incipit (l. 1-4) met en place la situation initiale :
ses baisers ». Poussé par sa passion, Pygmalion semble
Pygmalion, un artiste, est désespéré de la gent féminine
avoir besoin d’un rapport tactile à l’aimée : « l’amant
mais souhaiterait pourtant prendre femme.
palpe de sa main l’objet de ses désirs » (l. 41) (cf. le choix
La première partie (l. 5-23) conte comment Pygmalion, du verbe « palper »).
après avoir créé une statue à l’image de son idéal féminin,
Le poète narrateur contribue à donner vie au récit en lui
tombe amoureux de son œuvre.
donnant une touche personnelle. Il montre en effet beau-
La deuxième partie (l. 24-33) met en exergue l’évé- coup d’empathie pour son personnage. Preuve en est les
nement qui modifie à jamais la vie de Pygmalion : la compléments de manière à valeur méliorative et hyper-
décision de Vénus d’accéder à ses vœux les plus secrets bolique : « il sculpta avec bonheur » (l. 5), « avec une art
en récompense de sa piété. remarquable ». En narrateur omniscient, il nous fait parta-
La troisième partie (l. 33-46) met en scène la métamor- ger les sentiments de Pygmalion : « Pygmalion est empli
phose de la statue en femme et l’amour réciproque des d’admiration et son cœur s’enflamme » (l. 9), « jusqu’à
deux amants. maintenant il ne s’avoue pas que c’est de l’ivoire » (l. 11).
Il partage avec lui l’admiration pour la jeune fille : « Tout
2. … qui met en scène la passion de Pygmalion
lui va à merveille ; mais nue elle ne semble pas moins
(question 2)
belle » (l. 20-21). Il met son discours au diapason des
Pygmalion est d’entrée saisi par un sentiment amou-
sentiments de Pygmalion comme le souligne l’exclama-
reux à l’égard de sa créature : « il conçut de l’amour pour
tive « C’était un corps ! » (l. 42). L’emploi du présent de
son œuvre » (l. 6-7) ; « Pygmalion est empli d’admiration narration avant et après pousse à comprendre cet énoncé
et son cœur s’enflamme pour cette imitation » (l. 9-10) comme pris en charge par le narrateur et non pas comme
(cf. l’hyperbole « empli d’admiration » et la métaphore du discours indirect libre – ce qu’il n’est d’ailleurs pas
du feu : « s’enflamme »). en latin. Certains présents méritent d’être analysés avec
Cet amour le pousse à prêter à sa création une dimen- attention : « En effet, celle-ci a l’apparence d’une vraie
sion humaine et il se prend à espérer qu’elle soit femme : jeune fille » (l. 7). On a le sentiment d’avoir affaire à un
« Souvent, il approche ses mains de l’œuvre pour savoir présent d’énonciation imputable au narrateur ; ce dernier
s’il est de chair ou d’ivoire » (l. 10-11) qui traduit son s’investit donc dans son récit. Le confirme la phrase sui-
espérance inavouée, confirmée par l’intuition de la déesse vante : « tant l’art s’efface à force d’art » (l. 8-9), dont
qui sait percer les cœurs – « Vénus perçut le désir compris l’énoncé assertif et à valeur de vérité générale (cf. le
dans ces prières » (l. 31-32). présent) ne peut être qu’une considération du narrateur.
Son amour est démonstratif comme en attestent les L’emploi fréquent du présent de narration contribue
effets d’accumulation, le polyptote « et il croit […] et il également à donner vie au récit en plaçant le lecteur en
craint […] et tantôt […] tantôt […] », l’usage du pluriel position de témoin : « il approche ses mains, il ne s’avoue
« des caresses, de cadeaux, des coquilles, de minuscules pas, il lui donne des baisers » (l. 10-24), etc. Le poète
pierres polies », etc. Il s’exprime par une multitude n’hésite d’ailleurs pas à interpeller ses lecteurs : « celle-ci
d’attentions : des « cadeaux, des vêtements », des bijoux a l’apparence d’une vraie jeune fille que l’on croirait
– « un long collier, des perles, des chaînettes ». Pygmalion vivante et, si la pudeur ne s’y opposait, prête à bouger »
239 •
(l. 7-8). L’effet est plus évident en latin où le « on croi- Daumier campe Pygmalion dans son rôle de sculpteur :
rait » fait place à une deuxième personne de singulier, – la masse, outil du sculpteur ;
difficile à rendre en français dans ce cas précis. – la base de la statue de Galatée, comme si la statue était
On peut aussi évoquer le passage au discours direct en cours de réalisation ;
qui fait entendre comme un cri la prière de Pygmalion – les réalisations et essais du sculpteur – le buste en bas à
adressée aux dieux : « si vous les dieux, vous pouvez tout gauche, une main droite et un pied gauche, un masque qui
donner… » (l. 28-30). évoque les masques de théâtre, un médaillon.
Le charme du récit tient notamment à la multitude de Il exploite enfin le moment de la confrontation entre
détails pittoresques : les cadeaux offerts à la jeune fille Pygmalion et sa création, lorsque celle-ci prend vit et
– « il la couvre de cadeaux qui trouvent grâce aux yeux prête à Pygmalion une expression qui pourrait s’apparen-
des jeunes filles » (l. 15-16) – s’ensuit en effet l’énuméra- ter à de la surprise, conformément au texte d’Ovide.
tion de cadeaux charmants tels « coquillages, minuscules 2. Des personnages déformés (question 3)
pierres polies, petits oiseaux, fleurs de mille couleurs »… Pygmalion est comme défiguré par rapport à la repré-
(l. 16 et sq.) ; la description du culte à Vénus – « les sentation que l’on peut s’en faire. Il n’est pas décrit
génisses, surmontées par des cornes courbées en or »… chez Ovide mais il est artiste, il aime le Beau ; sa beauté
(l. 25) ; la description du corps de la statue qui s’amollit morale est attestée par le dégoût qu’il ressent face au
comme la cire – « à ce contact l’ivoire s’amollit ; perdant comportement immoral des femmes. Dans la pensée
de sa rigidité, il se rétracte […] » (l. 36-39). grecque – Ovide met en scène pour l’essentiel des
Le choix des qualificatifs, les comparaisons, les péri- mythes grecs –, la beauté physique symbolise la beauté
phrases confèrent au récit une certaine préciosité ; on morale. Inconsciemment, le lecteur est fondé à s’imagi-
peut parler ici de maniérisme dans l’écriture : « l’ivoire ner Pygmalion jeune et beau en quête de la femme et de
immaculé » (l. 5), « les larmes qui s’écoulent de l’arbre l’amour idéal. La représentation de Daumier contraste
des Héliades (soit l’ambre) » (l. 17-18), « étoffes teintées avec ce présupposé : une stature maigrichonne (épaules
au coquillage de Sidon » (l. 21-22), « tout comme la cire tombantes, cou décharné, traits dessinant des veines
de l’Hymette s’amollit au soleil » (l. 37), « quand déjà les saillantes sur le bras droit, réseau nerveux au poignet de
cornes de la lune se furent rejointes neuf fois en un cercle la main gauche, visage émacié ; menton en galoche, nez
plein » (l. 46-47). crochu, gros yeux ronds qui lui donnent un faux air de
sorcière, cheveux ébouriffés). Tout cela contribue à faire
Ajoute au charme la sensualité qui se dégage très
de lui un personnage grotesque.
particulièrement de ce récit. Le toucher est un sens fort
convoqué : « il approche ses mains de l’œuvre » (l. 10), Galatée, quant à elle, est résolument d’une hideur gro-
« il l’enlace » (l. 12), « en touchant ses membres » (l. 13), tesque. Des cuisses aux seins, Galatée est plutôt gironde :
« il lui prodigue des caresses » (l. 15), « de ses mains sur la cuisse gauche, un effet de surlignement façonne
palpe également sa poitrine » (l. 35-36), « l’amant palpe une cuisse chargée de cellulite ; le ventre et les fesses
de sa main » (l. 41), « les veines éprouvées par le pouce » constituent un cercle qui confère au personnage des
(l. 42). Les baisers échangés sont nombreux : « il lui formes généreuses ; tout le travail du dessin contribue
donne des baisers et pense qu’elle les lui rend » (l. 12), à souligner les rondeurs des formes : le demi-cercle qui
« il lui offrit ses baisers » (l. 34), « il avança à nouveau souligne le bas du ventre, le double trait sur la gauche
sa bouche » (l. 35), « Il presse enfin de sa bouche une du ventre qui suggère les plis, les traits hachurés en dia-
bouche sans artifice » (l. 43-44), « la jeune fille sent les gonale et le noircissement progressif du centre vers les
baisers donnés » (l. 44). bords. Ses seins sont tombants. Son bras droit semble
difforme. Les traits du visage enfin sont disgracieux : un
nez en patate, une lèvre épaisse, des bas-joue, la paupière
Document 2 lourde, la chevelure posé sur la tête comme une perruque
Daumier, Pygmalion ❯ p. 526 mal ajustée. Tout contribue à en faire le summum de la
1. La reprise du motif de Pygmalion (questions 1 et 2) disgrâce.
Daumier reprend dans sa caricature le motif de 3. Une parodie (questions 4 et 5)
Pygmalion. Il a choisi plus précisément le moment où Le traitement grotesque des personnages contribue
la statue prend vie : le bas du corps, jusqu’aux hanches, au burlesque de la scène. Ils perdent en effet toute
est traité de façon rigide telle la rigidité du marbre et la superbe pour adopter une allure populaire et commune.
couleur uniment blanche renvoie à la couleur d’un tel Leur laideur en fait des figures prosaïques qui jurent avec
matériau. C’est l’épisode clé de l’histoire, celui aussi qui les personnages mythiques qui ont fourni le modèle. La
fait intervenir une part de surnaturel. Il s’explique chez figure de l’artiste est de la même manière démythifiée
Ovide par la toute-puissance des dieux, en sachant que les et désacralisée. La masse, le seul outil visible, mais qui
contemporains d’Ovide n’y croyaient pas plus que nous occupe une place importante puisqu’au premier plan,
et étaient surtout charmés par ces histoires. Cela rejoint le gomme la figure de l’artiste pour insister sur le travail
goût du XIXe siècle pour le surnaturel. de l’artisan. L’atelier d’artiste, encombré par les caisses
• 240
de bois et cette caisse, au premier plan, qui a plutôt un En fait, une multitude de lignes verticales et horizon-
air de tonneau, prend des allures de fourbis, d’autant que tales se surajoutent et viennent brouiller la structure, à tel
le cadrage de l’image, centrée sur les deux personnages, point que pour désigner celle qui correspond à la structure
supprime toute perspective et donne une impression de binaire ou ternaire, on finit par le décider de façon ration-
grande exiguïté. nelle en s’appuyant sur les connaissances techniques plus
Burlesque également, la scène représentée. Pygmalion que guidé par l’œil.
prend une tasse de café et Galatée semble tourner ce café Ces lignes organisent la mise en place d’un paysage
comme si elle mélangeait le sucre. Penchée en avant, la hyperréaliste qui sert de toile de fond : une mer à marée
main gauche délicatement relevée, regardant Pygmalion basse qui s’étend à perte de vue ressemblant aux plages du
dans les yeux, elle semble accorder à cette tâche toute nord, des dunes hérissées de bouquets d’herbes et petits
son attention. C’est une transcription bien triviale de la buissons, un dallage encombré de pierres ; une maison de
passion qui embrase les deux amants chez Ovide ! De bois en bord de mer dont la porte s’ouvre sur un intérieur
plus, Pygmalion, plus qu’amoureux et admiratif, paraît minimaliste – une table, une lampe. Les teintes (gris-bleu
béat, ébahi, un rien niais et stupide. En témoignent son pour le ciel, l’eau, le toit et les bruns, du beige au terre
œil rond, le sourcil relevé. de sienne, pour les sols et la maison) baignent le tableau
Daumier se livre ainsi à une parodie à laquelle on d’une lumière tamisée. Sinon, l’homme en noir, tout entre
peut d’abord prêter une finalité ludique. Pygmalion dans ces deux gammes chromatiques : le marbre de la
participe en effet à une série « Histoire ancienne » statue et le blanc de la maison s’insèrent dans la gamme
qui peut sembler être une manière de jeu pour le cari- des bleu-gris ; la caisse de bois et le corps des deux
caturiste politique. Mais le détournement des modèles femmes sont déclinées dans des beiges qui s’harmonisent
avec les teintes du paysage. Cela contribue à donner à
classiques, la réutilisation subversive de sources de
l’ensemble une certaine cohérence.
l’antiquité donnent également au travail une dimension
satirique. C’est une manière de récuser le recours aux 2. L’exploitation surréaliste du mythe de Pygmalion
modèles antiques, de refuser que l’on juge l’art à l’aune (questions 2, 3 et 4)
des canons du passé pour défendre un art novateur qui Delvaux s’appuie sur cette mise en œuvre et en joue
invente ses propres codes. pour exploiter le mythe de Pygmalion de façon facétieuse.
Le clin d’œil repose sur la mise en scène du couple
Document 3 enlacé constitué d’une statue et d’un être humain qui
Delvaux, Pygmalion ❯ p. 527 rappelle donc le mythe de Pygmalion contant l’amour de
l’artiste pour sa femme de marbre.
1. Une composition en apparence classique
Cependant, le peintre inverse le motif : ici c’est une
(question 1)
jeune femme de chair et d’os qui enlace une statue mascu-
Delvaux exploite les règles classiques de composition
line dont le sexe souligne la masculinité. Mais de statue,
d’un tableau.
nous n’avons que le tronc ; point de bras non plus, telle la
On peut s’amuser, notamment avec un TNI, à faire Vénus de Milo. Le désir féminin se trouve ainsi confronté
apparaître avec les élèves les verticales, horizontales et à la froideur de marbre d’un homme qui a perdu jambes
diagonales qui structurent communément un tableau de et bras pour répondre à ce désir. Delvaux détourne ainsi
composition classique. le mythe pour réaliser finalement une œuvre qui dit le tra-
On fera alors ressortir que le tableau repose à la fois sur gique de la Femme offerte, dans son désir, confrontée au
une structuration binaire (la verticale dessinée par le dos déni de la froideur masculine. L’artiste gomme cependant
de la jeune femme et l’horizontale dessinée par la ligne tout tragique, notamment par le biais du paysage hyper-
de contraste entre le sol pavé et le début des dunes) et réaliste qui interdit toute sacralisation et tout sublime. À
à la fois sur une structuration ternaire (les lignes verti- bien y regarder, l’artiste s’amuse. Que penser en effet du
cales dessinées par la juxtaposition des corps enlacés de jeu d’ombre, traité sous une forme triangulaire, à gauche,
la statue et de Galatée et par le bout de la maison d’une dont la pointe, tronquée, conduit le regard sur le point de
part, d’autre part, les lignes horizontales dessinées par la rencontre entre le sexe masculin figé dans le marbre et le
maison de bois). sexe féminin offert ?
Mais en réalité, les lignes de force sont souvent brisées La féminité et son désir toujours renaissants sont sym-
ou estompées : pour le premier cas, le meilleur exemple bolisés par la figure féminine, printanière, qui engendre
est la ligne horizontale centrale qui apparaît sur la partie ramure fleurie et ramage feuillu. L’homme, paré de tous
droite du tableau, mais qui est cassée par la présence de ses attributs professionnels et sociaux d’individu ayant
la maison. Pour le deuxième cas, la verticale droite de la une position sociale – chapeau melon, canne, manteau de
structure ternaire n’est dessinée que par la ligne marquant drap, chaussures vernies – lui tourne le dos. Chacun suit
la fin de la maison, mais elle n’est prolongée par aucun sa route…
autre élément. De surcroît, les deux personnages et le bout On relèvera parallèlement le clin d’œil à un autre topos
de maison blanche ménagent également des verticales. des métamorphoses, la métamorphose en arbre, qu’il soit
241 •
laurier, cyprès ou arbre de myrrhe, qui prolonge le jeu de d’une œuvre d’art la manière dont l’artiste joue de tout
reprise mythologique. Les personnages constituent ainsi ce qui le nourrit pour créer quelque chose d’unique,
deux couples, placés en perspective les uns par rapport porteur d’un discours un.
aux autres. À suivre l’ordre traditionnel de lecture d’un
tableau, Delvaux nous offre une histoire du désir et de Texte 4
la relation homme/femme empreinte de pessimisme. La
Shakespeare, Macbeth ❯ p. 529
femme, toute désir, offre son amour à un homme, dont
les bras lui en tombent et les jambes en sont coupées ; il 1. Des sorcières à la fonction prophétique
reste de marbre. En la femme le désir, renaît, florissant, (questions 1 et 2)
fructifère ; mais l’homme tout à son activité, à sa fonction Le discours théâtral donne vie et existence aux sorcières
sociale, conduit par le désir de reconnaissance, lui tourne avant même qu’on ne les voie sur scène. On imaginerait
le dos. volontiers une mise en scène qui donnerait à voir des
ombres chinoises avant que les sorcières ne paraissent sur
EXPRESSION ÉCRITE Dissertation
scène, au moment du « vivez-vous » (l. 5), par exemple.
Méthode : on peut consacrer une séance à l’analyse du
sujet – à titre de rappel de la méthode. Ce sera l’occasion Elles sont présentées comme des figures étranges, issues
d’analyser avec les élèves comment la citation et l’énoncé d’un monde fantastique, pris entre réalité et fiction. Le
se répondent, de souligner comment la citation, ici, est soulignent des structures qui ménagent une alternative :
une manière de proposer des arguments pour répondre à « […] ces créatures […] qui ne ressemblent pas aux habi-
la problématique proposée par le sujet : comment peut-on tants de la terre, et pourtant sont sur la terre ? » (l. 3-5),
réécrire une œuvre tout en faisant création originale ? « êtes-vous fantastiques ou êtes-vous vraiment ce qu’ex-
térieurement vous paraissez ? » (l. 14-15) ; « pourtant,
Pistes de réflexion : le principe même de la réécriture
ou » insistent sur l’opposition entre les deux éléments ;
– ou de recréation, pour élargir la question et inclure
le champ lexical de l’apparence « ressemblent » (l. 3),
les œuvres plastiques – met en question l’originalité de
« vraiment extérieurement », « paraissez » (l. 14-15)
l’œuvre. Toute réécriture est reprise : reprise d’un motif
posent la question de l’illusion.
narratif, de figures, de thèmes qui y sont liés. L’œuvre
ainsi créée s’inscrit donc dans une tradition littéraire, pic- Le discours insiste sur leur caractère fantasmago-
turale, artistique ; elle entretient avec les hypotextes (ou rique : « Vivez-vous ? » (l. 5), « Êtes-vous quelque chose
œuvre-source) et les éventuels hypertextes (ou œuvres- qu’un homme puisse questionner ? » (l. 5-6) Une fois la
héritières) des liens d’intertextualité qui mettent à mal prédiction faite, elle s’évanouissent comme des bulles
toute originalité. d’air – « La terre a, comme l’eau des bulles d’air, et
celles-ci en sont : où se sont-elles évanouies ? » (l. 34-35).
Cependant, Botero nous offre une voie pour comprendre Elles ne sont qu’apparences illusoires (« ce qui semblait
comment la réécriture elle-même peut être source d’ori- avoir un corps s’est fondu comme un souffle dans le
ginalité pour l’artiste. S’appuyer sur une œuvre existante, vent… », l. 36-37) – qui mettent en question la raison
sur un motif préexistant, c’est se mesurer à la puissance (« Les êtres dont nous parlons étaient-ils ici vraiment ?
de cette œuvre. La réécriture se fait défi, défi de faire Ou avons-nous mangé de cette racine insensée qui fait la
autre (changer de genre, de registre), de faire différent (en raison prisonnière ? », l. 38-39).
adoptant d’autres modalités d’expression selon l’époque,
le courant). Ainsi Botero fait reposer l’originalité de Conformément à leur état de sorcières, elles ont une
l’artiste sur sa position esthétique, c’est-à-dire, sur son allure de vieilles femmes ravinées par le temps : « à voir
inspiration propre, son style, la manière qu’il a de jouer chacune de vous placer son doigt noueux sur ses lèvres
de parchemin… » (l. 6-7) ; le terme de « parchemin » leur
avec le préexistant en s’emparant des codes de son temps
confère une teint jauni, les « doigts noueux » attestent
et en créant ses propres codes.
de leur physique desséché. Leur barbe finit le portrait :
Et à bien y réfléchir, tout acte de création est recréa- « vos barbes m’empêchent de croire que vous l’êtes »
tion ; aussi bien, qu’est-ce qui fait l’originalité d’une (l. 8). Elles peuvent inquiéter ou être menaçantes dans
œuvre ? Toute création est recréation parce que l’acte ce qu’elles ont de farouche – « si farouches dans leur
de création ne se fait pas ex nihilo : thèmes transversaux accoutrement » (l. 4).
(la femme, l’amour, la ville, codes, etc.) génériques,
Et en tant que sorcières, elles remplissent une fonction
esthétiques… Le principe de la réécriture met ainsi
prophétique. Nous pouvons nous appuyer sur un champ
en lumière le fonctionnement même de l’œuvre d’art.
lexical : « la haute prédiction » (l. 16) ; « demeurez,
L’originalité d’une œuvre tient à ce que l’artiste y met
oracles imparfaits ! » (l. 28) ; « prophétiques saluts »
de personnel. Botero fait dépendre cette originalité de
(l. 33).
la position esthétique. Mais cette position esthétique
elle-même est redevable du tempérament de l’artiste, 2. Une prédiction qui participe à l’exposition
de son passé, de la manière dont il a nourri son esprit, de l’acte I (questions 2, 3 et 4)
son imagination ; elle est redevable du musée intérieur Jusque-là, il a été question de Macbeth et Banquo, mais
que chaque artiste enferme en lui. Ainsi fera l’originalité il s’agit de leur première entrée en scène. Ainsi, le salut
• 242
des sorcières a pour fonction de présenter aux specta- vraiment ce qu’extérieurement vous paraissez ? »
teurs les acteurs-personnages : « Salut, Macbeth ! Salut (l. 14-15). Les sorcières et les prophéties font basculer
à toi Thane de Glamis ! » (l. 10) du côté du surnaturel et pourtant le fait que Macbeth est
Elles prédisent leur avenir à Macbeth d’abord, à déjà thane de Cawdor, renforce la véracité des propos.
Banquo ensuite. Shakespeare joue ici sur la double Du début à la fin de la scène, le fantastique se fait
énonciation en faisant annoncer par la première sorcière prélude au tragique. Derrière la question de la réalité
que Macbeth sera thane de Cawdor. Duncan en a en effet ou du surnaturel des sorcières, c’est la véracité des
donné l’ordre à la scène précédente et les spectateurs sont propos des sorcières qui est mise en question – « étrange
donc au courant. L’énoncé de la sorcière n’a valeur de enseignement » (l. 2). Dès lors, on glisse petit à petit de
prophétie que pour les personnages, Macbeth et Banquo. l’hésitation fantastique entre réel et irréel à l’antithèse tra-
Cela contribue à renforcer l’illusion théâtrale en confé- gique : « mais comment de Cawdor ? Le thane de Cawdor
rant vérité aux propos des sorcières et fait adhérer les vit, gentilhomme prospère… »
spectateurs à la suite de la prédiction. La dimension tragique de la scène, ou plutôt la dimen-
Ainsi, les autres prophéties permettent parallèlement de sion d’un tragique annoncé, éclate au début de la scène
lancer l’intrigue. Elles annoncent que Macbeth devien- dans l’oxymore : « Je n’ai jamais vu un jour si sombre
dra roi – « qui plus tard seras roi ! » (l. 12). Les propos de et si beau » (l. 1). Ainsi, toute la scène est baignée de
Macbeth contribuent à souligner le caractère incomplet l’atmosphère tragique qu’instaure l’exclamation prémo-
de la prédiction – « oracles imparfaits » ! (l. 28). La prière nitoire de Macbeth.
« dites-m’en davantage ! » fait de Macbeth le porte-parole
des spectateurs ainsi tenus en haleine. Qu’est-ce qui doit
advenir de Duncan ? Macbeth insiste sur le fait que son
◗ Analyse d’image
titre de roi n’est pas dans l’ordre des choses – « cela n’est Macbeth, film d’Orson Welles ❯ p. 531
[pas] dans la perspective de ma croyance » (l. 30-31). 1. Les sœurs de la fatalité (questions 1 à 4)
Quelle fatalité pèse donc sur Duncan ? Or, Macbeth Le plan choisi du film d’Orson Welles donne à voir
dans son ignorance, associe les deux prédictions, devenir l’instant où les protagonistes, Macbeth et Banquo,
Thane de Cawdor et devenir roi ; mais le spectateur sait croisent les sorcières sur la lande : « Quelles sont ces créa-
déjà qu’il doit le premier titre à la mort de Macdonald. tures si flétries et si farouches dans leur accoutrement ? »
Que faut-il penser du sort de Duncan ? (l. 3-4 du texte de Shakespeare, v. manuel p. 529). On
Alors qu’elles semblent répondre de façon anodine aux découvre la scène à travers le regard des deux chevaliers
questions jalouses de Banquo – « à moi, vous ne parlez placés hors-champ. Apparaissent au premier plan les sor-
pas » (l. 17) ; l’asyndète dit tout le dépit du personnage cières, puis la lande et une nappe d’eau s’élargissant en
en soulignant l’opposition qu’il croit voir entre le trai- un lac sur la droite, et à l’arrière-plan la forteresse qui se
tement fait à Macbeth et celui qu’on lui réserve. « Tu dresse – « À quelle distance sommes-nous de Fores ? »
engendreras des rois, sans être roi toi-même » (l. 26) fait (l. 2) (question 1). Le spectateur est ainsi plongé au beau
de même peser le mystère sur le devenir de Macbeth et milieu de la scène et vit la rencontre surnaturelle en étant
de Banquo. au même diapason que les personnages (question 3). Les
3. Comment le fantastique introduit le tragique trois sorcières se détachent sur l’arrière-plan comme trois
(question 5) ombres chinoises noires. Elles semblent ne faire qu’un
On parle de fantastique quand, pour expliquer une avec le sol comme si elles en étaient tout droit sorties,
situation donnée, on hésite entre réel et irréel. La forte telles des êtres infernaux. Les bâtons en forme de
présence des antithèses, qui ont la particularité de fourche qu’elles portent rappellent l’attribut de la mort.
porter sur une même réalité (sans que l’on puisse parler Ces « sœurs fatales », comme les nomme Shakespeare,
en tant que tel d’oxymore), permet de mettre en scène incarnent ainsi à elles seules le destin qui attend Banquo
cette hésitation. Elles soulignent le caractère paradoxal et Macbeth ; elles sont les trois parques qui décident de
des données objectives observées par les personnages l’avenir de tout homme ; elles sont les messagers d’une
ou des prophéties des sorcières : « qui ne ressemblent mort à venir (question 2). À l’orée de la lande, placées en
pas aux habitants de la terre, et pourtant sont sur la contrebas alors que l’on découvre la forteresse en contre-
terre » (l. 4-5) ; « Vous devez être femmes, et pourtant plongée, elles semblent annoncer que c’est là que va se
vos barbes m’empêchent de croire que vous l’êtes » jouer la tragédie.
(l. 7-8) ; « Tu engendreras des rois, sans être roi toi- 2. Lueurs spectrales annonciatrices (question 4)
même » (l. 26) La forteresse, haute et sombre, juchée sur son piton,
Les personnages s’interrogent sur l’interprétation ferme l’horizon et symbolise l’impossibilité tragique.
à donner à ce qu’ils vivent : « Quelles sont ces créa- Une nappe de brume monte de la lande et voile le plan
tures… ? » (l. 3) La scène maintient ainsi les spectateurs d’un nuage blanc-gris, cotonneux. Tout se fond : la
entre réel et surnaturel, comme le souligne la ques- lande, les langues de terre, les nappes d’eau, les pre-
tion de Banquo : « êtes-vous fantastiques, ou êtes-vous miers contreforts de la citadelle. Les cieux d’un gris
243 •
anthracite menaçant pèsent sur l’atmosphère ; c’est du que Shakespeare, par l’accumulation des tournures
sol que monte un semblant de lumière, diaphane. Se interrogatives, s’en tenait à l’étonnement.
dégage ainsi une impression de surnaturel ; chevaliers et
2. Face au génie de la forêt (questions 2 et 3)
spectateurs sont introduits dans un monde lugubre aux
Le traitement spécifique des sentiments chez Kurosawa
lueurs spectrales (question 4). Orson Welles met ainsi en
s’explique par la dimension sacrée qu’il confère à la
image ce « jour si sombre et si beau » (l. 2), annoncia- scène. Les sorcières, chez Shakespeare, doivent notam-
teur de la tragédie à venir dont parle Macbeth. ment leur présence à l’esthétique gothique dans laquelle
s’inscrit le dramaturge. Ce dernier s’appuie sur eux pour
Document 5 conférer au début de sa pièce, comme c’est le cas dans
Kurosawa, Le Château de l’araignée ❯ p. 532-533 beaucoup de ses tragédies, une dimension surnaturelle et
fantastique. Kurosawa revisite la scène à la lumière de la
1. La mise en scène de l’effroi (question 1) conscience japonaise. Passer des sorcières au génie de la
La scène se construit avec une succession de plans jux- forêt, c’est quitter le domaine du folklorique, du surnatu-
taposés, champ contre-champ. Ainsi, tantôt le spectateur rel, du fantastique, pour pénétrer l’espace du sacré et de
découvre, à travers les yeux des deux samouraïs, le génie la métaphysique. Ce génie, aux cheveux blancs, tout de
de la forêt, tantôt il est placé en témoin de la réaction des blanc vêtu, tournant son rouet, est le génie de la mort ; le
deux hommes. blanc dans la civilisation japonaise est associé à la mort et
Leur physionomie et leur attitude traduisent tout à la au deuil. Il file la trame de la vie au sein de sa cabane de
fois leur effroi et leur fascination. Photogramme 1, le bois qui prend des allures de sanctuaire.
gros plan sur la physionomie du samouraï souligne la La forêt qui entoure cette cabane est inextricable. Sur
terreur qui l’étreint : dents serrées, faciès grimaçant, les photogrammes retenus, cela peut se traduire par le
yeux écarquillés et fixes. La prise de vue est très esthéti- contraste entre la lumière éblouissante qui jaillit de la
sante : au coin à gauche, l’oreille du cheval, qui rappelle cabane et émane du vieillard et l’obscurité qui règne
que le guerrier est à cheval, fait le lien avec les plans partout ailleurs. Photogramme 4, on peut s’appuyer sur
précédents et suivants ; sur la moitié droite, des rais de la structuration en cercle de l’image. Les guerriers appar-
végétation strient le plan ; perdus au sein de la forêt, les tiennent au monde de la nuit et sont au bord du cercle de
guerriers découvrent le génie à travers les frondaisons. la nuit qui constitue aussi l’arrière plan, derrière les bois
Kurosawa est grandement influencé par le théâtre de No du mur de la cabane. Les poteaux de soutènement, les
dans sa manière de filmer et la manière de traiter les trames horizontales, le chaume pendant en haut du cadre
personnages. On comparera la pose et les traits du guer- forment le deuxième cercle, la frontière entre le monde de
rier avec le masque p. 533 (manuel), on notera combien la nuit et le monde de la lumière, entre la vie et la mort,
l’expression de l’acteur est travaillée, combien le jeu entre ce côté-ci et ce côté-là du miroir. Troisième cercle,
des acteurs doit au théâtre. Le photogramme 3, dans le dessiné par la natte tressée au sol, marque les frontières du
prolongement du premier, traduit la même frayeur. Le monde de lumière habité par le génie. Photogramme 3, la
plan moyen permet de placer les deux hommes dans le taille du tronc laisse à penser qu’on se trouve au fin fond
contexte de la forêt comme le souligne l’arrière-plan d’une forêt ancestrale constituée d’arbres centenaires ;
constitué de broussailles inextricables. Là aussi, un plan les broussailles en arrière-plan construisent comme un
très travaillé avec un cadrage choisi. Le tronc d’arbre mur, une muraille, une forteresse. La forêt protège le
occupe le premier tiers à droite ; il permet de ménager sanctuaire du génie qui connaît les mystères de la vie,
une mise en perspective selon la diagonale bas-droit, a tout pouvoir sur le moment de la mort, sait pénétrer les
haut-gauche ; ce plan est en fait élaboré de façon à ce secrets de l’avenir.
que le point d’arrivée de la ligne des regards soit le génie
ACTIVITÉS Prolongements
de la forêt qui fait l’objet du plan suivant – se prépare
donc un raccord regard. Le guerrier à gauche, épaules en 1. La reprise du fil narratif
avant, cou tendu, yeux fixes, semble comme fasciné par En faisant l’analyse de ces onze minutes que dure la
la vision qui retient son attention ; il observe un certain séquence de la forêt, on peut facilement faire apparaître
recul qui traduit son appréhension, sa perplexité. Le qu’elle s’appuie dans sa structure d’ensemble sur le
deuxième guerrier, placé au centre, attire le regard. Son schéma narratif de la pièce de Shakespeare.
corps fait face au spectateur, les jambes écartées comme On peut donner en travail préparatoire de repérer les
solidement campées au sol ; sa tête tournée sur sa gauche grandes étapes de la scène des sorcières dans Macbeth ;
montre que son attention a été soudainement attirée. Sa en consigne complémentaire, on peut demander de
position, peu naturelle, souligne qu’il est comme figé découper le passage en étapes pour définir les différents
de stupeur. C’est moins perceptible qu’au photogramme plans possibles pour une transposition au cinéma.
1, mais ses yeux paraissent écarquillés comme saisis de Dans un deuxième temps, on procédera au visionnage
frayeur et de fascination. Ainsi, en comparaison avec le de la séquence du Château de l’araignée dans sa globa-
passage de Shakespeare, Kurosawa insiste sur ces senti- lité, puis à une relecture plan par plan pour reconstruire le
ments de stupéfaction, de fascination, de terreur tandis scénario adopté par Kurosawa.
• 244
Dans un troisième temps, la comparaison entre l’ana- exclamatives et interrogatives qui confèrent à la tirade
lyse faite sur le film de Kurosawa et l’analyse qu’ils un registre lyrique.
auront préparée à partir de la scène de Shakespeare per- 2. Mais la réutilisation de ce matériau appliqué à une per-
mettra de faire apparaître la manière dont Kurosawa se ruque fait du texte une parodie et confère à la tirade une
sert de la pièce pour donner à sa narration filmique une dimension burlesque. La tirade se fait en effet déploration
colonne vertébrale. adressée à une perruque comme le précise l’apostrophe
« ô Perruque m’amie ! » (v. 1). S’ensuit le champ lexical
2. La spécificité du traitement cinématographique
afférent : « perruque » (v. 1), « perruquiers » (v. 3),
On notera néanmoins ce que le langage cinématogra-
« calotte » (v. 5), « ton vieux poil » (v. 9).
phique apporte de nouveau et de spécifique : l’attention
portée à l’attitude et à la physionomie ; la possibilité du La situation s’en trouve transfigurée. D’une affaire
champ et du contre-champ qui met en scène la confron- d’honneur, on passe à une vulgaire chute de perruque
tation du monde des hommes et du monde des esprits ; la (« précipice élevé qui te jette en la crotte ! » (v. 6) qui
vie et la mort, le pragmatique et le spirituel ; le langage s’en trouve salie) « crottée » (v. 10).
des couleurs, la symbolique du noir et du blanc… ; la L’usage d’un niveau de langue familier renforce le registre
place donnée à la forêt et à sa symbolique ; l’esthétisme burlesque (« m’amie ») ; l’expression « jette en la crotte »
du cinéma de Kurosawa qui fait le pendant de la beauté (v. 6) souligne le caractère trivial de la situation.
et de la puissance de la langue de Shakespeare ; le trai- Le burlesque atteint des sommets avec le dernier vers :
tement de la séquence dans le mouvement des guerriers « ou te mettre crottée, ou te laisser à terre ? » Les trois
qui chevauchent dans la forêt à bride abattue, tournent en dramaturges façonnent un alexandrin des plus classiques
rond et se perdent ; la place donnée au silence. énonçant le dilemme tragique tel qu’a pu le mettre en
œuvre Corneille, chaque hémistiche énonçant un des élé-
3. L’univers culturel de Kurosawa ments de l’alternative ; mais les termes du dilemme sont
La particularité de la réécriture de Kurosawa, au-delà désopilants : « mettre la perruque crottée » ou « laisser la
de la transposition dans un autre langage, celui du cinéma, perruque par terre ».
tient au transfert d’un même motif narratif dans une
culture totalement étrangère à celle de Shakespeare. On Lire une ekphrasis
entre dans le monde des samouraïs, avec ses codes. On 2 1. Pour Gustave Moreau, on peut conseiller le site
pourra accorder un moment à la description du costume
du Musée national Gustave Moreau – http://www.musee-
des guerriers, à l’analyse de leur dialogue qui traduit la
moreau.fr – qui donne accès à une bibliographie, aux
morale des samouraïs.
dessins et peintures de Moreau. Il est possible de faire
On montrera également l’importance du théâtre de No une recherche selon les noms propres, les thèmes comme
dans la représentation des sentiments. Kurosawa affec- la religion, la mythologie… Le tableau quant à lui est
tionne les plans moyens et les gros plans qui réclament un commenté sur http://www.musee-orsay.fr.
travail précis sur les attitudes et les expressions qui relè- 2. Huysmans traduit le tableau de Moreau en mots.
vent du théâtre. On pourra étudier comment le cinéaste L’écrivain rend compte de Salomé dans son attitude :
théâtralise la séquence. « d’un geste […] Salomé repousse la terrifiante vision
Il s’agit d’étudier enfin comment la philosophie extrême- […] » Cela fait écho à la Salomé de Moreau, la main
orientale contribue à métamorphoser l’épisode : la révélation gauche en avant, la tête inclinée, face à la tête de Jean-
prend une dimension métaphysique, les sentiments des guer- Baptiste. Huysmans s’attache à décrire la tenue de
riers sont empreints d’une terreur sacrée, toute la séquence Salomé : « presque nue, les voiles se sont défaits ». Il
se nimbe d’une signification spirituelle. porte attention à certains détails sur lesquels il s’arrête :
« plus bas aux hanches, une ceinture l’entoure, cache le
◗ Analyse littéraire haut de ses cuisses que bat une gigantesque pendeloque
où coule une rivière d’escarbouches et d’émeraudes ».
Jeux de réécriture Il traduit la sensualité qui se dégage de Salomé, dans sa
et de transposition ❯ p. 536-537 nudité dévoilée : « elle n’est plus vêtue que de matières
Lire un pastiche orfévries et de minéraux lucides ». Il s’attarde sur les
1 1. Racine, Boileau et Furetière se livrent à une sorte parties du corps chargées d’érotisme : la taille resserrée
de variation, au sens musical du terme. Ils reprennent le (« un gorgerin lui serre de même qu’un corselet la
même mètre, l’alexandrin. Ils se conforment à la structure taille »), la gorge et les seins (« une agrafe […] darde
globale de la tirade, sinon qu’ils la raccourcissent ; les des éclairs dans la rainure de ses deux seins »), les
vers 5 à 9 de Corneille disparaissent ; le dixième vers de hanches soulignée « par une ceinture ». Mais il se
Corneille vient s’intercaler à la fin de la tirade, deux vers l’approprie. Huysmans confère à sa Salomé une terreur
avant la fin. Les trois dramaturges reprennent les mêmes plus marquée que dans le tableau de Moreau – « geste
schémas syntaxiques et jouent seulement sur le lexique. d’épouvante, la terrifiante vision » sont redondants.
Ils reprennent également, en apparence, le même D’autres représentations semblent se mêler à celle du
registre : ils empruntent les mêmes structures tableau proposé : « le gorgerin, une agrafe superbe, un
245 •
merveilleux joyau… dans la rainure de ses deux seins » ainsi le tableau à sa visée propre. Le tableau est objet de
n’apparaissent pas sur le tableau. fascination pour Des Esseintes, le personnage principal
Se dégage une impression de faste, de richesse présente de À Rebours. Huysmans s’attarde sur Salomé, sur son
dans le tableau mais peut-être magnifiée par la plume corps dénudé, parce qu’il traduit ainsi le regard fasciné
de Huysmans. On notera la multitude des matériaux de Des Esseintes sur la Salomé de Moreau. L’ekphrasis
précieux – « brocarts, matières orfèvreries, minéraux n’a pas pour finalité le tableau lui-même, mais illustre le
lucides, agrafe superbe, merveilleux joyau, pendeloque, monde intérieur qui habite le personnage et participe par
rivière d’escarboucles et d’émeraudes, onyx ». Il soumet suite à sa construction.

• 246
MÉTHODE
◗ Expression orale I. Une scène romantique
Jouer une scène ❯ p. 344-345 A. Le cadre de la scène
L’ensemble des corrigés de cette double page B. Le thème de l’amour
est laissé à la libre appréciation du professeur. Les II. Une fin tragique
remarques ci-dessous vous proposent surtout prolonge-
A. Marquée par la mort
ments, conseils…
B. Et le bonheur impossible
Travailler le ton III. Une réflexion sur l’existence
1 Le nom « grammaire » se prononçait à l’époque A. Le thème du double : l’évocation du passé et la prise
comme « grand-mère ». de conscience d’Octave (un héros romantique)
2 Voir le corrigé de l’extrait d’On ne badine pas avec B. Une fin morale ?
l’amour, d’Alfred de Musset, p. 110 du présent ouvrage. 4 Les éléments de réponse sur la dimension parodique
La mise en voix du passage devra notamment montrer de cette scène d’exposition sont :
le jeu de la coquette, l’ironie mordante de certaines – la caractérisation de la pièce, « tragédie gastronomique » ;
répliques (Perdican), la tirade plus enflammée de Camille – le registre héroï-comique : les exploits de Brancas se
ou son ton accusateur. situent dans sa cuisine et consistent à occire « dans un seul
jour vingt canards », ses adversaires sont des chapons,
Lire le vers théâtral des canards ou des dindons que le « héros » apostrophe,
3 2. Le dernier vers peut marquer la soumission l’épée est un couteau de cuisine, le compagnon se nomme
peureuse, ou l’ironie de la dame de compagnie. « Bedaine » ; l’auteur utilise le lexique de la tragédie
(exploits du guerrier, tourments de l’âme…) pour des per-
Jouer un monologue sonnages et actions issus du quotidien. Ainsi, « la douleur
qui me mine » peut rimer avec « le soin de ma cuisine ».
4 Le jeu devra montrer la différence d’intonation : le
discours est accusateur, plein de colère lorsque Figaro Rédiger un commentaire
s’adresse au duc absent. À la ligne 8, Figaro se fait attentif
aux bruits extérieurs, puis, en même temps qu’il s’assied 5 Pour le plan, voir supra. Dans la dernière étape de
sur le banc, on doit percevoir une pause qu’accompagne la conclusion, on pourra rapprocher ce dénouement de
un discours plus intime, marqué par un ton pensif. celui de la pièce On ne badine pas avec l’amour, du
même auteur : lieu religieux (le cimetière accentue la
Jouer une scène présence de la mort) ; amour impossible entre les deux
personnages (mort d’une tierce personne, l’être sincère),
5 On pourra travailler notamment sur le contraste entre
adieu entre les personnages ; dénouement comme
le ton joyeux du professeur et le danger que constitue le
conséquence d’un mensonge amoureux, d’un jeu aux
couteau qu’il brandit, sur les signes extérieurs (gestuelle,
conséquences tragiques ; peut-être rapprochement
déplacement, intonation, chant) de la folie, sur les
entre les « caprices de Marianne » et les « caprices » de
manifestations de l’hypnose chez l’élève.
Camille.
Autre proposition : le dénouement de Ruy Blas (voir
◗ Expression écrite manuel, p. 277), puisque l’on retrouve les thèmes du
Le commentaire double et de l’amour impossible, même si dans cette
Commenter une scène ❯p. 346-347 scène le duo amoureux a pu se former.
Dégager des pistes de lecture
◗ Expression écrite
1 On pourra garder les trois pistes de lecture suivantes :
une scène romantique, le thème du double, une fin L’écriture d’invention
tragique. Les autres propositions pourront, pour certaines, Imaginer une mise en scène ❯ p. 348-349
servir de sous-parties : le lieu et le moment de la scène Analyser le sujet
(pour le premier axe), mais on écartera « le dialogue 2 Sujet de l’exercice 3 :
amoureux » ; pour la proposition « une fin morale », on – contraintes : l’écriture devra prendre la forme du dia-
ne peut que la mettre à la forme interrogative. logue (pas de passages narratifs développés, les éléments
de présentation nécessaires devront être intégrés au dia-
Élaborer le plan et développer des axes de lecture logue) ; le nombre et la fonction des personnages sont
2 et 3 Quelles sont les caractéristiques de cette scène définis (deux metteurs en scène), l’intervention d’un troi-
de dénouement ? sième personnage ne peut être que ponctuelle. L’objet de
135 •
MÉTHODE
la conversation est précisé : la mise en scène de l’extrait ◗ Expression écrite
du Jeu de l’amour et du hasard, de même que la thèse La dissertation
défendue par chacun (mise en scène traditionnelle contre
Développer des arguments
parti pris moderne). Le dialogue sera donc nécessaire-
et exemples ❯ p. 350-351
ment argumentatif, et argumenté ;
– éléments laissés libres : les circonstances du dialogue, Rechercher des arguments et des exemples
l’identité et l’histoire des personnages (leurs précédentes 1 On pourra, par exemple, exploiter les extraits suivants :
mises en scène peuvent être des éléments utilisés pour La Cantatrice chauve, manuel, p. 262 ; En attendant
caractériser ces personnages), la fin de la conversation et Godot, manuel, p. 264 ; Ubu roi, manuel, p. 284 ; Fin
l’issue de la « confrontation ». de partie, manuel, p. 286. On s’appuiera également sur
Sujet de l’exercice 4 : l’extrait de Cyrano de Bergerac (manuel, p. 293), des
– contraintes : la forme de la lettre, les statuts du scripteur Femmes savantes, de La Leçon (manuel, p. 345).
et du destinataire (un metteur en scène, le directeur du On dégagera ainsi une fonction du comique qui divertit
théâtre), l’objet de la lettre (mise en scène de l’extrait mais se fait aussi satire (Molière, Rostand…) ; on pourra
d’Antigone) ; la dimension argumentative de cette lettre ; aussi montrer que le comique est aussi révélateur du tra-
– éléments laissés libres : la caractérisation des person- gique (théâtre de l’absurde).
nages, le choix de la mise en scène. 2 On proposera les extraits suivants : L’Illusion
Sujet de l’exercice 5 : comique (manuel, p. 310), Les Acteurs de bonne foi
– contraintes : la forme (un article de journal), donc la (manuel, p. 312), Six personnages en quête d’auteur
profession ou l’activité du scripteur, la dimension argu- (manuel, p. 315).
mentative de l’article ; 3 Le thème du conflit et des désordres humains se
– éléments laissés libres : le type de journal, la mise en retrouve par exemple dans les extraits de Phèdre
scène choisie. (manuel, p. 250), Pour un oui ou pour un non (manuel,
p. 254), On ne badine pas avec l’amour (manuel, p. 258),
Travailler la confrontation des points de vue Art (manuel, p. 273), Le théâtre et son double (manuel,
3 La construction de l’argumentation est, dans ce type p. 298), Le Mariage de Figaro (manuel, p. 300)…
d’exercices, importante. Quel que soit le sujet, il faut que les
arguments se répondent (argument, contre-argument…), Développer un exemple
que l’on perçoive une progression dans le débat. 4 Exemple du personnage de Ruy Blas :
– le conflit intérieur : le protagoniste qui a pour nom Ruy
Imaginer une mise en scène Blas porte aussi le nom de don César, il apparaît comme le
4 Avant de proposer une mise en scène, une analyse double de ce personnage auquel il emprunte son identité,
sa fonction. Le nom même de Ruy Blas manifeste cette
précise du texte est nécessaire : quelles sont les
dualité (noblesse et peuple). Il appartient donc au peuple,
caractéristiques et quels sont les enjeux de l’extrait
mais il a aussi le patronyme d’un grand. Parallèlement,
proposé ? Pour la scène du prologue, le travail pourra
il montre les aspirations morales que l’on attendrait
porter sur le choix du décor, des costumes des personnages
d’un grand. Il appartient, par ses qualités morales, à un
(faut-il accentuer la référence moderne ou évoquer les
ordre supérieur, mais il s’est prêté aussi au jeu de don
sources antiques ?). Les personnages présentés sont déjà
Salluste. Son appartenance au peuple est aussi probléma-
caractérisés, mais rien de précis n’est dit sur le Prologue :
tique, puisqu’en tant que laquais, revêtu d’une livrée, il
l’élève peut ainsi travailler en profondeur sur cette figure.
se distingue du peuple dont il se revendique pourtant. La
dualité intérieure naît donc de l’opposition entre l’ordre
Écrire
social et l’individu.
5 Éléments de réflexion : la mise en scène de Jean-Louis – Le conflit extérieur : cette scène, fortement dramati-
Barrault suit scrupuleusement les didascalies de la pièce, sée, resserre progressivement l’espace scénique pour
le décor est réaliste, malgré sa dimension de « carton- se concentrer sur le couple. L’héroïsme de Ruy Blas, le
pâte ». La mise en scène d’Arlette Téphany choisit un sacrifice de sa vie ne peuvent que provoquer admiration
décor épuré, sans référence concrète, ce qui donne une chez le spectateur et le pardon de la reine, son amour
plus grande latitude d’imagination au spectateur, et réaffirmé, le « merci » ultime ne peuvent que l’émouvoir.
ce qui confère à la pièce une dimension intemporelle. Victor Hugo joue aussi sur la double énonciation théâtrale
Seuls quelques objets (chaises, panier renversé, fauteuil (« Que fait-il ? », par exemple) afin de renforcer l’émo-
roulant) et les costumes ou accessoires renvoient à la vie tion ; le spectateur est le témoin privilégié d’une scène
quotidienne. qui doit rester secrète. Mais il s’agit aussi de montrer la
• 136
MÉTHODE
mort sublime d’un laquais devenu digne de la reine par On développera l’importance des conventions théâtrales ;
sa grandeur d’âme : figure du pardon absolu (« Vous me – il est « le pays du vrai » : il est aussi une représentation
maudissez, et moi je vous bénis »), Ruy Blas prend une de l’homme, de ses sentiments, de son existence, de la
dimension christique, sa mort est un sacrifice pour sauver société (voir les exemples de l’exercice 7) ; il s’appuie sur
la reine. la réalité qu’il donne à voir, même transformée ; il unit la
scène et le public, c’est le lieu magique d’une rencontre
5 a. Cet extrait de Sallinger présente les caractéristiques
(voir les extraits de Kean, de L’Échange, manuel p. 352).
du dialogue, d’un face à face entre deux personnages :
On pourra aussi évoquer la dimension cathartique de la
indices personnels de la 1re et 2e personnes, caractérisation
représentation théâtrale et l’évolution dans la représen-
du destinataire (« monsieur »), indication sur la présence
tation du personnage théâtral : caractéristiques du drame
« sur l’état où vous me voyez », réponses – apparemment
bourgeois et volonté du drame romantique de briser les
– à des questions posées (« Profession ? Rien »).
conventions pour un théâtre plus vrai (personnages plus
Mais le lecteur peut se demander s’il ne s’agit pas d’un
proches des hommes).
monologue : la parole de l’interlocuteur n’apparaît jamais, – une réflexion sur l’essence du théâtre : une représenta-
même la question « Profession » peut être interprétée tion factice de la réalité, mais paradoxalement l’accession
comme une suggestion d’Anna, le résultat de sa réflexion à une vérité qui transcende le « clinquant ».
(« je ne vois vraiment pas »).
Cette entrée en matière de la pièce permet une présen-
tation, mais une présentation elliptique, du personnage Vers le bac ❯ p. 351-352
d’Anna. Séries générales
b. Le monologue classique permet au personnage Questions
d’exprimer ses sentiments (double énonciation) afin Voici quelques éléments de réponse :
qu’ils soient entendus par le spectateur, de délibérer, Les trois textes évoquent la cérémonie théâtrale ou le
de réfléchir sur le sens de son existence (Le Cid, Le théâtre en tant que spectacle :
Mariage de Figaro…) Il a donc une fonction précise, et – l’expérience collective que constitue le théâtre, expé-
le dramaturge classique, conscient de la difficulté voire rience ritualisée, source de magie ;
du caractère artificiel de cette prise de parole, par nature – la révélation de la valeur, de la richesse de l’œuvre par
anti dramatique puisque le monologue marque une pause le spectacle ;
dans l’action, la réserve à des moments importants et – un refuge, un remède à l’ignorance, à l’ennui, au
choisis. Dans plusieurs pièces du théâtre contemporain, mal-être ;
le monologue prend de plus en plus de place : il manifeste – l’oubli du monde extérieur et l’accès à une autre forme
ainsi l’importance du « dire » et c’est la production de la de connaissance et de vie.
parole qui constitue le moteur de l’action.
Commentaire
Organiser l’argumentation Voici une piste d’organisation :
I. L’évocation du lieu théâtral
6 Voir la réponse à l’exercice 1.
– Un lieu clos, la nuit
7 On effectuera les associations suivantes : – L’espace scénique
– la confrontation comme moteur dramatique (Antigone, – L’espace du public
La Leçon, Pour un oui ou pour un non) ; II. La relation entre la scène et le public
– la confrontation comme résolution de l’action (Ruy – Le rêve éveillé
Blas) ; – La quête de connaissance
– la confrontation ou la révélation des sentiments (Phèdre, – L’image de soi
Ruy Blas) ;
– la mise en scène de la société (Le Mariage de Figaro), le Écriture d’invention
conflit maître-valet (Le Mariage de Figaro, Hilda) ; On sera attentif aux contraintes suivantes :
– la confrontation comme image de l’existence de – la forme du dialogue ;
l’homme (Les Justes, Les Mouches). – le respect des thèses en présence ;
8 Voici quelques éléments de réponse : – la dimension argumentative du dialogue ;
– « le théâtre n’est pas le pays du réel » : il est par défi- – sa progression dynamique.
nition une fabrication, une création qui tend à donner Les éléments de réflexion pourront être les suivants :
l’illusion du réel (voir les textes sur la mise en abyme – pour la primauté du texte : statut littéraire du texte
du théâtre), mais le décor est fabriqué, factice, comme théâtral, importance du travail sur la langue, respect de
les costumes ; l’histoire est aussi construite et inventée. l’auteur et de son travail ; lecture du texte théâtral source
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MÉTHODE
de plaisir, appel à l’imagination du lecteur. Exemple du lecteur (texte 1 : « Mon âme tout entière passa dans mes
« théâtre dans un fauteuil » de Musset. yeux et dans mes oreilles »), le processus d’identification
– pour défendre l’importance de la mise en scène : le théâtre (texte 2 : « il se regarde lui-même »). Dario Fo envisage
est avant tout un spectacle, quelque chose qui se donne à la relation acteur-spectateur (donc le spectacle théâtral)
voir (primauté du texte dénoncée par Artaud) ; moment comme supérieure à la lecture du texte théâtral par un
ritualisé, de rencontre entre la scène et le public, magie de individu : d’une certaine manière, l’acteur doit faire
l’expérience collective (voir texte de Dario Fo) qui permet oublier le caractère littéraire du texte pour faire percevoir
de saisir l’essence du théâtre ; caractère incomplet du texte au spectateur la « valeur » du spectacle.
théâtral (cf. sujet de dissertation) d’où un espace de liberté
qui permet au metteur en scène tout le travail d’interpréta- Commentaire
tion (voir les différentes mises en scène d’une même pièce, Voici une piste d’organisation :
manuel, p. 343, par exemple), de re-création (voir les inter- I. Une héroïne romantique
views de Lavelli et Krejca, manuel p. 328-336). – l’expression des sensations
– un récit emphatique
Dissertation – un être sensible et complexe
Voici quelques éléments de réflexion : II. Les vertus du théâtre
– on développera les pistes de l’écriture d’invention, en – une émotion collective
justifiant le caractère incomplet du texte théâtral, en mon- – une révélation
trant que c’est justement cette incomplétude qui permet – une thérapie par l’éveil des sens et de l’esprit
différentes mises en scène, qui ne fige pas l’œuvre, qui
permet ainsi la survivance d’une pièce à travers les siècles ; Écriture d’invention
– on n’oubliera pas cependant d’insister sur le pouvoir Voir le corrigé des séries générales.
poétique du texte théâtral et sur le fait que le dramaturge,
par les didascalies, les préfaces ou commentaires, cadre Dissertation
les conditions de la représentation et limite en partie la
Voici quelques éléments de réflexion :
liberté du metteur en scène.
Sans oublier de traiter certains aspects évoqués précé-
demment, on développera le fait que la représentation
Séries technologiques
théâtrale, par le travail sur la gestuelle, l’intonation, le
Questions décor, etc. permet à la fois de mieux comprendre quel-
1. Voir le corrigé des séries générales, p. précédente. quefois une scène, mais aussi d’en révéler les implicites
2. Voici quelques éléments de réponse : l’accent est mis et la polysémie (voir, par exemple, les représentations très
sur la relation presque fusionnelle entre le spectateur et le différentes du personnage de Tartuffe).

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